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Introduction

Les institutions d’aide à la personne, qu’elles soient sanitaires ou sociales, connaissent fréquemment des situations de tension interne qui aboutissent à des clivages entre groupes de professionnels. Ces situations de clivage répondent à différentes nécessités qu’il nous importe de décliner comme autant de pistes explicatives d’un phénomène qui altère les relations humaines, mais également la qualité du travail accompli.

Bien que le clivage institutionnel concerne un collectif en désignant de façon générique la scission d’un groupement humain de travail en parties opposées et rivales, il n’en reste pas moins à saisir en tant que mécanisme de défense à la fois individuel et groupal. Cette mention nous rappelle que même si nous observons les effets délétères de ce mécanisme, sa raison d’apparition reste la préservation de l’individu et de ses prolongements narcissiques et groupaux. En situation de travail, les appartenances d’équipes avec leurs jeux d’alliance et de mésalliance, de protection, d’identification et de rivalités dans la mesure où elles représentent de façon temporaire ou consubstantielle des « extensions » du sujet sont des enjeux de ses défenses.

Depuis Freud (1894), les mécanismes de défense sont définis comme des opérations automatiques indispensables au fonctionnement de notre psychisme. Ils signent la présence d’une conflictualité ou plus génériquement d’une transaction génératrice de la perception de dangers, d’anxiété ou de stress (DSM-IV-TR, 2005). Ils sont d’abord au service de l’adaptation mais peuvent, en fonction des défenses utilisées, aboutir à des résultats contraires. Les effets de préservation de soi sont anéantis si la défense alimente à son tour des angoisses agonistiques. Le clivage institutionnel est de ceux-ci. Nous le déclinerons dans ses différents aspects en le ramenant à une tentative de préservation qui a échoué sous la forme d’un écueil institutionnel et humain. Nous prendrons comme exemples des situations d’équipes clivées entre elles ou en sous-groupes, générant par leur fonctionnement une grande souffrance au sein des professionnels, mais aussi des établissements qui les contiennent.

Cette contribution résulte d’interventions cliniques en institutions auprès de travailleurs sociaux. À la fois en tant que psychologue par les réunions d’équipes en établissements éducatifs dans le champ de la protection de l’enfance, mais aussi d’analyse des pratiques professionnelles auprès d’équipes d’autres institutions du secteur social et médico-social. Chronologiquement, ce sont d’abord les réunions avec des équipes éducatives dans ce qui en France se nomment des maisons d’enfants à caractère social qui nous ont sensibilisés aux phénomènes de clivages institutionnels. Tout en étant une source intense de réflexion, il nous a été difficile d’objectiver ces phénomènes depuis une position intra-institutionnelle. C’est à l’occasion de plusieurs interventions en qualité de superviseur que nous avons repéré à nouveau des schémas conflictuels similaires au sein d’autres établissements. En dernier lieu, nous avons été sollicités par un Institut Médico-Éducatif (IME) accueillant des enfants et adolescents atteints d’handicap mental profond. La mission qui nous a été confiée était alors d’intervenir auprès d’une équipe en grande souffrance, divisée entre des professionnels qui n’arrivaient plus à travailler ensemble. Ces derniers, proches de l’épuisement professionnel, sollicitaient leur encadrement qui, à son tour, ne savait comment intervenir au sein de cette équipe sans à nouveau alimenter le clivage. Cet article résulte de la sédimentation de toutes ces expériences tout en prenant l’occasion de cette dernière intervention pour tenter de formaliser cette forme de souffrance au travail maintes fois rencontrée. Les principaux arguments et exemples développés ont fait l’objet d’un travail auprès de cette dernière équipe et de l’institution commanditaire. L’objectif que nous avons poursuivi et qui anime la rédaction de cet article est de comprendre la fonctionnalité du clivage, sa typologie et ses écueils, et enfin les modes de dégagement institutionnel pouvant être mis en place pour y répondre.

1. Clivages institutionnels et dynamiques d’équipes

1.1. Le clivage comme frontière

Le clivage s’apparente à une frontière qui se voudrait hermétique. Alors que les frontières sont des zones d’échanges contrôlées entre un dedans et un dehors, le clivage pose leur fermeture : le dedans s’oppose au dehors. Les phénomènes groupaux par l’appartenance qu’ils engagent instituent des frontières. Les institutions s’élaborent aussi sur ces marquages symboliques par corps de métier : équipe éducative, équipe d’encadrement, services généraux, etc., mais aussi sur d’autres frontières plus contingentes : anciens et nouveaux, proches ou lointains (d’une figure emblématique de l’institution), adeptes ou opposants (d’une approche théorico-pratique), etc. Par conséquent, les clivages institutionnels peuvent s’établir en fonction de plusieurs lignes de démarcation : entre usagers et professionnels (Lhuilier, 2007), entre différents corps professionnels, entre différentes équipes d’un même corps de métier ou à l’intérieur d’une même équipe en la scindant. Le clivage comme frontière peut nous évoquer les travaux d’Anzieu (1985) autour de la peau comme enveloppe. Pour rappel, l’appareil psychique individuel ou groupal a besoin de s’étayer sur les trois fonctions dévolues à la peau comme enveloppe/frontière :

« Un moyen primaire d’échange avec autrui, une surface qui marque la limite avec le dehors, un sac qui retient à l’intérieur » (Lhuilier, 2007, p. 178).

Dans le clivage, la limite obstrue l’échange avec l’extérieur et renforce les phénomènes de rétention.

Les vécus de disqualification, d’incompétence, de crainte et de suspicion font suite à des alliances au sein d’une équipe. Il est difficile de reconstruire le temps inaugural du clivage. Des affinités entre collègues, des désaccords avec d’autres, un climat institutionnel « favorisant », des ambitions personnelles jugées contradictoires au groupe, etc. Cette position symétrique qui se construit entre deux groupes ou sous-groupes impose que ce qui se passe et se dit à l’intérieur ne doit plus sortir. L’allégeance au groupe se fait sur le silence et la connivence. Cette dernière peut être la conséquence d’accommodements d’abord minimes (garder pour soi les retards de son collègue, ne pas transmettre une altercation entre un collègue et un usager, etc.) jusqu’aux manquements les plus dommageables (dénier une maltraitance sur un usager, dissimuler le harcèlement dont est l’objet un collègue, user à titre personnel de biens collectifs, etc.). Loin de ces connivences, le silence peut dissimuler aussi sa propre souffrance. Garder en soi ses craintes et angoisses jusqu’à l’épuisement professionnel.

