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À l’occasion des derniers affrontements entre le gouvernement sri lankais et l’organisation des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) au printemps 2009, des milliers de Tamouls ont marché dans les rues de plusieurs villes européennes et nord-américaines, afin de faire intervenir la communauté internationale pour mettre un terme au conflit. À Toronto, une chaîne de manifestants a bloqué six voies d’autoroute (Orjuela, 2012). À Londres, deux Tamouls se sont engagés dans une grève de la faim (BBC, 2009) pendant que 100 000 personnes défilaient dans les rues de la capitale britannique. Si cette mobilisation massive au printemps 2009 a certes engendré une médiatisation considérable, elle revêt surtout un point tournant dans l’étude des actions collectives de la diaspora tamoule. En effet, alors que le discours des LTTE, prédominant en diaspora jusqu’en 2009, mettait davantage l’accent sur la création d’un État tamoul indépendant, nous observons aujourd’hui la prédominance d’un discours sur la reconnaissance du génocide, que ce soit par l’entremise de rallyes de reconnaissance du génocide ou par des campagnes de sensibilisation sur les médias sociaux, tel #VoiceGenocide lancé par la Tamil Youth Organization (TYO-UK) en 2014. Il s’opère donc depuis 2009 un recadrage des actions collectives en diaspora tamoule. Comment expliquer ce changement de cadrage ?

Pour y répondre, nous proposons un cadre théorique provenant de la sociologie politique des mouvements sociaux et de l’action collective. De ce fait, à la lumière des travaux sur les fenêtres d’opportunité, définies comme étant des espaces d’ouverture et de fermeture au-delà et en-deçà de l’État et de ses institutions (Meyer, 1993 ; Meyer et Minkoff, 2004 ; Dembinska, 2012), ainsi que sur les structures mobilisatrices, soit des réseaux formels ou informels d’individus ou de groupes (McCarthy, 1996), nous émettons deux hypothèses. La première consiste à expliquer le recadrage des actions collectives de la diaspora tamoule par la présence d’une fenêtre d’opportunité : la fin du conflit sri lankais. La seconde propose plutôt d’expliquer ce recadrage par les structures mobilisatrices, soit par l’émergence de nouveaux acteurs collectifs, eux-mêmes porteurs d’un discours sur la reconnaissance du génocide. Nous avons donc procédé à une analyse qualitative de cadrage du discours de cinq acteurs collectifs tamouls, tel que retransmis par le média diasporique Tamilnet.com. Précisément, nous avons comparé les discours en matière d’indépendance et de reconnaissance du génocide des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), du Global Tamil Forum (GTF), du Transnational Government of Tamil Eelam (TGTE), des Tamils Against Genocide (TAG) et du National Council of Canadian Tamils (NCCT), afin de mettre en évidence comment ces acteurs cadrent les deux enjeux.

L’intérêt de cette recherche est donc double. D’abord, sur le plan théorique, nous questionnons la relation causale entre la fenêtre d’opportunité et le recadrage, et plus précisément le caractère déterministe de cette première. En focalisant notre analyse sur les structures mobilisatrices et les acteurs collectifs, nous contribuons à enrichir certes la littérature sur les mouvements sociaux, mais aussi la littérature sur le concept de diaspora. Ce croisement théorique, qui s’inscrit dans une perspective qui conçoit la diaspora et la mobilisation comme étant deux concepts fortement liés, peut sans aucun doute s’appliquer à d’autres diasporas, ainsi qu’à d’autres questions qui intéressent les mouvements sociaux. Sur le plan empirique, nous concentrons notre analyse sur les acteurs collectifs diasporiques tamouls post-2009, qui jusqu’à présent demeurent très peu étudiés. L’article se découpe en quatre sections. Nous présentons d’abord le conflit sri lankais ainsi que la diaspora tamoule pour ensuite élaborer notre cadre théorique issu de la littérature sur les mouvements sociaux et l’action collective. Par la suite nous décrivons brièvement notre démarche méthodologique et, enfin, dévoilons nos résultats, suivis d’une brève discussion.

Du conflit sri lankais à la diaspora tamoule

Indépendant depuis 1948, le Sri Lanka a connu un nombre considérable d’émeutes et de violences, notamment entre Cinghalais et Tamouls[1]. Si certains chercheurs remontent à la colonisation britannique de cette île afin de situer le conflit entre ces deux groupes ethniques (Thurairajah, 2011), d’autres se penchent plutôt sur l’indépendance du pays dans les années 1940 (Wayland, 2004), ainsi que sur le Sinhala Only Act introduit dans les années 1950[2]. Pour contrer les mesures discriminatoires proposées par cette loi, des organisations militantes tamoules commencent à voir le jour (Thiranagama, 2014). Dans les années 1970, ces organisations prolifèrent et, parmi celles-ci, les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), dirigés par Velupillai Prabhakaran, s’illustrent comme chef de file du mouvement indépendantiste tamoul, revendiquant fermement la création d’un État tamoul (Chalk, 1999 ; Van de Voorde, 2005 ; Orjuela, 2012 ; Thiranagama, 2014). En juillet 1983, des affrontements entre des militants des LTTE et des soldats cinghalais à Colombo donnent lieu à des émeutes qui se multiplient par la suite et se propagent ailleurs dans le pays. Cet événement, aussi appelé le Black July Progrom (Goreau-Ponceaud, 2009), est reconnu comme étant le véritable élément déclencheur du conflit qui oppose le gouvernement sri lankais aux LTTE. Si avant 1983 plusieurs Tamouls n’étaient pas convaincus par la quête de l’indépendance, ils sont maintenant majoritaires à la revendiquer pour le nord-est sri lankais, se ralliant désormais derrière le leadership des LTTE (DeVotta, 2005).

