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Mettre de côté certaines activités inscrites et en attente sur l’ardoise pour un universitaire, afin de préparer une communication sur la paresse, peut être perçu comme un luxe alors qu’il y a tant à faire : séminaire et cours en préparation, évaluations diverses à rendre (articles de collègues pour telle ou telle revue académique, chapitres de thèse ou version de thèse éventuellement déposée pour évaluation, travaux des étudiants), réunions de recherche pour fignoler des demandes de subvention, sans compter les contributions promises et attendues pour des collègues qui préparent telle ou telle publication. La proposition initiale était pourtant simple : choisir deux ou trois contextes théologiques et montrer comment le thème de la paresse se transforme d’un contexte à l’autre. Évagre du Pont et son contexte hésychaste, Thomas d’Aquin et son contexte scolastique et enfin notre propre contexte théologique, marqué par la sécularisation, où la paresse prend principalement sens dans l’horizon du monde du travail.

Le contexte ne devient-il pas alors un bon indicateur de l’importance relative accordée au thème de la paresse ? Comme thème théologique, la paresse est tantôt comprise comme mauvaise pensée, tantôt peut-être comme péché capital. Aujourd’hui, dans une société sécularisée et désinstitutionnalisée, c’est-à-dire détraditionnalisée, individualisée et pluralisée[1], qui est de surcroît marquée au fer rouge de la performance et de l’instantanéité, la paresse semble s’être délitée comme thématique anthropologico-théologique. Mais peut-elle être simplement réduite à un problème associé au monde du travail, comme plusieurs le laissent entendre[2] ? Comment alors réinvestir théologiquement le thème de la paresse dans notre contexte ? Explorer ces deux dernières questions constitueront la dernière partie de notre communication.

Mais plus je me penchais sur ce thème, plus de nouvelles questions surgissaient[3]. Entre Évagre du Pont et Thomas d’Aquin, ne devrais-je pas non plus tenir compte de bien d’autres auteurs dont Cassien ou encore Grégoire le Grand[4] ? N’étant pas vraiment spécialiste de Thomas, comment pourrais-je correctement rendre compte de son contexte ? Et entre Thomas et aujourd’hui, ne vaudrait-il pas la peine de jeter un oeil sur ce que Luther dit de la paresse, et souligner ainsi le 500e anniversaire de la Réforme ? Si les sept péchés capitaux chez les catholiques ne se résument finalement qu’à un seul péché chez les protestants, pourquoi s’empêtrer dans le calcul et dans les listes de ce qui est péché ou non, de ce qui est capital ou non ? En ressortant mon petit exemplaire De la vie d’un vaurien de Joseph von Eichendorff [5], où on raconte les aventures d’un jeune, renvoyé de la maison par son père, parce qu’il ne faisait rien pour le soutenir devant tout le travail à accomplir au moulin, j’y ai trouvé déjà là un thème propre au romantisme allemand du 19e siècle, au seuil de la révolution industrielle, qui bouleverse totalement le monde du travail. La paresse s’inscrit-elle vraiment encore aujourd’hui comme une réalité anthropologico-théologique ? N’est-elle pas plus simplement associée au monde du travail (un ouvrier qui ne donne pas la somme de travail attendu est un paresseux, un tire-au-flanc), ou encore au monde des loisirs et des vacances (une personne qui paresse se donne du temps libre pour faire à son rythme ce qu’elle veut, ouvrant alors même la porte au farniente, au « ne rien faire[6] ») ? Mais encore là, les loisirs sont parfois plus associés à des tâches occupationnelles en vue de casser la routine du travail et moins à l’oisiveté. Les vacances réussies seront, pour plusieurs de nos contemporains, celles où des tâches inscrites sur une liste auront été accomplies, mieux celles où un voyage organisé aura été réalisé à la vitesse de l’éclair (l’Europe en 8 jours !)[7]. Mais les vacances ne pourraient-elles pas être de paresser, de se re-poser, de se ressourcer, de briser le rythme et de se donner gratuitement du temps et de l’espace pour simplement être (ou être simplement) ? Simplement vivre (ou vivre simplement) ? Simplement aimer (ou aimer simplement) ?