En posant une frontière et une rivalité entre groupes, le clivage engage à une lutte de domination où l’autre groupe est jugé comme hostile. Une logique projective et paranoïde viendra alimenter les craintes réciproques. De façon circulaire, chaque groupe sera perçu comme agresseur de l’autre tout en ayant pour lui-même le sentiment inverse d’avoir été agressé. Chacun se sentira victime de l’autre et s’en défendra en l’attaquant. Comme tout processus paranoïaque, l’agression sera déniée derrière la conscience d’être victime. Un des enjeux mimétiques de cette rivalité se retrouvera dans la position victimaire, convoitée par chacun et légitimant la violence de tous.

1.2. Le scénario du clivage d’équipe : exclusion – alliance – défiance

Il nous apparaît que trois dimensions sont constitutives des situations de clivage au sein des groupalités professionnelles : la scission/exclusion d’un groupe primaire, l’alliance avec un sous-groupe secondaire, la défiance à l’égard de la partie adverse du groupe. Comme nous l’avons mentionné, il est difficile de reconstruire le temps inaugural du clivage d’autant qu’il peut être différent en fonction des situations. Même si les composantes du clivage sont les mêmes et peuvent se retrouver de façon récurrente, leur ordre d’enchaînement peut varier. Ainsi, nous décrirons comment l’exclusion et la défiance peuvent chronologiquement s’inverser alors que l’alliance reste nécessairement dans une position médiane.

Lorsque l’on tente de remonter les scénarios du clivage, il n’est pas rare que celui-ci débute dès l’accueil du professionnel. Les prémisses de l’exclusion, de façon souvent symbolique, y sont déjà perceptibles. Le sujet ne se sent pas convié par sa future équipe. Que celle-ci montre des signes ostensibles de sa réticence à intégrer un nouveau collègue ou plus simplement de son indifférence à son égard, le ressenti d’exclusion se construit sur les conditions de l’accueil. L’introduction vers les usagers, les informations nécessaires au bon fonctionnement de l’ensemble, l’accessibilité des collègues et leur obligeance à accompagner le nouvel arrivant seront autant d’étapes déterminantes vers l’équipe ou à l’inverse dans le vécu d’exclusion de celle-ci.

À partir de cette expérience de relégation vont se constituer des alliances et un climat de défiance réciproque. La représentation angoissée qui domine est celle de choses qui se disent dans le dos des uns et des autres. Les ressentis d’attaques, de dénigrement, de jugement viennent alimenter une logique persécutive. Celle-ci est circulaire et ne trouve que difficilement d’occasion de réassurance humaine pour en sortir. Nous reviendrons sur cette circularité, mais développons aussi l’alternative que l’introduction d’un collègue, particulièrement susceptible à ce type de ressentis persécutifs, peut lui-même induire la division. De la sorte, nous pouvons développer deux scénarios probables :

  • un premier, davantage groupal, où le sujet doit trouver sa place dans une équipe qui ne la lui accorde pas spontanément et crée les conditions initiales de l’exclusion de laquelle découleront des alliances et un climat de défiance,

  • ou à l’inverse, un sujet disposé à se sentir attaqué, stigmatisé, victime d’injustices et qui va instiller à son corps défendant un climat de défiance (dont il se sent la première victime) avec son cortège d’alliances et d’exclusions.

Les traits de personnalité et caractéristiques psychopathologiques sont aussi à considérer dans les dynamiques groupales comme un point de déploiement possible. Il nous semble aussi que les équipes qui résistent, hésitent ou rejettent un nouvel arrivant se caractérisent en amont par une souffrance groupale qui fait obstacle à l’introduction d’un nouveau membre. À plusieurs reprises, nous avons constaté que les postes vacants si difficiles à occuper étaient ceux de collègues partis dans des conditions difficiles, licenciés ou non reconduits. En guise d’exemple, évoquons le cas d’un éducateur licencié à la suite du signalement par ses pairs de son alcoolisme au travail. Tout en étant convaincus dans cette situation de la nécessité d’en référer aux cadres institutionnels, la « déloyauté » de signaler un pair restait à charge de l’équipe. Leur responsabilité était de dire sans que cela ne les dégage de la culpabilité d’avoir « rejeté » un collègue jusqu’au licenciement. Cette atteinte, pour une équipe, de devoir se dissocier de l’un de ses membres se traduisait par un leitmotiv qui résonnait comme une accusation diffuse et menaçante : « Dans cette institution, la parole est dangereuse ». La culpabilité associée à la parole résonnait comme une menace où chacun était exposé. La rupture au sein de l’équipe que représentait ce renvoi instillait en elle la difficulté de continuer à faire équipe. Le nouveau collègue venant occuper le poste cristallisait alors cette « impossibilité » en devenant dans l’imaginaire groupal le responsable de cet échec.

1.3. La communication propre aux situations de clivage

Lorsqu’une institution est scindée, les sous-groupes qui se forment s’observent. Le climat de défiance est fort, car toute information peut venir alimenter le conflit et l’opposition. Toutefois, une des caractéristiques de la communication au sein de ces équipes est que tout en pouvant dénoncer des manquements ou déviances qui y ont cours, les propos restent le plus souvent imprécis, comme codés, et évitent d’être nominatifs. Ainsi, des alertes sont lancées, des sous-entendus sont faits, mais rien de suffisamment factuel pour que l’équipe d’encadrement puisse s’en saisir. Elle devient elle-même réceptacle par son écoute du malaise et du dysfonctionnement, mais ne peut agir faute de levier concret.

Les temps de réunion sont altérés par ce fonctionnement de sorte que les personnes extérieures à l’équipe (chef de service, directeur, psychologue, etc.) ne possèdent pas les codes qui puissent leur permettre de saisir les implicites des propos des uns et des autres. Il est évident que l’équipe se dit des choses importantes, le langage analogique en témoigne (posture du corps, mimiques, agacements, etc.) sans que cela soit traduisible en situations de travail. Un hiatus se creuse pour la personne extérieure entre la réception du malaise et sa connexion avec une réalité de terrain. Alors que beaucoup de choses sont mises en scène, un défaut de représentation subsiste qui empêche concrètement de s’engager sur des positions de travail.

L’équipe, à certains moments d’exaspération de son fonctionnement, peut se dire des choses essentielles. Cependant, le tiers extérieur est mobilisé comme garant du non‑débordement de la parole mais pas de sa résolution. Les reproches sont impersonnels : « Il y en a qui devraient… », « J’en ai assez que certains… », « Ceux qui font cela… », etc. Chaque sous-groupe traduit ainsi qu’il souffre de l’autre mais que chacun se tient aussi par des observations et des critiques. Ces joutes ont autant la fonction d’exprimer le dépit, d’affirmer sa position en opposition à l’autre que de maintenir un équilibre, même dysfonctionnel, au sein de l’équipe : chacun en sait assez sur l’autre pour le tenir. Ainsi, il est possible de dire mais pas de nommer.

