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1 La gouvernance par la psychologie

1.1 Le glas de l’individu rationnel

Plusieurs décennies de recherches en psychologie et en économie notamment ont montré que l’être humain ne prenait pas ses décisions de comportement aussi rationnellement que la théorie classique le laissait entendre. Le contexte de même qu’une série de biais cognitifs, dont l’individu n’est pas conscient, affectent nos prises de décision (rationalité limitée d’Herbert Simon[1] ; théorie des perspectives d’Amos Tversky et Daniel Kahneman[2]). En d’autres termes, nous serions bien plus influencés par notre pensée intuitive et émotionnelle que notre raisonnement calculateur et rationnel[3]. La psychologie sociale et cognitive, les neurosciences, les sciences affectives ou l’économie comportementale tentent, parmi d’autres, de le démontrer de manière expérimentale.

1.2 L’instrumentalisation des failles de la rationalité

Sur la base d’un tel constat, la tentation était vive pour l’État de chercher à exploiter ces failles de notre rationalité dans le but d’orienter nos comportements. Un champ d’expérimentation fertile semblait s’ouvrir aux déçus des outils de gouvernance classiques. Là où la loi et le plan ont montré leurs limites, là où les sciences rationnelles sont mises au défi, les émotions et les sciences affectives et comportementales réussiront-elles ?

Le programme semble d’autant plus attrayant qu’il paraîtrait dorénavant possible de piloter le comportement de nos concitoyens de manière bien plus performante, en ce sens qu’en visant la partie inconsciente, animale[4] et irrationnelle de l’esprit, on serait en mesure d’influencer nos comportements en amont, à notre insu, de manière préventive et sans recourir à la contrainte, donc sans opposition de notre part. L’individu a l’impression de prendre sa décision de manière libre et éclairée, alors même que le choix de son comportement aura été précontraint par une manipulation de son environnement ou par l’exploitation délibérée de ses biais psychologiques. Son cerveau sera alors victime d’une « illusion cognitive », tout comme son oeil se laisse tromper par une illusion d’optique : je suis certain d’avoir décidé librement de me comporter de telle manière comme je suis certain d’avoir réellement vu deux disques de taille différente en raison de l’effet de contraste alors qu’ils sont d’un même diamètre dans l’illusion d’optique d’Hermann Ebbinghaus[5].

Nous décrirons d’abord dans notre article la manière dont les « nudges » sont apparus (partie 2) puis se sont diffusés dans le monde scientifique et politique (partie 3). Nous analyserons ensuite dans quelle mesure de tels instruments sont admissibles tant du point de vue du libre arbitre (partie 4) que sous l’angle juridique en montrant les degrés d’atteinte aux droits fondamentaux (partie 5) ainsi que les conditions à respecter (partie 6).

2 L’« invention » des « nudges »

2.1 Les précurseurs

Les économistes ont découvert très tôt le potentiel de telles techniques, non seulement pour mieux comprendre le fonctionnement de l’homo oeconomicus, mais en premier lieu pour provoquer des décisions d’achat dans un libre marché ; plus récemment, l’essor des neurosciences a ainsi conduit au développement d’une nouvelle discipline : le neuromarketing. Sur le plan politique, la mise à contribution de notre psyché à notre insu trouve évidemment son application dans la propagande politique, née non pas dans les régimes totalitaires, comme on le pense habituellement, mais dans une grande démocratie, aux États-Unis, sous l’impulsion d’Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud[6].

Dans le monde scientifique francophone, des chercheurs en psychologie sociale (Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois) ont popularisé au début des années 2000 des techniques destinées à manipuler les individus à leur insu pour leur faire faire « librement » des actes qu’ils n’auraient pas accompli autrement. Ils ont vulgarisé leurs travaux expérimentaux dans un Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens[7]. Répondant à la question « Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ? », ces psychologues prétendent ainsi obtenir des individus une « soumission librement consentie[8] » en appliquant en particulier la théorie de l’engagement[9] à diverses politiques publiques (économie d’énergie, prévention des accidents de travail, lutte contre le sida, don de sang, etc.[10]).

Le mécanisme consiste à prédéterminer le comportement du sujet en l’engageant à son insu dans une ou plusieurs conduites préalables[11]. On recense quatre méthodes : le « pied-dans-la-porte », la « porte-au-nez », l’« amorçage » et le « leurre[12] ». Il suffit dès lors au manipulateur de placer l’individu dans l’un de ces contextes pour que celui-ci adopte, de façon inconsciente, le comportement pressenti.

L’efficacité de tels procédés dépend de l’absence de conscience de l’acte manipulatoire et de l’impression d’une liberté de choix. Ce dernier point est crucial dans la mesure où Joule et Beauvois ont pu affirmer que ce « sentiment de liberté » devient « une élégante technique de manipulation » en soi[13]. Ces chercheurs ont ainsi démontré dans le cadre de la politique de lutte contre le sida que la propension à porter un préservatif est en hausse si l’on choisit d’appliquer des stratégies d’engagement plutôt que de mener des campagnes de propagande, d’information, de sensibilisation ou de persuasion plus traditionnelles[14].

2.2 Un transplant de l’économie comportementale au droit et aux politiques publiques

Un philosophe du droit et constitutionnaliste américain, avec l’aide d’un économiste, a proposé à la même époque de faire fructifier les résultats des expériences en psychologie économique plus particulièrement (économie comportementale ou behavioral economics) dans le domaine juridique et les politiques publiques. Dans le sillage de ce qu’ils ont qualifié d’analyse économique comportementale du droit (« behavioural law and economics[15] »), ils suggèrent de recourir à différentes techniques de modification des comportements sous le faisceau théorique du « paternalisme libertarien » (« libertarian paternalism[16] »), ce qui est un oxymore en réalité[17], même si leurs promoteurs s’en défendent[18], car ce n’est pas une vraie liberté, mais le simple sentiment – trompeur – d’en disposer, comme dans l’exemple précédent de Joule et Beauvois.

