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    Quartier latin, 27 septembre 1962

Du 28 mars au 1er avril 1967 avait lieu, à l’Université de Montréal, la Semaine de l’Étudiant Étranger, organisée par un groupe nommé Cosmopolis[1]. Quelques personnalités publiques y ont fait des discours, comme Jean Drapeau et Roger Gaudry, et le premier ministre du Canada, Lester B. Pearson, a envoyé un mot d’encouragement, heureux que l’événement se tienne « à cette époque remarquable de notre histoire où nous célébrons le centenaire de notre Confédération »[2]. Mais la célébration du Canada importait peu aux étudiants étrangers et québécois organisateurs. Il s’agissait plutôt de concrétiser le rapprochement et l’alliance entre les deux groupes et, grâce à la mise en commun des itinéraires et des savoirs, de créer un esprit international axé sur la résistance aux impérialismes et aux dictatures. Édouard Cloutier, le président de l’AGEUM (Association générale des étudiants de l’Université de Montréal), avait déclaré, aux côtés de Le Van Thanh, président de Cosmopolis :

Certains d’entre nous travaillons, qui avec un Vietnamien dont la famille participe au terrible conflit actuel, qui avec un Somalien grandement préoccupé par l’indépendance de son pays, qui avec un Américain en exil pour avoir, en raison de conscience, fui la conscription militaire, qui enfin avec un Haïtien poursuivi par la dictature de Papa Doc.[3]

Ces exemples n’étaient cependant pas tirés de la littérature; ils impliquaient des étudiants étrangers du campus, qui avaient tenté, tout au long des années 1950 et 1960, de sortir de l’anonymat et de faire connaître leurs combats et leurs besoins. Je fais l’hypothèse dans cet article que les étudiants étrangers ont joué un rôle clef pour conscientiser plusieurs jeunes québécois qui, jusque-là, vivaient l’« international » par procuration et un peu abstraitement.

Les thèmes de l’international et des circulations étudiantes ont pourtant donné lieu à diverses recherches chez les historiens, notamment sur les rapports entre les associations étudiantes québécoises et françaises (Lamarre, 2012), sur les congrès internationaux pendant la guerre froide (Neatby, 1997), sur l’action internationale d’organisations chrétiennes comme Pax Romana (Savard, 1992; Bienvenue, 2003), sur l’influence culturelle d’autres pays (Warren, 2008), sur les relations entre anglophones et francophones (Godard, 2009), ou sur la militance autour de problèmes spécifiques tels que la ségrégation raciale (Waters, 2014). Compte tenu de cet intérêt, il est étonnant que les étudiants étrangers soient demeurés absents de l’historiographie.

Serait-ce parce que leur nombre ne justifie pas une recherche sérieuse? Il n’est pourtant pas négligeable à l’Université de Montréal (UdM) : sur les 14 570 étudiants inscrits en 1960-1961, on en compte 549[4]. Il serait également faux d’imputer cet angle mort aux archives elles-mêmes. Pour l’UdM seulement, j’ai trouvé une quantité considérable de documents produits par les étudiants étrangers, par l’administration universitaire et par les étudiants locaux, sans parler des journaux étudiants. Ou serait-ce parce que les étudiants étrangers ne sont que de « passage »? Mais ce passage, à l’époque, durait plusieurs années, sans parler des étudiants étrangers qui feront leur vie au Canada et qui auront été marqués par ces premières années dans le milieu universitaire. En fait, ce vide historiographique illustre bien le fait que c’est l’histoire du mouvement étudiant qui, pour la période d’après-guerre, a mobilisé les chercheurs, au point où l’histoire des milieux étudiants a été ou bien délaissée ou bien inféodée à la première.

L’une des scènes mythiques de la modernité québécoise, le mouvement étudiant de cette époque était puissamment animé par des attentes de types prométhéens (réformer l’homme, la société) et révolutionnaires (refaire le monde). Il n’est pas étonnant que les livres qui lui sont consacrés soient imprégnés de cette expérience, par exemple l’ouvrage pionnier de Nicole Neatby, qui a construit deux catégories imprégnées d’historicité – celle des « étudiants progressistes » ou « modernistes » et celle des « étudiants traditionalistes » (Neatby, 1997) – pour scander cette histoire. Ces polarités fondées sur l’opposition entre l’ancien et le nouveau semblent d’autant plus irrésistibles qu’elles s’alignent sur le récit d’un Québec où se seraient affrontées les forces du progrès et celles de la « grande noirceur ».

Dans un tel cadre, auquel le présent article, il faut bien le dire, n’échappe pas tout à fait, l’objet est moins analysé pour lui-même que pour ce qu’il est devenu. L’enjeu du syndicalisme étudiant, sur lequel je m’attarderai particulièrement, est révélateur de ce traitement par lequel la supposée petite noirceur étudiante des années 1950 ne prendrait sa signification qu’en fonction de son évolution, au début des années 1960, vers l’autonomisation et l’activisme. Ceux-ci, à leur tour, tireraient leur sens de la radicalisation du syndicalisme étudiant à la fin de la décennie. Cet enchaînement est particulièrement propice à l’investissement idéologique et émotif du chercheur. À plus d’un demi-siècle de distance, on s’étonne de voir certains historiens multiplier les jugements, souvent anachroniques, sur l’« immaturité », le « délire » ou même la « perversion » des étudiants, qui deviennent les épouvantails d’une Révolution tranquille qui aurait mal tourné. Ensorcelé par la formule post hoc, ergo propter hoc (« à la suite de cela, donc à cause de cela »), le chercheur en vient à laisser le temps dominer l’espace, qui sert au mieux de répétition à certains combats, justifiés ou non.

Dans cet article, j’étudierai l’impact des étudiants étrangers de l’Université de Montréal sur les pratiques syndicales, institutionnelles et d’inclusion des étudiants québécois les plus engagés – c’est-à-dire ceux qui s’impliquent dans l’AGEUM ou dans le journal étudiant le Quartier latin. En retour, j’explorerai les stratégies des étudiants étrangers pour faire valoir leurs points de vue et, au sein de leur propre association (Cosmopolis), s’approprier la formation discursive de l’AGEUM et participer à la politique étudiante. Bricolé avec les moyens du bord et tiraillé par les nombreuses nationalités qui la composent, Cosmopolis s’érigera, en quelques années à peine, en interlocuteur de l’AGEUM et en caisse de résonance, à Montréal, pour des enjeux qui marqueront les années 1960-1970 comme l’antiracisme, la décolonisation, l’immigration, l’intégration culturelle et la place du Québec dans la francophonie.

Les phases du développement de Cosmopolis – qui se fera aussi appeler Association des étudiants étrangers de l’Université de Montréal (AEEUM) – me serviront de balises pour étudier l’évolution des rapports entre les étudiants locaux et les étudiants étrangers. Je parlerai d’abord des « Amitiés Universitaires », club social multiconfessionnel qui préfigure Cosmopolis, pour ensuite aborder les débuts de l’association comme sous-comité de l’AGEUM. Je décrirai alors la fulgurante politisation et institutionnalisation de Cosmopolis, dont les combats (liés aux racisme, à l'immigration et au logement) seront repris par l’AGEUM et le Quartier latin. Je poursuivrai en parlant de l’appropriation stratégique par Cosmopolis de certains enjeux comme le syndicalisme étudiant, pour terminer avec le dénouement qui fait du club un comité spécial de l’AGEUM.