Ce projet de contribution sur la paresse est ainsi devenu une réflexion spirituelle sur le faire et le ne rien faire, peut-être aussi un peu sur le calme et sur ce qui ne vaut rien en ces temps de trop grandes agitations et de faux-semblants. Méditer des minutes, puis des heures ne serait-il pas ce qui peut déjouer la feinte de l’affairé contemporain, qui se forge une représentation illusoire du monde et de sa propre existence dans ce monde et qui tombe plus dans le piège du travail et beaucoup moins dans celui de la paresse[8] ? Le problème n’est plus celui de la paresse, mais celui de l’omniprésence du travail dans la vie de plusieurs et dont les conséquences sont désastreuses : épuisement professionnel[9], dépression, démotivation, etc. Le stress est très fort et les crises de panique atteignent déjà les plus jeunes enfants. Mais avant d’aller plus avant dans notre travail de recontextualisation, arrêtons-nous tout d’abord sur quelques pensées du moine Évagre du Pont[10]. Que retenir de son contexte pour notre propos ? N’est-il pas paradoxal que des moines au désert souffrent de « paresse », eux qui ont fui le monde pour se consacrer tout entier à Dieu ?

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Évagre (345-399) est originaire du Pont[11]. Fils d’un chorévêque, il connut les célèbres cappadociens Basile, mais surtout Grégoire de Naziance, qu’il accompagna en 380 à Constantinople. Le jeune diacre intelligent et habile dans l’art de la dialectique y connut du succès jusqu’au jour où il eut une aventure amoureuse avec la femme d’un haut fonctionnaire. Averti en songe du danger qu’il coure, il quitte précipitamment la ville en direction de Jérusalem où il est hébergé dans un monastère pour les étrangers de passage. Quelques temps après, vers 383, il ira vivre une vie monastique au désert en Égypte, loin des tentations du monde. Du désert de Nitrie, où il vit deux ans dans un des célèbres centres monastiques, il s’installe jusqu’à sa mort au désert des Kellia (des Cellules), lieu encore plus propice à la vie monastique.

Semi-anachorètes, les moines vivaient seuls à bonne distance les uns des autres dans une cabane de briques crues, où ils méditaient l’Écriture et travaillaient manuellement (Évagre était copiste). Le samedi soir, les moines se rassemblaient pour prendre un repas en commun et célébrer ensemble la liturgie du dimanche. Évagre connut ainsi des moines et recueillit auprès d’eux leurs paroles, conseils et sagesses pratiques, qui permettaient non seulement de survivre au désert, mais aussi de vivre leur appel ascétique à s’unir à Dieu. Ces « Pères du désert », même s’ils ont abandonné le monde et se sont établis dans le calme de la solitude (hésychia), rencontrent des obstacles et Évagre, à travers son oeuvre littéraire, rapporte ce combat que le moine a à mener contre les pensées mauvaises ou contre les démons, pour passer de la pratique de l’impassibilité à l’agapè, c’est-à-dire à la connaissance (gnostikè) et à la béatitude de Dieu.

Le chemin par lequel le moine peut atteindre l’impassibilité (apatheia) est décrit dans le Traité pratique d’Évagre. Notre intérêt pour ce texte est moins dans le fait qu’il puise dans les connaissances de la tradition pour les fixer ou les stabiliser, mais plus dans le fait que le moine propose une lutte contre les pensées qui assaillent l’anachorète ; il fait une liste de ses mauvaises pensées, de ses pensées démoniaques ; elles sont au nombre de huit : gourmandise, fornication/luxure, avarice, tristesse, colère, acédie, vaine gloire/vanité et orgueil. Évagre propose aussi des remèdes pour les dépasser et cheminer vers l’impassibilité. Comment se libérer de ses passions intérieures dans la solitude du désert ? Comment chasser ces pensées qui détournent du chemin vers Dieu ? Car ces pensées du démon éloignent du chemin.