L’idée consiste à exploiter à des fins paternalistes les biais comportementaux des individus pour les orienter à leur insu dans leurs choix de comportement en dehors de toute contrainte. Ces techniques sont mises à profit dans un contexte qu’ils qualifient d’« architecture du choix » (choice architecture) : celui de l’environnement dans lequel l’individu prend ses décisions de comportement et dont les caractéristiques l’influencent inconsciemment ou non. Le créateur de cet environnement est l’« architecte du choix » (choice architect) à qui il revient de mettre en oeuvre ces techniques pour pousser les gens à faire de « meilleurs » choix sans les forcer, mais en les y encourageant par des « coups de pouce » (nudges). Les auteurs recensent six techniques à cet effet : 1) opter par défaut ; 2) anticiper les erreurs ; 3) établir des repères ; 4) rétroagir ; 5) restructurer des choix complexes ; et 6) créer des incitations[19]. Ils définissent ainsi le nudge : « any aspect of the choice architecture that alters people’s behaviour in a predictable way without forbidding any options or significantly changing their economic incentives[20] ».

2.3 Les sources d’inspiration : le design et l’architecture

Sunstein et Thaler reconnaissent avoir puisé dans le monde du design leur idée de modeler une architecture du choix pour gouverner. Le livre de Donald Norman, The Design of Everyday Things, initialement publié sous le titre de The Psychology of Everyday Things[21], leur a servi d’inspiration : « The goal of this essay is to develop the same idea for people who create the environments in which we make decisions : choice architects. If you indirectly influence the choice other people make, you have earned the title[22] ».

Ces deux auteurs n’évoquent cependant pas — à notre connaissance — Lawrence Lessig qui avait pourtant proposé en 1999 déjà de recourir à l’architecture technique pour réguler et contrôler l’Internet (« code based regulation[23] » ; « architecting for control[24] »).

Sunstein et Thaler omettent également les recherches appliquées en urbanisme sécuritaire depuis la fin des années 1960 (prévention des incivilités et de la criminalité dans l’espace public par le design environnemental[25] ou urbanistique[26] ; prévention situationnelle[27] ; analyse situationnelle[28] ; prévention technique du crime[29]) qui visent à prévenir les comportements déviants par des mesures architecturales et urbanistiques, de nature incitatrice ou possiblement contraignante[30]. La Grande-Bretagne avait institutionnalisé la démarche en créant, à cette même époque déjà, le Home Office Research Unit[31]. En France, la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité du 21 janvier 1995 (« loi Pasqua ») a introduit dans le Code de l’urbanisme une disposition à cet effet, si controversée visiblement qu’elle prendra une décennie pour être mise en oeuvre (études de sécurité publique dans les projets d’aménagement et de construction[32]). La « prévention technique du crime » a même fait l’objet de normes privées européennes[33].

3 La diffusion politico-scientifique des « coups de pouce » 

À l’instar de Joule et Beauvois, Sunstein et Thaler proposent au politique d’aménager notre environnement comportemental de sorte à orienter à la source nos comportements sans rébellion. Le design se fait alors incitateur et l’architecture dicte nos comportements à notre insu. Alors qu’en Europe les travaux de Joule et Beauvois n’ont eu quasiment aucun écho au-delà de l’Hexagone, ceux de Sunstein et Thaler ont essaimé dans le monde politique américain et anglais ainsi que dans la littérature scientifique[34].

3.1 La création d’unités administratives de « psychologie politique »

Le succès de librairie vulgarisant les travaux de Sunstein et Thaler, Nudge (paru en 2008), a inspiré aussi bien Barack Obama que David Cameron, au point que l’idée a été institutionnalisée tant au Royaume-Uni, dans une unité administrative dénommée « Behavioural Insights Team (BIT) », officieusement appelée « Nudge Unit », et partiellement privatisée entre-temps[35], qu’aux États-Unis dans la Social and Behavioral Sciences Team (SBST) sous les auspices du National Science and Technology Council (NSTC)[36]. Dans l’Union européenne, la Direction générale de la santé et des consommateurs a établi en 2012 un Contrat-cadre pour la réalisation d’études comportementales (Framework Contract for the Provision of Behavioural Studies) dont le but est de faciliter l’organisation d’études comportementales en soutien aux décisions politiques européennes[37]. Plusieurs pays de l’Union européenne ont également mis en place ou sont sur le point de créer des « behavioural insights team[38] ». Pour sa part, l’Union européenne a récemment institué une Foresight and Behvioural Insights Unit au sein du Centre commun de recherche de la Commission européenne dont le but est d’intégrer les données comportementales dans les décisions politiques européennes[39]. Un réseau de lobbysme (The European Nudging Network), sous une égide universitaire danoise auquel collaborent également l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC Paris), s’est donné pour mission d’assurer une diffusion « scientifiquement et éthiquement responsable » de l’approche comportementale appliquée « en Europe et au-delà » : « The mission of TEN is to ensure a scientifically and ethically responsible dissemination of applied behavioural insights throughout Europe and beyond[40] ».

Ainsi, on est en train d’implanter au sein des démocraties contemporaines — et au-delà — des unités administratives que l’on pourrait très bien qualifier d’unités de « psychologie politique » afin de pousser les citoyens à mieux respecter les lois et à mettre en oeuvre spontanément les politiques publiques sans qu’ils s’en rendent vraiment compte ou, pour reprendre l’expression de Joule et Beauvois, afin d’« amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ».

Un tel programme a de quoi mettre en alerte tout défenseur du libre arbitre et de la démocratie : n’est-il pas tentant pour un dirigeant d’être capable de provoquer l’obéissance automatique de ses sujets en manipulant « scientifiquement » et délibérément l’environnement comportemental de ceux-ci ? Dans les États de droit, un cadrage démocratique politique et juridique s’impose.

