Corps de l’article

La légalisation de la consommation récréative du cannabis annoncée dans le cadre du présent mandat du gouvernement libéral canadien – et devant devenir effective à l’horizon de l’été 2018 – a déjà sa petite histoire, ses hérauts et ses détracteurs. De façon générale, en dépit d’inévitables points de réserve[1], les tenants d’une approche de santé publique et de politiques fondées sur les données de la science – dont nous sommes– éprouvent du soulagement, voire de la satisfaction face aux étapes de transformation du cadre règlementaire en cours de déploiement.

Fin 2016, le Rapport final du groupe de travail sur la légalisation et la réglementation du cannabis, mis sur pied par le gouvernement fédéral en juin de la même année, mettait de l’avant un ensemble de recommandations présentant un bel équilibre entre les préoccupations de santé publique, le respect des libertés individuelles et les prérogatives du commerce. Le rapport réussissait le tour de force de concilier faits et sensibilités, preuves disponibles et prudence élémentaire dans le délicat passage d’une ère d’interdiction et à un environnement de libre choix. Nous avons, comme plusieurs, applaudi à la pertinence et à la qualité de la démarche ainsi enclenchée.

Avril 2017 : le projet de loi C-45 est déposé, dans l’esprit des balises énoncées par le groupe de travail, mais se limitant à la mise en place d’un cadre concernant la production, le contrôle de qualité des produits et leur promotion. Le soin d’opérationnaliser la loi sur les points les plus sensibles est dévolu aux provinces : entre autres, le choix du modèle de distribution et les précisions des règles d’accès et d’usage. Un inconfort s’installe lorsqu’on réalise la variabilité des positions qui pourraient en résulter, d’un océan à l’autre. À quelques mois de l’entrée en vigueur de la loi, une majorité de provinces et de territoires auront toutefois privilégié un modèle de régulation gouvernemental plutôt que privé ainsi qu’un âge légal d’accès en phase avec celui de l’alcool au Canada, soit 18 ou 19 ans, fidèles en cela aux recommandations du groupe de travail sur ces aspects parmi les plus délicats et débattus.

Au terme de ce bilan provisoire, nous souhaitons souligner trois retombées manifestes de l’« effet légalisation », sur lesquelles il nous apparaît primordial de tabler pour une suite éclairée des choses.

L’émergence d’un débat collectif

La saga de la légalisation du cannabis au Canada aura donné lieu à un immense exercice de consultations publiques sur le sujet. Mentionnons le large spectre d’experts et de citoyens entendus à la grandeur du pays par le groupe de travail, base de la rédaction de son Rapport, de même que les consultations analogues menées par la majorité des gouvernements provinciaux pour orienter leur propre réglementation. Une telle démarche s’est ainsi tenue au Québec, entre juin et octobre 2017, préparant au dépôt du projet de loi 157 constituant, entre autres choses, la Société québécoise du cannabis. Ces consultations, fédérales et provinciales, se seront diversement prolongées sous forme de forums ciblés, d’audiences publiques et de comités de surveillance. Parallèlement, un nombre exceptionnel de publications ont vu le jour, émanant des gouvernements et de chercheurs, mais aussi d’associations professionnelles, d’organismes communautaires ou de groupes de pression ; le présent numéro thématique de DSS s’inscrit dans ce mouvement.

L’effervescence d’analyses, de synthèses et de commentaires sur un sujet auparavant marginal ou traité avec sensationnalisme, est signe d’une mobilisation et d’une délibération collective autour d’un enjeu qui apparaît toucher tout le monde, à une époque où peu de questions sont à même de susciter et de maintenir pareil intérêt[2]. Qui plus est, la participation à ces échanges a généralement pu être canalisée et conserver une certaine hauteur de vue, évitant le piège de l’hyperémotivité et de la polarisation qui caractérisent les débats sur les médias sociaux. Aussi avons-nous intérêt à entretenir et consolider les diverses tribunes, scientifique et citoyenne, ouvertes à la faveur de la légalisation du cannabis, car il y a là une arène propice à la poursuite de la réflexion et des discussions sur la place et la fonction des drogues dans nos sociétés[3], voire sur les formes contemporaines du phénomène de la dépendance[4].

Le retour au préventif

À travers le brassage tous azimuts d’idées, de points de vue et d’avis à la faveur de la nouvelle politique, une étonnante unanimité s’est dégagée autour d’un enjeu : l’impérieuse nécessité de faire dorénavant oeuvre de prévention en matière de consommation de drogues et d’y investir une part importante – voire majoritaire – des revenus anticipés sous le nouveau régime réglementaire. Bien évidemment, tout le monde étant pour la vertu, il n’est guère étonnant que l’ensemble des acteurs et protagonistes aient mis de l’avant cette nécessité, certains comme garde-fou devant l’inconnu, d’autres comme alibi face à des intérêts moins nobles. Pour les défenseurs d’une perspective de santé publique dont nous sommes, c’est la conviction profonde que ce « retour au préventif » est une condition essentielle à la réussite sociale de la nouvelle politique qui importe.