Les Amitiés Universitaires

Dans le milieu universitaire de l’après-guerre, les étudiants étrangers sont associés à deux enjeux démographiques étroitement reliés : celui de l’immigration et celui du fossé qui se creuse entre la majorité anglophone et la minorité francophone au Canada. Les étudiants canadiens-français sont bien au fait de cette réalité; commentant une enquête de Jean-Marc Léger, l’un d’eux constatait que des 1 500 000 « Néo-Canadiens » qui se sont établis au Canada entre 1945 et 1955, seulement 250 000 ont choisi le Québec. Sur ce nombre, moins de 30 000 auraient opté pour la culture française. Il concluait : « La proportion française est en rapide régression » (Bonhomme, 1956). Ce contexte démographique constituera un facteur structurant pour comprendre l’importance que les étudiants québécois accorderont aux étudiants étrangers, notamment leur opinion (du Québec) et leur volonté d’intégration (dans le campus ou dans la province). Ce contexte explique aussi pourquoi, dès le milieu des années 1950, des articles paraîtront dans le Quartier latin pour dénoncer ce qu’on appellera l’hypocrisie de l’ouverture de façade des Canadiens français. On crie « à bas le racisme! », écrit Rémi Mayrand (1956, p. 4), mais, « devant les faits concrets, comment se comporteraient nos bons Canadiens français tout vermoulus d’un catholicisme stéréotypé? »

Au Québec, les étudiants seront parmi les premiers à être confrontés, sur leur campus, à une diversité aussi concentrée de « faits concrets ». D’où proviennent les étudiants étrangers à l’Université de Montréal? Si on y retrouve surtout, jusqu’aux années 1950, des étudiants privilégiés – ce qui est aussi le cas pour les étudiants canadiens-français, qui forment environ 5 % de l’ensemble des jeunes en âge d’aller à l’université de la province (Van Dromme, 1984) –, le portrait se diversifie avec l’afflux d’étudiants boursiers de pays émergents, ce qui influencera, j’y reviendrai plus loin, le discours de Cosmopolis. Les deux tableaux suivants illustrent le rééquilibrage qui s’opère, à l’exception de l’Europe, entre les continents d’origine des étudiants étrangers tout au long des années 1960 :

Tableau 1

Continent d'origine des étudiants étrangers à l'Université de Montréal (1960-1961)

Continent d'origine des étudiants étrangers à l'Université de Montréal (1960-1961)

(Total : 549[5])

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Tableau 2

Continent d'origine des étudiants étrangers à l'Université de Montréal (1966-1967)

Continent d'origine des étudiants étrangers à l'Université de Montréal (1966-1967)

(Total : 1055[6])

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Le nombre grandissant d’étudiants venus de pays moins développés expliquera en partie la politisation de Cosmopolis au cours des années 1960. Notons que la participation à l’association et au milieu universitaire n’est pas proportionnelle à la quantité d’étudiants pour chaque région : les étudiants européens, de loin les plus nombreux (470) en 1966-1967, seront parmi les moins actifs, alors que les étudiants africains, malgré leur petit nombre (60), seront parmi les plus engagés. De fait, il y a une corrélation entre l’arrivée de ces étudiants étrangers et l’émergence de Cosmopolis, dont je retracerai maintenant la préhistoire.

Au cours des années 1950, les étudiants étrangers se réunissaient, quelques fois par année, dans le cadre des Amitiés Universitaires, créées en 1954 sous l’impulsion de Pax Romana[7] et du Conseil Canadien des Chrétiens et des Juifs, et rattachées au comité de liturgie de l’AGEUM jusqu’en 1957[8]. Club social ouvert à tous, locaux et étrangers, mais particulièrement aux croyants (toutes religions confondues), il favorise les rencontres, les récits de voyage et les litanies sur le rude hiver canadien. Tout en prenant le thé, on peut y « oublier les petites crises de nostalgie » et se « procurer des distractions »[9]. Bref, c’est un refuge informel pour l’étudiant expatrié, celui qui est « jeté sans raison, dans ce pays, parmi ces anonymes, comme un “être-des-lointains” » (Douyon, 1956a).

Au sein des Amitiés Universitaires, les sujets polémiques et les enjeux politiques sont écartés au profit de l’expérience, vécue comme en miniature, d’une « cité où tous les hommes sont frères »[10]. Toutefois, sous ses airs bienveillants, le club tend à conforter certains étudiants canadiens-français dans leur représentation d’eux-mêmes comme accueillants et charitables et, conséquemment, à favoriser le statu quo. Dans une période, entre 1955 et 1960, où l’utopie du biculturalisme canadien bat son plein, Catherine Dorlot (1956, p. 4), alors secrétaire du club, va jusqu’à avancer que « les Canadiens français ont appris à faire estimer à tous les bienfaits d’une culture bilingue ou plurale et tous les étrangers y trouvent des modèles à admirer et des amis qui donnent le réconfort ». Et à y admirer, en pleine guerre froide, les « valeurs occidentales » (et chrétiennes) afin de lutter contre le monstre athée et communiste.

Qu’en est-il des étudiants locaux moins portés que leurs collègues de Pax Romana à l’autocongratulation, et fort critiques envers l’anticommunisme virulent de l’organisation chrétienne? En débutant cette recherche, je m’attendais à ce qu’ils s’intéressent vivement à leurs confrères étrangers, étant donné leur vive curiosité pour les enjeux internationaux et leurs appels à l’ouverture du Québec. J’ai découvert que c’était loin d’être le cas pour les années 1950, où les voix des étudiants étrangers, à peine audibles dans le journal le Quartier latin[11], reçoivent peu d’échos – sinon ceux d’un humanisme vague. L’un des facteurs clefs pour comprendre ce désintérêt est à la fois institutionnel et spatial : les étudiants étrangers n’ont pas de lieu physique où se réunir et ne sont pas constitués, comme ceux, par exemple, de l’University of Toronto[12], en associations nationales pour assurer leur représentation. L’absence d’un centre ou d’une maison internationale, à l’Université de Montréal, explique pourquoi les étudiants étrangers investiront à ce point, à défaut d’un lieu physique, l’espace symbolique du milieu étudiant.

Le point de départ de cet investissement est le rattachement, en 1957, des Amitiés Universitaires au très dynamique comité des relations extérieures de l’AGEUM. Deux ans plus tard, les Amitiés Universitaires sont rebaptisées Club Cosmopolis grâce à l’initiative de son premier président, l’étudiant haïtien Guy Garcia. Ces transformations passent largement inaperçues; elles sont par exemple introuvables dans les procès-verbaux de l’AGEUM. Mais le timing est à point, puisque les enjeux associés aux étrangers, comme le racisme et l’impérialisme, résonnent de plus en plus alors que la guerre d’Algérie – largement couverte dans le Quartier latin –, la ségrégation aux États-Unis et l’Apartheid en Afrique du Sud font les manchettes. Le véritable élément déclencheur de ces questionnements allait toutefois être, comme c’est souvent le cas dans ce milieu, proprement étudiant.

L’AGEUM et le syndicalisme étudiant

En novembre 1959, une trentaine d’étudiants de l’Université de Montréal effectuent leur séjour annuel à l’Université de Toronto au cours du Carabin Weekend[13]. Ils y retrouvent un campus en pleine agitation suite à l’affaire Barbara Arrington, étudiante noire d’origine américaine victime de racisme de la part de la fraternité Kappa Kappa Gamma. L’affaire avait enclenché un processus de réflexion et de remise en question qui avait rapidement abouti à une campagne de vigilance et à la mise en place, par le Students’ Administrative Council (SAC), de règles pour éviter ces dérapages (Breslin, 1959). Suite au retour des carabins à Montréal, le Quartier latin suit l’affaire de près, ce qui entraîne un intérêt nouveau pour les étudiants étrangers, dont l’isolement inquiète les leaders locaux : « En ce qui concerne les étudiants étrangers », est-on « en train de manquer le bateau? », demande un vieux routier de l’AGEUM, Demontigny Marchand, dont les propos étaient rapportés par Pierre Malépart qui, lui, utilisant un mot à la mode depuis l’affaire Arrington, constatait que « Cosmopolis, par sa formule et par ses buts, est un ghetto » (Malépart, 1961).

Malgré ces cris d’alarme, l’orgueilleuse AGEUM peine d’abord à reconnaître l’importance de ces enjeux; elle n’est tout simplement pas outillée pour faire face à ces « faits concrets », largement exogènes à l’identité qu’elle est en train de se construire comme avant-garde du mouvement étudiant et comme l’un des fers de lance de l’affirmation nationale du Québec. En revenant ici sur cette identité, je cherche à comprendre les réactions des étudiants locaux et à démontrer ce à quoi les étudiants étrangers étaient confrontés.

L’histoire du syndicalisme étudiant au Québec et au Canada, de sa genèse après la guerre à son apogée dans les années 1960, reste encore largement à écrire[14]. Influencée par la pensée étudiante française développée dans la Charte de Grenoble (1946), qui posait l’étudiant comme un travailleur intellectuel doté de droits et de responsabilités envers sa société, l’AGEUM a rapidement, comparativement aux associations étudiantes canadiennes, revendiqué un rôle social, d’abord comme instance critique et ensuite comme mouvement. La démocratisation des pratiques agéumiques, sa « bureaucratisation » – elle passe de 5 comités à plus d’une quinzaine de 1954 à 1964 –, les initiatives de cogestion et d’autogestion et l’adoption en grande pompe d’une Charte de l’étudiant (1961) – qui donnait à celui-ci rien de moins que « le rôle d’édificateur de la société de demain »[15] – établissaient les bases d’un activisme et justifiaient une présence publique. À cet égard, la publication par l’AGEUM de mémoires pour diverses commissions (Massey (1949-1951), Tremblay (1953-1956), Parent (1963-1966), etc.), les collaborations avec les centrales syndicales, les liens tissés avec certains groupes politiques (comme le Rassemblement pour l’indépendance du Québec [RIN]) ou avec des journaux et revues d’idées comme Le Devoir, Cité libre, Parti Pris et Maintenant, élargissent le rayonnement de l’AGEUM et du Quartier latin.