3.2 Les raisons de l’engouement : un « coup marketing » réussi ?

Il serait un jour intéressant d’analyser les raisons d’un tel engouement politico-scientifique à partir de la publication d’un ouvrage au titre à la fois si candide et si banal. Nudge (coup de pouce ; encouragement) est, à vrai dire, un terme simple à connotation sympathique, au contraire du paternalisme libertarien (trop pédant) et de la manipulation (trop négatif).

On posera l’hypothèse, sans procès d’intention et simplement pour amorcer le débat, que les auteurs ont appliqué leur propre théorie à la diffusion de leurs recettes politico-juridiques : la simplification des idées complexes[41], le cadrage (framing) pour guider la pensée par l’emploi de métaphores conceptuelles propres à influencer le débat public[42] et l’effet de nouveauté.

Le sous-titre est particulièrement éloquent, n’utilisant que des éléments positifs si crédules que ni l’éditeur français ni l’éditeur allemand notamment ne semblent avoir osé les traduire : la santé, la richesse et même le… bonheur (Nudge : Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness) ! Les éditeurs n’ont ailleurs pas traduit le terme principal devenu entre-temps iconique ; l’expression « coup de pouce » paraissant probablement trop superficielle – qui plus est accolée à la trilogie du bonheur —, ils ont préféré glisser la signification en sous-titre (« inspirer »/« anstoßen »), ce qui donne en français Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision et en allemand Nudge : Wie man kluge Entscheidungen anstößt.

Il est fort à parier qu’un « Petit traité de manipulation à l’attention des gouvernements honnêtes par les méthodes bienveillantes du paternalisme libertarien » – pour pasticher le titre de l’ouvrage phare de Joule et Beauvois — aurait eu moins de succès… L’influence du « coup de pouce » se résumerait-elle à l’histoire d’un « coup marketing » réussi ?

Afin de désamorcer d’emblée les critiques, aux États-Unis du moins, Sunstein et Thaler ont très tôt insisté sur l’aspect « paternaliste » de leur démarche. Alors que le terme peine à convaincre un auditoire européen pour lequel il diffuse une odeur surannée et vaguement moralisante, il se comprend mieux dans la culture américaine très protectrice. De telles formes de gouvernance, à l’instar de toute mesure étatique par ailleurs, ne doivent servir qu’à des fins d’intérêt public. La protection paternaliste et bienveillante d’un individu contre lui-même ne constitue pourtant pas en tant que telle un intérêt public[43]. Par ailleurs, une manipulation psychologique dans un seul intérêt privé ne serait évidemment pas admissible dans un État de droit. Sunstein et Thaler conviennent bien de l’existence de bad nudges[44] et admettent qu’il faut apporter un grand soin à la réflexion sur le potentiel manipulatoire de ces techniques : « There is ample room for ethical objections in the case of well-motivated but manipulative interventions, certainly if people have not consented to them ; such nudges can undermine autonomy and dignity. It follows that both the concept and the practice of manipulation deserve careful attention[45]. »

D’où provient en fin de compte la légitimité de l’architecte à créer de tels environnements ? Qui est autorisé à décider des finalités d’intérêt public : l’administration, des particuliers chargés de tâches publiques, le gouvernement, le parlement, le peuple, le juge ? Qui arbitre entre finalités divergentes, et comment ? Peuvent-elles conduire à des effets problématiques non voulus ? Sont-elles concrétisées dans une loi ?

L’ouvrage à succès de Sunstein et Thaler présente, dans tous les cas, l’importance de dévoiler au grand public l’enjeu, généralement sous-estimé, de l’utilisation implicite de nos biais comportementaux des individus. L’ignorance est souvent très commode pour les gouvernants, mais elle se révèle préjudiciable dans le débat démocratique. Les législateurs n’ont en effet pas attendu l’année 2008 pour exploiter nos biais psychologiques. Prenons l’exemple des prestations en matière de sécurité sociale : si elles ne sont pas versées par défaut, mais qu’elles doivent être spécialement demandées (technique de « nudging » dite de l’option par défaut), elles laissent de nombreux bénéficiaires potentiels dans la pauvreté[46]. Le même mécanisme prévaut en droit du bail en Suisse où l’on constate un effet cliquet conduisant à une augmentation sur-proportionnelle des loyers : « C’est le résultat d’un système qui laisse les logeurs décider de hausses, mais qui exige par contre des locataires de faire le nécessaire pour bénéficier d’une baisse[47]. » De manière plus générale, le « droit dispositif » en droit privé peut aussi être lu comme un « coup de pouce » en faveur de la solution « recommandée » en quelque sorte par le code[48] car, sauf convention contraire conclue par les parties, la solution proposée par le code prévaut par défaut dans les rapports contractuels. Des recherches empiriques ont pu montrer que les parties conservaient souvent une règle « dispositive » par défaut, fût-elle contraire à leurs intérêts[49].

Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, cette technique fait donc partie depuis longtemps des ordres juridiques, à des fins plus « machiavéliques » que « paternalistes ». Le nouveau regard que ces recherches permettent de porter sur ces anciennes pratiques ne devrait-il pas amener le parlement de même que le juge constitutionnel à les reprendre tant sous l’angle de la bonne foi et de l’intérêt public que de l’aptitude à atteindre celui-ci sous l’angle de la proportionnalité ?

3.3 La nécessité de trouver une expression plus explicative que celle de nudge

L’engouement pour les coups de pouce présente des enjeux majeurs aussi bien politiques que philosophiques, éthiques ou juridiques. Il en découle une première nécessité : celle de trouver en français un concept plus parlant que celui de nudge, qui en dévoile spontanément les enjeux cachés, tout en étant conscient, à notre tour, de l’effet de cadrage et de la trahison propre à toute traduction.

3.3.1 La longue tradition de la gouvernance par l’incitation

Le nudge est un coup de pouce, un encouragement sympathique à bien se comporter. Il peut aussi signifier « coup de coude », mais on perd alors sa connotation positive. Appelons-le plus prosaïquement une « incitation » ; la chose devient alors banale, car elle ne paraît plus nouvelle.

