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La préface d’Yves Laberge annonce les contours conceptuels de la notion d’idéologie exploitée dans l’ouvrage de Lionel Meney. Ici, l’idéologie se matérialise non seulement dans un point de vue subjectif qui ignore la distinction entre les faits, les intérêts et les opinions de l’observateur, mais aussi dans la croyance ou la certitude que le discours qui en découle est empreint d’objectivité et en tout point « conforme à la réalité » (p. xvi). Dans ce livre, Meney affirme que le choix d’inclure des traits endogènes dans l’élaboration d’une norme linguistique au Québec serait maladroitement et strictement idéologique. Une option selon lui portée par les linguistes endogénistes nationalistes « populistes », bannière sous laquelle il range notamment le linguiste Claude Poirier (p. 576), aveuglés par le concept de variation sociolinguistique (p. 379) et qui se contenteraient de calculer des pourcentages (p. 381). Il entend dès lors fournir au lecteur la preuve, irréfutable, basée sur une simple observation des faits, « sans a priori » (p. 381), que la norme du français québécois (FQ) est et doit être exogène.

Les premiers chapitres fournissent une description qui se voudrait objective du FQ « typique » (phonétique, morphologie, syntaxe et lexique), mais qui, déjà, souffre de plusieurs maux. Le ton est donné, d’abord, par l’absence de toute référence à une quelconque base empirique pour les nombreuses déclarations dont l’ouvrage, page après page, est parsemé, soutenant que dans le FQ, « il n’est pas rare que… », « on observe souvent… », et « on exploite beaucoup… ». La méthode « to the best of my knowledge » (p. 6), admise par l’auteur, donne ce qu’elle peut. Ainsi, on lit que le FQ typique serait caractérisé par : « 1) des modifications de voyelles; 2) des apparitions de voyelles ou de consonnes intercalaires ou épenthétiques; 3) des chutes de voyelles ou de consonnes […] » (p. 13). Trois phénomènes phonétiques communs à toutes les variétés de français, sinon à toutes les langues et non exclusifs au FQ. Toutefois, sous les termes « modifications », « apparitions » et « chutes », qu’on aurait pu expliquer au lecteur avec le concours de théories linguistiques (articulatoires, phonologiques, sociohistoriques) mais qu’on passe sous silence, pointe une attitude puriste qui se confirme au fil de la lecture : l’orientation prise ici est celle de l’idée d’une contamination et d’une déformation par rapport à une langue idéalisée, écrite, représentée dans les étiquettes de français standard (FS), de référence (FR) ou international (FI), dont on découvrira sans peine, un peu plus loin, le véritable modèle. Un passage révélateur de la vision réductrice et du biais considérable dans lesquels l’auteur est engagé évoque le « décalage » que le FQ accuserait par rapport à l’évolution du français des provinces en France, lui-même en « retard » par rapport à celle de « la langue à Paris » (p. 44).

Dans cette série de listes descriptives dont les catégories sont souvent problématiques, on se surprend, par exemple, d’une incompréhension complète du phénomène d’harmonie vocalique évoqué (p. 24) et d’une confusion entre les concepts d’épenthèse, de métathèse et de liaison (p. 30, p. 37). De plus, si certains traits indiqués comme « typiques » sont partagés avec le français hexagonal et ne s’avèrent donc pas spécifiques au FQ, notamment en syntaxe (par exemple, s’agit de, suffit que, reste que sans sujet exprimé, p. 149), la plupart des variantes présentées comme étant caractéristiques du FQ sont soit de registre populaire ou familier, soit des « fautes » par rapport au FR. Les exemples, sciemment sélectionnés, viennent confirmer cette propension : dans une majorité de cas, ils sont tirés de situations informelles et de littérature populaire. Il suffit de constater, comme entrée en matière, le lieu commun édifiant des tout premiers exemples du FQ dit « typique » rapportés par Meney : afin d’illustrer les variantes de la voyelle /a/ en FQ, on aurait pu recourir à n’importe quel mot la contenant, mais on a choisi « câlisse », « côlisse » et « tabarnacs de côlisse d’esti de crisse de mozeus de ciboire de saint-sacrement » (p. 14).

Quoi qu’il en soit, on se demande, par ailleurs, pourquoi accorder tant de place à la description phonétique quand, plus loin dans l’ouvrage, les données utilisées pour démontrer la pertinence du FI comme seul modèle linguistique sont exclusivement lexicales, morphosyntaxiques et… issues de la langue écrite.