On sait que le syndicalisme étudiant diffère largement du syndicalisme ouvrier en ce que les étudiants ne sont pas des salariés et ne négocient pas de conventions collectives. Mais les deux syndicalismes ont en commun les cotisations obligatoires, la défense des membres et le droit, malgré son statut ambigu chez les étudiants, de faire la grève. L’une des caractéristiques des milieux étudiants est le renouvellement régulier de l’exécutif, en général chaque année. Si ces nombreux changements de garde constituent un vrai défi pour ceux qui cherchent à fonder des institutions et traditions étudiantes, il garantit une vivacité d’adaptation aux événements et aux théories qui va moins de soi pour les organisations plus « stables ».

De son côté, le Quartier latin joue le rôle déterminant de caisse de résonance pour le syndicalisme étudiant, soit en faisant circuler les narrations, les projets et parfois les utopies du monde étudiant (local ou global), soit en actualisant les lieux de mémoire étudiants afin de donner sens (et avenir) aux combats passés[16]. Le sens de certains événements marquants, comme la grève générale de 1956 et l’héroïsme des trois étudiants qui ont défié Duplessis (Labrecque, 1990), deviennent des repères pour rappeler aux étudiants leurs responsabilités et, parfois, leur mission. Loin d’être un lieu « amnésique » et joyeusement présentiste, comme on le répète volontiers – et souvent par aigreur générationnelle – le milieu étudiant a ses propres modes d’articulation des temps historiques. C’est entre autres grâce à cette dynamique que Cosmopolis sera éventuellement reconnu comme un interlocuteur légitime par l’AGEUM.

Cosmopolis et Goliath

Pour Cosmopolis, nouveau venu sur la scène étudiante, le défi est de taille : l’AGEUM mise sur des décennies de pratiques institutionnelles. Pour mesurer l’écart entre les deux associations, il suffit de comparer, dans les archives, les procès-verbaux de l’AGEUM, soigneusement tapés à la dactylo avec de multiples tableaux, statistiques et rapports, et ceux de Cosmopolis, rédigés à la hâte et à la main, sur le coin d’une table à la cafétéria, souvent illisibles et dont les noms de famille des étudiants étrangers sont régulièrement sabotés. Pour la plupart de ses membres, c’est l’apprentissage des rouages de la démocratie étudiante sur le tas. Jeune association, Cosmopolis ne peut s’inscrire dans la durée comme l’AGEUM et n’a pas de repères (étudiants ou nationaux) forts ou partagés. Cette absence pourrait pourtant bien constituer un avantage, puisque si l’adaptabilité caractérise les milieux étudiants en général, c’est d’autant plus le cas de Cosmopolis, pour lequel tout est à faire.

Les étudiants étrangers réalisent rapidement que l’éclosion du club est minée par sa position tout en bas de la structure de plus en plus complexe de l’AGEUM. Il faudra bientôt, écrit Bernard Philogène (1962, p. 13), « trouver une autre formule pour ce sous-comité d’un sous-comité ». Mais avant d’y parvenir s’impose la tâche de dépoussiérer le statut de Cosmopolis. Dans le Quartier latin, sous le titre « Les métèques grondent dans la cité », un groupe d’étudiants étrangers avouait avoir découvert en assemblée seulement que le président de Cosmopolis, contrairement à la perception générale, était élu non par les membres eux-mêmes mais par le comité des relations extérieures de l’AGEUM. Les esprits s’étaient alors échauffés et, moment fondateur, on avait pu « entendre tour à tour des représentants de l’Italie, du Vietnam, de la France, de la Tunisie, de l’Allemagne, de l’Île Maurice et du Liban [combiner] la fougue, la logique, la passion pour réclamer la lecture de la charte de Cosmopolis » (Groupe d’étudiants étrangers, 1961). Lors d’une réunion en novembre 1961, les 25 membres présents étaient tombés d’accord sur la nécessité de « repenser à neuf le but de Cosmopolis »[17]. En plus de lancer plusieurs idées (initier les Québécois aux danses étrangères, planifier une semaine internationale, accueillir les étudiants étrangers à l’aéroport, organiser des repas dans les familles québécoises, etc.), ils avaient proposé d’écrire une nouvelle constitution et d’accroître l’autonomie de Cosmopolis au sein de l’AGEUM.

Avec l’appui du président Jean Nécastille, Bernard d’Anglure avait convaincu ses collègues de créer une commission d’étude afin de « jeter les bases d’une vraie association ». Cette commission produira un projet de constitution qui sera retravaillé par plusieurs mains. L’article 2 spécifiait que Cosmopolis devait « représenter » et « défendre » l’intérêt des étudiants étrangers, mais également « faciliter leur insertion dans la vie universitaire et canadienne ». Ce souci est révélateur de la volonté de plusieurs membres de combiner la défense des droits et l’intégration. Certaines reformulations de la nouvelle constitution, d’un brouillon à l’autre, révèlent également le désir de se développer au sein de l’AGEUM, mais sans s’y dissoudre. L’article 3, selon lequel Cosmopolis doit « faire entendre ses droits au sein du conseil de direction de l’AGEUM [et] obtenir sa collaboration et son patronage », perdra, dans une version subséquente, le mot patronage, et avec raison, puisque c’est bien le paternalisme de l’AGEUM qui sera au coeur des tensions tout au long des années 1960[18].

Sans lieu physique pour concentrer leur force et manifester leur présence, les étudiants étrangers se concentrent sur les structures associatives. Pour se montrer crédibles comme représentants, les exécutifs de Cosmopolis peaufinent les règles de délibération et d’élection, effectuent des enquêtes sur les conditions de vie des membres, tiennent des registres, tendent des perches à des organisations hors campus, entrent en contact avec des personnalités publiques (politiciens, ambassadeurs, voyageurs) et nomment différentes commissions, dont une qui s’occupe du travail d’été[19]. Cette répartition des mandats produit des connaissances de première main qui serviront lors des revendications futures de Cosmopolis, dont le rapport de force avec l’AGEUM et les autorités universitaires s'équilibre à mesure que le club contribue au champ de savoir de la « vie étudiante »[20]. Plus généralement, ces commissions alimenteront une période effervescente de réflexion et de débats qui, de 1961 à 1965, donneront de la visibilité à la condition et aux problèmes des étudiants étrangers.

L’institutionnalisation de Cosmopolis entraîne rapidement sa politisation. Les griefs solitaires et les chants d’exil, qu’on retrouvait dispersés ici et là dans le Quartier latin, sont soudainement canalisés dans l’association. Face à ce ton plus combattif, l’AGEUM est d’abord désarçonnée. Le 5 mars 1962, en assemblée, l’AGEUM avait décidé de créer un « Comité d’accueil aux étudiants étrangers » afin de les recevoir à l’aéroport en collaboration avec le Service Universitaire Canadien d’Outre-Mer (CUSO)[21]. Mais l’initiative, louable, était une façon de damer le pion à Cosmopolis, qui prétendait avoir son mot à dire dans l’organisation de cet accueil[22]. Paul Leduc, vice-président de l’AGEUM, avait déclaré que Cosmopolis ne devait pas prétendre à plus que ce qu’il est, c’est-à-dire un « club social ». Le groupe se retrouvait dès lors largement ostracisé institutionnellement. Mais ce traitement, selon ce que rapportait le délégué du Quartier latin à cette assemblée,

n’eut pas l’air de plaire aux quelques étudiants étrangers présents dans la salle. On cria au ghetto, à l’improvisation, à l’incompréhension. […] Les étudiants étrangers, qui tenaient une assemblée de Cosmopolis le lendemain pour décider de l’orientation de leur club, étaient abasourdis de voir la question tranchée […] « contre » eux.