Le fait de gouverner par l’incitation, la persuasion ou la douceur n’a, en effet, pas été inventé à l’orée du xxie siècle. On en trouve trace, par exemple, dans la gouvernementalité de Michel Foucault[50], notion dépassant la simple soumission du sujet à des règles pour aller vers une obéissance active : « Comment s’est formé un type de gouvernement des hommes où on n’est pas requis simplement d’obéir, mais de manifester, en l’énonçant, ce qu’on est[51] ? » L’analyse de Frédéric Gros est éclairante :

C’est par contraste avec le pouvoir de la loi que Foucault fait apparaître celui de la norme : la loi suppose le partage du permis et du défendu (un acte est criminel ou non), alors que la norme établit des gradations continues (on est plus ou moins normal). La loi intervient sur le versant extérieur de nos actions visibles, la norme sur l’intériorité de nos comportements ; la loi est d’essence répressive et la norme d’essence incitative ; l’instance de diffusion de la loi est unique et centralisée (l’État) quand celle de la norme est plurielle (école, usine, médecine)[52].

Pour leur part, Malik Bozzo-Rey, Anne Brunon-Ernst et Arnaud van Waeyenberge voient ainsi les choses :

[Le] nudge n’est pas sans lien avec les enseignements de Michel Foucault sur la biopolitique qui, reprenant le Panoptique de Bentham, met en lumière la recherche de pouvoir et de contrôle social qui se cache derrière ces nouvelles pratiques régulatoires. En particulier, le nudge n’est pas exempt de contrainte, mais elle s’y exprime différemment. Bien qu’a priori non contraignantes et laissant toujours formellement le choix aux destinataires de l’utilisation des normes s’appuyant sur les sciences comportementales, on constate que ces pratiques s’imposent peu à peu aux particuliers au point de devenir incontournables[53].

C’est également la troisième voie qu’évoque Benjamin Constant lorsqu’il décrit la « nature des moyens que l’autorité peut employer » en plus de la « loi » et de l’« arbitraire » :

Quelques écrivains cependant lui en attribuent d’une troisième espèce. Ils nous parlent sans cesse d’une action douce, adroite, indirecte sur l’opinion. Créer l’opinion, régénérer l’opinion, éclairer l’opinion, sont des mots que nous rencontrons à chaque page comme attributions du gouvernement, dans toutes les brochures, dans tous les livres, dans tous les projets de politique, et durant la Révolution française, nous les rencontrons dans tous les actes de l’autorité[54].

Il serait intéressant un jour de creuser les références qu’indique Benjamin Constant. On se limitera ici à poser l’hypothèse (à vérifier) qu’il se réfère notamment à la législation indirecte[55] de Jeremy Bentham.

Le projet de psychologie « politique » transcende toutefois aujourd’hui celui de Constant : la « méthode douce » de Sunstein et Thaler est bien cette même « action douce, adroite et indirecte » — on peut reprendre les adjectifs tels quels — non plus sur l’« opinion », mais directement sur le comportement, sans que l’on demande au sujet — précisément — son opinion.

La nouveauté du nudge ne réside pas non plus dans l’application des recherches en psychologie à l’obéissance des citoyens : l’invention de la propagande par le neveu de Freud, comme on l’a montré ci-dessus, ou l’existence d’une unité de psychologie au sein des forces de défense israélienne dans laquelle Daniel Kahneman a effectué son service militaire durant les années 1950, et qui lui a inspiré ses premières théories d’économie comportementale[56], le démontrent amplement.

Où réside donc la spécificité de ces coups de pouce ? On tentera d’y répondre dans les lignes qui suivent.

3.3.2 Une gouvernance par la création d’environnements comportementaux incitateurs

Le mécanisme central de conduite des comportements que proposent Sunstein et Thaler aux administrations publiques réside dans la conception d’un « choice architecture » par un « choice architect ». Le terme « choix » est en réalité trompeur pour un certain nombre de nudges[57], car il laisse subtilement croire à la possibilité, dans tous les cas, d’une décision consciente en toute liberté, alors qu’en fait le choix de se comporter de la manière voulue par l’« architecte » est précontraint par l’environnement et n’a été l’objet d’aucun « choix » proprement libre et éclairé dans certains cas[58].

Il nous paraît dès lors plus transparent de traduire choice architect par « architecte du comportement des citoyens », ce qui montre plus clairement que la décision est modelée — connotation valorisante — ou manipulée — connotation péjorative — par un tiers qui la préconstruit. L’expression choice architecture deviendra par conséquent l’« environnement comportemental ». Le concept caché derrière le terme nudge peut ainsi être facilement rendu par l’expression « environnement comportemental incitateur », celle-ci regroupant l’architecture (au sens de l’espace physique), le design (au sens de l’objet) et le contexte psychologique avec et dans lesquels l’individu interagit lorsqu’il se comporte d’une manière déterminée.

Donner un coup de pouce (c’est-à-dire recourir à un nudge), c’est donner le pouvoir à un architecte du comportement de créer un environnement comportemental incitateur offrant un contexte propice à l’adoption d’un comportement déterminé sans contrainte apparente.

4 Coup de pouce ou coup bas : une technique de gouvernance manipulatoire ou respectueuse du libre-arbitre ?

La création d’un environnement comportemental incitateur ne relève pas du monde des normes, souples ou dures[59], mais de celui des faits. En effet, la norme, juridique ou non, oblige, à des degrés divers (« je dois ou je ne dois pas faire » — sollen ; « je devrais ou je ne devrais pas faire » — sollten). Le concepteur d’un environnement incitateur tente, lui, de forcer notre comportement, avec un degré de contrainte faible certes (je me comporte ou je ne me comporte pas ainsi). L’acte est matériel ; il n’est pas normatif. C’est une technique d’aide à la mise en oeuvre des actes normatifs, durs ou souples. Derrière l’acte matériel se trouve en effet toujours une norme tapie, une norme tacite souvent, dont l’environnement incitateur est chargé de pousser à l’obéissance : recommandations nutritionnelles (normes souples) s’agissant des nudges en vue de promouvoir la consommation d’une nourriture saine et équilibrée ; règles de droit sur les limitations de vitesse (normes dures) pour les nudges visant à modérer la circulation. On n’est donc pas en présence de soft « law » mais de soft « implementation ». Qualifier la « nébuleuse » des « nudges » d’« objets normatifs non identifiés », à l’exemple de François Ost[60], est donc un procédé métonymique : l’acte de mise en oeuvre de l’acte normatif est pris ici pour l’acte normatif sous-jacent lui-même.