Par la suite, une typologie des emprunts à l’anglais et une théorie de l’interlangue sont servies au lecteur dans le but de démontrer comment l’anglicisme, appelé « interférence », aura corrompu le parler des Québécois pour former une variété à éviter à tout prix, que Meney nomme le « franbécois » (p. 295). La peur de la ghettoïsation et de l’anglais est le moteur qui alimente la démarche de l’auteur : accorder une légitimité à la variété du FQ en élaborant une norme endogène ou pire, admettre qu’un FQ standard existe, représenterait un danger, celui de disparaitre. Et il vaut mieux, selon Meney, s’en remettre aux normes du français hexagonal qu’à celles qui ont cours au sein de la société québécoise, car le FQ serait « pour une bonne part, une langue de traduction » regrettablement salie au contact de l’anglais (p. 296). Les procédés utilisés comme preuves sont insuffisants à la démonstration, de la simple analogie à l’interprétation la plus saugrenue, sans l’ombre d’une mention des facteurs qui motiveraient les phénomènes ou d’études qui démontreraient, éventuellement, la véracité des affirmations de l’auteur. Par exemple, sans s’embarrasser d’aucune explication, Meney affirme que la prononciation occasionnellement rétroflexe du /R/ en finale, dans des mots comme allure, vient nécessairement du contact avec l’anglais et, surprise, connaitrait présentement une expansion particulièrement chez les jeunes (p. 36, 43, 196). Sans autre forme de procès, il affirme plus loin que la fréquence du mot soulier, plus élevée au Québec qu’en France, serait due « à l’existence de l’expression québécoise calquée sur l’anglais être dans les souliers de qqn » (p. 401).

Par des comparaisons de pourcentages d’éléments linguistiques associés on ne sait par quel procédé au FQ et au FI, l’auteur tente ensuite de donner corps à la thèse qui lui est chère et qu’il défend d’ouvrage en ouvrage : la norme du FQ doit s’aligner sur le FI, en préférant les caractéristiques de ce dernier à nombre de traits endogènes qu’il suffit d’abandonner. Pourquoi? Parce que le FI se serait déjà imposé dans l’usage. Or, plusieurs problèmes ébranlent le socle même de l’entreprise.

Comme on l’a remarqué à propos de son Dictionnaire québécois français (1999), Meney a parfois recours à des méthodes et des définitions approximatives. On découvre dès le début de l’ouvrage un manque de précision dans la référence aux grandes étiquettes à la base de l’enquête : le français standard, étalon à l’aide duquel l’auteur entend mesurer les manifestations linguistiques dites typiquement québécoises, est tout simplement « le français le plus couramment employé » (p. 11). Qu’est-ce à dire? C’est grand, la francophonie. On ne sait ni par qui, ni dans quelles circonstances, ni ce qui définit les caractéristiques de ce français standard. Et quelles sont donc celles du FI? Le français dit international, norme sous laquelle devrait se ranger le locuteur québécois, est défini comme une norme « partagé[e] par les locuteurs de différents pays et différentes sociétés » (p. 11), sans qu’aucune forme de description, encore une fois, ne soit (ou ne puisse?) être apportée. Est-ce donc dire qu’on compare ce qu’on prétend être le FQ à une idée somme toute assez vague, une variété idéalisée, imaginaire, dont on ne saurait définir les ni contours ni l’origine ? La réponse vient assez rapidement : chaque tableau, chaque exemple qui nous est donné, afin de comparer des variantes du FQ à celles du FS ou du FI, propose sous l’étiquette de ces deux derniers des variantes dont l’utilisation est, finalement, hexagonale. Pensons seulement à « char », à la place duquel le locuteur québécois devra plutôt utiliser « bagnole » (p. 387), ou à « être tanné », qu’il faudra remplacer par « en avoir ras le bol » (p. 407). Le FS et le FI sont donc dans l’ouvrage, sans jamais que cela ne soit établi ou admis clairement par l’auteur, des variétés dont les origines sociale et géographique ne font aucun doute : Paris ou la France urbaine.

Aussi, afin de pallier, avance-t-il, les carences du travail des linguistes endogénistes et variationnistes et de définir dans toute sa subtilité le marché linguistique québécois, l’auteur procède au calcul et à la comparaison de fréquences relatives (pourcentages) de variantes linguistiques issues d’un corpus composé d’articles de la presse écrite au Québec et en France. Pour éclairer ses données, l’auteur fait intervenir la notion de diglossie fergussienne (variété haute/variété basse), mais se ravise plus ou moins formellement sur la définition du concept et annonce considérer, pour sa part, qu’il y a diglossie quand le locuteur québécois se trouve devant un choix entre une variante du FQ et du FI pour le même « référent » (p. 385). Or, rien n’annonce d’emblée l’existence d’un rapport diglossique entre les variantes dans les structures de variation présentées, où un locuteur pourrait choisir par exemple entre couvre-sol, en FQ selon l’auteur et revêtement de sol, en FI, toujours selon l’auteur (p. 388). Si, par ailleurs, l’auteur affirme que le choix de la variante est fait « en fonction de [l]a connaissance de la langue et de la situation de communication » (p. 395) ainsi que de critères comme, entre autres, le groupe social du locuteur et le type de discours (p. 468), aucune donnée permettant l’analyse statistique ou factorielle et qui viendrait supporter ces affirmations – pistes pourtant intéressantes – n’est présentée.

