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INTRODUCTION

Au Québec, le début de l’année 2013 a été marqué par l’arrêt de la Cour suprême dans la cause « Lola c. Éric » (csc, 2013) dans laquelle « Lola » s’opposait à son ancien conjoint de fait, « Éric ». « Lola » demandait au tribunal d’appliquer à la rupture de son union de fait, les règles de droit qui s’appliquent aux relations économiques entre époux qui divorcent. Au Québec, comme ailleurs au Canada, les parents doivent des aliments à leurs enfants du simple fait de la filiation. Au-delà des différences entre la Loi sur le divorce, le Code civil et les lois des provinces de common law, dans chaque province, en matière d’aliments, les mêmes règles valent pour tous les enfants, peu importe que leurs parents aient été mariés ou non (Pineau et Pratte, 2006 : 595-597 ; Payne et Payne, 2013 : 549-551). Au Québec, comme dans tout le Canada, les conjoints de fait sont assimilés aux époux pour les fins du droit social et dans leurs relations avec les tiers comme les assureurs et les caisses de retraite (Pineau et Pratte, 2006 : 539-544 ; Payne et Payne, 2013 : 39-41). L’importance de la cause « Lola c. Éric » tenait entièrement à la différence, plus marquée au Québec qu’ailleurs au Canada, entre les règles qui régissent les relations économiques entre époux et entre conjoints de fait (Leckey, 2014 ; 2009). Ailleurs au Canada, la rupture de l’union de fait peut, au moins dans certaines circonstances, permettre à l’un des conjoints de réclamer une part des biens de l’autre ainsi que le versement d’une pension alimentaire (Payne et Payne, 2013 : 43-55). Au Québec, les relations économiques entre conjoints de fait, pendant et après la vie commune, relèvent entièrement de la liberté contractuelle. La vie commune, peu importe les circonstances, ne crée pas par elle-même de droits sur les biens du conjoint et n’ouvre pas le droit à son soutien après la rupture (Pineau et Pratte, 2006 : 536-538, 553-557).

Les règles québécoises ressemblent, en gros, à celles qu’on retrouve en France dans le concubinage ou même le Pacs, alors que celles qui prévalent dans le reste du Canada s’apparentent, en gros, à celles qu’on retrouve en Irlande où, depuis 2010, l’union de fait crée, entre les conjoints, des obligations analogues à celles que crée le mariage. Ceci n’étonne pas dans la mesure où le droit québécois a, dans cette matière, les mêmes sources que le droit français alors que le droit irlandais a les mêmes sources que le droit des autres provinces canadiennes. La chose étonne tout de même dans la mesure où l’Angleterre n’a pas emprunté la voie que suivent l’Irlande et les provinces canadiennes de droit anglais. En Angleterre comme en France ou au Québec, les relations économiques entre les conjoints de fait suivent les règles du droit commun. Cela dit, la particularité québécoise a ceci de compliqué qu’elle manifeste, à l’intérieur d’un pays, une différence qui se constate ailleurs à l’échelle internationale.

Dans cet article, nous cherchons à éclairer le débat qui se poursuit au Québec sur la juste manière d’encadrer les relations économiques entre les conjoints de fait en étudiant les liens qui existent entre l’égalité économique des conjoints dans le couple et l’indépendance économique des femmes, d’une part, et la nature de leur union conjugale d’autre part. Nous abordons la différence marquée entre le Québec et le reste du Canada dans l’usage de l’union de fait en la reliant à la différence conceptuelle profonde qui sépare les systèmes de droit privé et d’État social des deux sociétés. Afin d’éviter de comparer des ensembles trop hétérogènes, nous comparons les francophones du Québec et les anglophones de l’Ontario.

Nous commençons en rappelant les circonstances dans lesquelles l’union de fait est devenue, au Québec, une véritable institution juridique, puis nous examinons, de manière succincte, comment l’encadrement des relations économiques entre conjoints varie selon les systèmes de droit privé et les régimes d’État social, et la place qu’occupent les notions d’égalité et d’indépendance économique des conjoints dans les principales configurations. La suite de l’article suit le plan conventionnel : objectifs et hypothèses, modèle, résultats, discussion et conclusion.

CONTEXTE

L’état actuel du droit québécois sur les relations économiques entre les conjoints de fait est le résultat d’une suite de transformations au terme desquelles, en pratique, le mariage est devenu le cadre juridique offert aux couples qui fondent leurs relations économiques sur l’interdépendance, et l’union de fait est le cadre juridique offert aux couples qui fondent leurs relations économiques sur l’autonomie ou l’indépendance. La plus déterminante des transformations qui ont mené à cette situation a été l’ajout, en 1989, du « patrimoine familial » au régime primaire du mariage. En pratique, cet ajout fait que la plus grande partie des actifs des époux sont traités comme des acquêts et, pour cette raison, fait disparaître, en pratique, la différence entre les régimes de société d’acquêts et de séparation de biens pour la plupart des couples. En conséquence, l’existence du patrimoine familial rend difficile d’encadrer par le mariage une relation de couple explicitement fondée sur l’indépendance économique.

La distinction conceptuelle sur laquelle reposent les fonctions respectives du mariage et de l’union de fait dans le droit québécois actuel a été formulée pour la première fois de manière explicite dans un avis du Conseil du statut de la femme (csf) remis en 1978. Cet avis, en fait un document très élaboré qui s’intitule Pour les Québécoises, égalité et indépendance, traite de tous les aspects de la condition féminine et est considéré, par les auteures de l’ouvrage de référence sur l’histoire des femmes au Québec, comme l’aboutissement des « années chaudes du féminisme » québécois — c’est-à-dire la plus grande partie des années 1970. Ce rapport est devenu à l’époque le fondement de la politique de l’État québécois en matière de condition féminine (Clio, 1992 : 479). Le csf y recommandait diverses mesures destinées à accroître la protection du conjoint le plus faible dans le mariage, tout en insistant pour que le législateur s’abstienne d’intervenir dans les relations économiques entre les conjoints de fait : « De nombreux couples ont choisi l’union de fait parce qu’elle n’entraîne pas d’obligations légales et peut accorder plus de liberté quant au mode de vie. […] C’est une réalité que le législateur doit reconnaître non pas en donnant à l’union de fait les mêmes obligations que le mariage sous prétexte de protéger les enfants, et créer par là un mariage parallèle, mais plutôt en confirmant cette liberté de choix quant à la forme d’union désirée. » (csf, 1978 : 160). Ces recommandations fondent encore l’action du législateur québécois aujourd’hui (Roy, 2008).

L’état actuel du droit québécois n’est évidemment pas sans liens avec la réalité sociale. Au Québec, l’union de fait est un cadre accepté et répandu de la vie de couple, mais aussi de la vie de famille. Deux chiffres suffisent à saisir l’ampleur de ce qui distingue le Québec du reste du Canada. Au Québec, au recensement de 2016, 50,3 % des familles à deux parents où vivaient des enfants de 14 ans ou moins étaient formées autour d’un couple vivant en union de fait. Dans les autres provinces canadiennes, cette proportion n’était que de 14,4 % (sc, 2016). Cela dit, l’union de fait n’a surtout pas le même sens, ou le même statut, au Québec qu’aux États-Unis ou ailleurs au Canada. Aux États-Unis, la recherche sur l’union de fait montre qu’elle demeure un mariage à l’essai qui se termine rapidement par la rupture ou le mariage ou encore une forme de « mariage à rabais » sur laquelle se rabattent les personnes peu favorisées (voir par exemple Carbone et Cahn, 2014 ; Fry, 2010 ; Hill, 2009 ; Manning et Smock, 1995 ; Oppenheimer, Kalmijn et Lim, 1997 ; Oppenheimer, 2003). Il semble en aller de même ailleurs au Canada. Kerr, Moyser et Beaujot (2006) ont montré que les conjoints de fait sont nettement moins instruits et moins riches que les époux ailleurs au Canada, mais qu’au Québec, ils ne sont pas moins riches et, en moyenne, à peine moins instruits. Stalker et Ornstein (2013) rappellent qu’en dehors du Québec, les couples non mariés parents de jeunes enfants sont généralement jeunes et défavorisés.

En demandant au tribunal d’appliquer, à la rupture de son union de fait, les règles qui régissent le partage du patrimoine familial et la pension alimentaire, « Lola » s’attaquait à la solution que le législateur québécois a adoptée pour assurer l’équilibre entre les deux conceptions de la vie conjugale qui coexistent dans la société québécoise. Sa démarche n’était pas isolée. Certains estiment que l’union de fait n’est pas un choix, mais un état dans lequel les individus glissent sans en comprendre les conséquences. Laisser aux conjoints de fait la responsabilité de leurs relations économiques recrée alors, en dehors du mariage, les iniquités que l’obligation alimentaire et le partage du patrimoine familial atténuent. Pour protéger le conjoint le plus faible, l’État devrait imposer aux conjoints de fait — au moins à ceux qui ont un enfant en commun — les obligations qu’il impose aux époux (Belleau, 2011 ; Jarry, 2008 ; Moore, 2012). Le csf a adopté cette opinion en 2013, alors que l’état actuel du droit québécois repose sur l’avis qu’il avait formulé en 1978 (csf, 2013 : 37). Gaudreault-Desbiens (2012) montre que cette opinion a été reprise par certains juges avant l’arrêt de la Cour suprême. La Cour a maintenu le droit québécois, mais par une décision très serrée. La Cour devait tout d’abord déterminer si le fait de ne pas encadrer de la même manière les relations économiques des époux et des conjoints était une forme de discrimination et si oui, déterminer si cette discrimination était justifiée. La Cour a répondu affirmativement à la première question par cinq voix contre quatre, et affirmativement à la deuxième également par cinq voix contre quatre, la juge en chef étant la seule à répondre « oui » aux deux questions.

