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Introduction

Au nombre d’environ 500 000 personnes, les Métis canadiens sont les descendants de communautés distinctives issues d’unions entre femmes amérindiennes et inuit et hommes d’origine eurocanadienne dans le contexte de la traite des fourrures du XVIIe au XIXe siècle. Pour bénéficier du titre ancestral et des droits autochtones collectifs de récolte s’y rattachant, ces communautés doivent avoir vu le jour avant la mainmise des institutions coloniales sur leur territoire et doivent posséder une culture distinctive, héritée de leurs ascendants amérindiens et eurocanadiens. Le peuple métis est composé d’une nation et d’une vingtaine de communautés qui ont été négligées ou ignorées par le gouvernement lors de la création du Canada à la fin du XIXe siècle. De plus, dans l’Ouest, ils ont été transformés en adversaires par les Orangistes[1], puis battus, vaincus, soumis et désignés comme traîtres à la patrie dans les livres d’histoire. Ils furent ensuite oubliés, comme s’ils avaient disparu avec la pendaison de leur chef Louis Riel à Regina, en 1885.

Comme si ce n’était pas assez, leur participation comme peuple fondateur s’est dissipée dans la zone ténébreuse des silences de l’histoire du Canada et des États-Unis. Mais c’était sans compter sur leur résilience. Il leur aura fallu attendre près de cent ans pour qu’ils soient enfin reconnus comme l’un des trois peuples autochtones du Canada, avec les Premières nations et les Inuit, par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[2]. Mieux connus au Canada anglais, parce que plus visibles en tant que sujets historiques, les Métis voient leur présence et leur histoire presque totalement ignorées dans l’Est canadien. Les Métis ne sont ni des « Indiens »[3], ni des « Blancs », ni un « mélange » des deux et encore moins un « entre-deux ». Le gouvernement n’a jamais défini légalement qui ils étaient, car cette décision leur revient, et c’est pour cette raison que la reconnaissance de leurs droits demeure un enjeu juridique et politique important.

L’arrêt Powley de 2003 est l’exemple le plus célèbre et le plus décisif pour la définition de l’identité métisse[4]. En 1993, les frères Powley abattent un orignal sans permis de chasse dans la région de Sault Ste. Marie en Ontario. Revendiquant un droit ancestral en tant que Métis selon l’article 35 de la Constitution, ils plaident non coupables. Les uns à la suite des autres, les tribunaux de la province (tribunal de première instance, Cour supérieure de justice et Cour d’appel de l’Ontario) donnèrent raison aux Powley. Bien que la province fit appel de tous ces jugements, en septembre 2003, les Powley gagnèrent leur cause en cour Suprême après dix ans de procédures juridiques. Ce jugement est historique, car il inaugure la reconnaissance de la première communauté métisse historique à l’extérieur du Homeland de la Nation métisse.

Ce jugement a permis l’élaboration de dix critères précis qu’une communauté d’ascendance mixte doit satisfaire pour être reconnue en tant que communauté métisse historique titulaire de droits. Les membres de la communauté doivent :

  1. Avoir une ascendance mixte (européenne et autochtone) ;

  2. Avoir des pratiques, une culture, un mode de vie et des traditions reconnaissables et distinctes de celles des Européens et des Autochtones ;

  3. Avoir une identité reconnaissable et distincte de celles des Européens et des Autochtones ;

  4. Vivre sur un territoire déterminé ;

  5. Avoir vu leur communauté se constituer postérieurement aux premiers contacts avec les Européens et antérieurement à la mainmise de « sa Majesté » sur le territoire ;

  6. Avoir un certain degré de continuité et de stabilité jusqu’à aujourd’hui ;

  7. Ne pas avoir connu l’extinction du droit ancestral revendiqué ;

  8. S’auto-identifier comme métisses pour fonder leur appartenance à la communauté ;

  9. Fonder leur appartenance sur des liens ancestraux avec les membres de la communauté métisse historique ;

  10. Fonder leur appartenance sur l’acceptation du demandeur par la communauté actuelle.

Se fondant sur ces critères, une vingtaine de communautés d’ascendance mixte revendiquent en tant que Métis les mêmes droits de chasse et de pêche de subsistance que ceux accordés aux membres des Premières nations. Cependant, malgré une dizaine de procès, jusqu’à ce jour seule la communauté de Sault Ste. Marie a été officiellement reconnue.