Si les démocraties ont peu à peu domestiqué la norme juridique classique pour lui conférer pleine légitimité, il est vrai qu’elles n’ont pas encore entièrement dompté les actes normatifs souples, ni les actes d’exécution de celle-ci, en particulier les souples. Les tribunaux (helvétiques du moins), quant à eux, ont longtemps été démunis devant les actes matériels. Des voies de droit spécifiques ont été progressivement ouvertes aux plaideurs depuis quelques années, ce qui a ouvert plus largement le contentieux[61].

Ainsi, paraissant sournoisement doux à première vue, l’environnement comportemental incitateur est en réalité un moyen possiblement très intrusif de conduite des comportements humains. Une telle méthode peut court-circuiter notre libre arbitre : l’être humain n’est alors plus « le conducteur de lui-même, de cette espèce de véhicule vivant et donc naturellement en marche qu’est sa propre personne », selon la puissante métaphore de Paul Amselek pour définir la liberté[62]. Notre conduite n’est ici plus directement « encadrée » par des normes : elle est psychologiquement télécommandée par l’architecte de nos comportements, réincarnation contemporaine du démiurge manipulateur. Anne van Aaken a bien senti le danger en mettant les citoyens en garde contre un possible « Brave New World of Nudging », en se référant au conditionnement des citoyens dans ce nouveau monde dystopique[63]. Plus que des coups de pouce, ne sont-ce pas en réalité de véritables coups de griffe pour s’implanter au tréfonds de notre cerveau — un coup bas – puisqu’ils contournent de manière masquée notre libre arbitre ?

Le soupçon est renforcé par le caractère fréquemment non explicite de tels moyens, alors que la démocratie et l’État de droit se nourrissent de transparence, de bonne foi et de confiance[64]. Tout comme les spectacles de magie, le « truc » ne risque plus de fonctionner aux yeux du public, ou plus aussi bien, lorsqu’il est démasqué et connu. Les procédés de manipulation, fussent-ils dans l’intérêt public, ne déploieraient-ils leur pleine efficacité que dans l’ombre ?

Certaines mesures de manipulation psychologique de l’environnement comportemental, par exemple le recours au leurre[65], sont clairement contraires à l’exigence de bonne foi[66] et ne sauraient appartenir à l’arsenal d’un État de droit. D’autres mesures moins problématiques, comme les options par défaut, sont admissibles sous certaines conditions de transparence précisément (obligation d’information active de la part des autorités), comme le Tribunal fédéral l’a précisé en 1997 déjà à propos du don d’organes par défaut que le canton de Genève avait précocement instauré[67].

Joule et Beauvois sont conscients de telles critiques. Ils les réfutent en raison de la persistance idéologique d’une vision dépassée de l’humain que la psychologie scientifique aurait déconstruite au cours de ce dernier siècle. Le libre arbitre et la décision libre et éclairée ne seraient qu’illusions, tout comme la rationalité des comportements humains :

[Les] pratiques d’engagement peuvent scandaliser celles et ceux qui sont intimement convaincus que toute l’activité humaine est réductible à une activité de libre décision, éclairée par un ensemble d’arguments que le décideur aurait accepté de recevoir, qu’il aurait traité dans la plénitude de son intelligence, ou qu’il aurait élaboré en lui-même en l’absence de toute influence […] Près d’un siècle de psychologie scientifique nous conduit à refuser cette trop belle image de l’activité humaine et à dénoncer les effets pervers de sa promotion idéologique. Aussi, toute discussion éthique doit admettre comme préalable que ce n’est pas parce qu’on s’agrippe à cette image qu’on est un ange, ni parce qu’on y renonce qu’on est un démon[68].

Sunstein et Thaler justifient la création d’environnements incitateurs par les effets peu contraignants de ceux-ci dans les faits. Les individus demeureraient donc « libres », selon eux, puisqu’ils ne sont pas « contraints » : « If choice architects coerce people, they are no longer merely nudging[69]. » Du point de vue politique, pour le très libéral Benjamin Constant, de tels instruments n’auraient pourtant certainement trouvé aucune grâce à ses yeux :

Mais, comme le dit très-bien Mirabeau, tout ce qui tient à l’opinion, à la pensée, est individuel. Ce n’est jamais en sa qualité de gouvernement qu’un gouvernement persuade. Quand il s’y essaie, il se fait individu ; il change de nature ; il se soumet à la pensée au lieu de la dominer : il cherche à la convaincre, donc il la reconnaît pour son juge. Aussi voyons-nous toujours qu’après quelques tentatives de ce genre, l’autorité s’aperçoit qu’elle n’est plus dans sa sphère, qu’elle s’est dépouillée de ses armes habituelles, et sa tendance est de les reprendre. Les exhortations aboutissent à des peines contre ceux que ces exhortations n’ont pas attendris. On avait débuté par des conseils, on continue par des ordres, et l’on termine par des menaces. C’est que dans le fait, un gouvernement n’a de mission que de commander et de punir[70].

Il faut pourtant reconnaître que les particuliers restent bel et bien « libres » en apparence lorsque l’environnement est purement incitateur. Ils ne sont, en effet, pas « forcés » par un choix par défaut puisqu’ils peuvent toujours décocher la case du formulaire avant de le renvoyer ou sélectionner l’impression des feuilles de papier sur un seul côté au lieu du recto verso préprogrammé.