Nous remarquons que la paresse ne figure pas explicitement sur cette liste. C’est plutôt le démon de l’acédie qui s’y trouve et qui s’approche le plus de notre thème de la paresse. Au chapitre 12 de son Traité pratique, Évagre écrit :

Le démon de l’acédie, qui est appelé aussi « démon du midi », est le plus pesant de tous ; il attaque le moine vers la quatrième heure et assiège son âme jusqu’à la huitième heure. D’abord il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite, il le force à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure, et à regarder de-ci, de-là si quelqu’un des frères… En outre, il lui inspire de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel, et, de plus, l’idée que la charité a disparu chez les frères, qu’il n’y a personne pour le consoler. Et s’il se trouve quelqu’un qui, dans ces jours-là, ait contristé le moine, le démon se sert aussi de cela pour accroître son aversion. Il l’amène alors à désirer d’autres lieux, où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin, et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage ; il ajoute que plaire au Seigneur n’est pas une affaire de lieu : partout en effet, est-il dit, la divinité peut être adorée. Il joint à cela le souvenir de ses proches et de son existence d’autrefois, il lui représente combien est longue la durée de la vie, mettant devant ses yeux les fatigues de l’ascèse ; et, comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade. Ce démon n’est suivi immédiatement d’aucun autre : un état paisible et une joie ineffable lui succèdent dans l’âme après la lutte[12].

C’est donc le malaise de la torpeur spirituelle qui assaille lors des chaleurs brûlantes du midi, là où même la nature semble tomber en caumare, en cauma, en « chômage » et semble ne rien faire. Cette torpeur spirituelle sort le moine de son focus ou de son objectif d’union à Dieu. Chaque craquement devient prétexte pour le sortir de son ascèse, pour quitter l’état de calme de sa cellule et pour tout remettre en question. Est-il abandonné des frères ? À quoi bon être ici et mener cette vie ? Tout ce qu’il fait et même sa cellule deviennent répugnants. Il désire être ailleurs, faire moins d’effort et vivre plus confortablement. Ne devrait-il pas retourner auprès des siens dans le monde ?

L’acédie est une maladie spirituelle grave parce qu’elle remet radicalement en question la raison d’être de la vie monastique au désert ; elle fait du moine un « déserteur ». Il abandonne l’hésychia, son projet d’impassibilité (apatheia), chemin vers l’agapè, c’est-à-dire de connaissance (gnostikè) et de béatitude de Dieu. À l’acédie s’associe le dégoût de la vie dans ses conditions ascétiques et le désir de rêver la vie autrement ; à l’acédie s’associe un engourdissement (une torpeur) d’être tout entier disponible à Dieu et conséquemment un désir de quitter cette vie dans les toutes petites choses quotidiennes (agitation au moindre signe) tout comme dans les grandes remises en question existentielle (devrais-je quitter définitivement le désert, abandonner la cellule, fuir ce lieu ?).

À l’acédie sont associées une tristesse devant le sens de ce qu’est le moine, une mélancolie de ce qu’était le moine et enfin une paresse devant ce que doit faire le moine pour se réaliser. L’acédie ramollit les fermes intentions et engagements. Nous percevons bien pourquoi les successeurs d’Évagre associeront volontiers la paresse à l’acédie. Cette négligence de la contemplation, voire ce dégoût de contempler Dieu, l’engourdissement spirituel et les stratégies d’évitement devant l’essentiel du projet monastique constituent l’horizon lointain de ce que nous entendrons plus tard par paresse au sens où le travail répugne au paresseux… Mais retenons que d’autres qu’Évagre (comme Cassien et Grégoire le Grand) contribueront à ce déplacement et à cette association plus ferme entre l’acédie et la paresse et conséquemment à un amalgame entre la maladie spirituelle et le péché. Chez Évagre, la juxtaposition n’existe pas entre l’acédie et la paresse, la maladie spirituelle et le péché[13].