Nous pouvons donc retracer l’émergence de la diaspora tamoule dans les années 1980, à la suite du Black July Progrom, qui de fait engendre les premières vagues d’émigration tamoule sri lankaise vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Cette émigration massive a ainsi assis les bases d’une première communauté tamoule diasporique, dispersée principalement au Canada (320 000), au Royaume-Uni (180 000), en France (100 000), en Allemagne (60 000), en Australie (50 000) et en Suisse (47 000) (International Crisis Group, 2010). Cela dit, avant de poursuivre sur la structuration collective de la diaspora tamoule, nous tenons à définir brièvement ce que nous entendons par le terme diaspora.

Autrefois appliqué à quelques peuples seulement, notamment les Juifs, le concept de diaspora est aujourd’hui utilisé pour décrire n’importe quelle communauté migrante (Baser et Swain, 2010). Dans l’optique d’en limiter l’usage, certains chercheurs ont tenté d’identifier ses caractéristiques, dont la dispersion, la préservation d’une mémoire collective et le sentiment d’aliénation causé par une perception de non-intégration dans le pays d’accueil (Safran, 1991), alors que d’autres ont plutôt élaboré une typologie des différentes formes de diaspora (Cohen, 1996). Néanmoins, les débats sur ce concept ont donné lieu à deux courants principaux. D’abord, l’approche dite essentialiste considère l’identité diasporique comme étant constituée d’éléments primordiaux, psychologiques et mythiques[3]. Or, celle-ci apparaît réductrice, dans la mesure où cette approche n’aborde que les conditions externes qui structurent son existence, dont la démographie et la géographie (Vertovec, 1997), et accentue le caractère naturel de cette communauté conçue à titre d’acteur passif. Ensuite, l’approche dite constructiviste, dans laquelle nous situons notre recherche, suggère qu’à défaut d’être un phénomène naturel, la diaspora découlerait plutôt d’un processus d’auto-identification, jumelé à une instance de cohésion sociale, similaire à un mouvement social (Sökefeld, 2006). De cette façon, celle-ci gagnerait à être étudiée dans sa contingence, notamment en tant que processus (Brubaker, 2005) ou même à titre de projet politique (Baser et Swain, 2010). En adoptant une telle posture, il nous est donc possible de comprendre la diaspora et la mobilisation comme étant deux concepts fortement liés. De fait, cela nous amène à appréhender la diaspora tamoule comme une construction discursive, collective et politique, ancrée dans une structure mobilisatrice qui lui est propre.

Si l’immigration tamoule a certes été facilitée par plusieurs programmes mis en place par les gouvernements européens[4] et nord-américains, leur intégration dans ces pays aura également été soutenue par la transnationalisation des LTTE, qui a structuré et rallié la diaspora tamoule autour d’un discours d’indépendance (Aruliah, 1994 ; Wayland, 2004 ; Chalk, 2008), qu’on pourrait qualifier d’espace « exopolitie » : « espace social dans lequel le positionnement des différents groupes les uns par rapport aux autres leur donne un sens politique » (Dufoix, 2000 : 159). Cela s’explique entre autres par la capacité des LTTE à s’infiltrer dans la communauté tamoule diasporique, en assurant une campagne de propagande et de financement auprès de celle-ci (Chalk, 2008).

En avril 2009, 300 000 civils sont pris au piège dans la zone contrôlée par les LTTE, qui ne s’étend que sur 17 kilomètres carrés le long de la côte est du pays. Peu de temps après, soit en mai, le chef des LTTE est tué par l’armée sri lankaise et les LTTE se retrouvent défaits (George, 2012). Simultanément à l’intensification du conflit et à cette victoire du gouvernement sri lankais sur les LTTE, des milliers de Tamouls défilent dans les rues de plusieurs villes européennes et nord-américaines, dans le but de faire intervenir la communauté internationale auprès du gouvernement sri lankais. De ces actions collectives du printemps 2009 se dégage un nouveau cadrage dans le discours des militants tamouls, faisant référence à la reconnaissance du génocide (Kennedy, 2009 ; Taylor, 2009) plus qu’à la quête à l’indépendance, créant ainsi une rupture avec les LTTE (Thurairajah, 2010 ; Thiranagama, 2014 ; Walton, 2014). En outre, la persistance de ce cadre s’observe encore aujourd’hui, par le biais notamment de rallyes de reconnaissance du génocide dans plusieurs villes nord-américaines et européennes. Or, comment expliquer ce recadrage des actions collectives de la diaspora tamoule depuis le printemps 2009 ?