Le Canada et les provinces doivent saisir l’occasion du présent changement pour innover sur le plan de la promotion de la santé des collectivités, de l’éducation sur les drogues et de la réduction des méfaits liés à l’usage. Si la prévention eut naguère la cote au cours des années 1960 puis 1980, depuis des années, ce sont les instances répressives et curatives qui reçoivent la part du lion des budgets affectés aux questions de drogues[5]. Un nouveau virage vers la prévention est ainsi plus qu’opportun. Il devrait permettre de s’attaquer aux déterminants des problèmes de consommation ou de leur aggravation par une action universelle et ciblée à même les milieux de vie, aux facteurs de risque et de vulnérabilité tels les inégalités sociales et les contextes de vie malsains, la stigmatisation et la marginalisation, la perte de sens et les problèmes de santé mentale.

L’innovation, à cet égard, doit passer par des approches éprouvées, fondées sur des données probantes, mais aussi sur le respect des populations et leur nécessaire participation à la conception et à la mise en oeuvre des activités et programmes qui leur sont destinés. Le mariage de l’esprit de pragmatisme de la réduction des méfaits et des valeurs de responsabilisation et d’autogestion chères à la promotion de la santé s’impose. L’autre défi est celui de la coordination harmonieuse des multiples paliers de gouvernements et de la variété des intervenants impliqués afin d’éviter la propagation de contenus contradictoires (péchant par dramatisation ou banalisation) ou monolithiques (inadaptés à l’âge ou à la culture, par exemple celle des Autochtones).

La condition d’un tel retour est, bien sûr, son financement, ainsi que l’ont fait valoir les instances entendues depuis deux ans, recommandant toutes un réinvestissement majeur et récurrent dans ce qui est désigné sous les divers vocables : information, sensibilisation, éducation, accompagnement. Ajoutons que la pérennité de ce choix repose aussi sur un investissement conséquent en recherche afin d’assurer, notamment, une évaluation des activités et programmes mis en place.

L’ébranlement du prohibitionnisme

La légalisation du cannabis au Canada intervient dans un contexte où la transformation du cadre règlementaire international et le renouvellement des politiques nationales concernant cette substance sont plus que jamais à l’ordre du jour[6]. À ce titre, le Canada a l’occasion d’assumer un rôle de leader en tant que premier pays du G7 à franchir le pas de la légalisation. Ce pas s’inscrit dans la foulée de nombreux autres, novateurs, le plus souvent inspirés par le courant de la réduction des méfaits et les pratiques européennes : décriminalisation de la possession de toutes drogues, analyse de substances, prescription d’héroïne, pour ne nommer que ceux-là. Ces pratiques incarnent une contestation philosophique du statu quo en matière de régulation des substances psychoactives (SPA), contestation de plus en plus largement soutenue par des regroupements de scientifiques, de politiciens et de sommités partout dans le monde[7].

Il faut collectivement revoir le mode de régulation des SPA afin d’adopter de meilleures stratégies pour garantir la santé et la sécurité des populations, basées sur des faits avérés (evidence based) plutôt que sur des idéologies caduques. C’est l’édifice du prohibitionnisme qui, aujourd’hui, est ébranlé dans ses fondements, en raison notamment de la survenue de la crise mondiale des opioïdes qui met comme jamais en lumière, aussi bien les effets pervers du contexte illicite de l’usage que l’illusion d’une frontière étanche entre l’univers des substances légales (médicaments) et celui des produits de rue. Déjà, des voix s’élèvent au sein du caucus libéral canadien pour aller plus loin et adopter le modèle portugais de décriminalisation mur à mur de la possession de drogues[8]. Même la prestigieuse revue British Medical Journal signait récemment deux éditoriaux, de la plume de son éditrice en chef, prenant résolument position pour la décriminalisation, voire la légalisation de toutes les drogues[9].

Rien n’est joué pour autant. S’ils veulent se démarquer, le Canada et ses provinces devront se tenir debout envers et contre tous les lobbies et trafics d’influence qui ne manqueront pas de se manifester, au fil des ans. Les pressions des tenants du modèle commercial se font d’ailleurs déjà bien sentir (l’orgueil de voir le Canada premier producteur mondial de cannabis légal…) alors que les intentions d’investir en prévention pourraient facilement se tarir au premier changement de gouverne à moins qu’elles ne se voient gaspillées dans des initiatives convenues ou pire rétrogrades. Et l’intérêt pour une prise de parole citoyenne et un vaste débat autour de la question des drogues ? Il pourrait partir en fumée… aussi rapidement qu’une bouffée de cannabis !