Le débat qui a cours au Québec sur cette question est parfois mal compris dans le reste du Canada, où l’on semble admettre d’emblée que l’union de fait et le mariage sont suffisamment similaires pour que les relations économiques entre les conjoints, et notamment au moment de la rupture, soient régies de manière similaire. En réalité, la manière dont le droit encadre les relations économiques entre les conjoints de fait varie beaucoup selon les sociétés. Plus largement, la manière dont le droit encadre les relations économiques entre les époux et les conjoints de fait varie selon la tradition juridique et le type d’État social de chaque société, le type d’État social et la tradition juridique étant eux-mêmes étroitement associés. Examiner cette question permet de mieux comprendre comment le Québec et le reste du Canada en sont arrivés à des solutions différentes aux problèmes que posent l’inégalité économique et l’interdépendance dans le couple et pourquoi le choix entre le mariage et l’union de fait semblent obéir à des logiques différentes au Québec et dans le reste du Canada.

LE DROIT PRIVÉ, L’ÉTAT SOCIAL ET L’ENCADREMENT DES RELATIONS ÉCONOMIQUES ENTRE CONJOINTS

La typologie des régimes d’État social d’Esping-Andersen (1990) est aujourd’hui bien connue. Dans sa forme originale, elle distingue trois types de régimes : le régime libéral, dont le Royaume-Uni et les États-Unis sont les meilleurs exemples, où l’individu obtient les ressources dont il a besoin en premier lieu du marché et en deuxième lieu de sa famille ; le régime familialiste, où l’individu dépend en premier lieu de sa famille pour subvenir à ses besoins ; et le régime social-démocrate, où l’on s’attend certes à ce que l’individu subvienne à ses besoins par son travail, mais où l’État joue un rôle prépondérant pour assurer à chacun qu’il dispose de ce dont il a besoin lorsque le marché ne suffit pas. Bien que la chose soit peu connue, les trois types de régimes de la typologie originale correspondent très exactement aux trois grands systèmes de droit privé qu’on retrouve en Europe : le droit anglais, ou common law, dans les pays du type libéral, le droit civil, fortement influencé par le droit romain dans les pays familialistes, et le droit nordique dans les pays du type social-démocrate. Le reste de cette section se base sur Laplante (2015).

Dans les pays familialistes, on a retenu l’obligation alimentaire entre ascendants et descendants qu’a inventée le droit romain tardif, et on y a ajouté l’obligation alimentaire entre époux, inconnue du droit romain, qui semble s’être imposée comme une évidence une fois que la christianisation de l’Europe eut rendu le mariage indissoluble. Traditionnellement, les règles régissant les relations patrimoniales entre les époux variaient beaucoup, même à l’intérieur d’un seul pays comme c’était le cas en France. En gros et pour faire vite, on connaissait principalement la communauté de biens et la séparation de biens. Dans le premier cas, les biens du couple étaient réputés être communs, à l’exception des legs et des biens reçus par succession. La femme mariée demeurait en principe propriétaire de ses biens, mais ceux-ci étaient placés sous le contrôle plus ou moins complet du mari pendant le mariage. À la dissolution du régime, par la mort ou par la séparation, les époux mariés en séparation de biens reprenaient chacun leurs biens alors que chacun des époux mariés en communauté de biens recevait la moitié de la communauté. Lorsque la dissolution était provoquée par la mort d’un des époux, la part de la communauté du défunt devenait la propriété de ses enfants, mais l’époux survivant en conservait généralement la jouissance jusqu’à sa propre mort. Le droit français a connu de nombreux changements progressifs pour s’adapter aux conditions actuelles où le divorce est courant et la femme au foyer est une exception plutôt que la règle. La communauté de biens du régime légal est maintenant réduite aux acquêts. La pension alimentaire a été abolie, mais le tribunal peut imposer le paiement d’une prestation compensatoire au bénéfice de l’époux le moins fortuné. Cette prestation est un montant dont la valeur est déterminée au règlement du divorce, dont le paiement peut être fait en plusieurs versements et qui a pour but d’ajuster les comptes, pas de prolonger la dépendance économique au-delà du mariage. Le changement le plus important est cependant l’introduction du « pacte civil de solidarité » en 1999 (Rault, 2009). Le Pacs a été introduit dans le Code civil au moment où les pays occidentaux cherchaient à offrir, aux couples de même sexe, une forme d’encadrement légal de leurs relations conjugales alors que l’opinion publique rejetait le mariage des couples de même sexe. De nombreux territoires ont réglé cette question en offrant un dispositif qui reprend toutes ou presque toutes les caractéristiques du mariage sans en porter le nom : « civil union » en Angleterre et dans certains états américains, « registered partnership » — selon la traduction reçue en anglais — dans les pays nordiques, « union civile » au Québec. La France a plutôt « inventé » le Pacs, un dispositif original qui, dans sa version actuelle, offre au couple un encadrement légal de sa vie commune qui lui permet de combiner de manière souple la séparation de biens et l’indivision tout en limitant très clairement les liens économiques entre les « pacsés » à la seule durée de leur union. Le Pacs se distingue également du mariage par la manière dont on y met fin : de commun accord, mais également par la volonté d’un seul des pacsés au moyen d’une simple signification. Le Pacs est aujourd’hui très utilisé par les couples de sexe différent. En 2015, on a enregistré 228 565 mariages de couple de sexe différent et 181 930 Pacs de couples de sexe différent (insee, 2017).

La common law des pays de droit anglais n’impose pas au père de nourrir ses enfants, mais impose au mari de pourvoir aux nécessités de sa femme. Avant la Réforme, l’aide aux nécessiteux relevait des ordres religieux. La donne a changé au xvie siècle, lorsque les ordres religieux ont été abolis et, qu’à la même époque, la privatisation des terres communales avait déjà fait exploser le nombre des familles sans ressources. L’État anglais a alors promulgué une série de « lois sur les pauvres » qui ont mis en place un mécanisme d’aide aux démunis dont les bases fondent encore l’aide sociale des territoires qui ont reçu le droit anglais : l’aide aux nécessiteux est une responsabilité de la collectivité, souvent locale, mais celle-ci reçoit en échange le droit de se faire rembourser les dépenses encourues pour un démuni par les proches de celui-ci, la liste des proches débiteurs étant pour l’essentiel reprise des dispositions du droit civil sur l’obligation alimentaire entre personnes apparentées. L’État social à l’anglaise repose donc, au départ, sur un système où la créance alimentaire est de droit public, mais dans un jeu de relations où la priorité de l’administration tenue de venir en aide aux nécessiteux est de le faire à coût nul pour la collectivité en refilant la dépense aux proches parents. Les relations patrimoniales entre époux obéissent à une logique toute différente. En common law, au mariage, l’épouse cède la totalité de ses biens à son époux qui en devient le seul propriétaire. À la séparation ou au divorce, l’épouse a droit à la pension alimentaire, mais pas aux biens, même pas ceux qu’elle a apportés dans le mariage. Cette règle de la common law a été remplacée par étapes. La Cour de la chancellerie de Londres, seul tribunal anglais à juger selon l’équité plutôt que selon la common law, avait juridiction sur les fiducies et a accepté de protéger, en y voyant une fiducie, les dispositions des conventions matrimoniales qui conservaient à la femme mariée la propriété de ses biens. Le droit matrimonial anglais se transforme ensuite progressivement à partir de la réforme des tribunaux de 1857 qui met en place un système dans lequel la femme mariée peut conserver la propriété de ses biens, conserve le droit aux aliments à la séparation ou au divorce, mais où elle n’obtient pas une part des biens de son époux. La réforme de 1969 rend le divorce plus facile, mais ne change pas sur le fond les conditions des relations patrimoniales entre les époux, sujet sur lequel le Parlement ne parvient pas à légiférer et qu’il laisse en pratique aux soins des tribunaux. La Chambre des lords tranche en 2000 en imposant ce qu’un historien du droit anglais n’hésite pas à qualifier de régime de « communauté de biens » (Cretney, 2003 : 442) — bien que, en termes civilistes, on y verrait plutôt un cas où la société d’acquêts est étendue à l’ensemble des biens des époux —, tout en maintenant le droit aux aliments. Aujourd’hui, à la séparation ou au divorce, la totalité des biens des deux époux, en principe sans exception, est partagée en parts égales, le juge n’étant pas tenu de respecter les conventions matrimoniales lorsqu’il y en a. Plus que les arrêts des tribunaux et de la Chambre des lords, deux rapports anciens permettent de comprendre le cadre intellectuel dans lequel ces questions sont discutées en Angleterre. Le premier, qui porte sur la condition des familles monoparentales (Finner, 1974), accorde une large part à l’examen des relations entre le droit de la famille et le système d’aide sociale, et insiste sur les limites de la volonté habituelle en droit anglais de faire reposer sur l’ancien époux la responsabilité de la subsistance de l’ancienne épouse, les revenus de la plupart des hommes ne permettant pas de faire vivre deux familles. Le second, qui porte sur les conséquences économiques du divorce (The Law Commission, 1980), énonce clairement que dans un monde où les femmes ne jouissent pas des mêmes avantages que les hommes dans le monde du travail, l’inégalité économique qui en résulte ne peut être compensée, au moment du divorce, que par le transfert de ressources de l’époux à l’épouse. L’idée que l’État pourrait intervenir pour atténuer les inégalités qui prévalent dans le monde du travail n’est même pas évoquée.