Le vote fut favorable, poursuivait le délégué, mais « personne n’avait l’impression que “ça” en resterait là » (G.G., 1962). Effectivement, les tensions, malgré les efforts de quelques étudiants québécois sympathiques à la cause de leurs confrères étrangers, allaient s’accroître et éclater deux ans plus tard lors de la planification d’une semaine internationale interuniversitaire organisée par les étudiants locaux et étrangers de l’UdM, de McGill et de Sir George Williams (aujourd’hui Concordia). Après une première séance sans histoire, la deuxième rencontre tourne au vinaigre. Le délégué de McGill, visiblement outré par la tournure des événements, raconte qu’« une fiévreuse discussion monopolisait la soirée », mais qu’elle concernait uniquement l’UdM, avec d’un côté l’exécutif de l’AGEUM et de l’autre Yathaï Pin et B. Faddoul-Ashkar, président et vice-président de Cosmopolis. Ces derniers, qui se reprochaient leur passivité lors de la première rencontre, entendaient bien, cette fois-ci, faire entendre leur voix. L’une de leurs revendications était de participer à l’organisation de l’accueil des étudiants étrangers à l’aéroport afin, par la suite, de les initier au campus et à la ville – prérogative que se partageaient l’AGEUM et l’administration de l’UdM. Dans le même esprit, les étudiants étrangers demandaient, lors de cette deuxième séance, non seulement de participer à la planification de la semaine internationale, mais de le faire « en tant qu’« hôtes » et les Canadiens en tant qu’« invités »[23].

Troublé par une telle suggestion, qui remettait en question son monopole sur les affaires étudiantes, l’exécutif de l’AGEUM était néanmoins confronté au fait que les étudiants étrangers n’étaient plus ces faire-valoir internationaux parqués dans un club social. Ce test de la réalité accélérait la sortie du modèle de charité défendue par Pax Romana et incitait à rompre avec des formules humanistes ronflantes comme celle de la « cité où tous les hommes sont frères ». Désormais, constate Pierre Malépart (1961, p. 2), il faut se « défendre d’aborder la question d’une manière sentimentale, de pleurer sur le sort de ces pauvres exilés », ou encore de « poser [leur situation] en termes trop généraux » en parlant vaguement de « civilisation » ou de « continent ». Cette perspective « est trop vaste pour être féconde et ne mènerait à rien », sinon à entretenir le « mythe de la grande solidarité étudiante à travers le monde ». Loin d’être accessible d’emblée, cette solidarité doit plutôt être conquise à force de rencontres, de pratiques et de collaborations.

À cet égard, poursuivait Malépart, l’approche de l’AGEUM est trop générale, c’est-à-dire qu’elle procède d’abstractions (dont celle du « pluralisme ») plutôt que de l’expérience. Et cette approche, constatait un étudiant étranger, toute drapée de vertu, risque à tout moment de céder au paternalisme ou encore d’accroître le décalage, vivement ressenti par les étudiants étrangers, entre une façade d’ouverture et une réalité qui prend la forme d’un « mur d’indifférence et de silence » (HB, 1964).

L’autre comme soi-même, ou la classe étudiante

« Assumons notre fondamentale ambiguïté. »

- Vu Huu Quang (1962)

Les récriminations de Cosmopolis poussent l’AGEUM à sortir de ses gonds et à manifester ce qu’elle reproche elle-même depuis longtemps aux autorités universitaires et politiques : un certain paternalisme. À une lettre de griefs de Yathaï Pin, qui reprochait à l’AGEUM d’organiser ses événements en même temps que ceux de Cosmopolis et, plus généralement, de ne pas tenir compte des étudiants étrangers dans ses activités, le président Michel Vaillancourt répond : « Vous avez les mêmes droits que les autres », tout en supputant – d’ailleurs faussement – que « c’est peut-être parce que les étudiants ont un mot à dire dans la nation que les étrangers peuvent venir étudier au Québec ». Il termine, sur un ton régalien : « C’est parce que l’AGEUM contribue à bâtir le Québec que les étudiants étrangers peuvent penser s’y établir et profiter de notre expansion »[24]. Compte tenu de cette chance, les étudiants étrangers devraient plutôt manifester leur reconnaissance. Après tout, écrivait Christine Verdon (1960, p. 2), « la seule condition exigée de ceux qui arrivent ici : ne pas avoir de préjugés, vouloir s’adapter rapidement ». Pour parer à cette attitude qui dénie leur agentivité, Cosmopolis a un atout insoupçonné : la Charte de l’étudiant, adoptée par l’AGEUM pour fonder la nouvelle identité et de l’étudiant et de l’association.

Pour comprendre l’importance de cette fondation, il faut rappeler que l’une des hantises de l’AGEUM depuis l’après-guerre était d’être réduite à un club social pourvoyeur de divertissement et de bons souvenirs. Le séjour de l’étudiant étranger dans le campus, au temps des Amitiés Universitaires, était justement envisagé sous cet angle : il s’agissait de le sociabiliser, de l’amuser et de l’acclimater afin qu’il conserve « mille souvenirs de cette Université » (Douyon, 1956a). Or, cette visée est de plus en plus anachronique à l’heure où il s’agit de développer la conscience sociale et internationale de l’étudiant. À partir de la fin des années 1950, l’AGEUM fait des pieds et des mains pour répandre ce nouvel éthos étudiant; elle organise des colloques, fait du prosélytisme dans le Canada anglais, crée un Comité de Propagande, un Comité d’éducation et un Comité des Affaires Pré-universitaires, tous trois chargés d’organiser des « semaines syndicales » sur le campus et de planifier des « tournées syndicales » dans les collèges classiques[25]. Le Quartier latin, lui, tient une chronique sur les activités des centrales syndicales, particulièrement la FTQ et la CSN, et sur les grèves dans la province. Ce nouvel éthos débouchera sur l’organisation, à la grandeur du Québec, à partir de 1965, des TEQ (travailleurs étudiants québécois), groupes de volontaires chargés de mission dans toutes les régions du Québec afin de conscientiser et de faire de l’animation sociale auprès des citoyens les moins favorisés[26].

Il devient problématique, compte tenu de ces initiatives, d’exclure les étudiants étrangers de ce qu’on appelle alors la classe étudiante, adaptation originale de la « classe ouvrière » étudiante et qui donnait toute son amplitude à l’horizon d’attente des étudiants, à la fois spatialement – la classe étudiante déborde les classes sociales et les frontières – et temporellement, grâce à la projection du rôle futur de l’étudiant comme élite connectée au reste du monde. Dès le moment où Cosmopolis est entré dans l’arène politique étudiante et a élevé le ton, malgré les rebuffades, il s’est intégré un peu plus, aux yeux de l’AGEUM et du Quartier latin, à cette énigmatique « classe ». Formidable mot d’action, la classe étudiante force à repenser les rapports entre les étudiants, mais elle peut aussi être utilisée pour normaliser l’étudiant étranger et, sous prétexte de le traiter « comme tout le monde », d’engloutir son altérité et, par là, les critiques et questionnements dont celle-ci est porteuse.

Face à ce flottement entre leur statut d’étudiant et d’étranger, les membres de Cosmopolis parviennent à un compromis : l’étudiant d’abord, oui, mais l’étudiant avec son bagage et sa culture. S’il est clair pour eux qu’il faut cesser, comme on le faisait dans les Amitiés Universitaires, d’accentuer le pôle étranger – ce qui mène vite à l’exotisme convenu ou à la discrimination larvée –, il faut aussi faire comprendre aux étudiants québécois qu’ils doivent prendre le nouveau venu « comme étudiant avec ses mythes, ses problèmes, ses contingences, en général communs à tous les étudiants du monde » (Quang, 1962b). S’il y a un paradoxe dans cette formulation où le propre de l’étudiant étranger serait en fait commun à tous les étudiants, on peut y voir un indice de la volonté de Cosmopolis de chercher, au-delà des différences nationales de ses membres, ce qu’ils ont en commun et, par extension, ce qu’ils partagent avec les étudiants québécois. Cette ambiguïté, si elle est parfois source d’insécurité, est également un puissant vecteur par lequel les étudiants étrangers vont soulever un problème que l’AGEUM répugnait à reconnaître en ses murs : celui de la complexité de l’intégration et de la participation.

Le rapport de 1961-1962 du directeur du comité des relations extérieures, Michel Gouault, très impliqué auprès de Cosmopolis et l’un des plus zélés défenseurs du syndicalisme étudiant, est révélateur de la phase de transition dans laquelle se trouve l’AGEUM. En posant la question : « Qu’est-ce que les étudiants étrangers attendent de nous? Que pouvons-nous donner aux étudiants étrangers? », il laisse entendre que la relation entre les deux associations est dominée par le point de vue de l’AGEUM. Mais d’autre part, il admet que « pendant trop longtemps, nous avons imposé nos vues aux étudiants étrangers », et cela, sous prétexte de traiter équitablement tous les étudiants. En effet, « [nous avons utilisé une] formule où seuls les mieux adaptés au milieu canadien-français », notamment les étudiants francophones européens, « pouvaient bénéficier des “avantages” que leur “offrait” l’AGEUM »[27]. Ces guillemets témoignent d’un doute lancinant au sein de l’AGEUM, doute que le Quartier latin s’évertue à entretenir, par exemple Pierre Beausoleil (1962, p. 1-2), qui constatait que « l’intégration pure et simple », si elle « règle la question pour nous », « esquive le problème en “éliminant” l’étudiant étranger ».