Les caractéristiques de la communication qu’impose le clivage sont multiples : secret, silence, discours indirect, propos détournés, etc., mais dans tous les cas, quelque chose s’exprimera de façon récurrente dans l’institution autour du « manque » de communication. Le sentiment de ne jamais posséder les informations nécessaires à son travail revient comme motif à la frontière entre les ressentis de défaillance d’autrui et d’exclusion de soi. Le constat de ne pas être destinataire de l’information est nécessairement douloureux en ce qu’il signe l’éviction du groupe. Les informations se perdent comme si elles étaient retenues, qu’elles rencontraient des frontières. Une issue de la rétention d’informations est le déséquilibre entre un trop‑plein qui congestionne les professionnels destinataires et un manque qui ne permet pas d’irriguer les autres (Lhuilier, 2007). Le clivage se traduit en toute logique par une plainte continue autour de la communication et de ses impasses. Cette plainte qui vient désigner un manque ou un trop‑plein dans l’information est à entendre aussi comme une souffrance dans le lien. Le clivage est alors symptomatique d’une impossibilité à faire équipe, communiquer, décider et faire avancer la prise en charge de l’usager (Monod, 2013).

2. Clivages et souffrances de l’entre soi au travail

Le clivage en tant que réponse radicale à une situation de dissension répond à une typologie que nous pourrions nommer « stable/organisée » vs « instable/désorganisée », mais aussi à une topologie qui implique des clivages humains intra-équipe, interéquipes ou transversaux à l’établissement. Cette topologie a des conséquences institutionnelles de sorte que des espaces émergent, diversement investis et révélateurs de logiques clivées. L’institution jusque dans sa géographie interne se trouve fracturée.

2.1. Les clivages stables/organisés vs instables/désorganisés

Dans sa version « stable/organisée », le clivage est constitué, durable et oppositionnel. Des identités et des intérêts de groupe perdurent au travers du clivage. Une illustration institutionnelle peut nous permettre de comprendre comment des identités professionnelles se constituent et se légitiment en s’opposant. Le projet de service d’une maison d’enfants à caractère social, afin d’accueillir des adolescents en situation de déscolarisation, propose une prise en charge éducative organisée entre activités de journées autour de modules de remobilisation scolaire complétée d’une prise en charge en groupes de vie sur plusieurs internats. Une opposition très ancienne dans l’institution existe entre les éducateurs « scolaires » qui prennent en charge les enfants autour de contenus pédagogiques et les éducateurs d’internat qui gèrent le quotidien (repas, levés, soirées, week-ends, etc.). Entre ces deux groupes se jouent des différences de posture et de formation. Les contraintes propres aux activités de jour et les contraintes du quotidien en internat ne portent pas aux mêmes relations avec les jeunes, aux mêmes zones de confrontations et d’interdits. Le clivage entre ces deux groupes de professionnels participe d’une forme d’indépendance des prises en charge avec des référentiels qui se veulent spécifiques à chaque espace (Pinel, 2001). Chaque groupe légitime sa pratique comme irréductible à la situation de travail de l’autre. De la sorte, faute d’un référentiel commun, impossible aussi de renvoyer l’autre à ses manquements puisque celui-là même qui s’aventure à « juger » reste en position d’extériorité. Pour comprendre, il faut être « dedans ». La position tierce est de facto disqualifiée, ce qui donne tout pouvoir à chaque équipe de s’autolégitimer. Alors qu’ils partagent la prise en charge des mêmes jeunes, les équipes évitent de communiquer entre elles sur leur travail respectif. Cette situation met en exergue que ce fonctionnement, bien qu’alimenté et se justifiant des intérêts des uns et des autres, se réalise en dernière instance au détriment des usagers et de la cohérence de leur prise en charge. Ce type de configuration illustre ce que nous pouvons entendre par un clivage stable/organisé en ce sens qu’il participe du maintien d’identités et d’intérêts respectifs et différenciés.

À l’inverse, les clivages instables/désorganisés s’inscrivent dans une dimension quasiment exponentielle puisque les individus sont pris dans des mouvements continus de divisions et d’alliances. Les systèmes d’alliances se font et se défont en fonction des situations et des opportunités de telle sorte que l’insécurité relationnelle domine. Comment faire confiance si chacun est changeant ? Le sentiment persistant est celui de ne pas réellement connaître l’autre. La stabilité qu’assure normalement le clivage dans la position rivalitaire des uns et des autres devient instable dans la mesure où la frontière, un peu comme une ligne de front, tout en continuant à séparer les camps, se déplace au sein de ceux-ci. Par jeu d’alliance ou de rejet, les individus se retrouvent ballotés d’un écueil à un autre. Les relations ne cessent d’être en opposition même si les alliances sont mouvantes. Les effets humains et institutionnels d’une telle situation aboutissent à des dysfonctionnements majeurs et une souffrance au travail organisée autour des éprouvés de méfiance, d’insécurité, de déception et de ressentiment. En dernière instance, l’impossibilité de faire groupe en dehors d’alliances éphémères conduit à un isolement et un effondrement des valeurs associées au travail et au sentiment de compétence interne. Les référentiels communs ne trouvant pas d’assise, le clivage participe alors d’une forme de déconstruction de l’identité professionnelle.

2.2. Les clivages intra-équipe, interéquipes ou transversaux

Le découpage institutionnel des clivages est tel qu’il peut s’organiser de façon complexe en suivant plusieurs lignes de fractures :

1. à l’intérieur d’une équipe, comme modalité de clivage intra,

2. entre plusieurs équipes, comme modalité de clivage inter,

3. scindant l’ensemble de l’institution, comme multiclivages transversaux impliquant l’équipe de direction.

Les deux premières modalités sont les plus évidentes et ont fait l’objet des précédentes illustrations. Il nous faut à présent évoquer une autre modalité, plus complexe car traversant sur plusieurs niveaux l’ensemble de l’institution. Lorsque l’équipe d’encadrement est elle-même clivée, la transversalité de la fracture et des alliances entre membres de la direction et équipes est telle qu’elle se répercute sur l’institution elle-même dans sa fonction contenante. La fracture qui traverse l’institution et la scinde nous amène à envisager une forme d’homologie entre équipe d’encadrement et cadre institutionnel. La défaillance de l’un venant fissurer la cohérence du deuxième. Au niveau communicationnel, de la prise en charge et des réponses apportées les divergences sont telles que l’insécurité et l’indécision dominent les relations. Les usagers, dans leurs mouvements de contestation du cadre qui s’impose à eux, sont rapidement vécus comme menaçants. Les attaques du cadre institutionnel génèrent de grandes angoisses chez les salariés qui redoutent par là même que sa défaillance n’apparaisse encore davantage. L’institution, dans l’imaginaire collectif ,« prend l’eau » et demande de façon répétée de colmater les brèches en urgence. L’insécurité liée à la prise en charge des usagers est maximisée de sorte que l’espace institutionnel se retrouve fractionné à son tour. Nous percevons dans les institutions multiclivées l’émergence possible d’au moins deux types de zones symptomatiques qui traduisent de façon emboîtée une défaillance du cadre :

1. les espaces désaffectés, abandonnés,

2. les espaces conquis, d’appartenance.