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Le contexte de Thomas d’Aquin (1225-1274) est tout différent de celui d’Évagre du Pont. Déjà depuis Charlemagne et dans les cités médiévales, les cloches, puis les horloges, scandent la division du temps, celui du travail et de la prière, celui des jours, dont celui du dimanche réservé à Dieu[14]. Au temps de Thomas, la paresse, au sens de fainéantise (pigritia), est considérée comme un des sept péchés capitaux dans l’Église catholique. « L’oisiveté (otium), la paresse (pigritia) et l’acédie (acedia) étaient sévèrement réprimées, surtout la dernière, ce manquement aux obligations religieuses, qui appartient aux sept péchés capitaux et est représentée par un moine siestant dans les foins […][15] ». La biographie de Thomas est relativement simple, même s’il s’est beaucoup déplacé entre son Italie natale, Cologne et Paris, tant pour ses études que pour ses enseignements et travaux théologiques. Wolfgang Kluxen la résume ainsi : « […] il [Thomas] demeure un homme savant de l’ordre [dominicain], qui s’est développé à travers l’enseignement et la publication, cette dernière étant partie prenante et fruit de l’enseignement. En une vingtaine d’années, il a construit une oeuvre magistrale […][16] » sous diverses formes comme le commentaire des sentences de Pierre Lombard, les questions disputées, les sommes, ses divers commentaires et opuscules. Mon propos n’est pas ici de vous présenter cette oeuvre magistrale, mais d’évoquer simplement son contexte, afin de mieux saisir si et comment la paresse s’inscrit vraiment comme péché capital chez Thomas.

La « scholastique » est le terme général pour décrire le contexte de Thomas[17]. Débutant timidement au 11e siècle et se déployant au 12e siècle, la scolastique touche toutes les sciences de l’époque (la médecine, la philosophie, le droit et la théologie) et signifie que les savoirs théoriques prennent une forme rationnelle scientifique : « “Scholastique” signifie tout d’abord la forme moyenâgeuse de la science[18] ». La scientificité scolastique s’oppose à une compréhension du monde déterminé par la tradition et son symbolisme. Penser conceptuellement chasse l’image et la métaphore et exerce une critique de la tradition. On peut bien réduire la scolastique de façon péjorative à des élucubrations conceptuelles, mais force est de constater que la scolastique est allée au-delà des sept arts libéraux de l’époque carolingienne, qu’elle a développé une pensée spécialisée qui s’est concrétisée dans la création des universités. Ces nouvelles institutions dépassent les savoirs traditionnels des monastères et des écoles-cathédrales et s’installent dans les cités. L’université permet le déploiement de la vie scientifique scolastique, qui existe principalement dans le fait d’apprendre et d’enseigner. La lecture des textes mène à l’interprétation et au commentaire, à la dispute et à la critique à travers le médium de la raison (et moins à travers celui des autorités). Au temps de Thomas, alors que ce processus est en plein développement, le rapport entre la documentation disponible issue de la tradition, la réception critique des arguments et son propre approfondissement est en équilibre ; la rupture de l’équilibre sera annonciatrice de dérives et de durcissements intellectuels futurs… Mais au temps de Thomas, rappelons l’existence d’une réelle tension entre ceux qui vont s’ouvrir totalement à la science profane, dont celle d’Aristote qui est nouvellement traduite et accessible, et ceux, plus conservateurs, qui vont se concentrer sur l’histoire et vont mettre de côté la raison profane. Le défi est de cheminer vers une synthèse entre la science théologique et la science profane… synthèse que Thomas réalise de manière exceptionnelle !