Dans certains cas, la critique est moins pertinente, car il arrive que certains environnements incitateurs renforcent l’autonomie personnelle par le fait de donner en toute transparence une information permettant d’éclairer son comportement à l’exemple des mesures de rétroaction (feedback) sur les conséquences de son comportement[71], tel le compteur placé sur un pommeau de douche mesurant la quantité d’eau, la température et l’énergie utilisées pour se doucher[72]. Nous devons donner raison à Sunstein lorsqu’il répond ceci : « A calorie label and an energy efficiency label are not ordinarily counted as forms of manipulation[73]. » Il faut donc distinguer. Si les coups de pouce peuvent être manipulatoires, certains ne le sont pas, notamment lorsqu’ils sont transparents et qu’ils ne s’adressent pas directement à notre système de pensée intuitif (système 1) mais à notre raisonnement (système 2).

Tableau 1[74]

Suitable labels of intervention types

Suitable labels of intervention types

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La transparence du procédé ne guérit donc forcément pas le grief de manipulation. Sunstein lui-même le reconnaît : « Does transparency rebut the charge of manipulation ? Probably not. If government engages in egregious forms of manipulation, transparency is not a defense. A genuine insult to autonomy and dignity, in the form of a subversion of people’s decisionmaking capacities, does not become acceptable merely because people are allowed to know about it[75]. »

Le point du libre arbitre s’avère capital. Une personne qui prend une décision dans un contexte sciemment manipulé par une autorité étatique, qui plus est de manière invisible, afin de pousser son comportement dans une direction déterminée est certainement moins libre que dans un environnement laissé au hasard. C’est donc en fin de compte une question de nuances et de degrés de contrainte, comme nous le verrons ci-dessous.

5 Coup de pouce ou coup de pied ? La zone grise entre un environnement comportemental incitateur et une architecture de contrôle des comportements

5.1 Les degrés de contrainte

Tout comme les actes normatifs provoquent une atteinte plus ou moins grave à nos libertés, les actes matériels sont susceptibles de léser celles-ci à des degrés divers. La manipulation d’un environnement comportemental peut en effet provoquer un effet très contraignant (on le qualifiera alors d’« architecture de contrôle des comportements ») ou au contraire parfaitement anecdotique. Le coup de pouce peut ainsi devenir coup de pied.

L’exemple introductif du best-seller de Sunstein et Thaler illustre bien un cas d’atteinte anecdotique : celui des autocollants de mouches collés dans les urinoirs censés améliorer la propreté des toilettes publiques en augmentant la concentration de leurs visiteurs[76] ou celui d’une image d’yeux exposées au-dessus d’une machine à café plutôt qu’une affiche de fleurs pour augmenter le rendement de la tirelire destinées au paiement des boissons[77]. Le repositionnement défavorable des mets trop gras, trop salés et trop sucrés dans une cafétéria en libre-service pour favoriser les nourritures plus saines[78] est plus intrusif, même si l’atteinte reste très légère. Les choix par défaut peuvent être anodins — abonnement à une circulaire d’information administrative —, de portée moyenne — déduction volontaire automatique du salaire de l’impôt sur le revenu[79] – ou lourds de conséquence — fait d’être donneur d’organes à défaut d’avoir explicitement donné son accord[80] ou de n’obtenir des compléments de rente que sur demande en matière de sécurité sociale. L’utilisation stratégique du biais dit d’« aversion à la perte », mis en exergue par Daniel Kahneman et Amos Tversky[81], peut psychologiquement transformer ce qui demeure rationnellement parlant une incitation en une punition. Tel est le cas si l’on octroie une prime salariale (optionnelle et incitative) à tous les fonctionnaires en janvier et que l’on en exige le remboursement en décembre en proportion des performances accomplies. Une expérience sur des enseignants en a démontré l’effet sur l’amélioration des prestations[82].

D’incitateur, l’environnement comportemental peut devenir impératif dès qu’un certain seuil de contrainte est franchi. L’exemple de la limitation de vitesse sur les routes l’illustre : a) contrainte maximale : brider une voiture à 120 km/h contraint nécessairement son conducteur à ne pas franchir cette limite ; b) contrainte assez forte : les seuils de circulation n’empêchent en revanche pas d’être franchis à toute vapeur, à condition que les passagers en supportent l’inconfort et les amortisseurs, les chocs ; c) contrainte faible : dessiner des motifs géométriques sur la route qui augmentent l’impression de vitesse avant un virage crée une illusion d’optique incitant le chauffeur à ralentir.

L’architecte des comportements peut donc dessiner des environnements comportementaux diversement contraignants. Pour Sunstein et Thaler, s’il n’est pas exclu que le nudge puisse présenter un certain degré de contrainte, le « mere nudge » (le nudge simple) est purement incitatif[83].