Cadre théorique

La littérature sur le cadrage dans l’étude des mouvements sociaux et de l’action collective s’est beaucoup développée à la suite des travaux de Robert D. Benford et David A. Snow (2000). Ces derniers se sont penchés sur le processus d’alignement des griefs pour comprendre comment des individus en viennent à s’engager au sein d’un mouvement et à prendre part à des actions collectives. Inspirés de l’analyse d’Erving Goffman (1974), qui définit un cadre comme étant un schéma d’interprétation permettant aux individus d’identifier et de situer des éventualités de leur propre environnement social au sein d’un monde global, David A. Snow, E. Burke Rochford Jr., Steven K. Worden et Robert D. Benford (1986) ont mis en évidence le rôle clé des organisations du mouvement social (OMS) dans l’alignement des cadres à des fins de mobilisation. Ils distinguent ainsi quatre différents processus mis en oeuvre par les OMS : rapprochement, amplification, extension et transformation[5]. Cela dit, si ces processus mettent en exergue le caractère stratégique du cadrage à des fins de mobilisation, leur élaboration fait davantage référence aux mécanismes internes du mouvement, faisant ainsi de l’ombre aux facteurs externes pouvant influer sur la continuité des cadres. Par conséquent, Robert D. Benford et David A. Snow (2000) évoquent la nécessité de se pencher sur d’autres facteurs issus du contexte sociopolitique afin d’avoir une compréhension plus située et plus contextualisée. Soulignant l’importance analytique de la structure d’opportunité politique dans la littérature depuis plusieurs décennies maintenant, Benford et Snow nous invitent à nous pencher sur le rapport entre celle-ci et le (re)cadrage.

La notion de structure d’opportunité politique permet de réfléchir sur la conjoncture temporelle du recadrage observé dans les actions collectives de la diaspora tamoule. Constatant que des conditions structurelles et institutionnelles facilitent l’émergence d’un mouvement social, en plus de permettre ou de freiner l’organisation d’actions collectives, Charles Tilly et Sidney Tarrow (2008) soulignent une adéquation entre la politique institutionnelle et les mouvements sociaux. Dans cette optique, ils reprennent le concept de structure d’opportunité politique que Tarrow (1994 : 85) avait antérieurement défini comme étant les « dimensions of the political environment that provide incentives for people to undertake collective action by affecting their expectations for success or failure ». Alors que le concept ne réfère ici qu’aux « opportunités », Tilly et Tarrow (2008) considèrent également la « menace » comme étant source d’opportunité, notamment puisque celle-ci peut tout aussi bien faciliter ou contraindre l’action collective. Cependant, pour les adeptes de l’approche du processus politique, la structure d’opportunité politique se limite ici aux caractéristiques d’un régime et de ses institutions, sans pour autant tenir compte des acteurs, des événements ou de la culture (Gamson et Meyer, 1996). Ils mettent donc de l’avant une approche statocentrée et réductrice, qui s’applique difficilement au contexte diasporique.

En revanche, le concept de « fenêtre d’opportunité » nous semble davantage pertinent pour réfléchir à la conjoncture temporelle du recadrage des actions collectives dans la diaspora tamoule. Conçue différemment de la structure d’opportunité, la fenêtre renvoie davantage à un espace qui puisse s’ouvrir et se refermer, et ce, au-delà et en deçà de l’État et de ses institutions (Meyer, 1993). À titre d’exemple, dans son article sur le recadrage des revendications ethniques en Pologne, Magdalena Dembinska (2012) met en exergue des événements, tels que l’effondrement du communisme en 1989, le recensement de 2002 et le débat sur la loi des minorités de 2002 à 2005, qui agissent à titre de fenêtres d’opportunité pour des acteurs collectifs silésiens et kachoubes. Elle soutient que ces événements, conçus comme fenêtres d’opportunité, permettent aux entrepreneurs ethniques (Brubaker, 2002) d’agir et de mobiliser les membres de leur groupe. Dans cette optique, il nous est possible de concevoir la fin officielle du conflit sri lankais, ainsi que le démantèlement des LTTE qui s’ensuivit, comme des fenêtres d’opportunité. La présence de celles-ci permettrait donc d’expliquer pourquoi nous observons un recadrage des actions collectives diasporiques tamoules depuis 2009. Cependant, comment celui-ci s’explique-t-il précisément ? Comme il a été soulevé plus haut, nous considérons la fenêtre d’opportunité comme étant à elle seule insuffisante pour expliquer le changement de cadre. En revanche, nous soutenons que celle-ci se trouve à être intrinsèquement liée aux structures mobilisatrices qui elles doivent cadrer non seulement la fenêtre d’opportunité, mais également les revendications, et ce, à des fins de mobilisation (McAdam et al., 1996 ; McCarthy, 1996 ; Meyer et Minkoff, 2004 ; della Porta et Diani, 2006 ; Sökefeld, 2006).