Et que dire de la paresse comme péché capital dans ce contexte ? François Nault, dans le texte de présentation de ce premier d’une série de colloques sur les péchés capitaux, rappelait que Thomas d’Aquin avait consigné la liste des sept péchés capitaux dans la Somme théologique (question 84, prima secundae)[19]. Là, Thomas clarifie pourquoi certains péchés reçoivent l’épithète de capital. Les péchés capitaux sont ceux qui en engendrent d’autres, qui sont à la tête d’autres péchés ; les péchés sont des désirs immodérés ou un appétit pour les biens périssables au lieu d’être pour les biens impérissables. Thomas souligne comment les biens peuvent devenir des péchés, lorsque la poursuite de ces biens est désordonnée ou encore déréglée. Étonnamment, l’énumération des sept péchés capitaux de Thomas ne contient pas la paresse : vaine gloire, gourmandise, luxure, avarice, acédie, envie et colère. Thomas renvoie aussi à l’acédie dans cette question 84, à l’article 4, qui se demande combien il y a de péchés capitaux et quels sont-ils. Ici, l’acédie est définie comme « une tristesse provoquée par le bien spirituel à cause du labeur corporel qui s’y joint ». Il faut peut-être aller voir ailleurs que dans cet article pour retrouver le thème de la paresse. La question 41 porte sur la crainte en elle-même et la paresse y apparaît comme une espèce de crainte ; en effet, la paresse « fuit le labeur de l’activité extérieure » (article 4). Et plus loin, à la question 44 qui explore les effets de la crainte, Thomas écrit dans son ultime solution que : « 3. Tous ceux qui craignent fuient ce qu’ils craignent. C’est pourquoi la paresse, craignant l’activité elle-même, en tant qu’elle est laborieuse, entrave l’activité parce qu’elle en éloigne la volonté. Cependant, quand la crainte porte sur d’autres objets, elle favorise l’activité en tant qu’elle pousse la volonté à agir pour éviter ce qui est craint ». Ne pourrait-on pas affirmer avec Martin Blais, que chez Thomas la paresse n’est pas considérée comme péché capital[20] ? Voyons voir.

Le professeur retraité de philosophie de l’Université Laval a publié en 2014, dans la collection en ligne des « Classiques des sciences sociales », un second document intitulé Thomas d’Aquin… subversif ! Un des chapitres porte sur « Les péchés capitaux » chez Thomas et, dans la section intitulée : « Les péchés capitaux démêlés par Thomas d’Aquin », il suggère des distinctions utiles pour notre propos. Ainsi, les péchés capitaux (parce qu’ils en entraînent d’autres) sont directement ou indirectement en lien avec les biens de l’homme et avec la manière désordonnée dont les fins sont recherchées : au bien de l’âme, la vaine gloire, au bien du corps, la gourmandise et la luxure, et enfin au bien extérieur, l’avarice. Ces quatre premiers péchés capitaux sont directement en lien avec le triple bien de l’homme. L’auteur aborde ensuite les trois autres péchés capitaux qui sont indirectement en lien avec le bien, car un mal lui est associé. « Le bien dont on se détourne peut être le bien propre qui engendre la tristesse à cause des efforts qu’il exige. Ce vice, c’est l’acédie, une des espèces de tristesse, que distingue Thomas d’Aquin[21]. » Ainsi en est-il de la vie spéculative ; rechercher la vérité exige des efforts. « Ceux qui n’ont pas le courage de les assumer éprouvent de la tristesse[22]. » Comme nous l’avons souligné plus haut, l’acédie est une espèce de tristesse et elle est non associée à la paresse, qui est plus associée à la crainte. « Le paresseux n’est pas triste : il refuse de travailler par crainte de l’effort, tandis que l’acédique est triste de voir que son bien propre est difficile à atteindre[23]. » L’envie et la colère sont engendrées par la tristesse que le bien du prochain cause. Il a ce que je n’ai pas ; cela peut même conduire à la vengeance, bref à la colère. Blais conclut cette section en reprenant la liste « bien articulée par Thomas d’Aquin » des sept péchés capitaux : « […] vaine gloire, gourmandise, luxure, avarice, acédie, envie et colère. […] Thomas d’Aquin place en tête la vaine gloire et non l’orgueil, qu’il emploie luxure et non impureté, acédie et non paresse. Chez Thomas d’Aquin, la paresse n’est pas un péché capital[24] ».