Ces questionnements et ces scrupules mettent la table pour un possible apport des membres de Cosmopolis, étroitement lié au problème de la diversification de ses activités. L’un d’eux constatait, en assemblée : « Depuis 4 ans je suis le Cosmos et les seules activités au programme furent des danses »[28]. De fait, Cosmopolis consacre une bonne partie de son énergie à l’organisation de soirées et de semaines dansantes ou artistiques qui ont lieu au Centre Social. L’association diverge peu, à cet égard, de ce qui se fait ailleurs[29]. Au spectacle du 30 octobre 1964, par exemple, on pouvait assister aux « valses exotiques » de Belgique, à une « danse du sabre » du Laos et à un « défilé de modes africaines » du Nigéria[30]. Mais la signification de ces événements, auxquels on ajoute de plus en plus un contenu culturel grâce à des projections de documentaires et à des conférences, se transforme au cours des années 1960. Davantage que des fenêtres sur des mondes étrange(r)s, ces événements deviennent des truchements pour « propager l’esprit international dans divers milieux canadiens »[31]. En mettant en avant ce rôle, Cosmopolis trouve en fait sa vocation et se creuse une niche dans le milieu étudiant, et ce, au moment où l’AGEUM et le Quartier latin tentent de se doter d’une personnalité internationale. Cette vocation allait susciter la mise en branle de plusieurs projets de la part de Cosmopolis, dont celui d’un journal étudiant, d’une Fédération des Étudiants Étrangers au Canada[32] et d’une Maison Internationale[33], qui ne verront cependant pas le jour.

Cette vocation était d’ailleurs de plus en plus justifiée par la diversité des membres et des exécutifs. Le 16 janvier 1966, par exemple, lors d’une réunion du groupe, le Laos, l’Île Maurice, le Gabon, le Brésil, le Vietnam, Haïti, la Turquie et le Congo étaient présents, tout comme, du côté européen, la Suisse, la Belgique, la France et l’Allemagne[34]. Ce souci de la diversité sera inscrit dans la constitution de Cosmopolis par l’adoption d’un article stipulant que les équipes se présentant aux élections ne peuvent avoir sur leur liste plus d’un étudiant d’une même nationalité[35]. Les deux tableaux suivants illustrent la persistance de certaines cohortes (France, Haïti, Vietnam), le déclin de certaines autres (États-Unis) et l’apparition de nouvelles (République arabe unie, Liban) au cours des années 1960[36].

Tableau 3

Principaux pays d'origine des étudiants étrangers à l'Université de Montréal (1960-1961)

Principaux pays d'origine des étudiants étrangers à l'Université de Montréal (1960-1961)

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Tableau 4

Principaux pays d'origine des étudiants étrangers à l'Université de Montréal (1966-1967)

Principaux pays d'origine des étudiants étrangers à l'Université de Montréal (1966-1967)

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S’il est difficile d’établir un étudiant « type » selon la provenance, notamment parce que les origines sociales varient, la présence de trajectoires estudiantines, nationales ou militantes aussi diversifiées enrichit le « bassin » d’expériences de Cosmopolis. Guy Mondoloni (1962), étudiant corse et vice-président de l’association en 1962, distinguait entre trois catégories d’étudiants étrangers : les « bravos », actifs et impliqués dans la « réjuvénation » de Cosmopolis; les « Bah! », hautains et qui étalent leur expérience internationale – parce qu’ils « connaissent ça, eux, les Asiatiques, leur cousin a déjà été en Indochine ou au Japon du temps de “L’ Asie à Papa” »; et les « Hurlants », qui vocifèrent aux assemblées et frappent sur la table, mais agissent peu. On retrouvait une distribution semblable, avec une majorité d’indifférents, chez les étudiants québécois, au grand dam de l’AGEUM qui, toute proportion gardée, jouissait d’une moins forte participation de ses membres – qui incluait bien entendu les étudiants étrangers – que Cosmopolis.

Le nombre de plus en plus élevé d’étudiants boursiers venant de milieux moins fortunés joue un rôle certain dans la politisation de Cosmopolis. Au milieu des années 1960, plus de la moitié des étudiants du Moyen-Orient, de l’Asie et de l’Afrique bénéficient de bourses de leur pays, tandis que quelques autres ont reçu des bourses du Conseil des arts du Canada, qui en avait distribué 64 en 1959, dont cinq étaient allées à des étudiants étrangers de l’Université de Montréal[37]. Les pays en voie de développement espèrent voir un jour leurs protégés revenir et contribuer, idéalement comme ingénieurs, médecins ou fonctionnaires, à l’édification de leur pays. Ce pragmatisme explique le nombre important d’étudiants étrangers à Polytechnique et en sciences, comme l’illustre le tableau suivant[38].

Tableau 5

Principale disciplines choisies par les étudiants étrangers (1964-1965)

Principale disciplines choisies par les étudiants étrangers (1964-1965)

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De fait, on retrouve peu d’étudiants étrangers en lettres ou sciences humaines dans les exécutifs de Cosmopolis. L’équipe de Le Van Thanh, qui se présentait aux élections de 1965 et 1966, était composée, en plus du président ci-nommé (Vietnam, polytechnique), de Phonphet Dalaroy (Laos, architecture), d’Eduardo Gutierrez (Venezuela, sciences économiques), de Michèle Braun (Belgique, sciences), de Belbezar M’Hamed (Maroc, polytechnique) et de Marcel Laguerre (République Centre Afrique, médecine)[39]. Les statistiques de l’année 1964-1965, particulièrement généreuses, donnent également le nombre d’étudiantes étrangères (251 femmes pour 634 hommes) selon les disciplines, avec Lettres (33), Sciences (18), Sciences sociales (15) et Arts (14) qui viennent en tête. Il faut toutefois noter que les étudiantes sont moins présentes dans les exécutifs de Cosmopolis, ce qui était aussi le cas à l’AGEUM, à l’exception du Quartier latin, où l’on retrouvait plusieurs étudiantes journalistes telles que Lysianne Gagnon.

Par ailleurs, cette diversification des origines sociales et nationales implique l’augmentation du nombre d’étudiants étrangers en situation précaire. Raoul Dufour (1962, p. 4) a tracé un portrait poignant de l’un d’entre eux, enfermé entre « quatre murs aux lézardes mal fardées faisant un carré maximum de 8’ x 8’ » et couché sur un « lit rustique pour y endormir ses goûts de révolver ». Dans le Quartier latin, l’exposition, ici de la détresse matérielle et psychologique de plusieurs étudiants étrangers, et là des mésaventures de Cosmopolis, contribuera grandement à accroître les appuis de ce dernier.

Des alliés et des résonances

Au fil de ses relations mouvementées avec l’AGEUM ou avec l’administration universitaire, Cosmopolis n’est pas sans alliés dans sa quête de reconnaissance, de légitimité et de participation. Parmi eux, on retrouve plusieurs journalistes du Quartier latin, fiers de se faire « l’écho de Cosmopolis » (Beausoleil, 1962), soit en rendant compte des activités du groupe, soit en diffusant une information internationale qui met de plus en plus en contact, par images et témoignages interposés, les étudiants de partout dans le monde. Significativement, cette information, abondante dès l’après-guerre dans le journal, est désormais mise en relation avec la présence des étudiants étrangers sur le campus.

Le rôle d’antenne internationale revendiqué par Cosmopolis se diffuse graduellement dans le journal. Guy Bertrand (1964, p. 2) associe ainsi « notre ouverture sur l’international » et la « rencontre avec les étudiants étrangers présents chez nous ». Dans un article de fond sur l’Afrique, Pierre Meunier (1965, p. 6-7) conclut qu’il faut « favoriser une meilleure participation des étudiants étrangers à la vie agéumique par tous les moyens possibles », puisque ce sont ces étudiants qui permettent « d’établir des liens étroits et “de visu” avec les pays étrangers ». De visu, c’est-à-dire en contournant certaines sources d’information comme celle provenant des récits missionnaires, souvent porteurs d’une vision paternaliste ou folkloriste. Gaspard Mokolo (1964), vice-président intérieur de Cosmopolis, mettait justement en garde contre les « récits de ces voyageurs ou missionnaires », qui renforcent des « conceptions acquises et cristallisées »[40].