Les choses sont assez différentes dans les pays nordiques, où le cas de la Suède offre un tout autre exemple d’imbrication historique du droit privé et de l’État social. La Réforme avait donné au souverain suédois l’occasion d’affirmer son autorité sur l’Église et sur les matières qui relevaient des tribunaux ecclésiastiques d’une manière beaucoup plus nette qu’en Angleterre. Ceci avait rendu possible le développement d’une pratique qui permettait de contourner le tribunal ecclésiastique et d’obtenir un divorce directement de l’administration royale, pratique encadrée jusqu’au début du xxe siècle par une ordonnance d’avril 1810 (De la Grasserie, 1885). Le Code du mariage de 1920 a encore simplifié l’accès au divorce qu’il devient en pratique impossible de refuser lorsqu’un des deux époux fuit la vie commune depuis au moins cinq ans (Sellin, 1922). Parallèlement, l’analyse économique de la baisse de la fécondité que proposent A. et G. Myrdal en 1934[1] pose les fondements de ce qui deviendra le modèle social-démocrate. La fécondité suédoise baisse parce que l’industrialisation fait en sorte que le couple suédois moyen ne vit plus à la campagne sur une exploitation agricole familiale qui permet à la famille de subvenir à ses besoins et bénéficie du travail des enfants, mais vit en ville de son salaire dans des conditions où l’enfant est d’abord et avant tout une source de dépense. L’immigration ne pouvant pas, en Suède, être le remède à la décroissance de la population, la solution consiste à réduire le coût direct des enfants en amenant la collectivité à offrir les services nécessaires aux familles, la santé et l’éducation avant tout, l’objectif n’étant pas de stimuler la natalité, mais de donner aux couples les moyens d’avoir les enfants qu’ils désirent (G. Myrdal, 1940 ; A. Myrdal, 1941). Le régime social-démocrate s’étend dans une nouvelle direction à partir des années 1950 alors qu’il cherche à accroître l’égalité entre les sexes en favorisant l’indépendance économique des femmes par la généralisation de leur emploi, notamment en développant l’emploi public dans les services. La réforme du droit privé de 1970 se réclame explicitement du modèle social qui s’est mis en place depuis les années 1930 pour faire disparaître les obligations économiques entre personnes apparentées. Depuis cette réforme, le droit de la famille suédois repose sur la volonté de préserver la qualité des relations entre les membres de la famille ; pour cette raison, il évite d’imposer des obligations économiques aux personnes apparentées. L’obligation alimentaire des parents s’éteint absolument au plus tard lorsque l’enfant atteint 21 ans. La pension alimentaire à l’ancien époux n’est accordée que dans des circonstances exceptionnelles. En pratique, en matière d’aliments, il existe peu de différences entre les anciens époux et les anciens conjoints de fait. La liste des biens à partager entre les époux au divorce est assez courte. L’« individualisme » du droit de la famille suédois actuel a une origine sociale : il repose en bonne partie sur la sécurité économique que le droit social et leur forte activité procurent aux femmes (Roman, 2009 ; Sandström, 2016). Le développement le plus récent, le congé parental dont une partie ne peut être utilisée que par le père, a pour but explicite de réduire les conséquences du soin aux enfants sur la carrière et le revenu des femmes en les répartissant entre les deux parents.

Dans tous les cas que nous venons d’examiner, la discussion sur les rapports économiques entre les époux se fait aujourd’hui en raisonnant à partir des problèmes posés par la rupture alors qu’elle s’est faite pendant des siècles en raisonnant sur les conséquences de la mort et sur la transmission intergénérationnelle des biens. Dans tous les cas, la discussion se nourrit de considérations sur l’inégalité économique des hommes et des femmes dans le couple et dans la société. On voit cependant des différences importantes entre les trois types d’État social. Le droit français refuse de mêler explicitement les considérations d’inégalité sociale et encore moins d’aide aux nécessiteux à la réflexion sur les relations économiques entre conjoints, et il laisse son rôle central à la volonté des époux exprimée dans le choix du régime et les conventions matrimoniales, le Pacs pouvant être vu comme une manière nouvelle de consacrer ce rôle. Au contraire du droit français, le droit anglais et le droit nordique mêlent tous les deux de manière explicite les considérations sur l’inégalité sociale et le rôle de l’État à la question des relations économiques entre conjoints, mais en adoptant des points de vue et des solutions opposés. En Angleterre, on utilise le droit privé comme un remède qui permet de confiner au couple le redressement de l’inégalité économique entre les hommes et les femmes. En Suède, on préfère prévenir l’inégalité économique dans le couple en créant les conditions qui permettent aux femmes d’être pleinement actives et de ne souffrir ni des conséquences du soin des enfants ni de celles de la rupture, et on laisse la collectivité s’occuper de l’aide aux démunis et plus généralement de redistribuer les revenus, de préférence sous forme de services. Ces différences entre la manière dont les types d’État social et les systèmes de droit traitent les relations économiques entre les époux sont généralement mal comprises par les économistes « orthodoxes », dont la plus grande partie des travaux repose, en fait, sur les prémisses du droit anglais dont ils semblent faire la défense et l’illustration ; le dossier que la revue Population a consacré à cette question en 2016 (vol. 71, n° 3) en est un exemple instructif.

L’examen du traitement de l’inégalité économique entre les hommes et les femmes dans les différents systèmes de droit et types d’État social permet de situer le débat canadien dans un cadre plus large où il n’apparaît plus comme une simple opposition entre le Québec et le reste du Canada ou comme un simple exemple de conflit entre le droit civil et la common law, mais bien comme un cas particulier de conflit entre deux types de conception des rapports économiques entre les individus et du rôle de l’État dans la régulation des rapports économiques entre les individus. Pour achever de planter le décor, il reste à examiner le cadre constitutionnel dans lequel ce confit se déploie.

La constitution canadienne range le droit privé et la célébration du mariage parmi les compétences exclusives des provinces, mais range le mariage et le divorce parmi les compétences exclusives du parlement fédéral. La Loi sur le divorce, largement inspirée de l’exemple anglais, vaut donc dans tout le Canada, alors que le droit privé du Québec se retrouve dans son code civil de tradition française et que le droit de la famille des provinces dites de common law n’a plus grand-chose à voir avec la common law et reprend, pour l’essentiel, les dispositions qui prévalent aujourd’hui en droit anglais. On retrouve donc, en Ontario, une Loi sur le droit de la famille qui impose, à la séparation ou au divorce, le partage en parts égales de la plus grande partie des biens des époux et renvoie à plusieurs dispositions des lois de l’Ontario sur l’aide aux démunis dont le juge doit tenir compte lorsqu’il établit le montant d’une ordonnance alimentaire. L’Ontario, comme la plupart des autres provinces canadiennes, va plus loin que l’Angleterre en imposant aux conjoints de fait la plus grande partie des obligations que sa loi impose aux époux, ce choix étant motivé par la similitude des rapports de dépendance économique qui existent entre époux et entre conjoints de fait. Comparée à la cohérence de la situation ontarienne, où le droit de la famille s’alimente à la même source que la Loi sur le divorce fédérale, la situation du Québec frappe par son caractère hybride. La tradition du droit français accorde une grande place au respect de la volonté des époux telle qu’elle s’exprime dans le choix du régime matrimonial et les conventions matrimoniales, alors que le patrimoine familial du droit québécois actuel impose à l’ensemble des couples mariés de traiter la plus grande partie de leurs biens comme des acquêts, peu importe leur régime matrimonial, dans le but explicite de faire du mariage un dispositif de protection économique de la femme. L’instauration du patrimoine familial et la levée des contraintes qui interdisaient aux concubins d’aménager leurs relations économiques par contrat a déplacé le respect de la volonté des conjoints en dehors du mariage pour la concentrer dans l’union de fait qui, en pratique, est devenue une véritable institution définie en creux dans le Code civil et de manière explicite dans le droit social et le substitut fonctionnel de l’« ancien » régime de séparation de biens. Cette profonde transformation de la nature du mariage et de l’union de fait résulte de la mise en oeuvre de la recommandation du Conseil du statut de la femme de 1978, de la même manière que la création de services de garde à bas coût et la mise en place du congé parental à partager entre le père et la mère résultent de pression du mouvement féministe qui s’inspirait explicitement des mesures développées en Suède afin de promouvoir l’égalité des sexes par le soutien à l’indépendance économique des femmes. Le résultat est un ensemble bigarré. Le mariage est expurgé du respect de la volonté des conjoints caractéristique du droit français et réinventé pour jouer le rôle de compensation privée des inégalités sociales entre hommes et femmes qu’il joue en droit anglais. Le contraste entre le mariage et l’union de fait dans les relations économiques entre conjoints est poussé au maximum alors qu’en Suède ou en Ontario, il existe à peine. Finalement, le mariage, mobilisé pour protéger la femme économiquement dépendante, coexiste avec des mesures sociales importées d’un pays où elles ont été développées dans un contexte où le droit privé a aboli les obligations alimentaires entre personnes apparentées. En bref, coexistent au Québec un mariage fondé sur la conception anglaise du remède à l’inégalité économique des hommes et des femmes, une union de fait qui incarne l’autonomie des conjoints du droit français et des mesures sociales importées d’un pays où l’obligation alimentaire entre personnes apparentées a été abolie et où on s’attend à ce que les femmes subviennent à leurs besoins par leur travail.

Ce que nous venons d’examiner et le débat qui a toujours cours au Québec suffisent à montrer que déterminer la juste manière d’encadrer les relations économiques entre les conjoints de fait n’est pas évident. Le problème ne se pose pas qu’au Québec (cf. Perelli-Harris et Sánchez Gassen, 2012), mais la coexistence de deux traditions juridiques et l’importation de mesures de politique familiale qui sont étroitement liées à une troisième font qu’il s’y pose d’une manière particulière. La question semble préoccupante dans certains pays (cf. Andreß et Hummelsheim, 2009), mais elle ne semble pas vraiment d’actualité ailleurs, par exemple en France (Revillard, 2009). En pratique, l’arrêt de la Cour suprême a forcé le gouvernement du Québec à revoir l’encadrement légal des relations économiques entre les conjoints de fait. Il a confié la question, avec un mandat couvrant l’ensemble du droit de la famille, à un comité consultatif qui a déposé son rapport en juin 2015. Les propositions du comité, sur cette question, sont très différentes de ce qu’on retrouve ailleurs au Canada : plutôt que de maintenir le lien de dépendance économique au-delà de la vie commune, le comité propose de compenser les pertes que le partage inégal des tâches familiales a entraînées pour l’un des conjoints (ccdf, 2015). On ne sait pas encore ce qu’il adviendra des recommandations de ce comité.

