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I. La nation dans la position inconfortable du baron de Münchhausen

Le baron de Münchhausen, dans une de ses aventures fantastiques, s’est retrouvé en mauvaise situation en ce qu’il s’enfonçait dans un marais. Pris dans cette posture pour le moins désagréable et bien conscient du risque de se noyer, le baron décida de se tirer par la perruque. Il fit par ce geste un raisonnement qui peut sembler pour le moins loufoque, mais qui n’est que trop caractéristique d’un certain état de la recherche contemporaine de fondements philosophiques pour nos idées. Le philosophe Hans Albert devait donner, par la suite, le nom de « trilemme de Münchhausen » à la situation du baron – n’étant ici comprise que comme métaphore à toute possibilité de réflexion théorique. On peut effectivement avoir l’impression pour la philosophie en général d’un enfoncement dans le marais, tant il semble y avoir un déficit de fondements. L’image d’un « pelletage de nuages » – c’est-à-dire d’une activité complètement déconnectée de la réalité – demeure une perception fermement ancrée par rapport à la philosophie politique. Le nationalisme, que nous voulons analyser ici pour illustrer notre propos, n’est qu’un tel nuage dans ce ciel gris de l’imagination conceptuelle qui participe à ce problème de fondements philosophiques.[1]

Le nationalisme offre un bon exemple de cette recherche de fondement philosophique, en ce que le concept de nation fut largement traité sans souci d’établir des nuances épistémologiques là où cela aurait été visiblement nécessaire à une compréhension et à une action saine, non dogmatique, du phénomène. On parle couramment des nations comme si elles pensaient et agissaient, d’où les abus de langage tels que « la nation part en guerre » ou « la nation se veut indépendante ». Ce type de discours est totalement vide épistémologiquement et est problématique politiquement. Utiliser un tel langage, c’est en effet faire fi de la dimension discursive du nationalisme qui se réalise idéalement dans un espace public ouvert – dans une possibilité d’herméneutiques se manifestant dans la présence de propositions. Par cette brève réflexion autour de Münchhausen, nous voulons ici proposer que le fondement philosophique et pratique du nationalisme se situe dans une dimension langagière et discursive, c’est-à-dire que pour comprendre la réalité du nationalisme, il faut préalablement comprendre son fondement proprement discursif. Le sociologue Raymond Boudon résume bien le trilemme de Münchhausen :

Soit une théorie quelconque ; elle s’appuiera toujours sur des propositions « premières », en d’autres termes sur des « principes ». Or, de trois choses l’une : 1/ ou bien l’on renonce à étayer lesdits principes et on les traite comme des indémontrables ; 2/ ou bien l’on cherche à démontrer ces principes en s’appuyant sur d’autres principes qu’on cherchera à démontrer à partir d’autres principes et ainsi à l’infini, ce qui est impossible ; il faudra donc s’arrêter en chemin : on retombe alors sur le premier cas ; 3/ ou bien l’on cherche, de façon circulaire, à démontrer lesdits principes à partir de leurs conséquences.

(Boudon 1999, 19‑20)

Le nationalisme en tant qu’idée politique n’échappe évidemment pas au risque de s’enfoncer dans le marais. Que peut donc faire le nationalisme : renoncer et couler ? S’enfoncer dans une recherche de fondements de manière semblable à la quête du Graal – magnifique, mais complètement inutile ? Ou se répéter inlassablement ses propres propositions de manière à s’enfermer effectivement dans une doctrine ? L’alternative de simplement prier pour son salut serait ici peut-être la plus sage. Ce théorème du trilemme de Münchhausen fut âprement critiqué, ouvrant selon certains la porte à un certain relativisme. Il n’en est rien. Boudon nous rappelle que le trilemme « ne fait que redire autrement que toute théorie hypothético-déductive est faite d’hypothèses et de conséquences tirées desdites hypothèses. Comme tout bon théorème, il est tautologique : sa vérité est du même ordre que les vérités logiques.(Boudon 1999, 20) » Il n’est pas question d’entrer dans un relativisme sécurisant ; au contraire, ce sera l’un des objets de notre critique.