Ces rencontres et cette information sont de plus en plus accessibles à mesure que les étudiants, malgré l’absence d’une maison internationale, utilisent le Centre Social – où loge d’ailleurs Cosmopolis – pour concentrer la circulation internationale. C’est là que sont organisés conférences, ateliers, débats, expositions, et où se tiennent les « ONU Modèles », simulations des assemblées des Nations Unies au cours desquelles les étudiants de plusieurs universités canadiennes et américaines, répartis en délégations, défendent chacune les intérêts d’un pays membre. Parmi les événements du Centre Social, notons la conférence sur la décolonisation et l’indigénisme de l’étudiant et poète haïtien Gérard Étienne, arrivé au Québec en 1964 après avoir fui la répression du régime Duvalier (Roche, 1965).

L’un des événements qui a eu le plus d’échos et qui a bénéficié d’une large couverture dans le Quartier latin s’intitulait « Problème congolais et nationalisme africain », organisé par des membres de Cosmopolis avec la coopération du Club des Relations Internationales (CRI). Y participaient, en plus de deux étudiants québécois, le Gabonais Edzodzomo Ela, les Congolais Gérard Likongo et G. Mokolo, ainsi que le professeur d’origine belge Edmond Orban. Pendant la conférence, le professeur s’était écrié, comme pour justifier le colonialisme de son pays d’origine : « nous les aimions [les Africains] … », ce qui avait soulevé l’ire des Congolais présents. Les panélistes avaient conclu, à l’exception du professeur Orban, que l’ingérence dans les affaires africaines devait cesser pour faire place à une collaboration plus authentique, notamment entre le Québec et le Congo (Lefrançois, 1965).

L’enjeu du logement

En plus de couvrir ces événements, le Quartier latin effectue aussi des enquêtes susceptibles de mettre en évidence les conditions de vie difficiles de plusieurs étudiants étrangers, notamment sur le plan de l’hébergement. La plupart devait en effet se trouver un logement en dehors du campus et faire face à des refus de location, à des chambres crasseuses, à des loyers élevés, à une attitude méprisante ou carrément au racisme; dans certains cas, constatait Koutimi Justin Hountomey, il y avait même « exploitation de l’étudiant étranger »[41]. En 1962, une enquête menée par l’étudiant québécois Yves Bled révélait qu’environ 20 % des logeurs inscrits sur la liste officielle du Service de logement de l’université faisaient preuve de discrimination envers les étudiants étrangers. Pour aggraver la situation, le Service de logement demandait aux logeurs leur préférence et leur permettait de cocher, dans le formulaire, « chambres pour étudiants blancs » ou « chambres pour étudiants de couleurs ». Au moment où le mouvement des Civil Rights battait son plein aux États-Unis, et avec en mémoire le scandale Barbara Arrington, Yves Bled concluait : « SUPPRIMONS cette politique de ségrégation » (Bled, 1962).

Suite à cette enquête, le bouillant éditorialiste Jacques Girard, véritable aiguillon de la conscience syndicale étudiante, sonne la charge : « Si l’AGEUM s’abstient [d’agir], elle fera preuve de lâcheté et manquera à son rôle » (Girard, 1962b). Entre le Quartier latin – dont l’influence est énorme avec un tirage de plus de 10 000 exemplaires en 1964-1965 – et Cosmopolis, s’établit une sorte d’alliance implicite afin de garder l’AGEUM sur le qui-vive, c’est-à-dire à l’affût des causes jugées progressistes. Alors que son président en 1962-1963, Michel Grimard, prédécesseur de Bernard Landry, se disait « centriste », Girard (1962a) répliquait qu’au Quartier latin « nous ne sommes pas à droite, mais bien à gauche »!

On remarque également, à cette époque, une participation accrue des étudiants étrangers au Quartier latin. Vu Huu Quang, dans un article ironisant sur l’attitude des logeurs à Montréal, renvoie la balle à l’AGEUM en espérant qu’elle saisisse l’occasion pour démontrer qu’elle « s’occupe de tous les problèmes ». Après tout, si les étudiants québécois ont réussi à « enlever la chaise au Maire de Montréal et le canon à Outremont », pourquoi ne défendraient-ils pas la cause des étudiants étrangers (Quang, 1962)? Le canon en question, qui appartenait à la riche et anglophone Ville Mont-Royal, avait été dérobé par les étudiants afin de manifester contre la clôture érigée entre ce quartier et les environs (Manifestant, 1961). Cette action se situait entre l’esclandre carabin, typique du milieu étudiant depuis le 19e siècle, et l’action symbolique, porteuse et engagée, vers quoi une frange du milieu étudiant tendait depuis le milieu des années 1950. En lui rappelant ces actions – et en démontrant que les étudiants étrangers l’ont à l’oeil –, Quang met implicitement l’AGEUM devant deux directions, celle du « club de loisir », immature, désinvolte et replié sur lui-même, et celle du syndicalisme étudiant, ouvert, responsable et défenseur de tous les étudiants.

Cette direction semblait d’autant plus nécessaire que l’administration de l’université s’occupait relativement peu des étudiants étrangers. Par rapport à l’enjeu du logement, elle se lavait les mains de toute responsabilité : « il n’y a pas de discrimination ni de ségrégation au service de logement », concluait son directeur, Marcel Cloutier, tout en avançant que si les étudiants étrangers étaient davantage refusés que les autres, c’était sans doute pour des « raisons personnelles » (Cloutier, 1962). L’AGEUM, qui cherche à se démarquer de l’administration et à être à la hauteur de l’avant-gardisme qu’on lui prête, ne veut certainement pas être complice de cette déresponsabilisation. Dès l’automne 1961, elle avait appuyé, sous la rubrique « questions raciales », le Comité des Ouvriers des Droits de l’homme de Montréal dans sa requête auprès du premier ministre de la province pour légiférer contre la discrimination dans l’emploi et le logement[42]. En mars 1962, l’AGEUM fait un pas de plus. En réunion, sous la rubrique « ségrégation raciale », elle condamne l’inertie de l’université et adopte à l’unanimité la proposition comme quoi le Service de logement devra changer la formule d’avis aux logeurs en plus de refuser carrément ceux qui ne seraient pas ouverts à prendre des étudiants « sans discrimination de race ou de couleur »[43].

Ces prises de position n’entamaient toutefois pas l’attitude paternaliste de l’AGEUM et son assurance de pouvoir gérer seule ces questions. On a vu la façon cavalière avec laquelle l’association avait écarté Cosmopolis lors de l’assemblée du 5 mars 1962. Le vice-président de l’AGEUM, Paul Leduc, avait d’ailleurs coupé court à une entrevue au Quartier latin en répondant que l’accueil « c’est notre problème à nous et non le leur » (Leduc et Lord, 1962). La réaction de Cosmopolis à cette fin de non-recevoir est révélatrice de l’importance qu’il accorde désormais à son statut de représentant des étudiants étrangers :

Ah! la brave AGEUM qui s’occupe de nous… Elle ne veut plus entendre parler du club Cosmopolis mais par contre elle veut s’occuper de « nous ». En clair, elle nous reconnaît un par un, mais pas en groupe.

Mondoloni, 1962

La stratégie de certains membres de l’exécutif de l’AGEUM semblait être effectivement, sous prétexte d’une approche « libérale », de réduire Cosmopolis à un agrégat de nationalités plutôt que de le reconnaître comme un acteur collectif. Ironiquement, c’est aussi le sort que subiront plusieurs mouvements et coalitions étudiantes au Québec dans les décennies à venir, particulièrement en 2012, où le droit de grève collectif sera opposé au droit individuel d’étudier[44].