En résumé, ce qu’on sait des circonstances dans lesquelles l’union de fait est devenue une forme acceptée et répandue de la vie conjugale et familiale au Québec suggère que la place qu’elle occupe dans une société ainsi que le rythme et la manière dont elle en vient à occuper cette place sont étroitement liées à la transformation du droit de la famille et du droit social de cette société. On comprendrait peut-être mieux pourquoi le Québec se distingue du reste du Canada sur cette question si on comprenait comment l’union de fait est devenue, ou non, une forme acceptée de la vie conjugale et familiale dans d’autres sociétés et comment cette diffusion, ou son absence, ont été liées à la transformation, ou la stabilité, du droit de la famille dans ces sociétés.

L’ÉGALITÉ, L’INDÉPENDANCE ET LE CHOIX DE LA FORME DE L’UNION CONJUGALE

On oppose couramment la dépendance à l’indépendance lorsqu’on traite des relations économiques entre les conjoints. Les deux notions renvoient à une troisième, l’interdépendance. Le couple traditionnel était fondé sur la dépendance économique de la femme. On aurait tendance à penser que le couple moderne, formé de deux conjoints économiquement indépendants, serait fondé sur l’indépendance, mais la réalité de la vie conjugale et familiale crée l’interdépendance. Le mariage repose sur la reconnaissance de l’interdépendance et la primauté qu’il lui accorde. Tout le débat actuel revient à choisir d’accorder la primauté à l’indépendance ou à l’interdépendance dans l’encadrement légal de l’union de fait. L’interdépendance se conçoit bien, mais elle se mesure difficilement et le cas est désespéré lorsque les seules enquêtes qui contiennent des données sur les couples omettent de même tenter de la mesurer. On doit procéder de manière indirecte et imparfaite.

L’enjeu même du débat fournit une piste. Le mariage, qui repose sur la reconnaissance et la primauté de l’interdépendance, impose le partage égal du patrimoine familial comme remède à l’inégalité des fortunes. La pension alimentaire à l’ex-époux, qui vise à maintenir le niveau de vie après la rupture, est le remède à l’inégalité du revenu. Incapables de mesurer l’interdépendance, on tirera parti de ce qu’on peut mesurer de l’inégalité économique et en déduire, pour différents cas de figure, que l’indépendance économique, notamment à la rupture, soit possible ou pas. À partir d’entrevues réalisées aux États-Unis, Carbone et Cahn (2014), deux juristes, montrent que le rôle de l’inégalité dans la possibilité de l’indépendance varie selon le revenu de chacun des conjoints. L’indépendance de chacun des conjoints est possible et, selon les auteures, souhaitable, lorsque les revenus des deux conjoints sont élevés, même si l’un gagne beaucoup plus que l’autre. Elle n’est pas possible lorsqu’un des conjoints n’a pas de revenu ou un revenu très faible, même si le revenu de l’autre n’est pas beaucoup plus élevé. Plus intéressant, la dépendance n’est ni possible ni souhaitable lorsque les revenus des deux conjoints sont faibles et incertains : ce type de pauvreté impose, en pratique, l’indépendance. L’analyse des auteures est en partie normative, mais elle permet de structurer la relation entre l’inégalité, le niveau de revenu et la possibilité de l’indépendance en tenant compte à la fois de l’inégalité dans le couple et de l’inégalité entre les couples. Conséquence heureuse, cette structure conduit à choisir les indicateurs de l’indépendance que la recherche actuelle recommande : la part du revenu de la conjointe dans le revenu du couple, le capital humain des deux conjoints, etc. (cf. Özcan et Breen, 2012). Par ailleurs, on sait que la sécurité économique, en plus du revenu, contribue à la possibilité de l’indépendance : en pratique, avoir un emploi salarié plutôt qu’autonome, permanent plutôt que temporaire, dans le secteur public plutôt que privé et, finalement, syndiqué sont des facteurs qui réduisent l’incertitude économique et la nécessité de devoir compter sur l’assistance du conjoint.

Le débat qui a entouré la cause « Lola c. Éric » a stimulé la recherche sur les questions qu’elle soulevait et plus spécialement sur les différences entre les couples mariés et les couples de conjoints de fait avant et après la rupture. Les résultats de ces travaux permettent de compléter la description du processus qui régit le choix de l’union de fait ou du mariage.

Les études qualitatives sur la connaissance que les conjoints ont des différences entre le mariage et l’union de fait (Belleau, 2011) et sur la gestion de l’argent dans le couple (Belleau, 2008) suggèrent que les conjoints de fait connaissent peu les règles de droit qui s’appliquent à leur situation et que la gestion de l’argent dans les nouveaux couples québécois dépend peu de la forme juridique de l’union. Au Québec, vivre en union de fait ne serait pas un choix raisonné, mais une chose qui adviendrait, peu importe que cette situation soit adaptée ou non à la condition économique de chacun des conjoints. Il est vrai, en effet, que chez les cohortes récentes de francophones du Québec, on ne trouve à peu près plus d’individus qui entreprennent leur vie conjugale sans avoir vécu en union de fait (Laplante, 2014). Par contre, les études quantitatives qui s’appuient sur des échantillons représentatifs montrent plutôt que les conjoints de fait sont plus enclins à gérer l’argent de manière séparée que les couples mariés, dans les pays d’Europe (Hiekel, Liefbroer et Poortman, 2014), au Québec, où l’union de fait est répandue, et ailleurs au Canada où elle l’est moins (Hamplová, Le Bourdais et Lapierre-Adamcyk, 2014). Autrement dit, et contrairement à ce que conclut Belleau (2011), les conjoints de fait, peu importe la connaissance formelle qu’ils ont des règles de droit, agiraient comme s’ils savaient que la forme de leur union impose ou repose sur l’indépendance économique de chacun.

Faute de données adéquates, il est difficile, au Canada, d’étudier les conséquences économiques de la rupture en comparant les sexes et en comparant les couples mariés aux couples de conjoints de fait. Deux études longitudinales traitent des familles monoparentales dirigées par des femmes, mais n’examinent pas les rapports économiques entre les conjoints avant la rupture (Dooley et Finnie, 2001 ; Juby et collab. 2005). Une autre, plus récente, compare les revenus des épouses et des conjointes de fait au cours des années qui suivent la rupture, séparément au Québec et en Ontario, mais n’examine pas non plus les rapports économiques entre les conjoints avant la rupture. Cela dit, elle montre que la perte de revenu des conjointes de fait est un peu plus faible que celle des femmes mariées, et que l’écart entre les épouses et les conjointes de fait est un peu plus faible au Québec qu’en Ontario. Les auteurs ont comparé deux cohortes de femmes séparées. Dans la plus ancienne, l’écart entre les conjointes de fait et les épouses s’inverse et favorise légèrement les épouses lorsqu’on l’estime net de l’effet de l’activité, du nombre d’enfants et d’un certain nombre d’autres caractéristiques socio-économiques ; dans la seconde cohorte, la situation des épouses demeure moins favorable que celle des conjointes de fait (Le Bourdais et collab. 2016). Ces résultats sont assez différents de ceux que Tachs et Eads (2015) ont trouvés aux États-Unis où, de la cohorte la plus ancienne à la plus récente, la situation des anciennes épouses s’améliore alors que celle des anciennes conjointes de fait se détériore. On souhaiterait pouvoir comparer les résultats canadiens à ceux de l’étude de Bonnet, Garbinti et Solaz (2016) sur les conséquences économiques du divorce en France dans laquelle ils analysent, à partir de données administratives et avec des techniques sophistiquées, les conséquences économiques de la rupture chez les hommes et chez les femmes dans un échantillon de couples mariés et un échantillon de couples pacsés. Malheureusement, et chose étonnante pour le sociologue qui sait que le Pacs n’est pas le mariage et que les couples qui se marient ne sont pas identiques aux couples qui se pacsent (Rault, 2009 ; Rault, Letrait et cse, 2010), les auteurs ont fusionné les deux échantillons, n’ont pas utilisé la nature de l’union conjugale comme variable indépendante et, dans leur texte, justifient implicitement leur choix en présentant le Pacs comme une « union civile », c’est-à-dire en l’assimilant purement et simplement au mariage. Cela dit, malgré les différences importantes de contexte qui séparent le Québec, le reste du Canada, les États-Unis et la France, Le Bourdais et ses collaborateurs (2016), Tachs et Eads (2015) et Bonnet, Garbinti et Solaz (2016) mentionnent tous les choix liés à l’activité, les différences de revenu d’emploi, le nombre d’enfants, la fiscalité, les mesures de politique sociale — pas nécessairement les mêmes pour les anciennes épouses et les anciennes conjointes de fait aux États-Unis — et les règles qui régissent l’obligation alimentaire parmi les facteurs qui expliquent les écarts de revenu entre hommes et femmes après la rupture. Bien qu’aucun des auteurs ne l’écrive explicitement, on comprend qu’ils supposent tous que les couples qui choisissent l’union de fait ne sont pas identiques aux couples qui choisissent le mariage même si certains des couples qui vivent tout d’abord en union de fait en viennent à se marier. Finalement, les résultats de l’étude de Laplante et Fostik (2016) sur le choix entre l’union libre et le mariage au Canada suggèrent que les femmes francophones du Québec, contrairement aux autres Canadiennes, choisissent l’union de fait ou le mariage selon le niveau de sécurité économique que leur procure leur situation d’emploi.