Et le sermon de l’Aquinate intitulé Tria retinent[25], portant sur les motifs maintenant les paresseux dans la paresse, ne fait aucune allusion à la paresse comme péché. Face aux trois motifs, des paroles de l’Écriture viennent encourager le paresseux à sortir de sa torpeur et à s’engager. Le premier motif est la crainte de la pusillanimité. Devant une difficulté quelconque, le paresseux se sent vite dépassé, trop faible pour affronter la situation. Le second motif qui retient le paresseux est l’amour dans un double sens : tout d’abord l’amour de ses biens et de ses richesses le cloue au lit ; puis l’amour de son propre corps, car le paresseux ne veut souffrir aucune difficulté. Le dernier motif pour maintenir le paresseux dans sa paresse est que ses biens semblent suffire à son âme, alors qu’il devrait éviter cette erreur (s’imaginer se suffire à soi-même) et s’en détourner en se préoccupant du salut de son âme…

Peut-être faut-il fouiller encore les Actes des différents conciles au Moyen Âge ou encore les catéchismes de la Contre-réforme pour trouver le terme de la paresse sous la liste des sept péchés capitaux. Un bref coup d’oeil sur le catéchisme que l’on retrouve sur le site du Vatican, en guise de transition vers notre troisième et dernière étape, permet de lire à l’article 1 866 ce qui suit :

Les vices peuvent être rangés d’après les vertus qu’ils contrarient, ou encore rattachés aux péchés capitaux que l’expérience chrétienne a distingués à la suite de S. Jean Cassien et de S. Grégoire le Grand (mor. 31, 45 : PL 76, 621A). Ils sont appelés capitaux parce qu’ils sont générateurs d’autres péchés, d’autres vices. Ce sont l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, l’impureté, la gourmandise, la paresse ou acédie[26].

Ici, la paresse est équivalente à l’acédie. Et le catéchisme pour les adultes préparé par la Conférence des évêques allemands traite du péché en insistant sur le fait que les contemporains ont perdu la conscience du péché, d’où la nécessité d’en clarifier la compréhension[27]. L’agir moral est de dire oui à la volonté de Dieu, de vivre en relation d’Alliance, de prendre part au Royaume de Dieu. Le péché est ici compris comme un non à Dieu, comme un refus de cette amitié, refus qui entraîne la division, une déchirure intérieure chez l’homme et la femme, mais aussi une division dans ses espaces relationnels (mariage, famille, environnement, travail, etc.). Le catéchisme allemand évoque le péché originel, les distinctions entre péché mortel et véniel, les conséquences d’une perte de conscience du péché dans la vie des croyants, ses pratiques sacramentelles, etc.

L’essence du péché personnel est une attitude intérieure mauvaise qui entraîne des actions mauvaises extérieures : contre soi-même, autrui, et Dieu qui est amour. Le péché collectif ou structurel est aussi abordé. Toute cette réflexion invite le croyant à une plus grande prise de conscience de son état et du cheminement possible pour répondre à l’appel de Dieu. La grâce de Dieu et son amour appellent toujours à la conversion, au pardon et à la réconciliation. Les évêques allemands soulignent rapidement la liste des péchés selon Grégoire le Grand et ils en parlent comme de péchés qui sont à la racine d’attitudes fondamentales mauvaises.

Le contexte d’écriture du catéchisme en est un où la conscience du péché s’effrite, où la conscience de l’agir moral et de la situation de déchirure vécue a affaire à notre oui ou notre non en réponse à l’appel de Dieu. Le catéchisme cherche à éduquer la vie et l’agir des croyantes et des croyants. Mais dans un espace de plus en plus éloigné de cette conscience de l’appel de Dieu — radical pour Évagre et entendu pour Thomas —, qu’advient-il de la paresse ?

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Si, dans l’imaginaire populaire, la paresse est associée à un péché capital, notre réflexion appelle à introduire certaines nuances puisque plusieurs, comme Évagre (il parle d’acédie et non de paresse) ou encore Thomas d’Aquin (il n’en fait pas un péché capital), ne l’entendent pas tout à fait ainsi. Même les reprises magistérielles plus contemporaines ne semblent pas friandes de longuement épiloguer sur la paresse. Ne faudrait-il pas alors distinguer entre l’acédie évagrienne en contexte monastique et spirituel et la paresse plus associée à la fainéantise de celui qui ne fait rien, de celui qui craint et repousse le travail ? L’acédie renvoie à une torpeur ou à un engourdissement spirituel, où le service à Dieu est négligé, là où l’indifférence caractérise l’engagement envers Dieu. En contexte plus pastoral, parfois ecclésial ou même théologique, la distinction aura eu tendance à s’effacer, conduisant à une réduction de l’acédie à la paresse, alors que dans un contexte plus profane, celui par exemple du travail, s’abstenir de travailler, c’est être paresseux !