Les structures mobilisatrices sont des appareils collectifs, tant informels que formels, qui peuvent servir à des fins de mobilisation, d’engagement et de participation (McAdam et al., 1996 ; McCarthy 1996). Selon les adeptes de la théorie des ressources organisationnelles, ces structures sont essentielles à la survie d’un mouvement social, notamment parce qu’elles permettent aux acteurs d’avoir des ressources à leur disposition. Concrètement, celles-ci sont constituées de réseaux et d’individus qui facilitent, entre autres, le recrutement de participants et la diffusion du discours mobilisateur (McCarthy, 1996). Dans le cas de la diaspora tamoule, on peut penser à des associations diasporiques, ainsi qu’à des réseaux militants locaux, tels que le Canadian Tamil Congress (CTC) et le British Tamil Forum (BTF), ou transnationaux, comme le World Tamil Movement (WTM). Plus encore, ces organisations militent parfois pour le même enjeu et partagent des revendications semblables au-delà des frontières géographiques. Par exemple, Dembinska (2012) évoque l’« effet boomerang » (Keck et Sikkink, 1998 ; della Porta et Tarrow, 2005) lorsque certains groupes ethnolinguistiques s’allient avec d’autres groupes à l’extérieur de leur territoire géographique, afin d’exercer une pression externe sur leurs institutions étatiques.

Certes, les acteurs collectifs jouent un rôle essentiel dans le cadrage des opportunités et des menaces politiques qui s’ouvrent à eux afin de mobiliser la masse ou un groupe spécifique (Gamson et Meyer, 1996 ; Brubaker, 2002 ; Sökefeld, 2006). En ce qui concerne la diaspora tamoule, Oivind Fuglerud (1999) insiste sur le rôle qu’ont joué les LTTE à titre d’acteur mobilisateur en Norvège pendant le conflit sri lankais. Depuis, plusieurs auteurs, comme Luxshi Vimalarajah et Rudhramoorthy Cheran (2010), Amarnath Amarasingam (2013) et Olivier Walton (2014), notent que ce rôle serait désormais attribué au Transnational Government of Tamil Eelam (TGTE), ainsi qu’au Global Tamil Forum (GTF). Toutefois, John D. McCarthy (1996) est d’avis que la relation entre les opportunités politiques et les acteurs collectifs n’est pas sans ambiguïté et avance que ceux-ci nécessitent des structures qui, à leur tour, engendrent des opportunités. Autrement dit, le recadrage peut également s’expliquer comme étant un processus engendré par des acteurs collectifs qui répondent, de manière circonstancielle, à une fenêtre d’opportunité.

Ainsi, en concevant la fenêtre d’opportunité et les structures mobilisatrices comme étant intrinsèquement liées, nous émettons une première hypothèse selon laquelle des acteurs collectifs diasporiques tamouls actifs avant 2009 auraient saisi la fenêtre d’opportunité que représente la fin du conflit sri lankais pour procéder à un recadrage. La vérification de cette première hypothèse permettra de tester la relation causale entre la fenêtre d’opportunité et le recadrage. Afin de vérifier le rôle des structures mobilisatrices dans le recadrage des actions collectives, nous émettons une seconde hypothèse selon laquelle le recadrage s’explique par l’émergence de nouveaux acteurs, eux-mêmes porteurs d’un nouveau discours.

Méthodologie

Pour procéder à la vérification de nos hypothèses, nous avons identifié quatre acteurs collectifs diasporiques tamouls, que nous avons catégorisés en deux groupes, soit les anciens et les nouveaux. La première catégorie consiste en des acteurs collectifs créés à la suite de la dissolution des LTTE en 2009 et qui sont en partie composés par d’anciens membres de l’organisation. Nous avons choisi le Global Tamil Forum (GTF) et le Transnational Government of Tamil Eelam (TGTE) (TamilNet, 2009a ; Walton, 2014). La seconde catégorie renvoie quant à elle à des acteurs collectifs créés aux alentours de 2009 également, mais dont les membres n’ont aucune association antérieure connue avec les LTTE. À cet effet, nous avons sélectionné les Tamils Against Genocide (TAG) et le National Council of Canadian Tamils (NCCT). Nous avons procédé à une analyse de cadrage[6] des discours de ces quatre acteurs au discours des LTTE, afin d’en extirper les concordances et les discordances discursives en matière d’indépendance et de génocide. Selon notre première hypothèse élaborée ci-dessus, nous devrions observer une discordance discursive entre les LTTE, le GTF et le TGTE ; notre seconde hypothèse, quant à elle, suppose plutôt une concordance discursive entre les LTTE, le GTF et le TGTE, ainsi qu’une discordance discursive entre les LTTE, les TAG et le NCCT.

Précisément, nous avons codé 141 articles[7] recensés sur le site web diasporique Tamilnet.com, rédigés en anglais et publiés de 2000 jusqu’à la fin de 2015. Puisqu’il ne s’agit pas de faire ici une analyse de la couverture médiatique, il semble opportun de préciser que Tamilnet.com nous sert plutôt de terrain d’analyse transnational grâce auquel il nous est possible d’effectuer une analyse systématique du discours de chaque acteur collectif à partir d’une plateforme unique. À titre indicatif, Tamilnet se définit comme étant un service d’information indépendant, sans but lucratif, basé à l’extérieur du Sri Lanka, qui rapporte et rassemble les nouvelles concernant le Sri Lanka et la question tamoule (TamilNet, 2005). Sa pertinence dans le paysage médiatique sri lankais, mais plus encore son usage à titre d’outil mobilisateur dans la diaspora, demeurent non négligeables, comme l’écrit Mark Whitaker (2004 : 480) : « I remember thinking […] how very domestic were the circumstances of Tamilnet.com’s production—and how much Tamil people in the diaspora depended on it. All the Tamil adults that I interviewed that summer in Toronto and London (twenty-five in all) reported that they checked Tamilnet.com (among other websites) for news several times a week. » L’utilisation de Tamilnet.com à titre de terrain d’analyse s’expliquerait surtout par son usage répandu au sein de la diaspora tamoule.