Tout ce qui précède conduit à penser que le processus qui régit le choix entre l’union de fait et le mariage varie selon les sociétés, mais également, à l’intérieur des sociétés, selon les caractéristiques des individus et selon la composition du couple lui-même. De plus, comme, au Canada et encore plus au Québec, l’union de fait est passée, en quelques décennies, de phénomène marginal ignoré par le droit à pratique répandue reconnue et encadrée par le droit, il serait présomptueux de présumer que le processus qui régit le choix entre l’union de fait et le mariage est demeuré identique au cours de la période pendant laquelle ces changements ont eu lieu.

Plus spécifiquement, on s’attend à trouver des différences qui ne se ramènent pas à une simple différence de composition entre les anglophones de l’Ontario et les francophones du Québec. Les premiers vivent dans un système juridique qui mêle le droit social au droit de la famille de manière à maximiser la dépendance économique entre les personnes apparentées. Les seconds vivent dans un environnement juridique où coexistent, les règles inspirées du droit anglais de la Loi sur le divorce, la tradition française qui refuse de mêler explicitement le droit social au droit de la famille et qui respecte la volonté contractuelle des époux ainsi que des mesures de politique sociale qui ont pour but explicite, là où elles sont nées, de soutenir un système de droit privé dans lesquels les conjoints sont économiquement indépendants. Dans chacune des deux sociétés, l’indépendance économique de la femme et l’égalité économique dans le couple devraient être liées au fait de vivre en union de fait ou d’être marié.

Objectifs et hypothèses

Pour toutes les raisons expliquées dans ce qui précède, nous souhaitons examiner les liens entre l’égalité économique des conjoints dans le couple et l’indépendance économique des femmes, d’une part, et la nature de leur union conjugale chez les francophones du Québec et chez les anglophones de l’Ontario d’autre part. Plusieurs recherches réalisées depuis le début des années 1990 permettent de préciser la manière dont ces liens doivent être examinés.

On sait depuis longtemps que l’union de fait est plus répandue au Québec que dans le reste du Canada (Balakrishnan, Lapierre-Adamcyk et Krótki, 1993 ; Dumas et Péron, 1992 ; Dumas et Bélanger, 1997 ; Le Bourdais et Marcil-Gratton, 1996). On sait par ailleurs que la probabilité de vivre en union de fait ou d’être mariée varie en fonction de l’âge de la femme et de son niveau de scolarité aussi bien au Québec que dans les autres provinces canadiennes (cf. Laplante et Fostik, 2016). On sait également qu’au Canada, en dehors du Québec, l’union de fait se concentre chez les jeunes de moins de 30 ans et dans les couches défavorisées (Bélanger et Turcotte, 1999 ; Kerr, Moyser et Beaujot, 2006 ; Turcotte et Bélanger, 1997 ; Turcotte et Golscheider, 1998 ; Stalker et Ornstein, 2013). Par ailleurs, on sait que les différences qui existent entre le Québec et l’Ontario sont liées à la composition sociolinguistique des sociétés des deux provinces : les écarts mesurés à l’échelle des deux provinces sont, en fait, des écarts entre les populations majoritaires historiques de chacune des deux provinces plutôt que des écarts entre les populations complètes (Lachapelle, 2007 ; Laplante, 2006 ; Laplante, Miller et Malherbe, 2006 ; Laplante, 2014). On sait que les couples formés de deux personnes de niveau de scolarité différent ont plus tendance à vivre en union de fait qu’à être mariés, aussi bien au Québec qu’en Ontario (Hamplová et Le Bourdais, 2008). Finalement, il semble qu’au Québec, toutes choses égales par ailleurs, les femmes aient tendance à vivre en union de fait lorsque leur emploi leur offre un niveau relativement élevé d’indépendance et de sécurité et à être mariées lorsque leur emploi, ou le fait de ne pas être active, les rend économiquement dépendantes de leur conjoint (Laplante et Fostik, 2016).

Le contexte qui motive notre étude renvoie à la différence, en matière de droit de la famille, entre le Québec et le reste du Canada. Le reste du Canada n’est pas homogène et on sait que la différence entre le Québec et le reste du Canada tient surtout à la spécificité des francophones du Québec. Pour simplifier l’étude et réduire les sources d’hétérogénéité, nous nous concentrons sur les francophones du Québec et les anglophones de l’Ontario. Laplante et Fostik (2016) montrent qu’au Québec, mais pas dans le reste du Canada, la probabilité que la femme vive en union de fait augmente avec le degré de sécurité économique que son emploi lui procure. Nous nous attendons à retrouver le même résultat.

Nous ne pouvons pas nous appuyer sur des travaux déjà publiés pour formuler des hypothèses sur les liens entre l’égalité économique des conjoints et la nature de leur union conjugale. Nous posons l’hypothèse très générale que la probabilité de vivre en union de fait augmente avec la part des gains du couple qui proviennent du travail de la femme. Ceci revient à dire que nous postulons l’existence d’un axe de l’inégalité dans le couple où l’un des pôles est occupé par les couples où l’ensemble des gains du couple provient de l’activité de l’homme et l’autre où l’ensemble des gains provient du travail de la femme, que la probabilité d’être mariée est à son maximum au premier pôle et la probabilité de vivre en union de fait à son maximum au second pôle. Dans une telle construction, l’égalité n’occupe que le point central de l’axe. Nous admettons qu’à strictement parler, cette hypothèse porte plus sur le degré d’inégalité dans le couple que sur l’égalité au sens strict.

Finalement, nous pouvons résumer comme suit nos conceptions de l’égalité et de l’indépendance et leurs liens avec la probabilité de vivre en union de fait ou d’être marié :

  • L’indépendance économique est la capacité de vivre de ses propres ressources. Le degré d’indépendance économique varie en fonction du revenu personnel, mais il dépend de manière encore plus directe du fait de disposer ou non d’une source de revenus propre : la femme inactive qui vit avec un conjoint se retrouve de fait ou de droit dans une situation où elle est dépendante. Nous comparons donc les couples où la femme est active et ceux où la femme est inactive. Dans les couples où la femme est active, nous examinons en plus l’effet d’un indicateur secondaire, le degré de sécurité que procure l’emploi.

  • Nous nous intéressons à la fois à l’égalité économique et à l’égalité sociale. Nous mesurons l’égalité économique dans le couple par la part du revenu de la conjointe dans le revenu du couple, cette notion n’étant définie que pour les femmes actives. Nous mesurons l’égalité sociale dans le couple par les niveaux de scolarité des deux conjoints : il y a égalité sociale dans le couple lorsque les deux conjoints ont le même niveau de scolarité — il y a alors homogamie scolaire ou sociale — alors qu’il y a inégalité sociale dans le couple dans le cas contraire — le couple est hétérogame. Nous nous intéressons également à l’inégalité sociale entre les couples. Les différences ne se lisent nettement qu’en comparant des couples où les deux conjoints ont le même niveau de scolarité.

DONNÉES ET MÉTHODE

Nous utilisons les microdonnées de l’échantillon de la population qui a rempli le formulaire « long » du recensement canadien en 1986, 1996, 2006 ou le questionnaire de l’Enquête nationale auprès des ménages en 2011. Nous nous limitons aux couples formés de deux personnes nées dans la province où elles résidaient au moment du recensement, de langue maternelle française au Québec et de langue maternelle anglaise en Ontario, et dont la conjointe était âgée de 20 à 49 ans au moment du recensement. Les questions qui nous intéressent sont étroitement liées aux valeurs. Pour les étudier correctement, il est préférable de comparer des groupes homogènes ; ajouter à chacun des groupes des individus socialisés dans des contextes différents — par exemple les migrants interprovinciaux et les immigrants — n’aurait pas d’autre effet que d’atténuer les coefficients.

En pratique, nous estimons au moyen de la régression logistique l’effet d’une série de caractéristiques sur la probabilité de vivre en union de fait plutôt que d’être mariée chez les femmes âgées de 20 à 49 ans qui vivent dans une union conjugale. Nous estimons une équation pour chaque recensement pour chacun des deux groupes sociolinguistiques, donc en tout huit équations.

Il est généralement admis, même si la chose varie selon les sociétés, que l’union de fait est plus courante chez les jeunes et, par ailleurs, qu’elle est moins fréquente chez les femmes plus scolarisées. Nous posons que le lien entre l’âge et la probabilité de vivre en union de fait plutôt que d’être mariée est curvilinéaire et nous estimons cette relation curvilinéaire séparément pour chacun des niveaux de scolarité de la femme. Modéliser ces relations de manière fine devrait permettre d’estimer plus exactement les effets de l’indépendance et de l’égalité économiques des conjoints.

Nous mesurons l’indépendance économique de la conjointe de manière analogue à celle qu’utilisent Laplante et Fostik (2016). Ces auteurs utilisent des informations de l’Enquête sur la population active qui permettent de distinguer l’emploi dans le secteur public, l’emploi dans le secteur privé, l’emploi autonome et l’inactivité. La différence entre l’emploi dans le secteur public et l’emploi dans le secteur privé est significative. Le recensement ne permet pas de distinguer cette différence, mais permet de distinguer l’emploi autonome sans aide rémunérée, l’emploi autonome avec aide rémunéré et le travail comme aide familiale non rémunérée. La taille des effectifs permet de conserver toutes les modalités.

Nous mesurons l’égalité économique des conjoints dans le couple, ou plus exactement le sens et le degré de leur inégalité, au moyen de la part des gains de la conjointe dans les gains totaux du couple. On sait que la probabilité de vivre en union de fait varie en fonction du degré d’homogamie scolaire, ou sociale, du couple. On peut soupçonner que l’effet de la part des gains de la conjointe dans les gains du couple varie selon le degré d’homogamie sociale, ou scolaire, du couple. On peut également soupçonner que cet effet n’est pas le même dans toutes les couches sociales. Nous estimons cet effet séparément pour chaque combinaison des niveaux de scolarité des deux conjoints.