Et dans une société où le travail est au coeur du développement des individus et des sociétés, il faut réfléchir aux conditions aliénantes ou libératrices du travail dans nos sociétés et imaginer des moyens d’équilibrer le temps de travail avec celui du loisir ou du repos, avec celui des vacances[28]. En fait, il n’y a plus ou très peu de place pour être paresseux… Le travail est nécessaire et valorisé. L’expression du 18e siècle, qui affirme que « le travail, c’est la santé[29] ! », connaît aujourd’hui une nouvelle variante, quand on affirme qu’une personne en santé est une personne apte au travail… Le travail devient norme de la santé des gens.

Le travail permet de subvenir aux besoins des gens et de construire la société certes, mais que se passe-t-il dans une société d’abondance, dans une société de consommation, où le travail est devenu omniprésent pour « définir » l’individu ? Qu’advient-il de la paresse ? De récents sondages affirment que de plus en plus de personnes vont réduire leur temps de vacances pour être disponibles au travail et à leur employeur[30]. Étonnant ! Prendre des vacances, se re-poser et se re-créer semblent devenir de plus en plus difficile personnellement et onéreux socialement. Les psychologues du travail interviennent pour vanter les vertus des vacances… Prendre le temps de cesser les activités habituelles devrait permettre aux gens de penser, de créer, de se ressourcer, bref de goûter autrement à la vie et de revenir au boulot en meilleure santé, pour être à nouveau productif et performant[31].

Rappelons enfin le retour de l’expression « acédie » en contexte de travail. Elle est, selon Robert-Demontrond et Le Moal, définie comme une pathologie de l’engagement professionnel ; elle serait le mal de celles et de ceux qui perdent la foi dans le travail comme facteur d’accomplissement de soi. « L’expérience de l’acédie ne relève ainsi nullement de la paresse, de quelque espèce de négligence de ses obligations, de ses devoirs, de quelque espèce d’insouciance, mais d’une faillite des espérances, d’un excès d’attente[32]. »

Si on évoque encore aujourd’hui Évagre et Cassien, c’est pour dépasser une notion plutôt banalisée de la paresse (négligence des devoirs et insouciance) et pour souligner l’idée d’une faillite des espérances, de l’effondrement d’un excès d’attentes suscitées par le monde du travail. Face à la mélancolie et à la dépression, face à l’arrêt de travail et à l’épuisement professionnel, une médicalisation soutient de plus en plus l’individu pour pallier la détresse… de vivre.

C’est sur cette scène socio-culturelle qu’il faut enfin se demander comment réfléchir à nouveau la paresse d’un point de vue anthropologico-théologique. La paresse ne pourrait-elle pas apparaître comme une attitude de résistance sociale, pour permettre d’être et de vivre autrement ? La paresse ne pourrait-elle pas être perçue comme temps et espace pour être soi-même, comme loisir de l’inutile et de la gratuité ou encore comme vacances, dont on disposerait pour sortir du rythme trop structuré par le travail et l’organisation d’un quotidien, réglé au quart de tour ? Pourrait-on imaginer la paresse comme antidote pour favoriser une sortie du cadre trop étroit et étriqué dans lequel nous nous retrouvons en société ? La paresse comme temps, rythme et espace de vie autres ? La paresse comme condition de la percée et de la rencontre de l’Autre ? La paresse comme mise en disponibilité pour accueillir, pour écouter et pour partager le pain de la route ? Pour se reconnecter sur son environnement et son intériorité[33] ? À croire que les contextes, même encore ceux d’aujourd’hui, déclinent fidèlement et avec créativité les pensées (ou les situations mauvaises) qui tourmentaient déjà Évagre, ce fin observateur et descripteur de l’âme humaine en quête de Dieu. À croire que c’est à notre tour de reprendre dans nos contextes les réflexes théologiques et spirituels du Pontique…