Le problème du déficit de fondements est bien réel, bien que ne s’imposant pas normalement dans les discours sur la nation. Il arrive néanmoins un moment où il faut se demander : « à partir de quoi suis-je en train de parler ? » Envers toute construction du nationalisme, il est toujours légitime de s’interroger sur les bases de ces constructions. Car ce sont bien des constructions ! Ne soyons pas dupes en croyant que le nationalisme est un phénomène éternel, naturel ou intrinsèque ontologiquement. Évidemment, il n’en est rien. Le nationalisme est un phénomène social dont le lieu est précisément le discours politique ; c’est un phénomène discursif lourdement chargé d’idéologie[2]. Le problème d’une recherche de fondements philosophiques pour les discours nationalistes demeure donc. Nous favoriserons dans cet essai la deuxième alternative du trilemme sous l’angle d’une conception langagière, le nationalisme et la nation étant de ce fait soutenus par la possibilité de renvoyer à un ensemble sémantique, c’est-à-dire que la nation est rendue possible par d’autres concepts tels que les institutions, l’histoire, la langue, la culture, etc.

La troisième alternative au trilemme, dite de la circularité – développée par Boudon comme étant la bonne –, reste extrêmement problématique. Juger une théorie sur ses conséquences demande une expérience de ladite théorie. Or, le nationalisme n’est pas une théorie que l’on peut tester politiquement à souhait, que l’on peut essayer un certain temps pour se donner une idée de ses mérites. Évidemment, il est possible de voter socialiste lors d’une élection puis de voter conservateur lors d’une autre. Il sera alors loisible de véritablement juger les réalisations respectives de ces deux alternatives politiques. Cependant, on ne peut simplement pas imaginer un tel revirement dans le cas du nationalisme. Par exemple, dans le cas de la proposition d’indépendance nationale, on ne peut pas faire un pays pour quatre ans, pour finalement se dire que c’était mieux avant et décider de retourner à la situation précédente. Ce serait ridicule. Le jugement politique du nationalisme est en effet d’autant plus difficile et grave que l’on peut supposer que les changements occasionnés auront une certaine permanence. La circularité ne peut donc offrir de fondements au nationalisme. Ce serait là emprunter un chemin dangereux : fonder son jugement du nationalisme par rapport aux seules conséquences de certaines propositions serait se condamner à une vision trop limitée, manquant son objectif.

Il nous faut ainsi examiner, en lien avec les trois alternatives du trilemme de Münchhausen, la question du fondement du nationalisme. Il semble que cette question reste la cause d’une certaine confusion philosophique et il est donc utile de s’y pencher – d’autant plus que ce questionnement ouvre de nombreux problèmes pratiques pour la nation et le nationalisme. La question des fondements est d’autant plus importante qu’elle conditionne la perspective même sous laquelle le phénomène sera envisagé, influençant ainsi toute possibilité de jugement subséquent du nationalisme.

II. Nations, fidéisme, et scepticisme

La première alternative au trilemme de Münchhausen est de renoncer à étayer lesdits principes et de les traiter comme des indémontrables. Cette première solution peut conduire essentiellement à deux conceptions de la connaissance : une conception fidéiste et une conception sceptique. Boudon énonce premièrement la conception fidéiste de la connaissance comme suit : « je sais bien que telle théorie repose sur des principes indémontrables, mais ces principes me paraissent solides, je tiens les conséquences tirées de la théorie en question comme certaines parce que j’ai foi dans les principes qui la fondent.(Boudon 1999, 23) » On remarque immédiatement que dans cette conception fidéiste, la nation deviendrait affaire de foi[3]. Il n’est pas banal que tant de recherches sur le nationalisme aient effectivement relié, plus ou moins indirectement, le phénomène national aux phénomènes de croyance religieuse. Nous pouvons penser à Benedict Anderson qui, dans son analyse de l’émergence du nationalisme, cite la perte de l’empire axiomatique de trois conceptions culturelles fondamentales toutes rattachées à la religion[4]. Le nationalisme intervient pour beaucoup en quelque sorte comme succédané à la recherche de transcendantal. Le nationalisme serait ainsi, dans un langage freudien, une névrose au même titre que la religion – que Freud qualifiait de névrose universelle, dispensant les sujets de former une névrose personnelle(Freud et al. 1995, 45). Une telle conception est évidemment très problématique : c’est faire du nationaliste un croyant et par la même occasion l’exposer à la critique de sa croyance. Pour reprendre les mots sévères de Freud contre la religion, nous pourrions presque dire de plusieurs idéologies nationalistes :