Le lecteur est donc face à une suite de listes de pourcentages comparés et d’exemples qui illustrent l’idée que les variantes dudit FI, en concurrence avec celles du FQ dans la presse écrite québécoise, seraient en nette augmentation, alors que ces dernières connaitraient une régression – ce qui légitimerait triomphalement, du coup, l’adoption d’une norme exogène. Toutefois, la comparaison sommaire de pourcentages au sein d’une sélection de variables issues d’un corpus de presse écrite rencontre des limites considérables, entre autres sur le plan de la représentativité de l’usage québécois dans sa globalité. Pour les variantes choisies sur lesquelles l’auteur s’est penché et à partir desquelles il propose des généralisations abusives, il est impossible de savoir, par exemple, qui en sont les auteurs, quels sont les sujets abordés, à qui s’adressent les articles, le niveau de formalité, et autres facteurs qui permettraient, au minimum, d’étayer et peut-être de confirmer ou d’infirmer l’idée de cette concurrence de normes et de la tendance prétendue. Du reste, il n’y a pas grande surprise à trouver des éléments linguistiques associés au FI (si c’en est) dans la presse écrite au Québec, dans la mesure où les ouvrages de référence utilisés dans les institutions d’enseignement, dans les médias et par les auteurs sont, la plupart du temps, orientés vers une norme standard hexagonale.

Poursuivant cette comparaison de pourcentages d’éléments lexicaux et morphosyntaxiques qui seraient issus du FQ et du FI, l’auteur choisit de relever les fréquences d’emploi, dans l’usage québécois et français, des mêmes anglicismes exactement, sans tenir compte des inventaires différents d’anglicismes pour chaque variété (p. 410-411). En les mesurant à un FR élaboré à partir de l’usage parisien, il relève également des variantes dans l’usage québécois qu’il qualifie d’impropriétés, comme autobus pour autocar, borne-fontaine pour borne d’incendie, clinique pour cabinet, etc. (p. 412, 413). En somme, on aurait apprécié une méthode moins tendancieuse et simpliste, qui permette la démonstration des affirmations soutenues.

Les dernières parties de l’ouvrage présentent un débat critique orchestré par l’auteur sur ce que seraient les réalités, les idéologies et les enjeux de la norme au Québec, et dont le vainqueur est lui-même. Il est intéressant, à ce propos, de confronter les déclarations contenues dans l’ouvrage aux données d’autres chercheurs. Par exemple, alors que Maurais (2008, p. 54) montre que la tendance serait de préférer une langue d’enseignement « à la manière québécoise » (74,8 %) plutôt qu’« à la manière française » (25,2 %), Meney affirme que « [l]a majorité des Québécois […] se prononcent massivement pour le choix du français international comme langue d’enseignement » (p. 623-624).

En terminant, soulignons le constat contradictoire qui ressort, globalement, de l’ouvrage : si le FQ est à ce point truffé d’impuretés et d’écarts par rapport au FR, FI ou au FS, comment se peut-il que sa presse écrite soit largement et catégoriquement dominée par une norme relevant du FI ? Il faut souligner tout de même certaines nuances, qu’on voit poindre à quelques moments, au cours de ces 635 pages. Par exemple, lorsqu’il mentionne que l’emprunt est un phénomène normal et commun à toutes les langues, l’auteur fait preuve de réalisme. Aussi, la quantité de détails collectés et précisés au sujet des éléments lexicaux et syntaxiques est impressionnante et peut servir de base à une description linguistique riche. En somme, si l’on comprend bien que du point de vue de l’auteur, la défense d’une norme endogène tient de l’idéologie et devient par conséquent condamnable, on reste pour le moins perplexe devant la croyance ou la certitude affichée que sa propre défense d’un modèle normatif aligné sur un FI, lui-même défini par le français parisien normé n’a, quant à elle, rien d’idéologique. Le marché linguistique, si cher à l’auteur, est-il en fait lui-même dénué d’influence idéologique? L’idéologie du standard, inhérente à la démarche prescriptive de Meney, pourtant bien cernée par nombre de chercheurs, dont Gadet (2007), n’est-elle pas à l’origine de choix qui dictent, justement, l’uniformisation linguistique dans la convergence vers une variété perçue comme plus prestigieuse, plus « pure » (et dont la supériorité linguistique reste à prouver) ? Puisqu’il faut bien choisir un modèle, que ce modèle a forcément une origine et subit les influences d’un milieu plus que d’autres (il ne descend pas du ciel), il importe d’admettre que sa préférence n’est pas objective.