Cependant, la frontière se révèle parfois ténue. Les politiques de sécurité urbaine illustrent la difficulté. Les comportements déviants peuvent en effet être prévenus par un design environnemental ou urbanistique incitateur ou contraignant[84]. Le mobilier urbain anti-SDF (sans domicile fixe) peut être absolument dissuasif (piques à l’avant d’une vitrine), assez contraignant (chaises accolées au lieu d’un banc plat) ou simplement incitatif (aménagement d’espaces conviviaux pour les y regrouper). En matière d’urbanisme, les rues peuvent être bouclées par des parapets en béton pour prévenir une attaque par camion-suicide (contrainte forte) ; elles peuvent être reconstruites plus spacieusement pour prévenir les émeutes, à l’instar du Paris haussmannien[85], ou construites de manière panoptique pour que les habitants puissent facilement les surveiller ou les défendre (« defensible space[86] »), ou être vidéosurveillées[87] (contrainte moyenne) ; elles peuvent être éclairées[88] (simple incitation). Les adolescents turbulents peuvent être confinés par des barrières (contrainte forte) ou éloignés par la diffusion ciblée d’ultrasons[89] ou de lumière rose, qui met en évidence les boutons d’acné (contrainte plus faible, mais atteinte potentielle à la dignité et à l’interdiction de discrimination) et même de musique classique (contrainte faible)[90]… Autres exemples : « ne plus construire de toits plats (pour éviter que des émeutiers y stockent des pierres), d’améliorer l’éclairage public (qui joue sur le sentiment d’insécurité), de protéger les commerces par des plots en béton (pour éviter les voitures-béliers), de ne plus construire d’auvents (pour limiter les rassemblements devant les halls) ou d’interdire les coursives (qui compliquent la surveillance)[91] ». L’artiste Nils Norman a recueilli sous l’étiquette d’« architecture défensive » (defensive architecture) de multiples exemples de limitation des comportements qu’il a regroupés dans les catégories suivantes : « Anti-climb Paint ; Anti-rubbish ; Anti-skate ; Anti-sticker Stucco ; Anti-urination ; Anti-graffiti ; Audio and Light Devices ; Barriers ; Bollards ; Buildings ; Bum-free ; CCTV and Surveillance ; Checkpoints ; Gates ; Parks ; Planters ; Privately Owned Public Space ; Public Art ; Seats ; Signs ; Viewing Gardens[92] ».

Le Conseil de l’Europe a proposé en 2002 de prévenir la criminalité urbaine, mais en suggérant des mesures architecturales de nature incitatrice — des coups de pouce plutôt que des coups de pied : « L’urbanisme devrait notamment avoir pour objectif de créer un environnement stimulant dans lequel les individus peuvent s’épanouir, acquérir un sentiment d’appartenance et être fiers de leur lieu de résidence. » À titre d’exemple, le Conseil a fait la proposition suivante :

[A]ssurer un environnement agréable de jour comme de nuit et par tous les temps, en prêtant particulièrement attention aux dimensions, aux formes, aux couleurs, à l’aménagement paysager, aux matériaux et à l’entretien des bâtiments et des espaces […] garantir l’égalité d’usage de l’espace public à toutes les composantes de la population sans distinction d’âge, de sexe, de race ou de handicap, dans le but de favoriser une fréquentation mixte ou équilibrée[93].

Une architecture incitatrice appropriée permet en effet de garantir accès de la ville à tous et à toutes, peu importe leur âge, leur sexe, leur race ou leur handicap : places adéquates réservées aux voitures de conductrices dans les parcs de stationnement souterrains ; mesures architecturales imposées aux maîtres d’ouvrage au moment de la rénovation ou de la construction de bâtiments et destinées à favoriser l’indépendance des personnes handicapées, etc.

5.2 Le degré d’atteinte aux droits fondamentaux

Estimer le degré d’atteinte est précisément ce qu’il faut évaluer pour déterminer si de telles mesures respectent les droits fondamentaux[94]. Si l’atteinte est très forte, une base légale formelle très précisément rédigée s’imposera ; si elle se révèle faible, une base légale matérielle aux contours juridiques plus vagues suffira ; si elle est nulle, aucune base légale ne sera requise[95]. Si toutefois l’environnement comportemental devait léser l’essence même d’un droit fondamental (ce qui n’est pas à exclure pour certaines manipulations psychologiques en rapport avec la liberté personnelle en particulier[96]), ce droit serait violé sans qu’aucune base légale ne soit en mesure d’y remédier. Aucune base légale ne peut non plus justifier des mesures créant des situations dangereuses susceptibles de mettre la vie ou la santé en danger (risque d’accident dans le cas de piques placées sur l’espace public pour inciter certaines populations à s’éloigner). De telles mesures sont susceptibles de déclencher une responsabilité civile (notamment responsabilité pour des bâtiments ou autres ouvrages), voire pénale[97].

On soulignera de surcroît que les mêmes exigences de légalité doivent s’appliquer à l’acte normatif (souvent tacite, et qu’il conviendra d’expliciter) que ces actes matériels mettent en oeuvre : une administration ne saurait aménager une manipulation psychologique quelconque pour favoriser le don d’organes si l’ordre juridique ne comprend aucune norme en ce sens, voire s’y oppose[98].

La question doit également être posée au sujet des expérimentations que les unités administratives chargées d’instaurer de tels environnements comportementaux conduisent pour les tester et en déterminer l’efficacité. L’ordre juridique devrait soumettre de telles expériences, au moins les plus problématiques, à l’approbation de comités d’éthique et de déontologie en matière de recherche[99].

Enfin, lorsqu’un État veut contraindre certains acteurs à instaurer un environnement incitateur, la norme les y obligeant devra évidemment satisfaire aux exigences de la légalité. On peut prendre l’exemple des entreprises du numérique si l’État leur demande d’implanter des systèmes de protection structurelle des données et par défaut sur Internet (privacy by design and by default[100]) ou des fabricants de voiture si l’État veut les forcer à équiper leurs véhicules d’un bipeur lorsque les ceintures de sécurité ne sont pas attachées. L’atteinte portera, dans ce cas, primairement sur les droits fondamentaux des entreprises visées, en particulier leur liberté économique.

Il en va de même pour la proportionnalité[101]. Pour autant que la mesure soit apte à remplir le but d’intérêt public qu’elle vise, il faut la comparer à diverses variantes d’efficacité semblable et opter pour celle qui porte le plus faiblement atteinte. Recourir à des mesures incitatives sera fréquemment moins intrusif que des mesures contraignantes[102] si bien qu’a priori un environnement incitateur, pour autant qu’il soit efficace, sera à préférer à un environnement contraignant. Le problème résidera en pratique plutôt dans l’aptitude des mesures incitatives à atteindre les buts visés. Les partisans de celles-ci[103] sembleraient avoir couramment tendance à en surestimer l’efficacité[104], en particulier si elles sont utilisées seules. Couplées en synergie à des mesures plus contraignantes, elles paraissent davantage performantes[105]. En matière de politique de sécurité urbaine, les environnements les plus efficaces sembleraient être les plus contraignants[106].