Elles sont toutes des illusions, indémontrables, nul ne saurait être contraint de les tenir pour vraies, d’y croire. Quelques-unes d’entre elles sont tellement invraisemblables, tellement en contradiction avec tout ce que notre expérience nous a péniblement appris de la réalité du monde, que l’on peut – tout en tenant compte des différences psychologiques – les comparer aux idées délirantes.

(Freud et al. 1995, 32)

Mais voilà le problème : tous les nationalismes ne sont pas des idées farfelues, tous ne sont pas soutenus par un « Credo quia absurdum[5] ».

La conception fidéiste de la nation comme foi n’est simplement pas appropriée pour décrire ou considérer la dimension dialectique du nationalisme. Une conception fidéiste emprisonne le nationaliste dans sa propre croyance, dans sa foi. C’est là, entre autres, un problème majeur de la conception imaginaire du nationalisme de Benedict Anderson. Il est bien beau de dire que la nation est imaginaire « parce que même les membres de la plus petite des nations ne connaîtront jamais la plupart de leurs concitoyens : jamais ils ne les croiseront ni n’entendront parler d’eux, bien que dans l’esprit de chacun vive l’image de leur communion(Anderson 2013, 19) » ; il n’en demeure pas moins que cette conception s’avère contestable. La nation devient alors une grande communion basée sur la foi dans l’autre – les ressemblances de cette description avec la religion chrétienne sont frappantes et même troublantes. Une telle vision est hautement insuffisante pour caractériser la nation. L’imagination, comme la foi dans une perspective fidéiste, ne renvoie pas à une connaissance, mais plutôt à une autosuffisance de sa croyance. Et l’on s’expose alors directement à la critique de Freud : « L’ignorance est l’ignorance ; il n’en dérive aucun droit à croire quoi que ce soit.(Freud et al. 1995, 33) » On peut bien voir en quoi cette conception n’est pas satisfaisante : réduire une idéologie à la croyance, c’est en quelque sorte la condamner a priori. C’est dire : voilà une belle imagination, mais rien de plus. Anderson a beau dire qu’il ne veut pas associer le terme imaginaire avec les termes plus négatifs d’illusion, de fabrication ou de mythe, mais cela n’enlève pas le fait d’ordre épistémologique que tous ces termes renvoient effectivement à la même chose : quelque chose sans autre fondement que le Moi freudien. Nous ne voulons pas dire ici qu’il n’y a pas d’imagination, d’illusion, de mythe ou de construction – car évidemment il y en a et même beaucoup –, mais tout cela ne caractérise pas le phénomène en tant que tel. Ce sont là plutôt des aspects propres aux propositions nationalistes. Une proposition peut être le résultat d’une imagination et d’illusions, mais le phénomène du nationalisme ne peut que se situer sur un autre plan.