On a vu plus haut qu’il est plus fréquent au Québec qu’en Ontario de vivre en union de fait lorsqu’on a des enfants de 14 ans ou moins (sc, 2016). On soupçonne que la différence d’âge entre les conjoints a un effet sur cette probabilité, celle-ci augmentant probablement en raison de la valeur absolue de l’écart. On soupçonne également que le fait d’être propriétaire de son logement, une étape importante dans la vie des couples et surtout dans celle des familles, peut être lié à la nature de l’union conjugale même si ce lien est parfois paradoxal, l’achat de la résidence pouvant précéder le mariage ou même s’y substituer dans les sociétés où l’union de fait est répandue (Holland, 2012). Nous ajoutons ces variables à nos équations de manière à estimer plus finement les effets des variables qui sont au coeur de nos hypothèses.

L’union de fait était rare, même au Québec, avant la fin des années 1980 (Dumas et Bélanger, 1997) alors qu’elle est plus répandue aujourd’hui. On ne peut pas présumer que les liens entre les variables indépendantes qui nous intéressent et la probabilité de vivre en union de fait plutôt que d’être marié sont demeurés identiques entre le début de la diffusion de l’union de fait et aujourd’hui. La variation de ces liens peut toutefois être instructive en elle-même. Nous estimons donc nos équations à partir des données de plusieurs recensements.

L’équation que nous estimons pour chaque groupe sociolinguistique et chaque recensement peut être écrite comme suit,

π représente la probabilité de vivre en union de fait plutôt que d’être mariée, Fi, une variable logique représentant le niveau de scolarité de la conjointe, A, l’âge de la conjointe, α1i, α2i et α3i sont les trois paramètres de la relation curvilinéaire entre l’âge et la probabilité de vivre en union de fait estimée pour les femmes ayant le niveau de scolarité i, Hj, une variable logique représentant le niveau de scolarité du conjoint, P, la part des gains de la conjointe dans les gains du couple, βij, l’effet de la part des gains de la conjointe sur la probabilité de vivre en union de fait pour les femmes qui ont le niveau de scolarité i et dont le conjoint a le niveau de scolarité j, X représente les variables du modèle dont l’effet est simplement linéaire — la classe d’emploi de la femme le cas échéant, la différence d’âge entre les conjoints, les variables logiques qui représentent la présence d’enfants de différents âges et le fait d’être ou non propriétaire de son logement — et γ, l’effet de chacune de ces variables. La paramétrisation de la relation curvilinéaire utilise le degré de liberté habituellement utilisé pour estimer l’ordonnée à l’origine. Dans cette équation, la relation curvilinéaire entre l’âge et la probabilité de vivre en union de fait joue un rôle analogue à celui de la fonction de risque de base d’un modèle de risque et le fait d’estimer cette relation séparément pour quatre niveaux de scolarité apparente l’équation à celle d’un modèle de risque stratifié. Le terme qui permet d’estimer la variation de la probabilité de vivre en union de fait en fonction de la part des gains de la conjointe dans les gains du couple selon le niveau de scolarité de chacun des conjoints — βijFiHjP — n’est pas défini pour un couple où la femme n’est pas active. Dans les sous-échantillons de couples où la femme n’est pas active, ce terme est remplacé par le niveau de scolarité du conjoint.

La fraction d’échantillonnage de l’échantillon des ménages canadiens qui reçoit le questionnaire long du recensement est 0,20 ; elle a été d’environ un tiers à l’Enquête nationale sur les ménages de 2011. Comme tous les individus du ménage sont inclus dans l’échantillon, la fraction d’échantillonnage des individus qui forment cet échantillon est égale à la fraction d’échantillonnage du ménage auquel ils appartiennent. Cela dit, Statistique Canada traite la non-réponse complète et un certain nombre de problèmes d’isomorphie en calant les microdonnées du recensement aux données de la population, et ce calage se fait par pondération. On doit donc pondérer les estimations pour obtenir des estimations sans biais (Roberts, 2012).

Pour alléger le texte, nous ne répétons pas que le formulaire « long » du recensement a été remplacé par l’Enquête nationale auprès des ménages en 2011.

RÉSULTATS

La description des échantillons (Tableaux 1 et 2) montre tout d’abord que, du recensement le plus ancien au plus récent, la part des couples qui vivent en union de fait augmente dans les deux groupes sociolinguistiques, et ce, nettement plus chez les francophones du Québec que chez les anglophones de l’Ontario. En 2011, les deux tiers des couples de francophones du Québec vivent en union de fait, mais c’est le cas de moins du quart des couples d’anglophones de l’Ontario. Dans les couples où la femme est active, la part des couples où les gains des deux conjoints sont à peu près égaux augmente dans les deux groupes pour atteindre le tiers chez les francophones du Québec et à peine moins chez les anglophones de l’Ontario (Tableau 1). La distribution du niveau de scolarité se transforme profondément. La part des femmes qui n’ont pas complété le secondaire se réduit considérablement et celle des femmes qui ont accédé à l’université atteint le tiers dans les deux groupes. En 2011, la part des femmes ayant atteint l’université dépasse celle des hommes. L’écart d’âge entre les conjoints tend à se réduire un peu, mais le cas le plus fréquent demeure celui où la conjointe a un an ou deux de moins que son conjoint. Dans les couples où la femme n’est pas active, la distribution du niveau de scolarité de la femme ne se transforme pas de la même manière que dans les couples où elle est active (Tableau 2). La part des femmes qui n’ont pas complété le secondaire demeure élevée et la part de celles qui ont atteint l’université augmente moins. On note ici une différence importante entre les deux groupes sociolinguistiques : la part des femmes inactives qui détiennent un diplôme universitaire est près de deux fois plus élevée chez les francophones du Québec que chez les anglophones de l’Ontario.

La distribution de la part des gains de la femme dans les gains du couple se transforme. Chez les francophones du Québec, en 1986, la part de la conjointe était nettement inférieure à celle du conjoint dans 60,4 % des couples ; elle était nettement supérieure dans 12,5 % des couples. En 2011, ces proportions sont respectivement 49,0 % et 16,7 %. La proportion des couples où les revenus des deux conjoints sont sensiblement égaux est passée de 27,1 % à 34,3 %. Par ailleurs, le nombre des couples où la femme n’est pas active diminue considérablement. On trouve des changements analogues chez les anglophones de l’Ontario, à la différence près que la proportion des femmes actives y était déjà plus élevée en 1986 et l’y était toujours en 2011.

Les résultats des analyses montrent que la simple description cache des différences importantes. En 1986, la probabilité de vivre en union de fait atteint à peu près 70 % dans les couples francophones du Québec dont les deux conjoints ont le même niveau de scolarité et où la conjointe est active et a 20 ans. La probabilité décroît rapidement avec l’âge (Figure 1). Trois des courbes des groupes où les deux conjoints ont le même niveau de scolarité se confondent. La courbe des couples dont les deux conjoints ont atteint l’université se détache : en 1986, entre le début de la vingtaine et le milieu de la quarantaine, la probabilité de vivre en union de fait était plus élevée dans ce groupe que dans les autres. Du recensement de 1986 à celui de 2011, les courbes s’élèvent, se redressent et se rapprochent. Dans les quatre groupes, la probabilité de vivre en union de fait vaut presque 1 à 20 ans et un peu plus de 0,4 à 49 ans. En 2011, on remarque que l’écart entre les courbes, très faible, suit tout de même l’ordre des niveaux de scolarité : la probabilité d’être marié augmente légèrement avec le niveau de scolarité.

Tableau 1

Tableau 1 (suite)

Description des échantillons. Couples où la femme est active. Recensements de 1986, 1996, 2006 et ENM de 2011. Estimation pondérée.

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Tableau 2

Tableau 2 (suite)

Description des échantillons. Couples où la femme est inactive. Recensements de 1986, 1996, 2006 et ENM de 2011. Estimation pondérée.

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Les choses sont différentes chez les anglophones de l’Ontario. Du recensement de 1986 à celui de 2011, l’union de fait s’installe comme phénomène caractéristique des couples où la femme est jeune et est lié de manière de plus en plus claire au niveau de scolarité : la probabilité de vivre en union de fait diminue nettement en raison inverse du niveau de scolarité. On remarque que la probabilité de vivre en union de fait augmente légèrement avec l’âge à partir d’environ 40 ans, ce qui est vraisemblablement dû aux secondes unions.

Chez les francophones du Québec, on retrouve, dans les couples hétérogames, le mouvement des courbes de probabilité qu’on a observé chez les couples homogames (Figure 2). L’écart entre les courbes est relativement petit. En 2011, on note que la probabilité de vivre en union de fait est la plus élevée dans les couples où la conjointe a fait des études postsecondaires non universitaires et le conjoint n’a pas terminé le secondaire et la probabilité la plus faible, dans les couples où le conjoint a fréquenté l’université et la conjointe n’a pas terminé le secondaire. Chez les francophones du Québec, dans les couples hétérogames, la probabilité de vivre en union de fait semble donc varier légèrement en raison du degré de supériorité de la conjointe quant au niveau de scolarité atteint. Les choses sont cependant différentes chez les anglophones de l’Ontario. Du recensement de 1986 à celui de 2011, les courbes de probabilité se déplacent à peu près de la même manière chez les couples hétérogames que chez les couples homogames, mais l’écart entre les groupes se creuse. En 2006 et 2011, la probabilité de vivre en union de fait est plus élevée dans les couples où la conjointe n’a pas terminé le secondaire alors que le conjoint a fait des études postsecondaires ou universitaires, et plus faible dans les couples où la femme a fréquenté l’université et l’homme n’a pas dépassé le secondaire. Chez les anglophones de l’Ontario, dans les couples hétérogames, la probabilité de vivre en union de fait varie nettement en raison inverse du degré de supériorité de la conjointe quant au niveau de scolarité atteint.