Les espaces désaffectés sont multiples et concernent principalement les zones floues, celles où les professionnels jugent que cessent leur autorité. Les prérogatives de leurs missions semblent moins évidentes et questionnent certaines limites. Ainsi, nous pouvons donner l’exemple institutionnel, des temps de passation entre équipes. L’enjeu du relais d’une équipe à une autre est de poursuivre l’accompagnement d’un même public par la transmission aux collègues des éléments d’information nécessaires. Ces temps de relais dépendent de l’organisation du travail. Durant cette passation de service, qui intervient auprès des usagers ? Qui fait preuve d’autorité ? L’implication et la responsabilité des uns et des autres étant diffuses, les usagers peuvent investir les espaces temporairement désaffectés sans susciter de réaction immédiate.

De façon encore plus évidente, certaines zones peuvent clairement être abandonnées. Nous songeons aux institutions qui accueillent des adolescents particulièrement difficiles. Les positions éducatives contrecarrent les positions de ces adolescents qui s’opposent fréquemment aux adultes qui ont la charge de les accompagner. Plutôt que de conflictualiser l’ensemble de la prise en charge, les équipes vont aménager des hors-champ au sein de leur accompagnement. Certains espaces « flous » vont être laissés en autogestion aux jeunes : le devant d’un lieu de vie (ni dedans, ni dehors de l’institution), un sous-sol aménagé en espace de jeux, un abri extérieur, etc. Ces zones vont autoriser les adolescents à sortir du cadre contenant de l’institution pour y fumer, commercer entre eux et à l’occasion s’y violenter.

Les zones abandonnées résultent de la position des uns et des autres à ne plus vouloir assumer ce qui peut s’y passer. À l’inverse, l’acceptation pouvant toucher aux abus d’autorité que peuvent exercer certains personnels sur les usagers est aussi à mettre en parallèle. Ces positions sont rendues possibles par les clivages et pactes qui unissent de façon complexe les différents cadres institutionnels aux équipes. Fermer les yeux sur les exactions de certains usagers, ou bien de certains personnels, n’est possible qu’avec l’accord des autres. En ce sens, il nous semble difficile au sein d’une institution que des attitudes de déni puissent s’organiser sans l’aval tacite d’une partie de la direction. De même, il nous semble peu probable que ces postures soient unanimement soutenues par la direction et l’ensemble des personnels. Ces situations de multiclivages sont particulièrement génératrices d’insécurité au travail : si le déni est plus « fort » que la loi, alors rien ne protège l’usager comme le professionnel sinon la force des alliances qu’il contracte… de même, lorsque l’on transgresse la loi, seuls le déni et les alliances nous protègent de celle-ci.

Les espaces conquis sont justement ceux qui ont été cédés. Nous pensons en premier lieu aux espaces à l’intérieur de l’institution ou à sa limite, soustraits par les usagers à l’autorité et au regard des professionnels. Ces lieux signent à un moment l’appartenance à un collectif par une logique d’inclusion/exclusion. Il y a ceux qui y ont leur place et ceux qui en sont exclus. Cette frontière organise une zone avec sa logique propre, différente de celle de l’institution. Ce type d’espace est fréquemment associé aux adolescents, mais aussi aux logiques de quartier que certains jeunes tendent à reproduire. De façon plus subtile, les espaces d’appartenance peuvent aussi s’appliquer à des « enclaves » d’équipes. Des espaces qui se voudraient clos et oppositionnels aux autres équipes et à une partie de la direction. Des espaces où les règles de l’institution sont différentes, adaptées, voire déviées. Une configuration de travail peut venir illustrer ce fonctionnement. Nous évoquions précédemment une institution éducative impliquant pour les jeunes une prise en charge en journées autour de modules scolaires associées à une prise en charge en internat. Les salles de classe et la cour de récréation sont dédiées à cette activité. L’équipe éducative de par l’histoire institutionnelle a fonctionné de longue date en autogestion. Peu de contrôles étaient exercés sur les moyens mis en œuvre à la condition que l’équipe assure une contenance aux jeunes. Si ces derniers ne « bougeaient » pas, la mission dévolue était censée être accomplie. Les moyens de contenance étaient coercitifs, manipulatoires et violents. La relation éducative était construite sur un schéma pyramidal dominant/dominé. L’introduction de nouveaux professionnels ou stagiaires était précédée de mises en garde. Ils ne pourraient pas protéger de la violence des adolescents les professionnels qui dénonceraient la violence des adultes à leur égard. De façon à peine dissimulée, il était fait mention de l’impunité qu’ils accorderaient aux adolescents s’ils violentaient les personnes qui pourraient perturber leurs « règles » et leurs pratiques. La cour figurait une zone d’appartenance où l’intrus pouvait être expulsé sans ménagement. La menace a été mise en application à plusieurs reprises, protégeant ainsi les relations d’emprise et zones de connivence entre certains professionnels et les usagers.

Ces différents exemples d’une forme de clivage des espaces de travail est symptomatique d’un cadre institutionnel éclaté. Sans vouloir pousser l’homologie trop loin, nous supposons qu’une telle situation est favorisée par une équipe cadre ne tirant pas dans le même sens. Le clivage de l’équipe d’encadrement assure la possibilité de clivages subséquents au sein des équipes et de leurs pratiques. Plusieurs référentiels étant possibles, la contradiction de ceux-ci est légitimitée. À l’inverse et afin de tenter d’être le plus exhaustif, nous pouvons citer le cas d’une équipe de direction unie, mais opposée aux équipes par une gestion « clivante ». La configuration est simple : la direction, afin de s’assurer une meilleure maîtrise de l’institution, se maintient dans une position de vigilance/attaque à l’égard des initiatives qui n’émanent pas d’elle. Le climat institutionnel est insécure et réclame comme seule position « protégée » la soumission. Aucune autonomie suffisante n’est accordée aux équipes afin d’exister dans leurs choix. Le management est « clivant » par amputation de l’initiative professionnelle et par l’identification de tout agrégat comme force éventuelle d’opposition.

Les configurations du clivage que nous mentionnons, mêmes tirées de nos interventions dépassent de loin en complexité notre essai de typologie comme de topologie. Toutefois, un cadre de réflexion est ainsi assuré qui permet aux professionnels de penser différemment leurs conditions de travail.