La nation et le nationalisme existent parce que, plutôt que de simplement imaginer, les individus entrent effectivement dans un système de communication sociale et parlent de la nation – peu importe le sens que ce terme revêtira dans les différents discours. La nation appartient bien à une réalité qui dépasse largement « l’esprit de chacun » d’Anderson. Étudier le nationalisme à travers l’esprit de chacun serait une entreprise tout aussi prétentieuse qu’impossible. L’expression communauté imaginaire ne renvoie qu’à une dimension limitée et contraignante du nationalisme, qui en définitive coupe court à la réflexion en plaçant l’objet hors d’atteinte. L’expression communauté discursive – ou communautés discursives, au pluriel – serait préférable. La communauté discursive est précisément fondée sur l’incontournabilité des propositions dans un espace public ouvert. À l’opposé, le problème d’une conception fidéiste réside dans l’évacuation de la possibilité d’une intelligence du phénomène national, car elle évacue indirectement la connaissance chez les sujets ; les nationalistes deviennent des croyants. Cela a pour conséquence d’évacuer aussi la dimension politiquement essentielle des propositions à l’intérieur des discours. Un nationaliste qui ne peut avoir d’intelligence du phénomène nationaliste, qui ne peut se baser que sur sa foi, ne peut simplement pas prétendre mettre de l’avant des propositions. Il ne sait rien : il croit. Nous serions alors dans une conception évacuant la connaissance au profit d’une immédiateté de la nation.

La conception sceptique que Boudon décrit comme deuxième aspect de cette première alternative du trilemme est encore moins satisfaisante que la première, car elle rejette cette fois directement la connaissance : « toute théorie reposant sur des principes qu’il est impossible de démontrer, rien n’est sûr.(Boudon 1999, 23) » Le scepticisme se double d’une certaine parenté à un pseudo-relativisme : rien n’est sûr, donc tout se vaut, tout peut être dit. Cela est simplement faux épistémologiquement. Ludwig Wittgenstein nous disait bien que notre doute sur un phénomène n’est pas la fin de la réflexion, mais bien son début : la formulation du doute même présuppose la certitude qui n’est pas, comme Wittgenstein l’a exposé magnifiquement, l’objet de la connaissance ou la fin de la réflexion, mais son fondement nécessaire(Wittgenstein 2006). Ainsi, le doute est la condition de possibilité d’une réflexion saine. Cela nous fait dire ici que la conception sceptique, au sens philosophiquement fort du terme[6], est plutôt dépourvue d’intérêt, ne menant simplement nulle part. S’engager dans un scepticisme sur la nation ou le nationalisme – qui seraient alors considérés comme flottant en l’air, hors de l’entendement – c’est s’engager dans un chemin qui ne mène nulle part.

III. Du langage comme voie de sortie à la déjà-nation

Traiter le nationalisme comme une foi ou, de manière semblable, considérer la nation avec scepticisme ne mène nulle part. Il n’y a pas de pari de Pascal qui puisse tenir ici ; je ne gagne rien de plus si je crois en la nation – je n’assurerai pas mon salut de la sorte. Il y a par ailleurs un risque, parallèle au renoncement à l’effort de trouver un fondement au nationalisme, qui est bien plus dangereux et répandu : être inconscient du problème même. Le risque n’est pas tant de renoncer à chercher un fondement que de ne pas s’apercevoir du déficit de fondements du nationalisme. Le danger sera ici – et ce n’est que trop courant – de parler de la nation à tort et à travers : parfois comme un objet immédiat, parfois comme une entité consciente, parfois comme une illusion dérisoire. On arrivera ainsi à considérer la nation comme déjà-démontrée ou déjà-infirmée. Nous nous proposons d’appeler cette fâcheuse tendance la déjà-nation, soit une nation sans possibilité de connaissance pour les sujets – comme un dogme auquel les individus ne peuvent pas participer.

L’on ne peut définir un mot en utilisant ce même mot dans sa définition. Une tautologie a un contenu logique égal à zéro et est donc manifestement inutile[7]. En effet, lorsque l’on parle d’un objet ou d’un concept, de par un détour du langage, nous parlons véritablement d’autre chose. Il ne suffit pas de dire, pour se convaincre peut-être, que « la nation est la nation est la nation ». La recherche de fondements pour les constructions théoriques doit probablement trouver sa solution en ce que nous nous appuyons toujours sur autre chose que nos propres concepts. Le langage – et donc tout discours – a cette propriété que les sens sont toujours entremêlés : celui qui en doute n’a qu’à ouvrir un dictionnaire. La nation ne fait pas exception et est bien chargée de sens qui l’inscrivent dans une relation avec d’autres concepts. Le fondement épistémologique du nationalisme et de la nation doit se trouver dans cette relation. À l’opposé, la déjà-nation est en quelque sorte un défi à tout langage. C’est dire : voilà une évidence qui se tient de sa propre force, qui n’a pas besoin d’être problématisée, qui n’a pas besoin d’être proposée.