Par le biais des articles recensés sur Tamilnet.com, nous nous sommes donc intéressée à l’articulation des discours respectifs en matière d’indépendance et de génocide. Pour ce faire, nous avons codé les 141 articles sélectionnés de manière qualitative, nous inspirant notamment de la grille de codage élaborée par Holli A. Semetko et Patti M. Valkenburg (2000). Ainsi, plutôt que de nous attarder à la récurrence des termes « indépendance » et « génocide », nous avons déterminé un champ lexical plus large, ce qui nous a permis de mettre en lumière l’articulation de chaque cadre dans le discours des cinq acteurs collectifs à l’étude. Autrement dit, nous nous intéressions à identifier d’abord lequel de ceux-ci était mis de l’avant par les acteurs collectifs, pour ensuite évaluer la manière dont ces derniers discutaient de ces cadres.

Résultats : continuité et rupture

Le tableau 1 présente un aperçu quantitatif de la récurrence des cadres « indépendance » et « génocide » dans le discours de chaque acteur collectif en fonction du nombre d’articles codés. Il illustre de manière plutôt sommaire la prédominance du cadre « indépendance » chez les LTTE, le GTF et le TGTE, ainsi qu’une prédominance du cadre « génocide » dans le discours des TAG et du NCCT.

Tableau 1

Récurrence des cadres « indépendance » et « génocide » par acteur collectif

Récurrence des cadres « indépendance » et « génocide » par acteur collectif

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Discours des Tigres de libération de l’Eelam tamoul

Les Tigres de libération de l’Eelam tamoul se considèrent comme un groupe appartenant à un mouvement de libération qui revendique l’indépendance de la nation tamoule. De ce fait, nous observons hors de tout doute une prédominance évidente du cadre « indépendance » dans son discours. Mais comment s’articule-t-il ?

Dans un premier temps, les LTTE insistent sur la conception ethnique de la nation tamoule. Dans cette optique, la quête de l’indépendance revêt un objectif collectif naturellement essentiel pour assurer la pérennité de cette nation, comme en témoigne cet extrait d’un discours prononcé par le chef des LTTE, Velupillai Prabhakaran :

It is true Tamil Eelam is a small nation on the globe. However it is a nation with great potential. It is a nation with a characteristic individuality. It has a distinctive language, cultural heritage and history. Sinalam seeks with its military might to destroy all these. It seeks to destroy Tamil sovereignty and replace it with Sinhala sovereignty. As the freedom movement of the people of Tamil Eelam we will never, ever allow Sinhala occupation or Sinhala domination of our homeland.

TamilNet, 2008

En insistant sur le caractère ethnique du conflit sri lankais, le chef évoque qu’il ne s’agit pas seulement d’un conflit entre le gouvernement sri lankais et les Tigres Tamouls, mais plutôt d’une guerre menée par le gouvernement cinghalais contre la nation tamoule dans son ensemble. Autrement dit, l’objectif de séparation des LTTE s’inscrit dans une caractérisation ethnique du conflit. Ultimement, l’indépendance s’avère la seule solution au conflit, comme l’évoque un ancien conseiller des forces armées de l’organisation, Yogi Yogratnam :

We have to realize one fact—even though eighty million Tamils are citizens of the world, they have no voice, because we have no state. If we had a state now, we would have prevented the current destruction of our race. Tamils, while being citizens of many states, are stateless people when their welfare is concerned.

TamilNet, 2009c

Enfin, caractériser le conflit en termes ethniques donne lieu à une adéquation quasi instantanée entre « nation » et « État ». Ainsi, le discours d’indépendance des LTTE évoque la nécessité de faire converger les frontières de la nation tamoule avec les frontières d’un véritable État tamoul, ce dernier permettant d’assurer la pérennité de la nation.

Dans un second temps, le discours d’indépendance des LTTE repose sur la résolution Vaddukoddai, adoptée en 1976 par le Tamil United Liberation Front (TULF). Concrètement, celle-ci sert de point d’ancrage de la mobilisation pour l’indépendance d’un État tamoul (Ubayasiri, 2002) et consiste en un mandat visant à réaliser l’indépendance : « This convention resolves that restoration and reconstitution of the Free, Sovereign, Secular, Socialist State of TAMIL EELAM, based on the right to self determination inherent to every nation, has become inevitable in order to safeguard the very existence of the Tamil Nation in this country. » (Vaddukoddai Resolution, 1976)

En ce qui concerne les LTTE, il est à noter que la résolution est mobilisée à maintes reprises, notamment dans un communiqué de presse de l’organisation (en novembre 2009), dans le but de lancer un appel assurant la continuité de la lutte pour l’indépendance : « Vaddukoddai Resolution and the mandate on it brought out Tamil aspiration for full independence even before armed struggle. Re-mandating it will tell the world what the people desire today. This is the first step deciding the bearing of Eezham Tamil national politics. » (TamilNet, 2009d) Conséquemment, justifier la lutte à l’indépendance par la résolution Vaddukoddai permet d’étendre le mouvement d’indépendance au-delà des LTTE et de lui assurer une pérennité au-delà de 2009.