2.3. Entre opposition et évitement au sein des équipes

Le clivage en tant que défense s’articule autour de deux principes :

1. l’opposition entre deux parties antithétiques,

2. l’indépendance de ces deux parties qui coexistent sans s’influencer.

En situation institutionnelle, l’opposition d’une équipe scindée est évidente mais, en contrepartie, le déni de l’autre est impossible. L’interdépendance d’une position d’équipe en institution fait que structurellement les uns ne peuvent ignorer les autres membres, même lorsque ceux-ci leur sont opposés. Par conséquent, le clivage institutionnel ne peut jamais figurer comme une défense radicale et « aboutie » dans la mesure où elle ne peut s’accomplir dans toute sa logique. L’institution, par ses contraintes et l’interdépendance qui la fondent, ne permet pas que des groupes coexistent sans s’influencer.

Le clivage d’équipe butte sur l’opposition et la rivalité. Ce constat est lourd de conséquences pour les effets persécutifs qu’il engendre. Une stratégie pour sortir de l’opposition est alors l’évitement. Lors d’une supervision, une éducatrice mentionne dans un premier temps sa perception d’une institution « toxique ». Pour s’en protéger, les salariés sont conduits à faire des alliances qui « tuent les autres ». En disant les choses ainsi, l’éducatrice, tout en signifiant le clivage, désamorce sa logique d’hostilité. L’opposition au sein de l’équipe ne résulte pas de positions incompatibles mais d’un repli et d’alliances protectrices face à l’institution. L’émotion est présente lors du propos. Peu après, elle mentionnera à juste titre une autre étape du clivage d’équipe : la fuite et l’évitement de l’autre « pour ne pas blesser et ne pas se blesser ».

Ces propos illustrent la spécificité du clivage d’équipe en institution. Un clivage qui va stagner longtemps dans la conflictualité n’ayant pas la possibilité d’ignorer l’autre, de faire comme s’il n’existait pas et qui, dans son évolution, va basculer vers des stratégies d’évitement et de fuite. Ces stratégies permettent une sortie de la conflictualité, mais elles coïncident surtout avec une position dépressive au sein de l’équipe. La première fuite est souvent celle de l’arrêt maladie. Premier coup d’arrêt d’une logique qui semble sans issue. Dans un second temps, l’évitement signe une formation de compromis, symptomatique mais de coexistence des opposés.

Ce passage de l’opposition à l’évitement que nous décrivons peut nous évoquer le groupe à présupposé de base attaque-fuite de Bion (2002/1961). Toutefois, malgré certaines ressemblances autour des émotions dominantes de colère et de haine, l’organisation du groupe diffère. Selon Bion, il s’agrège autour d’une personnalité paranoïde qui désignera aux siens l’ennemi à détruire ou à éviter (Fognini, 2011). Le leader, afin de préserver son ascendant sur un groupe dominé, décidera des stratégies d’attaque ou de fuite. Dans le processus de clivage d’équipe, nous décrivons un phénomène qui ne nécessite pas de leader et dont les manifestations ne découlent pas de son emprise. De même, le couple attaque-fuite désigne l’alternance de deux attitudes contraires alors que le mouvement opposition-évitement que nous décrivons désigne deux attitudes qui, tout en pouvant être simultanées, décrivent aussi l’oscillation de l’un vers l’autre.

En discutant ce parallèle avec la théorie de Bion, nous souhaitons dégager les processus de clivage d’équipe de l’emprise exclusive d’un leader. Il est possible que des personnalités à traits paranoïdes accentuent la fracture du groupe et sa rivalité, mais cette dimension ne nous semble pas suffisante. Le processus s’explique davantage de façon symétrique entre plusieurs entités qu’autour d’un leader sectaire qui édicte ses règles, impose son influence et domine en s’opposant. La théorie « causale » du leader est trop réductrice pour expliquer un processus aux ramifications bien plus subtiles entre institution, usagers, professionnels et individus.

Il existe une temporalité au sein des groupements humains. Il nous importe de les repérer. À un moment, le problème au sein d’une équipe clivée ne sera plus celui de l’opposition mais de la rencontre : comment se trouver ? Cette même équipe va signifier à plusieurs reprises que ses membres « n’arrivent pas à se trouver et se faire confiance ». La question des places respectives se pose alors comme un ajustement viable négocié au sein du groupe. C’est à cette occasion que l’on peut aussi faire émerger les représentations contradictoires que les uns et les autres se font de leur poste et de la façon de l’occuper. Les positions de travail peuvent à nouveau prévaloir.

À cette occasion, nous avons pu repérer un motif peu fréquent mais qui mérite d’être signalé dans la construction du clivage d’équipe. Lorsque, sur cette petite équipe éducative, de nouveaux collègues ont été introduits, leur place faisait l’objet d’attentes particulières de la part de la direction. L’anticipation de la place que peut occuper un professionnel sur un collectif est tout à fait ordinaire, sauf lorsque le recrutement est pensé de façon explicite en matière de changement. L’accès à l’équipe existante se faisait, pour les nouveaux, au travers de la représentation, médiatisée par la direction, d’une équipe en souffrance. Le mandat, explicite ou non, était alors de renouveler cette équipe et d’introduire de nouvelles manières de faire. Forts de cette attribution, les nouveaux collègues questionnaient les référentiels existant et semblaient, pour les anciens, être réfractaires à leur façon de faire. Le questionnement s’est transformé progressivement en un ressenti de remise en cause, de même que la résistance à considérer les remarques des nouveaux collègues renforçait chez ceux-ci leur difficulté à s’approprier des usages qui leur restaient contraints. L’introduction de collègues sur une équipe au travers des attentes de changement portées par l’équipe de direction plaçait ceux-ci sur une ligne de conflictualité qui n’avait pas été pensée en tant que telle, mais dont les effets d’hostilité ont été implacables.

2.4. De l’hostilité groupale à la dépression

Les situations de clivage en équipe se situent sur un axe entre projection et dépression. Nous pouvons argumenter l’idée d’une temporalité de ces situations jusqu’à leur modification. En étudiant la prévalence d’un mécanisme comme le clivage qui devient emblématique du fonctionnement et de la défense d’un groupement humain, il nous faut aussi signaler qu’il n’est pas seul associé aux vécus d’hostilité entre entités rivales. Dans le registre des mécanismes de défense qui sont agrégés au clivage, nous devons nommer l’identification projective, mais aussi l’idéalisation, le déni, l’omnipotence, etc. C’est la théorie kleinienne qui illustre le mieux l’attaque psychique du moi sur l’objet comme consistant à emplir le rival de substances, d’intentions et de parties mauvaises, clivées et projetées de soi à l’autre (Klein, 1952/2005). L’autre rival est haï et dégradé dans la représentation en miroir dans laquelle se tient chaque composante opposée de l’équipe. Ces disqualifications en miroir peuvent aboutir à une identification dépressogène lorsque les défenses échouent. Ainsi, cette éducatrice qui témoigne de son ressenti « qu’une merde à côté [d’elle], c’est mieux ». Les vécus d’incompétence, moins catégoriques dans leur expression, résultent aussi de cette lutte projective jusqu’à la dégradation.