L’énonciation performative de la nation – pour reprendre l’expression de J. L. Austin – ne doit pas être comprise comme en dehors du monde contenu dans les limites raisonnables de la rationalité ou d’un examen de vérité, comme pathologie de l’esprit ou comme auto-suffisante. Il ne suffit pas de dire n’importe quoi pour qu’un monde fantaisiste prenne vie à travers les délires de tout un chacun. Évidemment que si je proclame la nation martienne, cela aura peu d’impact. L’on me demandera – si l’on ne m’ignore pas totalement – sur quoi je m’appuie : qui sont ces Martiens, quelles sont leurs caractéristiques, quelle est leur histoire, où résident-ils ?, etc. Manquant d’imagination, je serai probablement embêté pour répondre à ces questions. D’où le fait qu’Austin nous met bien en garde : « pour qu’une énonciation performative soit heureuse, certaines affirmations doivent être vraies(Austin et Lane 1970, 73). » Proclamer une nation demande très certainement de s’appuyer sur autre chose que son propre discours, d’où le problème fondamental de la déjà-nation. Le nationalisme n’est pas une pure tautologie, ni simplement circulaire, tel le baron de Münchhausen qui se tire par les cheveux pour se désempêtrer du marais. Il faut un contenu de vérité.

Ainsi, la deuxième alternative au trilemme s’énonce comme suit : « 2/ ou bien l’on cherche à démontrer ces principes en s’appuyant sur d’autres principes qu’on cherchera à démontrer à partir d’autres principes et ainsi à l’infini, ce qui est impossible ; il faudra donc s’arrêter en chemin : on retombe alors sur le premier cas ». Retombe-t-on vraiment dans le premier cas, dans un fidéisme ou un scepticisme ? Ce n’est pas sûr.

À ce sujet, il est courant de penser que le nationalisme s’appuie sur une certaine énumération de facteurs fondamentaux. Au contraire, selon notre conception discursive de la nation, il n’y a aucune supposée factualité – par exemple, société distincte, langue différente, institution politique ou bagage historique commun – qui puisse créer une nation, que ce soit seule ou en combinaison avec d’autres facteurs. La nation est une idée qui existe parce qu’elle est pensée et discutée : « je suis pensée, donc je suis » et « je suis discutée, donc je suis ». La nation et le nationalisme sont des réalités discursives et non des substances qui peuvent être créées par quoi que ce soit de la sorte. Or, précisément en fonction de cette dimension discursive, nous pouvons nous interroger sur la relation entre les concepts de nation et de nationalisme et cette énumération d’éléments – de la culture au politique –, qui ont chacun leur importance indéniable. Disons que la deuxième alternative au trilemme, soit le fait de démontrer des principes par d’autres principes, est beaucoup plus satisfaisante que la troisième alternative, soit celle de la circularité des conséquences développée par Boudon, et ce précisément grâce à la présence de sens rattachés au concept de nation – fournissant ce contenu de vérité. Le nationalisme ne flotte pas en l’air, mais s’appuie bien sur une série d’éléments sociaux, culturels, politiques, historiques, etc.