Si le discours des LTTE est principalement centré sur l’indépendance de la nation tamoule, justifiée de manière plus large par la résolution Vaddukoddai, il n’en demeure pas moins que l’organisation évoque également la question du génocide. Certes, nous avons constaté que Prabhakaran utilise le terme génocide pour caractériser le conflit ethnique entre l’État cinghalais et la nation tamoule, où l’État cinghalais se trouve en position d’oppresseur ; toutefois, son utilisation ne se limite qu’à sa fonction de qualificatif, dans la mesure où la reconnaissance du génocide comme solution et revendication n’est jamais évoquée. Au contraire, l’indépendance s’inscrit encore une fois comme unique solution politique pouvant assurer la fin du génocide. En somme, les LTTE se réfèrent au cadre « génocide » pour décrire le conflit qui perdure entre la nation tamoule et l’État cinghalais, alors que le cadre « indépendance » demeure prédominant dans les revendications et dans les solutions envisagées par l’organisation pour mettre un terme définitif au conflit.

Maintenant que nous avons établi les bases du discours des LTTE en matière d’indépendance et de génocide, nous allons exposer les résultats de l’analyse de cadrage des discours des anciens acteurs, soit le GTF et le TGTE, pour ensuite nous pencher sur les nouveaux acteurs, les TAG et le NCCT. Ce faisant, nous soulignerons les éléments de continuité et de discontinuité présents dans les discours de ces quatre acteurs, en lien avec le discours des LTTE.

GTF et TGTE : continuité discursive

Le Global Tamil Forum (GTF) est une initiative lancée par diverses organisations diasporiques dans le but de poursuivre le mandat de la résolution Vaddukoddai, qui reconnaît le droit à l’autodétermination de la nation tamoule et qui vise un objectif d’indépendance pour cette dernière (TamilNet, 2009b). Créée en 2009 et composée d’anciens membres des LTTE (Jones, 2010), cette organisation internationale réitère la légitimité de la résolution Vaddukoddai à titre de mandat démocratiquement adopté par la nation tamoule : « GTF stands in support of fundamental principles of the 1976 Vaddukoddai Resolution which was supported and overwhelmingly voted through a democratic election in 1977 by the Tamils of the island nation. » (TamilNet, 2010b) Cette affirmation du président de l’organisation, Rv. Dr. S.J. Emmanuel, n’est pas sans rappeler le discours de l’ancien chef des LTTE, Velupillai Prabhakaran, et nous amène ainsi à constater le premier élément de continuité dans le discours du GTF, qui assure le prolongement du discours d’indépendance des LTTE. Plus encore, cette continuité se trouve elle-même explicitée par le président Emmanuel :

Let us not betray the struggle nor its goals as evolved, formulated and consolidated by the sacrifice of many thousands of combatants and civilians under the leadership of the LTTE […] Let the change of phase in the struggle from the last militant-cum-political phase to a political and international phase, not in any way weaken or water down the goals and directions of the struggle […] As long as the ban on the LTTE persists, the initiatives of the diaspora Tamils to carry forward the ideals so convincingly set out by the LTTE should stand on its own ground outside the island and not as actions of an LTTE hidden somewhere […] There is no question of giving up our ideals as articulated by the LTTE.

TamilNet, 2009a

Un second élément de continuité entre le GTF et les LTTE concerne le cadre « génocide ». Non seulement le GTF écarte-t-il la reconnaissance du génocide à titre de solution au conflit, tout comme les LTTE, mais il n’emploie jamais, du moins dans les articles codés, le terme génocide à des fins de caractérisation du conflit sri lankais. Cela s’expliquerait surtout par des dynamiques conflictuelles entre certaines organisations diasporiques affiliées au GTF (Walton, 2014).

Créé en 2010, le Transnational Government of Tamil Eelam (TGTE) consiste en une deuxième initiative de la diaspora tamoule qui se définit comme étant le successeur naturel des LTTE et qui agit à titre de gouvernement transnational réunissant des membres de la diaspora élus dans plus d’une dizaine de pays (Amarasingam, 2013 ; Parliament of Transnational Government of Tamil Eelam, s.d.). Tout comme le GTF et les LTTE, le TGTE endosse la résolution Vaddukoddai en préconisant ainsi ses trois principes politiques fondamentaux : la nation, la patrie et le droit à l’autodétermination. Conséquemment, l’organisation poursuit l’objectif suivant : « Reestablish the independent, sovereign State of Tamil Eelam, promote the Welfare of the People in the homeland, the Tamil Diaspora and the Global Tamil Community that consists of Tamils who have migrated and are now living in other parts of the world. » (Parliament of Transnational Government of Tamil Eelam, s.d.) À l’instar des LTTE, le TGTE caractérise le conflit en évoquant le qualificatif « génocide » ; en revanche, ce dernier n’est jamais mobilisé à des fins de reconnaissance nécessaire pour mettre un terme au conflit sri lankais.