La dévalorisation et ses accusations subséquentes conduisent à des impasses et des manifestations explosives. Des moments clastiques portent la tension à son point culminant jusqu’à la décharge de l’agressivité. Les mouvements qui suivent dépendront de la temporalité du groupe : accès à la vulnérabilité de l’autre et reconnaissance de ses propres excès ou à nouveau, de façon circulaire, le recours protecteur au clivage. Une des impasses des phénomènes groupaux est qu’ils méconnaissent fréquemment leur injustice puisque la norme est rassurée à chaque coup par le groupe d’allégeance. La logique de rivalité peut se décliner en de multiples opposés identificatoires et projectifs : compétent/incompétent ; juste/injuste ; bon/mauvais ; sincère/faux ; honnête/manipulateur ; etc.

Toute lutte est engagée pour vaincre, c’est-à-dire dominer. La rivalité entre deux groupes inclut que la violence devient inhérente aux relations. La lutte du moi idéalisé et triomphant comme partie clivée à laquelle l’on s’identifie implique sa victoire. Si ce moi sublime est déconfit par les luttes, que reste-t-il ? Lorsque la double valence du clivage échoue dans sa partie idéalisée, il reste alors la dépréciation de soi et la vulnérabilité. L’échec et son vécu de perte portent le deuil de l’objet idéal groupal et du soi idéal porté par cet objet. C’est à ce moment que se négocie le passage entre hostilité et dépression. Précédemment, nous observions que l’évitement du conflit est une étape significative d’une position dépressive et à cet égard, prémisse d’une sortie du clivage. Dès que les affects dépressifs dominent, la séparation entre travail et vie privée est anéantie de sorte que le salarié vient au travail « la boule au ventre » et ne peut en repartir serein. Le sentiment de culpabilité qui est à rapprocher aussi des ressentis d’incompétence au travail touche aussi la vie familiale. La personne se sent fautive de ce qu’elle impose chez elle de son travail. L’envahissement est maximal, les frontières perdent leur étanchéité, au travail comme à l’extérieur domine le sentiment d’être accaparé par ce qui se passe entre l’équipe.

3. Ce que les institutions font de leurs clivages

3.1. Pathologies des usagers et logiques de ségrégation

Nous avons décliné le clivage d’équipe en tant que processus mais pour compléter le tableau, il nous faut rappeler aussi le poids inhérent de l’institution et des usagers. En ce sens, une configuration possible résulte de l’histoire institutionnelle. Il nous semble que les institutions construites sur une pratique de ségrégation des usagers contiennent en elles une « norme » de clivage qui infuse sur les pratiques et les postures professionnelles. De nombreuses institutions du secteur sanitaire et social se sont développées sur l’accueil de populations exclues d’une insertion en milieu ordinaire. Le spectre d’accueil va du handicap jusqu’à l’enfance délinquante en passant par les troubles mentaux. Nous constatons souvent l’implantation de telles structures dans des lieux certes adaptés, mais éloignés et ségrégués de la ville et des infrastructures de droit commun.

Ces structures construisent leurs relations aux usagers sur un clivage différenciateur avec le malade, l’handicapé, le délinquant (Lhuilier, 2007). La déviance, la déficience et la folie sont circonscrites. Le clivage sert à maintenir une séparation intangible entre professionnels et usagers afin de neutraliser tout risque d’identification (idem). Les lieux d’accueil où le partage du quotidien et des espaces est maximum conduisent à cette angoisse d’homologie : ressembler progressivement à ceux dont on s’occupe. Les violences symboliques, dégoûts, représentations agressives viennent réitérer cette séparation. La violence marque de son empreinte le rapport aux usagers. Le clivage comme règle d’adaptation au groupe de travail prend le dessus sur celle de l’adaptation aux besoins des bénéficiaires. Tout écart à la norme du groupe est perçu comme une atteinte à sa cohérence, c’est-à-dire à son unité normative. Ces dimensions contraignantes d’unité et de séparation (ne pas être trop proche des usagers) découlent d’un impératif d’appartenance.

La catégorisation que soutient le clivage repose sur une double abstraction : l’accentuation des similitudes au sein du groupe des usagers et l’accentuation en miroir des différences avec ce groupe (Lhuilier, 2007). La catégorisation rassure le professionnel mais ne permet pas d’individualiser la prise en charge. Des débats récurrents au sein des équipes portent sur le traitement différentiel d’un usager par rapport aux autres. Fréquemment, nous constatons que des réponses groupales tentent de prévaloir sur l’individualisation de l’accompagnement. Ces réponses peuvent avoir plusieurs motifs : garder une forme de maîtrise sur le groupe, la crainte étant que ce qui serait accordé à l’un doive l’être aux autres, de même, l’idée qu’une réponse groupale garantirait davantage l’équité entre les usagers. La dimension catégorielle de ces débats (peut-on accorder à un individu un traitement différent de celui de son groupe ?) doit aussi nous indiquer le besoin contre-identificatoire des professionnels à l’égard du groupe des usagers : chacun doit rester identifié à sa place. Le sens oppositionnel du clivage y est moins fort qu’en situation d’hostilité mais il n’est pas exempt de violence.

Cette stratégie séparatrice répond également au besoin de se protéger de la souffrance au travail générée par les profils des usagers. Comment se valoriser de subvenir en tout à une population handicapée en situation de dépendance extrême ? Quelle construction de référentiel de travail peut valoriser de nettoyer les excrétions corporelles plusieurs fois par jour ? Comment penser son travail en dehors des besoins primaires d’une population dépendante ? Des questions plus paradoxales peuvent se poser dans le champ de l’enfance délinquante : comment travailler l’insertion de ces jeunes à partir de lieux de ségrégation sociale ? Etc.

Afin d’échapper à ces questions et en renfort du clivage vont se mettre en place des stratégies de réduction des capacités de penser. L’autoaccélération du rythme de travail (Lhuilier, 2007), une pensée opératoire axée sur l’organisationnel et la gestion du quotidien, le traitement de l’urgence, le débordement et l’excitation, etc. La gestion du quotidien fera office de déliaison associative. C’est sur le déficit de pensée et de contenance par la pensée que pourront s’impacter, en miroir, les troubles et caractéristiques des usagers.