Face à cette attitude, Cosmopolis recevra l’appui de Michel Leclerc, étudiant responsable du Service d’accueil, qui avait vécu deux ans en Afrique et s’était efforcé, dans le Quartier latin, de dénoncer le mépris des puissances occidentales envers les jeunes nations africaines (Leclerc, 1965). Dans un long rapport qui incrimine particulièrement l’administration de l’université – qui s’était largement approprié le Service d’accueil en 1963-1964 –, M. Leclerc écorche aussi l’AGEUM en lui tendant le miroir du syndicalisme étudiant. Dans son esprit actuel, le Service d’accueil

suppose une assimilation de l’Étudiant Étranger à notre milieu, assimilation de mauvais aloi [puis]qu’elle fait de celui-ci un réceptacle, un passif, ce qui est incompatible avec l’esprit des membres du Conseil d’Administration de l’AGEUM lorsqu’ils acceptèrent d’intégrer et non d’assimiler l’Association des Étudiants étrangers [Cosmopolis] dans ses cadres.[45]

Bref, ce Service adopte une « attitude pour le moins incompatible avec les principes de cogestion », autre mot clef qui sera, pendant un temps, un cri de ralliement du milieu étudiant. Selon le principe de cogestion, toutes les instances du milieu, des étudiants aux professeurs en passant par les employés et les administrateurs, devaient participer à la gestion de l’université et de ses services.

En fait, ce qui nuisait à la reconnaissance de Cosmopolis comme partenaire dans la cogestion était son statut incertain dans la machine agéumique. N’étant pas élu au suffrage universel, l’exécutif de Cosmopolis n’avait pas de droit de vote et n’avait pas accès au même financement que les autres comités de l’AGEUM. Or, après des négociations velléitaires de 1962 à 1964, les choses semblaient sur le point de débloquer sous la présidence de l’énergique et astucieux Edzodzomo Ela.

La plus française université du… Tiers-Monde?

Alors que le président Vu Huu Quang s’était surtout investi dans les activités culturelles (comme la Semaine de l’étudiant étranger), Edzodzomo Ela se positionne d’emblée dans l’arène de la politique étudiante. Mais contrairement à son prédécesseur, Yathaï Pin, qui avait exaspéré l’AGEUM par son manque de diplomatie et sa méconnaissance constitutionnelle, Ela fait figure de fin stratège. Il veut d’une part impliquer l’AGEUM dans le processus décisionnel de Cosmopolis tout en conservant à celle-ci son autonomie et, d’autre part, maintenir la pression morale sur l’exécutif agéumique tout en l’amadouant sur son propre terrain.

Tout au long de l’année 1965-1966, Ela fait valoir les positions de Cosmopolis. Plutôt que de marteler le sort injuste fait à l’association par une AGEUM insensible, il combine habilement l’éloge et la récrimination et pose les étudiants étrangers non seulement comme partie prenante de la classe étudiante, mais également, sur le plan national, comme acteurs potentiels dans cette société nouvelle qui naît de la Révolution tranquille et dont l’horizon d’attente recoupe de plus en plus celui des étudiants québécois. Mais cette société nouvelle est impensable sans une ouverture à l’international, domaine que revendique justement Cosmopolis dans son positionnement face à l’AGEUM, et qui lui sert maintenant pour contester l’attitude de cette dernière à son endroit. Ela rappelle aux étudiants québécois leur situation particulière dans une nation à la fois oppressée et privilégiée. Plus précisément, il relie l’attitude distante et paternaliste de certains de ses leaders à un travers qui toucherait doublement à l’identité étudiante et nationale : ces étudiants ne cèdent-ils pas, en effet, à cet « égoïsme étroit des peuples nantis qui aboutit parfois à un fascisme dissimulé sous les apparences d’un faux libéralisme »[46]?

Le président de Cosmopolis, qui ne reculait pas devant l’hyperbole, savait bien qu’il touchait des cordes sensibles. La contestation des empires et la solidarité avec les étudiants aux prises avec le colonialisme ou la ségrégation constituaient des vecteurs propices aux étudiants québécois pour se représenter le Québec comme une « nation prolétaire » largement aliénée. C’est d’ailleurs ce qu’impliquait le président de l’AGEUM, Édouard Cloutier, dans son discours d’ouverture à la semaine de l’étudiant étranger[47]. L’étudiant de l’Université de Montréal, doublement opprimé et minoritaire comme jeune et comme Québécois – et plus précisément comme métropolitain dans une ville où le français n’occupait pas la place qui lui revenait et où l’UdM ne faisait pas le poids face à la riche université McGill –, serait dans une position unique en Amérique du Nord. « Nous sommes le tiers-état, déclarait l’un d’eux, nous sommes les étrangers dans cette université et cette province » (Danton, 1957). Cette représentation doloriste, quelles que fussent les réalités sur lesquelles elle s’appuyait, avait des effets performatifs indéniables. Elle allait entraîner, notamment, la sortie de l’AGEUM, en 1963-1964, d’une FNEUC (Fédération nationale des étudiants du Canada) velléitaire et imparfaitement bilingue et la création, la même année, de l’UGEQ (Union générale des étudiants du Québec[48]), qui marquait le recentrage sur la province afin de focaliser l’attention sur la défense des « intérêts particuliers des étudiants canadiens-français » (Verdon, 1962).

Et voilà qu’un étudiant d’Afrique de l’Ouest rappelle à l’étudiant québécois qu’il n’a pas le monopole de ces « intérêts particuliers » sur son campus et, pis encore, qu’il est peut-être complice d’un système d’exclusion et de discrimination. Mais Edzodzomo Ela ne s’arrête pas à ces rappels gênants. Il associe plutôt la reconnaissance de la diversité et des problèmes particuliers des étudiants étrangers au rayonnement de la communauté étudiante dans son ensemble. À cette fin, le président de Cosmopolis utilise le nous étudiant (inclusif) plutôt que le nous des étudiants étrangers et range finalement, mais sous condition d’ouverture et d’inclusion, les étudiants québécois du « bon bord », celui des opprimés : « Nous consoliderons, pour un but positif, cette solidarité des hommes du Tiers Monde, basée sur une communauté de problèmes à résoudre, sur une communauté d’expériences à vivre ». Cosmopolis n’est-il pas, à cet égard, non seulement une « fenêtre unique sur les “Autres Mondes” au service de l’étudiant canadien-français », mais aussi un garde-fou qui, tout en protégeant contre l’américanisation, est susceptible d’enrichir la « personnalité » française de l’Université de Montréal[49]?

Cette promesse frappait dans le mille à la fois aux niveaux national et universitaire. Dans une période où l’immigrant est de plus en plus valorisé par l’État pour son apport économique et culturel – plutôt que pour son absorption dans la « cité organique »[50] –, cet enrichissement de la personnalité française de l’université apparaît d’autant plus nécessaire que pointe à l’horizon le spectre de la multiversity, cette machine aux rouages anonymes soumise aux pouvoirs et au marché que les étudiants de Berkeley avaient dénoncée au milieu des années 1960. Et puis, selon les principes du syndicalisme étudiant et de la cogestion, n’est-ce pas le rôle des étudiants d’influencer les finalités de l’Université au moment où la Révolution tranquille semble accaparée par les technocrates et par les forces anonymes du marché? E. Ela ne manque pas, à ce propos, de flatter les ambitions de l’AGEUM et du Quartier latin, mais tout en les insérant dans une trame plus large, celle de la vieille mission française de la province en Amérique du Nord :

Nous voudrions que, par l’entente et la coopération que nous aurons réussi à créer, l’Université de Montréal devienne non seulement la plus grande université française du monde, mais aussi la meilleure par son accueil et la plus grande université mondiale – et si j’ose dire du Tiers Monde – parce qu’elle aura réussi à attirer et à associer un plus grand nombre d’étudiants étrangers dans sa vie non seulement académique, mais aussi culturelle et sociale[51].

Grandiloquent, le discours du président de Cosmopolis n’en était pas moins senti. Au début de l’année, lors du débat sur le nationalisme africain mentionné plus haut, il avait insisté sur la volonté des Africains d’être respectés et de prendre leur place sur la scène internationale « non pas en mendiants, mais en peuple digne ». Il avait conclu, en traçant un horizon d’attente dans lequel les étudiants québécois se reconnaissaient volontiers : « Notre histoire se fera, parce que les Africains aussi sont des hommes conscients qui aspirent à la liberté. Personne d’autre ne saura jamais le faire à notre place » (dans Lefrançois, 1965). Ce volontarisme se réverbérait d’autant plus fortement que l’option indépendantiste, précocement adoptée dans le Quartier latin, où la jeunesse du RIN s’activait depuis 1962, gagnait en popularité.