Lorsque la nation est invoquée dans un discours, le concept même de nation se fonde pour sa compréhension sur la possibilité de renvoyer à autre chose. Si, au contraire, nous interprétons un discours sur la nation à partir d’une conception de la déjà-nation – ce qui en d’autres termes renvoie à nier l’interprétation problématisée même – nous serons véritablement égarés. Le sens du discours, avec toutes ses implications sociales, nous échapperait pour créer un nouveau sens auto-suffisant et complètement détaché de la réalité sociale. Dans une telle interprétation, nous pourrions bien remplacer le mot « nation » par n’importe quel autre mot schtroumpf, c’est-à-dire un mot n’ayant aucun sens. Cela importerait peu. Contre la fâcheuse tendance de la déjà-nation, disons que le fondement tant épistémologique que social et politique de la nation repose sur le fait qu’effectivement, les mots renvoient, tout un chacun, à autre chose : à la culture, au politique ou à la langue, etc. Il n’est pas impossible de chercher à démontrer des principes ou des concepts par d’autres concepts comme la deuxième alternative au trilemme le dit ; au contraire, nous ne pouvons pas faire autrement. C’est obligatoirement possible.

Si nous devions trouver un fondement au nationalisme, ce serait précisément dans l’obligatoire du filet de sens. L’histoire, la langue, les institutions, la culture, le politique, le territoire, la tradition, etc. sont ce qui donne sens aux concepts de nation et de nationalisme, dans des discours. Or, aucun de ces éléments, pris individuellement ou en groupe, n’est essentiel. Ce n’est que par le détour de discours, de propositions et d’interprétations particulières qu’ils deviennent constitutifs, fondamentaux, pour soutenir un ensemble de sens. Ce que nous décrivons ici, c’est évidemment le monde discursif des propositions, qui malheureusement est trop souvent mis de côté au profit d’une immédiateté du nationalisme. L’immédiateté – qui est très sûrement l’aspect prédominant des discours sur la déjà-nation – fournit l’illusion de la possibilité d’établir une confusion entre discours, proposition et interprétation, ce qui fait fi de la distinction entre le cadre interprétatif général qu’est le nationalisme et les propositions qui en découlent indirectement. Il nous faut examiner plus en détail ce dernier point.

IV. De l’impossibilité de fonder la nation sur ses conséquences

La troisième alternative au trilemme s’énonce comme suit par Boudon : « 3/ ou bien l’on cherche, de façon circulaire, à démontrer lesdits principes à partir de leurs conséquences. » Nous avons annoncé que cette option n’était pas, selon nous, satisfaisante. Il doit maintenant être clair que, dans le cadre de notre conception discursive, nous insistons sur l’importance d’établir des distinctions entre (1) le nationalisme compris comme catégorie générale de discours présente dans la société, fournissant aux individus un cadre interprétatif large avec certains présupposés, et (2) des propositions particulières sur la nation, s’inscrivant dans des nationalismes, que l’on peut appeler des « nationalismes particuliers », si l’on veut. Soyons encore plus clairs : les conséquences ne peuvent être attribuées qu’à des propositions, qu’à des nationalismes particuliers – et non à la catégorie générale du nationalisme. C’est-à-dire que le nationalisme ne fournit qu’un cadre interprétatif général ; c’est à l’intérieur du nationalisme que se construiront des herméneutiques, soit une action dans l’interprétation de la part d’individus.

Il y a ainsi deux moments – et potentiellement un troisième. Le premier moment est fourni par la catégorie générale du discours du nationalisme, c’est la possibilité de l’interprétation : c’est le présupposé qu’il y a des nations et la possibilité pour les individus, par la suite, de participer aux discours particuliers sur la nation. Le deuxième moment est de la seule responsabilité des individus : il s’agit de construction d’herméneutiques particulières, de visions particulières qui s’inscrivent dans l’action – soit les propositions. En d’autres termes, des propositions sur la nation sont mises de l’avant par des individus. Rappelons que pour Aristote, Gadamer(Gadamer et al. 1996) et Ricœur(Ricoeur 1986) l’herméneutique est une pratique. L’herméneutique, ou la pratique interprétative si l’on veut, est absolument essentielle à un nationalisme ouvert, échappant à la déjà-nation. C’est ce deuxième moment qui est le centre de la pratique nationaliste.