Si nous prenons l’exemple des services de la protection de l’enfance, il ressort que le trouble de la personnalité borderline, tel que décrit par le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V, 2013), est largement surreprésenté parmi les adolescents en situation de placement (Chanen, Jovev et Jackson, 2007 ; Douniol et coll., 2013). Il est caractéristique que les personnes atteintes par ce trouble organisent leur relation aux autres sur le mode du clivage entre bons et mauvais objets (Kernberg, 2016). Les adolescents qui se sont structurés sur un vécu de placement et un fonctionnement familial déstructuré vont avoir l’illusion de réconcilier les parties clivées d’eux-mêmes en socialisant leur ressentiment et leur agressivité par le groupe des pairs en opposition aux adultes. Ils vont secondairement pousser les adultes à se diviser entre eux sous la force du clivage projectif entre les éducateurs catégorisés comme « bons » ou « mauvais ».

Le clivage institutionnel se retrouve aussi sous d’autres paramètres au sein des équipes qui nécessitent « un portage institutionnel important » (Delion, 2015, p. 50). Les troubles autistiques avec profil déficitaire et dépendance forte produisent une sorte de vidage de la pensée et un désarroi sur la difficulté à les cerner. L’accent est mis sur les gestes du quotidien tout en sachant que ceux-ci doivent se justifier à partir de référentiels théoriques. Des débats s’engagent autour des gestes éducatifs : efficaces, systématisés, admis, déviants ? La transition ces dernières années des référentiels de prise en charge de l’autisme participe du clivage d’institutions qui doivent assurer en interne le renouvellement de leurs pratiques.

Les pathologies psychotiques sont les plus emblématiques des processus de déliaison psychique. Le clivage se retrouve sous le mode défensif des équipes à l’égard des usagers, mais il infuse aussi depuis la pathologie. La construction d’une néo-réalité délirante, la centration du sujet à son trouble, les phénomènes de dissociation, projection, morcellement, etc., tirent tous dans le même sens : la rupture. L’institution dans sa fonction contenante répond aux impératifs de la pathologie tout en prenant les marques de celle-ci : la séparation. Le clivage institutionnel de façon paradoxale tient de la défense groupale des professionnels à l’égard de la pathologie et de l’imprégnation de celle-ci sur la réponse que l’institution lui apporte.

3.2. Les issues institutionnelles au clivage

Nous avons illustré autour du clivage institutionnel quelques hypothèses sur sa fonction, les avantages transitoires qu’il procure, ses impasses, l’articulation des parties groupales clivées et l’évolution probable de ce processus. L’ensemble de ces points converge vers les modalités du travail institutionnel afin d’absorber et de normaliser les dysfonctionnements groupaux et individuels. En cernant la fonctionnalité du clivage comme tentative de régulation et d’autoprotection de soi en situation de travail, l’ambition est de passer de la défense au dégagement. Ce passage est possible si, au niveau des équipes, les bénéfices secondaires associés au clivage sont considérés comme inopérants et si, parallèlement, l’institution peut venir répondre de façon positive aux menaces qui ont suscité la défense.

Avant d’atteindre une régulation institutionnelle, les équipes vont tenter de trouver une issue par elles-mêmes. Un encadrement en situation d’impasse peut favoriser une autorégulation qui prendra fréquemment la forme de la désignation d’une victime-émissaire. C’est une étape de crise institutionnelle et de sortie temporaire de celle-ci quasi inévitable. Toutefois, elle n’est pas résolutoire puisqu’elle engage à la reproduction effrénée d’une même solution : l’exclusion d’un membre pour réguler l’ensemble. Dans un contexte de clivage instable/désorganisé, l’opposition des groupes se dilue dans la violence de tous contre tous, ce que Girard (2004) a conceptualisé sous la forme de la rivalité mimétique. Celle-ci trouve une issue cyclique dans la désignation d’un bouc-émissaire qui permet alors de focaliser sur lui la violence, en passant de la violence de tous contre tous à celle de tous contre un. Une unité de groupe est retrouvée de façon expiatoire sous la forme toujours amputée du groupe moins un de ses membres.

La désignation du bouc-émissaire comme victime-coupable tient à des attributs tangibles de défaillance qui peuvent concerner n’importe quel membre d’équipe à un moment donné. L’angoisse est maximale puisque le rôle tourne et que chacun peut s’interroger s’il ne sera pas le prochain. Nous avons observé cette configuration agonistique dont il est difficile de s’échapper sans passer par la désignation coupable du « c’est lui qui est en trop ». La rivalité mimétique à ce stade se joue autour de l’opposition victime/coupable où chacun va surenchérir sur la démonstration de sa position de victime de l’autre. L’absent est celui contre qui se jouent les alliances par ce constat démonstratif que les choses vont mieux lorsqu’il n’est pas là. Ce sont des équipes où les arrêts sont fréquents, par épuisement, alors que chacun tente de résister au maximum, comme une conjuration à la position de victime expiatoire qui l’attend.

Une fois délaissé ce procédé inopérant et humainement coûteux, l’institution peut tenter de répondre au travers de dispositifs aux angoisses individuelles et d’équipe. Celles-ci s’organisent autour d’un défaut de sécurité relationnelle, d’intégration dans le groupe, de réassurance de soi, de légitimité des pratiques, de formation, d’écoute et de pouvoir d’agir. Il en découle différents ressentis d’exclusion, d’abandon, de solitude, de crainte, de nullité, d’impuissance, etc.

Chaque institution tend à trouver ses dispositifs au service du lien et de la coopération. Des interventions ponctuelles à visée résolutoire sont possibles, tout en sachant qu’elles ne peuvent suffire. Le travail de déclivage est à mener sur un temps long, celui de la déconstruction des représentations, peurs et manières de faire. Seule l’institution peut adéquatement y répondre par un ensemble de dispositifs coopératifs à mettre en place ou à rénover. Cela demande un investissement et une constance de l’équipe d’encadrement qui figure comme premier point d’appui de réassurance des salariés. En toute logique, si les équipes ne peuvent se convaincre que leur direction travaille à leur soutien et à l’amélioration de leurs conditions de travail, elles ne pourront investir à terme le processus de réassurance général.

Une gamme de temps institutionnels, allant des instances de coopération et de pensée comme les réunions d’équipe aux instances de réflexion et de coopération comme les analyses des pratiques et supervisions, sont à investir en fonction d’objectifs. Il nous paraît souhaitable que les temps hebdomadaires de réunion d’équipe soient organisés en différents objectifs : organisationnel, de relais d’information, de régulation, de pensée autour de l’usager et de ses besoins. La réassurance des positions des uns et des autres passe par l’explicitation des postures et représentations qui soutiennent l’action. Il est opérant qu’un tiers cadre soit garant de l’expression et de la légitimité des différences au sein d’une équipe. C’est la posture cadre qui peut désamorcer la logique rivalitaire dominant/dominé. La cohérence d’équipe se trouve dans l’ajustement des différences et la légitimité accordée à la place de chacun.