Les efforts d’Edzodzomo Ela portent fruit. Au début de février 1965, l’AGEUM donne son accord de principe pour aller de l’avant avec un nouveau pacte : Cosmopolis pourra siéger au Conseil avec droit de parole (mais sans droit de vote) et se verra accorder un budget annuel, à condition de présenter un rapport financier à la fin de chaque année académique[52]. E. Ela se retrouve donc, le 9 décembre de la même année, devant l’assemblée de l’AGEUM pour y proposer officiellement l’ajout d’un comité à titre particulier, celui des étudiants étrangers[53]. Cette autonomie et ce statut « particulier », du jamais vu dans l’histoire de l’AGEUM, force celle-ci à réviser ses propres statuts. Certains étudiants, pour s’assurer de bien « cadrer » Cosmopolis, proposeront que soit ajouté à l’article 32 de la constitution de Cosmopolis un titre F qui se lit comme suit :

[Cosmopolis] a pour fonction de développer l’esprit syndical étudiant parmi ses membres en leur permettant d’aborder, dans les cadres du Comité, les problèmes et les activités qui leur sont propres. De même, il devra canaliser les forces de ses membres, les mettre au service de l’ensemble de la communauté étudiante et, dans la mesure de ses moyens, contribuer au bon renom de l’AGEUM.[54]

Ce passage trahit une inquiétude face à l’autonomie du nouveau comité – et au budget de 2295 $ qu’on lui accordera bientôt –, et on lui rappelle, comme à un enfant imprévisible, de « contribuer au bon renom de l’AGEUM ». Mais on y reconnaît aussi explicitement la spécificité de certains problèmes qui sont « propres » aux étudiants étrangers.

Cosmopolis n’avait pas besoin de ce rappel. Depuis le début des années 1960, il s’était graduellement pris au jeu du syndicalisme étudiant, s’appropriant non seulement son vocabulaire, mais également son horizon d’attente. Dans sa lettre de démission, le président Le Van Thanh insistait ainsi sur l’importance de mettre sur pied des activités « propres à l’émancipation des membres »[55]. De son côté, dans son invitation à la « Semaine de l’étudiant étranger », le groupe organisateur cherchait à « réveiller la conscience étudiante » (Cosmopolis, 1964), tandis que l’un de ses membres voulait « apporter [son] modeste concours à l’épanouissement de la classe étudiante » (HB, 1964).

Sans surprise, c’était un étudiant français, Raymond Beltrami, vice-président de Cosmopolis, qui faisait le plus entendre sa voix à ce propos. Dans le Quartier latin, il déclarait : « nous donnons notre appui entier et participons activement au mouvement syndical préconisé par l’AGEUM » (Beltrami et Quang, 1962). En compagnie de son collègue italien Giuseppe Turi et de Jacques Girard, R. Beltrami avait d’ailleurs participé à une conférence où il avait appelé à une « Conversion totale de l’idée d’étudiant »[56]. En agissant ainsi, Cosmopolis régularisait, en quelque sorte, sa participation à la formation discursive agéumique, mais il allait également plus loin en adoptant l’horizon d’attente de l’AGEUM et du Quartier latin, celle d’une émancipation et même d’une conversion de l’étudiant susceptibles de le rendre disponible à d’autres engagements – envers la classe étudiante, la société ou le monde.

Suite à la régularisation de la situation de Cosmopolis, les étudiants étrangers seront défendus avec plus d’aplomb par l’AGEUM, de plus en plus sensible à la cause des pays francophones émergents et particulièrement à celle des étudiants réfugiés africains, auxquels elle octroiera des bourses[57].

La saga Molière Estinville illustre bien l’importance prise par ce nouveau type de combats dans l’AGEUM. L’étudiant haïtien de l’Université de Montréal, sommé par le gouvernement canadien de quitter le pays avant le 11 novembre 1966 pour des raisons obscures, avait écrit, paniqué, à Cosmopolis qui, à son tour, avait avisé l’AGEUM. Édouard Cloutier avait pris le dossier en main et écrit à Jean Marchand, ministre fédéral de la Citoyenneté et de l’Immigration, pour dénoncer ce traitement :

[Je veux informer le Ministre que ce cas] illustre de façon assez claire la situation bien pénible dans laquelle se trouve un grand nombre d’étudiants étrangers à l’Université de Montréal et tout particulièrement les étudiants francophones d’origine non-européenne, lesquels sont constamment harcelés par votre Ministère au sujet d’argents, de certificats et d’attestations de toutes sortes. Il me semble que ces faits contredisent de façon absolue votre politique officielle d’accueil chaleureux aux étudiants étrangers francophones.[58]

Devant la pression, et au moment où l’on débattait bruyamment des questions d’immigration à l’Assemblée Nationale (Pâquet, 2005, p. 187-190), le ministre avait fini par céder; l’étudiant haïtien allait pouvoir poursuivre ses études à l’Université de Montréal. Il est possible que l’AGEUM se soit montrée si incisive suite aux recommandations d’un nouveau membre de son exécutif, un certain Edzodzomo Ela. L’ancien président de Cosmopolis avait effectivement été élu, pour l’année 1966-1967, comme vice-président à la cogestion et responsable du Service d’accueil. Particulièrement actif, il aidera à l’organisation du colloque « Étudiants-professeurs, Université et la cogestion » (25 novembre 1966) et échangera une série de lettres avec le sociologue Jacques Dofny, qui avait participé au colloque et considérait que la cogestion affaiblissait le syndicalisme étudiant[59].

Mais cette percée, qui laissait présager une collaboration inédite entre étudiants étrangers et étudiants québécois, arrivait trop tard. En 1968-1969, en pleine crise du régime d’historicité moderne et dans un contexte d’éclatement des associations et fédérations étudiantes partout dans le monde, l’AGEUM, épinglée comme un monstre bureaucratique, se faisait hara-kiri, liquidait ses propriétés et entraînait dans sa chute ses comités, dont Cosmopolis, nous laissant avec l’une des plus fascinantes énigmes de la radicalisation des années 1960 au Québec.

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    Archives de l’UdM, P33/H2,1,2

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    Scène du film Seul ou avec d’autres

Dans le film, Seul ou avec d’autres (1962), tourné sur le campus de l’Université de Montréal, Denys Arcand, Denis Héroux et Stephane Venne racontaient les amours d’une étudiante éprise d’un universitaire cynique et beau parleur. Qu’il s’agisse des salles de classe, des scènes de bécotage sur le Mont-Royal ou de celles du Centre Social où vont se détendre les étudiants et où, hasard du tournage, performait le groupe humoristique Les Cyniques, les « acteurs » et les figurants patentés sont tous Canadiens français. S’il est attentif, le spectateur apercevra cependant d’autres visages, en particulier lors de cette scène où, à l’arrière-plan d’une voiture de sport à bord de laquelle discutent des jeunes femmes, trois étudiants noirs apparaissent. Un court instant, il y a hésitation de leur part et on s’attend à une interaction, jusqu’à ce que leur présence, aussi imprévue que fugitive, se dissipe, non pas cachée ou rejetée, mais reléguée au décor, symbole d’un campus qui ne sait pas trop quoi faire de ses étudiants étrangers.

Cinq ans plus tard, si l’AGEUM avait le sentiment, dans l’affaire Molière Estinville, de remplir son devoir envers l’un des siens, ce geste de solidarité n’allait pas de soi : il n’était pas la conséquence naturelle de l’évolution du milieu étudiant. Les étudiants étrangers auront eu en fait à sortir de l’anonymat où ils étaient confinés et à revendiquer, contre le paternalisme de plusieurs étudiants québécois, une présence et une parole légitimes et effectives. Le travail de Cosmopolis, souvent mené de façon souterraine, sur le campus, dans l’arène politique ou dans le journal étudiant, aura constitué un vrai défi pour l’AGEUM et le Quartier latin, poussés à assumer les principes du syndicalisme étudiant. Il n’aura pas suffi aux étudiants québécois d’être bombardés par une information internationale de plus en plus abondante pour concrétiser la jonction : il aura fallu la présence de cet « international chez eux », non pas sous la forme dépaysante de l’exotisme et non pas à travers le filtre gratifiant de la charité, mais par le biais d’une certaine adversité qui aura valu comme « test du réel ».

Sans lieu physique autour duquel s’organiser et développer un « milieu de vie », les étudiants étrangers ont massivement investi l’espace symbolique du milieu étudiant, celui de la politique de l’AGEUM et celui du journal le Quartier latin. Loin de se « ghettoïser » au sein de leur groupe national comme plusieurs de leurs confrères dans d’autres universités, ils ont fait de Cosmopolis le centre orbital de leur participation à l’université, à coup d’assemblées et d’exécutifs réunissant plusieurs dizaines de nationalités différentes. Cette expérimentation politico-culturelle, loin de se développer en vase clos, s’est nourrie de la formation discursive du syndicalisme étudiant et des enjeux de la décolonisation et de l’affirmation nationale, et est ainsi entrée en résonance avec les combats des étudiants québécois.