TAG et NCCT : rupture discursive

Tamils Against Genocide (TAG)[8] est une organisation transnationale sans but lucratif (OSBL) créée en 2008 aux États-Unis, qui milite contre le génocide et contre les violations des droits humains. Sa mission couvre quatre axes : la plaidoirie, les poursuites judiciaires, la recherche et l’aide aux victimes (Tamils Against Genocide, 2015). Les résultats de notre analyse de cadrage présentent d’emblée une prédominance du cadre « génocide » dans le discours des TAG, qui apparaît dans la totalité des 41 articles codés pour cette organisation. Contrairement aux LTTE, au GTF et au TGTE, les TAG soutiennent que la solution au conflit sri lankais devra se faire par des démarches judiciaires, ainsi que par la reconnaissance et l’imputation de crimes perpétrés à l’égard de la population tamoule. En plus d’être envisagée à titre de solution au conflit, la reconnaissance du génocide revêt une nécessité pour la mémoire collective, comme le souligne Rajeev Sreetharan, legal researcher de TAG, qui s’oppose fermement à la quête de l’indépendance sans reconnaissance du génocide :

Allowing the Tamil killing field massacres to be subsumed into the traditional self-determination argument, as a continuation of Black July in 1983, embodying the progressive physical and socio-cultural destruction of the Eelam Tamil population in its historical areas of habitation, will diminish the enormity of the massacres executed by Sri Lanka, abetted by several western nations. Further, Tamil history will look unfavorably on the failure to elevate the Tamil genocide, a Srebrenica moment, into similar international consciousness, as a defining historic event, akin to the jewish holocaust.

TamilNet, 2011a

Le discours des TAG se démarque et se distingue profondément de celui des LTTE, non seulement par son utilisation d’outils internationaux en matière de droits humains, mais aussi par les rapprochements que fait l’organisation avec d’autres pays victimes de génocide, tels le Congo et le Rwanda (TamilNet, 2010c ; 2010d). De leur côté, les LTTE font davantage de parallèles avec le Monténégro et le Timor oriental afin d’effectuer un rapprochement entre le mouvement de libération tamoul et d’autres mouvements de libération nationale. En somme, alors que les LTTE mobilisaient davantage le droit à l’autodétermination des peuples à titre de solution au conflit sri lankais, les TAG insistent plutôt sur la reconnaissance du génocide, ainsi que sur la mobilisation des outils juridiques internationaux en matière de droits de la personne.

Pour sa part, le National Council of Canada Tamils (NCCT) se décrit comme étant une OSBL créée en 2010 et composée de représentants élus à la grandeur du Canada ; ce type de conseil vise le renforcement des communautés tamoules nationales et a par ailleurs été reproduit en Norvège, en Suisse, en Italie et en France (TamilNet, 2010a). Bien que l’organisation vise davantage le bien-être ainsi que le développement politique, social et économique des Tamouls canadiens, elle appuie pareillement la résolution Vaddukoddai de 1976, en plus de militer activement pour la reconnaissance du génocide (National Council of Canadian Tamils, s.d.).

Contrairement à l’analyse de cadrage des autres acteurs collectifs à l’étude, il est difficile de concevoir les cadres « indépendance » et « génocide » comme étant mutuellement exclusifs dans le discours du NCCT. En effet, en plus de puiser dans les discours des LTTE et des TAG en matière d’indépendance et de reconnaissance du génocide, le NCCT demeure plus nuancé et dans son discours les deux cadres se chevauchent. D’abord, sans préconiser l’une ou l’autre des solutions au conflit, le NCCT caractérise tout de même le problème actuel des Tamouls au Sri Lanka de génocide, comme l’évoque l’activiste Krisna Saravanamuttu : « The Tamil struggle today is about the survival of our people against genocide by the Sri Lankan state to destroy our sovereign national existence in the island’s NorthEast. » (TamilNet, 2014) Or, le NCCT défend, au même titre que les TAG, la reconnaissance du génocide, ce qui s’illustre notamment dans sa mobilisation, ainsi que dans son appui à la déclaration du mois de commémoration du génocide tamoul par diverses organisations tamoules canadiennes (TamilNet, 2011b). Enfin, bien que le NCCT appuie la résolution Vaddukoddai, au même titre que les LTTE, le GTF et le TGTE, cette organisation canadienne prône également la reconnaissance du génocide tamoul, ce qui a pour effet de la distancier de ces trois acteurs collectifs et de la considérer effectivement comme étant porteuse d’un nouveau discours se rapprochant davantage de celui des TAG.

Discussion

Nous observons dans les discours des LTTE, du GTF et du TGTE plusieurs similitudes dans l’articulation des cadres « indépendance » et « génocide », qui témoignent d’une continuité discursive au-delà de 2009. D’une part, cette continuité s’illustre par un appui à la résolution Vaddukoddai de 1976 ainsi que par une quête de l’indépendance à des fins de perpétuation de la nation tamoule. D’autre part, l’utilisation du terme génocide à des fins de caractérisation du conflit plutôt qu’à des fins de reconnaissance se démarque à titre d’élément de continuité, particulièrement dans le discours du TGTE. Dans cette optique, il est clair que les acteurs actifs avant la fin du conflit sri lankais n’ont pas procédé à un recadrage. Au contraire, le GTF et le TGTE mettent de l’avant un discours qui s’apparente à celui des LTTE en assurant ainsi la prédominance du cadre « indépendance ». Notre première hypothèse, qui suggérait que le recadrage des actions collectives puisse s’expliquer par une fenêtre d’opportunité saisie par des acteurs déjà présents dans la diaspora se trouve donc infirmée.