Figure 1

Probabilité de vivre en union de fait plutôt qu’être marié selon l’âge de la femme et le niveau de scolarité de chaque conjoint. Couples homogames où la femme est active. Francophones du Québec et anglophones de l’Ontario. Régression logistique. Valeurs prédites à la valeur moyenne de chacune des variables indépendantes. Recensements de 1986, 1996, 2006 et ENM de 2011. Estimation pondérée.

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Les écarts entre les groupes homogames sont nettement plus marqués dans les couples où la conjointe n’est pas active (Figure 3). La différence est particulièrement frappante chez les francophones du Québec. Dans les deux groupes sociolinguistiques, la probabilité de vivre en union de fait varie très nettement en raison inverse du niveau de scolarité. Chez les anglophones de l’Ontario, la courbe des couples dont les deux conjoints ont fréquenté l’université chute de manière abrupte dès la vingtaine.

Chez les francophones du Québec, dans les couples hétérogames où la conjointe n’est pas active, on voit qu’en 1986, les courbes des couples où la femme avait fréquenté l’université et l’homme n’avait pas dépassé le secondaire se détachaient des autres : la probabilité de vivre en union de fait était plus élevée pour ces couples que pour les autres (Figure 4). En 2011, ce sont les courbes des couples où la femme n’a pas dépassé le secondaire et l’homme a fréquenté l’université qui se détachent : la probabilité de vivre en union de fait est plus faible pour ces couples que pour les autres. Chez les anglophones de l’Ontario, dans les couples où la conjointe a fréquenté l’université alors que le conjoint n’a pas dépassé le secondaire, on retrouve, en 2011, la chute abrupte qu’on a remarquée dans les couples où les deux conjoints ont fréquenté l’université.

Figure 2

Probabilité de vivre en union de fait plutôt qu’être marié selon l’âge de la femme et le niveau de scolarité de chaque conjoint. Couples hétérogames où la femme est active. Francophones du Québec et anglophones de l’Ontario. Régression logistique. Valeurs prédites à la valeur moyenne de chacune des variables indépendantes. Recensements de 1986, 1996, 2006 et ENM de 2011. Estimation pondérée.

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L’écart entre l’âge des conjoints a l’effet qu’on attend chez les francophones du Québec comme chez les anglophones de l’Ontario, dans les couples où la femme est active comme dans ceux où elle ne l’est pas : plus l’écart est grand, moins les couples ont tendance à se marier. On remarque que l’effet associé aux couples où la femme est plus âgée que l’homme décroît au fil des recensements (Tableaux 3 et 4). Chez les francophones du Québec, l’effet associé à la présence d’enfants et à la propriété du logement diminue au fil des recensements. Ces effets ne diminuent pas chez les anglophones de l’Ontario.

Le lien entre la part des gains de la conjointe dans les gains du couple et la probabilité de vivre en union de fait est soit nul, soit positif, mais il n’est jamais négatif. En 1986, chez les francophones du Québec, la probabilité de vivre en union de fait augmente avec la part des gains de la conjointe dans les gains du couple dans tous les groupes formés par la combinaison des niveaux de scolarité des deux conjoints, sauf lorsque les deux ont fait des études postsecondaires non universitaires. En 2011, la part des gains de la conjointe augmente la probabilité lorsque le niveau de scolarité de la conjointe est supérieur à celui du conjoint et lorsque la conjointe a complété le secondaire alors que le conjoint a fait des études postsecondaires. En 1986, on retrouve chez les anglophones de l’Ontario, à peu près la même chose que chez les francophones du Québec au même moment. En 2011, on retrouve également chez les anglophones de l’Ontario, à peu près ce qu’on trouve chez les francophones du Québec au même moment avec cependant une différence importante : lorsque la femme a fréquenté l’université, la part de ses gains augmente toujours la probabilité de vivre en union de fait et la valeur du coefficient augmente en raison de l’importance de l’écart entre son niveau de scolarité et celui de son conjoint.

Figure 3

Probabilité de vivre en union de fait plutôt qu’être marié selon l’âge de la femme et le niveau de scolarité de chaque conjoint. Couples homogames où la femme n’est pas active. Francophones du Québec et anglophones de l’Ontario. Régression logistique. Valeurs prédites à la valeur moyenne de chacune des variables indépendantes. Recensements de 1986, 1996, 2006 et ENM de 2011. Estimation pondérée.

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En 1986, chez les francophones du Québec, la probabilité de vivre en union de fait ne varie pas en fonction de la classe d’emploi de la conjointe. La différence attendue apparaît au recensement de 1996 et se maintient jusqu’à celui de 2011. Contrairement à ce qu’on attendait, on retrouve cette différence chez les anglophones de l’Ontario dans tous les recensements.

Figure 4

Probabilité de vivre en union de fait plutôt qu’être marié selon l’âge de la femme et le niveau de scolarité de chaque conjoint.Couples hétérogames où la femme n’est pas active. Francophones du Québec et anglophones de l’Ontario. Régression logistique. Valeurs prédites à la valeur moyenne de chacune des variables indépendantes. Recensements de 1986, 1996, 2006 et ENM de 2011. Estimation pondérée.

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DISCUSSION

Le résultat le plus frappant est le contraste entre les courbes des couples homogames francophones du Québec où la femme est active, déjà proches en 1986, qui se déplacent de conserve et se rapprochent jusqu’à presque se confondre en 2011 et les courbes des anglophones de l’Ontario qui au contraire s’écartent de 1986 à 2006. Dans les couples anglophones de l’Ontario où les deux conjoints ont fréquenté l’université, la probabilité de vivre en union de fait à 35 ans varie très peu de 1986 à 2011, alors que pour tous les autres couples homogames, elle diminue en raison directe du niveau de scolarité des conjoints. Vu le rôle structurant que le niveau de scolarité joue chez les anglophones de l’Ontario, vivre en union de fait après 30 ans semble y être d’abord et avant tout une affaire de classe sociale. Au Québec, en 2011, l’union de fait est la norme et la variation selon le niveau de scolarité des conjoints, réelle, mais faible, a les allures d’une simple nuance.

On retrouve à peu près la même chose chez les couples hétérogames où la femme est active, mais avec des nuances importantes. Chez les anglophones de l’Ontario, le « gradient social » semble suivre le niveau de scolarité de la conjointe puis, dans une plus faible mesure, l’écart entre les niveaux de scolarité des deux conjoints. Autrement dit, plus le niveau de scolarité de la conjointe est élevé, moins la probabilité de vivre en union de fait est élevée et ensuite, plus l’écart entre les niveaux de scolarité est grand, plus la probabilité de vivre en union de fait est grande. On croit pouvoir deviner quelque chose de similaire chez les francophones du Québec, mais les courbes sont trop proches les unes des autres pour que ce qui les sépare se distingue clairement.

Tableau 3

Tableau 3 (suite)

Probabilité de vivre en union libre plutôt que d’être marié lorsqu’on vit en couple. Régression logistique. Rapports de probabilité. Couples où la femme est active. Recensements de 1986, 1996, 2006 et ENM de 2011. Estimation pondérée.

*p<0,05 ; **p<0,01 ; ***p<0,001

¹ Ces coefficients s’interprètent mal directement. Ils permettent d’estimer les probabilités qui servent à tracer les figures 1 à 4.

² La part varie de 0 à 100. Le coefficient est estimé pour chaque combinaison de niveau de scolarité des conjoints, chaque combinaison définissant une distribution distincte. L’espace réduit ne permet pas de nommer au long les modalités du niveau de scolarité dans cette partie du tableau. Pour mémoire, 1 Moins que le secondaire, 2 Secondaire, 3 Postsecondaire non universitaire et 4 Université.

³ Lecture. Chaque augmentation d’une unité de la part du revenu de la conjointe dans le revenu du couple augmente de 0,04 % le rapport entre la probabilité de vivre en union de fait et la probabilité d’être marié dans les couples de francophones du Québec du recensement de 1986 où la femme et l’homme n’ont pas complété le secondaire.

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Tableau 4

Probabilité de vivre en union libre plutôt que d’être marié lorsqu’on vit en couple. Régression logistique. Rapports de probabilité. Couples où la femme n’est pas active. Recensements de 1986, 1996, 2006 et ENM de 2011. Estimation pondérée.

*p<0,05 ; **p<0,01 ; ***p<0,001

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Les écarts entre les classes sont très clairs chez les couples homogames anglophones de l’Ontario où la femme n’est pas active. Les couples formés de deux diplômés universitaires se distinguent encore nettement des autres. Alors que les courbes des autres couples suivent l’ordre du niveau de scolarité des deux conjoints, mais sont parallèles, celle des couples formés de deux diplômés universitaires chute rapidement avant la fin de la trentaine. Au vu de cette courbe, l’expression « union de fait » ne semble pas appropriée. Dans ce groupe, on a plutôt l’impression de voir émerger progressivement la pre-marital cohabitation américaine. Parmi les couples hétérogames, les couples où la conjointe a fréquenté l’université suivent la courbe des couples formés de deux conjoints qui ont fréquenté l’université. Dans l’ensemble, les courbes des couples hétérogames sont ordonnées selon le niveau de scolarité de la conjointe.