Il y a un troisième moment – non fatal, mais trop commun – qui intervient lorsque le deuxième moment de la pratique interprétative n’entre plus en jeu, c’est-à-dire lorsque l’interprétation individuelle est immédiatement bloquée par une interprétation déjà-vraie de la nation. Nous avons alors la constitution d’une vision du nationalisme qui doit se comprendre effectivement comme doctrine, soit un ensemble théorique enseigné comme vrai. La prétention de vérité intervient ici comme frein à la dimension discursive du nationalisme, qui repose idéalement sur un espace ouvert de possibilité d’herméneutique de la nation. Dit simplement, le nationalisme devient le propre d’un groupe, d’une élite, d’un parti qui alors « enseigne la nation ». Cela n’entraîne que trop facilement des dérives du nationalisme, qui n’est alors réellement plus problématisé.

Ce troisième moment que nous décrivons peut sembler n’être qu’une dystopie ; il n’en est rien. Au contraire, il nous semble que c’est là un aspect prédominant du nationalisme. Cet aspect est évidemment présent dans les discours des partis politiques, qui semblent toujours croire qu’il est à leur avantage d’éduquer le peuple. Mais il faut s’inquiéter davantage lorsque même les écrits scientifiques sur la nation et le nationalisme – pas tous, heureusement – s’inscrivent dans une tentative de faire du nationalisme une doctrine, une idéologie fermée, un principe. Pour ne citer que lui, Ernest Gellner, l’un des théoriciens prééminents de la nation, définit le nationalisme comme étant « essentiellement un principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent.(Gellner 1989) » Il est en cela suivi par des auteurs comme John Breuilly, Eric Hobsbawm, Michael Ignatieff, Michael Hechter, etc. Ce sont tous là des auteurs, assurément sérieux, qui ont adopté une définition téléologique du nationalisme : le principe national exige. C’est là se tromper fortement. Le principe national n’exige rien du tout ! Il serait logiquement absurde de croire, par exemple, qu’un nationaliste québécois doive être en faveur de la séparation du Québec envers le Canada ; il y a de très bonnes raisons qui peuvent faire pencher son jugement d’un côté ou de l’autre. Ce que le nationalisme permet ici, c’est que la question d’une séparation soit posée – il sera ensuite du ressort de la démocratie d’établir si la question était pertinente, réalisable ou utile. Dans cet esprit, il serait aussi tout à fait absurde de croire qu’un Irlandais doive nourrir une haine perpétuelle envers l’Anglais d’Irlande du Nord, ou qu’un Catalan doive nécessairement mettre les intérêts de la nation catalane au-dessus de tout intérêt de la nation espagnole – et vice-versa.

Ce n’est évidemment pas le principe national – peu importe ce que cela peut bien vouloir dire – qui exige quoi que ce soit, ce sont des individus. Il y a des nationalistes, ne l’oublions pas. Et ce sont eux qui, par exemple, sont susceptibles d’exiger l’indépendance politique de la nation de par leurs propositions – non pas un principe national. La question est alors une question d’espace public ; c’est cela qui fonde la possibilité du nationalisme. Si tout l’espace de la discussion sur la nation est monopolisé par des discours ontologiques – de déjà-nation –, alors oui, le nationalisme est, dans ce cas, un problème. Mais, pour revenir à la question des fondements, il serait faux de dire que l’on doive juger une catégorie de discours par rapport à un spécimen de ce type de discours. Le nationalisme se base sur la possibilité – parfois niée – d’une communauté discursive, réunissant des discours sur la nation se basant sur un ensemble de références qui font sens ; c’est là le fondement discursif du nationalisme que nous avons proposé. Établissons donc une simple distinction entre d’une part le nationalisme comme discours général, et d’autre part des discours particuliers sur la nation, qui n’ont valeur que de propositions.

Pour conclure, soyons honnêtes : s’il y a eu des actes de violence perpétrés au nom du nationalisme, ce n’est pas l’idée même de nation qui soit à blâmer, mais les individus. Si une femme tue son mari, on ne condamnera sûrement pas l’institution du mariage, mais bien la femme en question. Il n’y a pas de téléologie dans le mariage qui exige nécessairement que l’on doive tous se tuer – pas plus que dans le nationalisme –, heureusement.