En revanche, nos résultats démontrent que les TAG sont réellement porteurs d’un nouveau discours, rompant avec le discours d’indépendance des LTTE. Bien que ces mêmes résultats attestent d’une certaine continuité dans le discours du NCCT en matière d’indépendance, il n’en demeure pas moins que ce nouvel acteur collectif mobilise davantage le cadre « génocide » dans son discours. Nonobstant la continuité du cadre « indépendance » dans le discours du NCCT, la prédominance du cadre « génocide » dans les discours des deux « nouveaux » acteurs collectifs, soit les TAG et le NCCT, parvient à confirmer, de manière plus nuancée que prévue, notre hypothèse selon laquelle le recadrage s’explique par les structures mobilisatrices et l’émergence de nouveaux acteurs collectifs.

En somme, l’étude de la mobilisation diasporique tamoule post-2009 nous amène à remettre en question la relation causale entre la fenêtre d’opportunité et le recadrage. En effet, la fenêtre d’opportunité n’aura pas engendré un recadrage per se, mais plutôt une continuité dans le discours, et ce, par la (re)formation d’acteurs collectifs (GTF et TGTE) reliés aux LTTE. En revanche, nous pouvons affirmer qu’à la suite de la fenêtre d’opportunité, de nouveaux acteurs collectifs ont émergé ; cette nouvelle structure mobilisatrice est centrale au recadrage observé dans les actions collectives de la diaspora tamoule depuis 2009. Cette prédominance du cadre « génocide » par la présence de nouveaux acteurs collectifs suggère que s’opère une transformation du cadre principal à travers lequel la diaspora peut se représenter le conflit sri lankais et canaliser ses revendications.

Conclusion

Cet article avait pour objectif de mettre en évidence le recadrage des actions collectives de la diaspora tamoule depuis 2009 afin d’expliquer pourquoi nous observons la persistance du discours de reconnaissance du génocide à titre de cadre prédominant au discours d’indépendance, que ce soit par l’organisation de rallyes annuels de commémoration du génocide, par des campagnes de sensibilisation virtuelles sur les médias sociaux ou par la proclamation de mai comme étant le mois de commémoration du génocide, notamment au Canada. Cela rompt, de manière assez marquée, avec la mobilisation pro-indépendance pendant le conflit sri lankais, celle-ci étant organisée et facilitée par les LTTE. La thèse défendue ici est que la fenêtre d’opportunité que représente la fin officielle du conflit ne suffit pas pour expliquer le recadrage des actions collectives de la diaspora tamoule depuis 2009. Au contraire, celle-ci semble avoir plutôt donné lieu à l’émergence de nouveaux acteurs collectifs, dont les TAG et le NCCT, ceux-ci étant représentatifs d’une nouvelle structure mobilisatrice, porteuse d’un discours sur la reconnaissance du génocide.

Nos résultats donnent ainsi lieu à deux contributions théoriques majeures. D’abord, ils témoignent d’une limite importante en ce qui a trait à la mobilisation de la fenêtre d’opportunité comme unique variable explicative de l’action collective en contexte diasporique. Ensuite, l’importance des acteurs collectifs dans la structuration discursive de la diaspora, telle que démontrée dans le présent article, renchérit la nécessité de conjuguer la littérature sur les mouvements sociaux à celle sur la diaspora. En ce sens, il est primordial de mettre en lumière les structures mobilisatrices de la diaspora afin de comprendre comment elle parvient à se représenter le conflit, à canaliser ces représentations par le biais de revendications et à se mobiliser collectivement autour de celles-ci. Cela étant, d’autres recherches pourront approfondir comment de nouveaux acteurs collectifs parviennent à tirer avantage d’une fenêtre d’opportunité.

Sur le plan empirique, nos résultats mettent en lumière certaines dynamiques conflictuelles au sein de la diaspora tamoule depuis 2009, ne serait-ce que par les différents discours défendus par les quatre organisations à l’étude : le Global Tamil Forum (GTF), le Transnational Government of Tamil Eelam (TGTE), les Tamils Against Genocide (TAG) et le National Council of Canadian Tamils (NCCT). Ces divergences ainsi que ces convergences discursives appuient également l’approche constructiviste à la diaspora, réitérant la nécessité de conceptualiser cette dernière comme une entité hétérogène, dynamique et fluctuante (Brubaker, 2005 ; Sökefeld, 2006 ; Orjuela, 2012 ; Walton, 2014). En effet, en dépit de leur appartenance à une communauté transnationale commune, ces différents acteurs collectifs entretiennent des discours divergents, notamment en ce qui a trait à la solution qu’ils envisagent pour mettre un terme au conflit sri lankais. Ces divergences discursives illustrent donc que la diaspora tamoule ne devrait pas être conçue comme étant une entité fixe et monolithique, puisqu’elle recèle des dynamiques internes conflictuelles à certains égards. Plus encore, il nous apparaît évident que le cadrage des actions collectives en diaspora reflète certaines dynamiques qui la structurent ; de plus amples recherches seront toutefois nécessaires pour observer et mieux comprendre la nature des liens entre les acteurs collectifs diasporiques tamouls, ainsi que les rapports de force qui en découlent.