Alors qu’on les aperçoit à peine chez les couples où la femme est active, les écarts entre les couches sociales sont très apparents dans les couples de francophones du Québec où la femme n’est pas active, plus prononcés dans les couples homogames que dans les couples hétérogames. Contrairement à ce que l’on voit chez les anglophones de l’Ontario, les courbes sont essentiellement parallèles. Les couples où les deux conjoints ont fréquenté l’université sont moins enclins à vivre en union de fait que les autres, mais, même à la fin de la quarantaine, la probabilité de le faire ne descend pas sous 0,30.

En bref, chez les francophones du Québec, en 1986, les couples où les deux conjoints avaient fréquenté l’université et ceux où le niveau de scolarité de la femme dépassait nettement celui de l’homme formaient une sorte d’avant-garde de la transformation de l’union conjugale. En 2011, les couples où le niveau de scolarité de la femme est nettement inférieur à celui de l’homme forment une sorte d’arrière-garde. Chez les anglophones de l’Ontario, vivre ensemble sans être mariés ne semble jamais avoir été une forme de progrès et encore moins pour les couples de scolarité élevée. Cette différence dans la dynamique de la diffusion de l’union de fait est probablement fondamentale pour comprendre la différence des points de vue sur l’encadrement légal de l’union de fait. Le lien entre la part des gains de la conjointe dans les gains du couple et la probabilité de vivre en union de fait est réel, mais semble bien limité lorsqu’on le compare aux différences qui séparent les groupes sociolinguistiques et celles qui séparent les classes sociales, surtout chez les anglophones de l’Ontario. La part des gains de la conjointe n’a pas toujours d’effet sur la probabilité de vivre en union de fait, mais lorsqu’elle en a un, celui-ci augmente toujours cette probabilité. En 2011, cet effet se remarque surtout dans les couples hétérogames et paraît le plus net chez les couples d’anglophones de l’Ontario où la scolarité de la conjointe dépasse celle du conjoint. Ce cas est le seul où, chez les anglophones de l’Ontario ayant une scolarité élevée, vivre en union de fait semble lié à une forme de progrès social, bien que cette expression ne décrive peut-être pas bien ce qui ressemble plus à une forme spéciale de renversement de l’inégalité qu’au progrès de l’égalité.

L’effet de la classe d’emploi ressemble à ce qu’on attendait, sinon qu’on ne croyait pas le retrouver chez les anglophones de l’Ontario. Cet effet est assez important dans la différence qu’il fait apparaître entre les salariées et les autres. On pourrait être tenté de relier le fait qu’on ne le trouve pas chez les francophones du Québec avant 1996 à l’ajout du partage du patrimoine familial au Code civil en 1989.

CONCLUSION

Nous posions par hypothèse que la probabilité de vivre en union de fait variait en fonction de l’indépendance économique de la femme et de l’égalité économique des conjoints dans le couple. Nous nous attendions à ce que les effets de ces deux variables ne soient pas nécessairement identiques chez les francophones du Québec et chez les anglophones de l’Ontario et varient peut-être en fonction de l’avancement de la diffusion de l’union de fait comme forme de la vie conjugale. Nous nous attendions également à trouver des différences entre les deux sociétés qui aillent au-delà des effets des caractéristiques des individus et des couples et des différences de compositions entre les deux sociétés, mais bien à des différences entre les sociétés qui renvoient à la manière différente dont le droit de la famille et le droit social des deux sociétés envisagent et encadrent les relations économiques entre les conjoints. Nos résultats concordent avec nos hypothèses.

Chez les francophones du Québec, dans les couples où la femme est active, la probabilité de vivre en union de fait lorsqu’on vit en couple varie selon l’âge de la conjointe, mais très peu selon le niveau d’éducation des conjoints, dans les couples où les partenaires ont le même niveau d’éducation comme dans ceux où ce n’est pas le cas. En bref, on ne voit pas de différence notable entre les couches sociales et peu de liens entre l’inégalité sociale dans le couple et le fait d’être marié ou de vivre en union de fait. La probabilité de vivre en union de fait augmente avec la part du revenu de la conjointe dans le couple, mais dans les recensements les plus récents, on voit poindre l’effet de la classe d’emploi de la femme qui donne à penser que les femmes dont l’emploi procure peu de sécurité économique utilisent le mariage comme mécanisme protecteur. Apparemment, vivre ou non en union de fait est vraiment associé à la situation de la femme dans son couple et dans le monde du travail. Les choses sont différentes dans les couples francophones du Québec où la femme n’est pas active. La probabilité de vivre en union de fait varie en raison inverse du niveau d’éducation chez les couples homogames, où tout se passe comme si le mariage servait à protéger la conjointe devenue économiquement dépendante en renonçant à utiliser ses compétences, la probabilité d’être mariée augmentant en raison de la perte de revenu qu’entraîne l’inactivité.

Chez les anglophones de l’Ontario, vivre ensemble sans être marié est essentiellement une affaire d’âge et de classe sociale. La part du revenu de la conjointe dans le revenu du couple augmente la probabilité de vivre en union de fait comme au Québec, mais la signification sociale de cette association n’est pas la même. Alors qu’au Québec cet effet augmente la probabilité de vivre en union de fait dans un contexte où la chose est répandue dans toutes les couches de la société, en Ontario, cet effet diminue la probabilité du mariage dans un cadre où celui-ci est la norme. Comme au Québec, l’inactivité de la femme augmente la probabilité d’être marié, l’effet augmentant avec le niveau de scolarité des conjoints.

On retrouve au Québec les traces du mécanisme qu’on s’attend à trouver dans une société où la norme est l’indépendance économique entre les conjoints, l’union de fait est courante et le mariage, un état que l’on choisit plutôt pour sa valeur symbolique et qui survient souvent tard dans la vie, sauf lorsque la dépendance économique, qui s’écarte de la norme, justifie qu’on le choisisse pour sa fonction protectrice. Le Québec se rapproche ainsi de ce qu’on retrouve en Suède, ce qui n’étonne pas lorsqu’on songe à l’importance qu’y ont les mesures de politique familiale reprises du modèle suédois — les services de garde à coût modéré et le congé parental, qui ont pour fondement la promotion de l’égalité des sexes et de l’indépendance économique des femmes par leur intégration à l’emploi, mais aussi les mesures de redistribution qui ont pour but d’améliorer les conditions d’existence des familles à faibles revenus. L’idée de libérer les personnes apparentées de leurs obligations économiques n’est pas inscrite dans le droit aussi systématiquement et radicalement au Québec qu’en Suède, mais elle l’est tout de même plus au Québec que dans la plupart des pays de droit civil. Le Québec n’est pas le seul territoire de tradition civiliste à permettre aux conjoints de ne pas créer entre eux d’obligations économiques qui survivent à leur union : cette pratique est de plus en plus courante dans les pays développés et est consacrée dans le droit français par le Pacs. Cependant, en 1996, le Québec s’est éloigné de manière symboliquement importante de la tradition civiliste en abrogeant l’obligation alimentaire réciproque entre grands-parents et petits-enfants, restreignant ainsi à une seule génération l’obligation alimentaire réciproque entre ascendants et descendants. On est loin au Québec de la situation qui prévaut en France, où l’obligation entre ascendants et descendants s’étend toujours à la deuxième génération et où l’obligation alimentaire s’étend aux alliés, le gendre devant en principe subvenir aux besoins de sa belle-mère dans le besoin. On y est cependant bien proche de la Suède, où la seule obligation alimentaire est celle que les parents ont envers leurs enfants mineurs. La société et le droit québécois semblent évoluer vers le modèle suédois, mais pas de manière vraiment consciente et certainement pas avec la détermination qui a mis ce modèle en place en Suède.

On ne retrouve rien de cela en Ontario où vivre en union de fait au-delà de l’âge de 30 ans est une affaire de classe sociale. La chose n’est peut-être pas étonnante dans un territoire dont le système juridique mêle explicitement le droit de la famille et le droit qui régit l’aide sociale d’une manière telle que ceux qui vivent ensemble sans se marier semblent vouloir éviter les obligations que la loi leur impose pour les refiler à la collectivité. Elle se comprend même mieux lorsqu’on sait que le gouvernement fédéral, dont les références juridiques naturelles ne sont pas le droit français et encore moins le droit suédois, range l’obligation de subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille parmi les devoirs du citoyen, et non pas simplement les siens propres et ceux de ses enfants mineurs (cic, 2012). On se met alors à penser qu’étendre aux conjoints de fait les obligations que la loi impose aux couples mariés n’a peut-être pas seulement, ou peut-être même n’a pas d’abord, pour objectif de protéger les femmes, mais plutôt de limiter les dépenses en aide sociale, comme on le comprend en lisant, par exemple, la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario. Ne pas le faire reviendrait à s’éloigner du fondement conceptuel du type d’État social qui prévaut en Ontario et le faire revient tout simplement à se plier à sa logique profonde. L’étendue de la famille que le citoyen doit soutenir varie d’une province à l’autre et, dans les provinces de common law où la définition relève autant de la loi qui régit l’aide sociale que de celle qui régit la famille, l’impératif n’a pas le même sens qu’au Québec où l’on peut éviter de créer une obligation alimentaire entre conjoints qui survive à la relation conjugale et où le Code civil se maintient, en principe, à distance prudente de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles dès qu’il ne s’agit pas des relations entre parents et enfants.

Le contexte social et les circonstances dans lesquels l’Assemblée nationale a adopté, à partir des années 1970, les modifications au Code civil qui allaient mettre en place les règles qui régissent les relations économiques entre les époux et les conjoints de fait sont très différents de ceux qui ont conduit à la mise en place du système qu’on retrouve aujourd’hui dans les provinces de common law. À bien regarder les choses, il semble possible que le contraste entre la popularité de l’union de fait au Québec, toutes classes sociales confondues et sa concentration parmi les classes inférieures en Ontario ne soit que la manifestation de la différence entre deux modèles sociaux dont l’un, plus que l’autre, cherche à favoriser l’égalité et l’indépendance dans le couple.