Avec le soutien d’un tiers extérieur, l’analyse des pratiques permet de retravailler les postures et les représentations qui soutiennent celles-ci. L’intervenant met à disposition son appareillage théorique afin de repenser autrement les situations de travail (Minary, 2010). Toutefois, une fonction exutoire est aussi accordée à ces temps. Une décharge émotionnelle forte s’organise entre insatisfaction, dépit et angoisse jusqu’à endiguer le travail de pensée. Un des risques est alors d’opposer les positions de l’intervenant à celles de l’institution. La confidentialité de cette instance permet aux équipes de parler librement et, à l’occasion, de s’exprimer au travers de l’intervenant. En ce sens, donnons l’exemple d’une modification de cadrage qu’il est possible d’introduire.

En bilan de fin d’année, les équipes d’une institution éducative ont renouvelé leur adhésion à ces temps d’analyse des pratiques tout en signifiant leur insatisfaction, dans une dimension exutoire, que ceux-ci soient répétitifs. Les équipes se plaignaient indirectement que leurs propres ruminations et affects dépressifs endiguent cette instance. Ce qu’il manquait selon eux à cette réunion était un levier décisionnel qui assure le passage de la plainte à l’action. L’équipe de direction savait qu’elle ne pouvait être dépositaire de la plainte des salariés puisque celle-ci était rapportée à la ligne directrice qu’elle leur imposait. Il a été proposé qu’une fois par trimestre, en plus des temps d’équipe, une analyse des pratiques conjointe se déroule entre les équipes éducatives et d’encadrement. De fait, l’intervenant extérieur se trouve en position de soutenir le processus de rencontre. Il fait tiers par ses apports théoriques et engage à une position concertée. Cette formule au bénéfice d’un déclivage institutionnel a été expérimentée et reconduite avec l’agrément de tous.

Il est possible de concevoir plusieurs temps de regroupements institutionnels au service de la coopération : réunions de concertation interservices, réunions interéquipes mensuelles ou trimestrielles, projets de formation/information autour de la santé, de la prise en charge quotidienne, de la gestion de crise, de la régulation de la violence, de temps conviviaux, etc. La transversalité des actions engagées par l’institution pourrait faire lien entre des équipes qui ne sont pas directement amenées à collaborer. De même, l’institution à tout intérêt à se penser comme ouverte vers les familles, les associations partenaires, les services de droit commun, la culture, etc., tout ce qui contrecarre les logiques de frontière et de fermeture (Mathieu et Gaultier, 2015).

4. Conclusion

Le travail institutionnel dans le secteur de l’accompagnement à la personne mérite une lecture interdisciplinaire des enjeux et mouvements humains qui y sont engagés. L’apport clinique de notre travail garde la perspective de la mission de service de ces institutions et de l’usage de soi pour autrui (Briec, 2010) qui est sollicité auprès des personnels. Cette composante humaine associée à la nécessaire et difficile constitution d’une groupalité de travail a été notre axe de réflexion. Les aléas de la constitution de cette groupalité, les formes multiples qu’elle peut prendre et les souffrances qui y sont associées ont trouvé quelques repères théoriques qui néanmoins, n’épuisent pas le sujet dans sa complexité. La question du clivage doit trouver son pendant aussi dans tout ce que la groupalité professionnelle et les institutions représentent comme ressources pour les personnes. La dimension organisationnelle du travail, même si elle sous-tend la mise en œuvre du projet d’établissement, a été volontairement laissée de côté. En ce sens, d’autres perspectives peuvent rejoindre et compléter nos observations.

La pluridisciplinarité des travailleurs sociaux est constitutive des institutions. Toutefois, lorsque les institutions se trouvent en difficulté, elles sollicitent fréquemment des personnalités du secteur pour y intervenir. En France, ce sont souvent des cliniciens qui sont mobilisés auprès des équipes. Outre la tendance à espérer trop d’une intervention « charismatique », nous percevons une autre limite. Ce type de réponse aux besoins institutionnels omet un des principes d’intervention des approches systémiques où le meilleur interlocuteur pour un groupe est un autre groupe. Un groupe pluriprofessionnel (par ex. : clinicien, sociologue, ergonome, etc.) qui, par la diversité de ses positions, serait plus à même d’appréhender l’institution dans ses besoins, sa complexité et ses logiques superposées. À notre connaissance, ce type d’intervention multifocale ne figure pas parmi les ressources actuelles du secteur sanitaire et social.

Dans la prolongation de notre propos, une autre piste envisageable serait pour les institutions de promouvoir des dynamiques expérientielles de recherche, de type recherche-action (Roy et Prévost, 2013). L’hybridation interinstitutionnelle entre recherche et terrain restent à favoriser et à consolider. Éprouver et ajuster les modèles à partir du terrain, c’est donner au terrain d’autres modèles pour s’ajuster aux besoins des usagers. Dans la même dynamique, les établissements bénéficient de promouvoir la formation interne comme externe de leur personnel, et en fonction de leurs moyens, leur mobilité. En ce sens, le partage d’un référentiel commun nous semble un préalable important. Il est fréquent de constater une hétérogénéité des pratiques et postures professionnelles. Les institutions se développent sur des temps longs qui voient passer des équipes de direction, des salariés, des usagers. Des reliquats de cette histoire restent, d’autres s’effacent. À terme, une institution « formatrice » pour ses salariés propose un modèle identificatoire des pratiques qui fait appartenance, assiste et aide à supporter les aléas du travail. Cette dimension « formatrice » nous semble particulièrement intéressante en réponse aux situations de clivages et renforce la capacité « transformatrice » des institutions.

L’institution est une forme de microsociété, inclusive auprès de populations vulnérables. Toutefois, sa fonction n’est pas réductible à être le réceptacle contraint de ceux que la société ne peut intégrer. Bien au contraire, l’enveloppe protectrice qu’elle propose ne peut se suffire d’être séparatrice. Sa tâche ne consiste pas à maintenir éloignées, entre « elles », des catégories d’usagers. L’institution et les personnes qui la composent ont besoin de présumer de la force transformatrice de celle-ci : auprès des professionnels, des usagers, du regard de la société sur les usagers et de la place qui leur est accordée dans celle-ci. Les clivages font partie de ces freins internes aux institutions qui les rendent malades d’elles-mêmes et étiolent leur croyance à aider autrui. Les souffrances de l’entre soi au travail altèrent le sens donné à celui-ci. La capacité transformatrice que représente l’institution est essentielle dans le sens donné à l’action et elle représente un point d’ancrage primordial à partir duquel les professionnalités se mettent en œuvre. L’énergie des professionnels à rester sujets de leurs pratiques et à continuer de s’inscrire dans une relation d’aide se soutient de la fonction utopique et par conséquent politique de leur institution qui, de surcroît, la légitime en tant que telle.