La création d’environnements comportementaux contraignants n’est pas nouvelle. Concevoir une architecture de contrôle des comportements a en effet une longue histoire. À l’instar d’un environnement incitateur, un environnement comportemental coercitif repose sur une norme, tacite ou explicite, qu’il (auto-)exécute : dresser un grillage pour faire respecter une signalisation routière ; ériger un mur pour empêcher le passage d’une frontière ; castrer chimiquement un pédophile pour prévenir une nouvelle violation de la norme pénale.

Dans certains cas, les genres peuvent se mélanger : la norme oblige parfois à instaurer un environnement contraignant comme dans l’exemple des fabricants de voiture obligés de poser des dispositifs empêchant le démarrage si les ceintures ne sont pas bouclées ou de la prescription forcée d’Antabus®, celui-ci provoquant automatiquement une sensation de dégoût à l’absorption d’alcool au point que l’alcoolique chronique n’a tout simplement pas à choisir entre le respect et la violation de la norme interdisant la conduite en état d’ébriété.

Contrairement à l’environnement incitateur, qui a besoin d’ombre pour déployer toute sa puissance, l’environnement contraignant n’a pas besoin d’être caché pour être efficace. Sa visibilité augmente au contraire son efficacité. Cette caractéristique explique certainement pourquoi l’ordre juridique a régulé très tôt ce type de mesure plutôt que l’autre.

Notre réflexion sur la nature des nudges permet de mettre en évidence un autre parallèle entre l’acte normatif et l’acte matériel. Les deux genres contiennent chacun deux espèces pour reprendre la terminologie d’André Lalande, soit l’impératif et l’appréciatif : « Il faut prendre garde de ne pas confondre normatif avec impératif. Une norme n’est pas nécessairement une loi ni un commandement : elle peut être un idéal, sans aucun caractère d’obligation. Le normatif est un genre qui contient deux espèces principales : l’impératif et l’appréciatif[107]. » Tout comme on peut opposer le droit dur — obligatoire — au droit souple — « recommandationnel » —, les actes matériels peuvent être durs et contraignants (architecture de contrôle des comportements) ou souples et incitatifs (environnement comportemental incitateur), avec une pleine gamme de nuances tant entre ces catégories qu’à l’intérieur de celles-ci. Le tableau 2 en résume les contours.

Tableau 2

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Conclusion : le nécessaire coup de cloche du droit

Gouverner par des « coups de pouce » (nudges) est l’expression, vulgarisée par deux professeurs américains, de la détermination des États en vue d’instrumentaliser nos biais cognitifs pour mettre en oeuvre les lois et les politiques publiques. S’inspirant des travaux en matière de psychologie sociale et d’économie comportementale notamment, les promoteurs de cette forme de gouvernance entendent confier à l’État le pouvoir d’être un architecte du comportement des individus chargé de créer un environnement comportemental incitateur destiné à offrir aux citoyens un contexte propice à l’adoption d’un comportement déterminé sans contrainte apparente et à leur insu. Chaque personne devrait ainsi se comporter automatiquement de la manière programmée par l’environnement dans lequel elle se trouve, sans en avoir véritablement conscience.

Un tel programme paraît totalement inconcevable pour qui n’a pas suivi les derniers développements scientifiques démontrant les failles de la pensée rationnelle. Il est en revanche très tentant pour tout dirigeant, puisqu’il lui suffirait de manipuler à sa guise l’environnement comportemental de ses sujets afin d’en provoquer l’obéissance automatique. Faut-il en conséquence condamner d’emblée ces techniques au prétexte qu’elles porteraient irrémédiablement atteinte aux droits fondamentaux et aux principes d’un État de droit ? Certainement non.

Tout d’abord, la proposition de développer des environnements comportementaux incitatifs plutôt que contraignants pour aider à mettre en oeuvre les lois fait écho à l’essor contemporain des lois devenant elles-mêmes souples (soft law). C’est plutôt une expression bienvenue de la proportionnalité, même si la frontière entre un environnement comportemental incitateur et une véritable architecture de contrôle des comportements n’est pas toujours très claire : le coup de pouce paraît moins incisif par rapport au coup de matraque, outil plus brutal et très peu psychologique de mise en oeuvre des lois qui, lui, a toujours fait partie intégrante de l’arsenal de gouvernement !

Par ailleurs, l’individu reste toujours enchâssé dans un certain environnement tant psychologique qu’architectural au moment de prendre ses décisions de comportement, qu’il le veuille ou non. Voici ce qu’en dit l’un des « inventeurs » du nudge :

It is pointless to object to nudges and choice architecture as such. Human beings cannot live in a world without them. Spontaneous orders have many virtues, but they themselves nudge. Whether or not they are associated with liberty, properly conceived, they create multiple forms of choice architecture. Even the most minimal government must nudge, and must create choice architecture of many different kinds[108].

Toutefois s’il ressort que l’individu n’est plus totalement maître de ses choix, le citoyen, lui, est en droit d’attendre que l’État n’en prenne pas subrepticement la maîtrise à sa place.

À notre avis, la conception d’un environnement comportemental incitateur doit simplement être replacée dans l’environnement de l’État de droit. Il ne faut dès lors pas gouverner par coups de pouce au lieu de légiférer, mais plutôt s’atteler à légiférer intelligemment pour encadrer ces formes assouplies de gouvernement.

En conclusion, pour autant que de telles méthodes ne s’attaquent pas à l’essence de nos libertés, elles sont acceptables à condition d’être fondées sur une base légale, de viser un intérêt public ainsi que d’être proportionnées, conformes à la bonne foi, transparentes et non discriminatoires, exigences dont il reste à démontrer, au cas par cas, qu’elles sont en pratique respectées. Le rôle d’une démocratie consiste à encadrer ces actes de fait par des actes de droit. Sinon le droit se chargera de donner un coup de cloche aux architectes du coup de pouce !