Toutefois, la revendication de l’identité devant les tribunaux entraîne immanquablement sa judiciarisation, une modalité de reconnaissance qui non seulement révèle la diversité des résistances métisses mais témoigne également de leur irréductible hétérogénéité. Dès lors, les projets gouvernementaux d’identification des traits constitutifs de l’identité métisse conçue comme une entité homogène semblent tous voués à l’échec, alors même qu’ils apparaissent indispensables pour la reconnaissance culturelle, juridique, historique et l’élaboration de politiques adéquates aux spécificités métisses au Canada et dans le monde (Gagnon et Giguère 2012, 2014).

Le concept d’identité, sous-tendu par une démarche culturaliste et classificatoire, conduit en effet, comme le montre Gagnon (2009) à propos de l’arrêt Powley, à l’élaboration d’une « check-list », ou liste contrôle de traits identitaires copiée sur celle des États-nations (un territoire, une langue, une religion, un drapeau, un hymne, un mythe d’origine, etc.), traits qui ne sont applicables qu’à certaines communautés seulement. Nous allons jusqu’à dire que ces critères, qui se veulent nationaux, ne peuvent s’appliquer qu’à une seule communauté, celle de Sault Ste. Marie.

En rupture avec cette approche épistémologique, nous avons proposé dans le cadre des recherches menées par la Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse, puis dans le cadre du programme de recherche Le statut de Métis au Canada[5], le projet d’un outil appréhendant de façon dynamique l’identité culturelle des Métis du Canada par le biais du concept de résilience. C’est ainsi qu’a émergé l’idée d’indicateurs de différenciation et d’identification construits à partir de la résilience. Après un bref rappel du champ sémantique propre au concept de résilience et une recension des écrits sur le sujet, nous présentons les principaux résultats d’une recherche préliminaire destinée à identifier les conditions méthodologiques les plus appropriées pour envisager la résilience comme outil de différenciation identitaire. Puis, nous reviendrons sur une approche fonctionnelle de la résilience, à partir de laquelle nous avons dégagé un certain nombre d’indicateurs qui permettront de tester notre outil.

Le concept de résilience

Le champ sémantique de la résilience est très riche et couvre une grande variété d’applications mais, à notre connaissance, il n’a jamais été rapproché du concept d’agencéité (agency) ; et c’est dans cette perspective anthropologique que nous l’opérationnalisons[6]. Du latin resilire (rebondir, rejaillir), et de l’anglais resilience (leap back, to be able to recover quickly from difficult condition), c’est, selon le Larousse, le caractère mécanique qui permet à un matériau de retrouver sa condition première après avoir subi une pression (flexible, pliable, fort, résistant). Utilisé, entre autres, en géographie des risques ou encore en économie, le concept de résilience a été introduit en psychologie développementale et en psychiatrie à la suite des travaux de Werner et Smith (1982), de Garmezy (1991) et de Rutter (1994).

Ce concept fait aujourd’hui référence à un ressort psychologique et à une aptitude individuelle et sociale consistant à se reconstruire et à continuer de se développer de façon optimale malgré des conditions environnementales ou sociales traumatiques. La résilience d’un sujet, ainsi que d’une communauté d’individus, se manifeste donc par la persistance d’une vitalité et par la poursuite de leur développement en contexte d’adversité. Elle dénote une stratégie déployant l’action, et dans ce sens est intimement liée aux stratégies identitaires et au concept d’agencéité.

Le concept de stratégie identitaire réfère à l’ensemble des procédures mises en oeuvre par les acteurs sociaux afin d’atteindre des objectifs plus ou moins implicites dans une situation d’interaction et de déterminations sociohistoriques, culturelles ou psychologiques (Lipianski et al. 1990), tandis que celui d’agencéité oeuvre principalement dans le domaine des pratiques et des interactions sociales et se montre particulièrement utile dans l’étude des facteurs permettant aux individus en situation de domination à large échelle (esclavage, colonialisme, racisme) de continuer à soutenir une vie significative et culturelle, en marge du pouvoir (Ortner 2006).

Ortner définit deux modalités d’agencéité, lesquelles sont reliées comme les deux faces d’une même pièce : l’agencéité de pouvoir et l’agencéité de projet. La première s’exprime à l’intérieur de relations de pouvoir massives (colonialisme, racisme, domination, résistance) et concerne les façons d’agir à l’intérieur de relations d’inégalités, d’asymétries et de forces sociales. Cette modalité d’agencéité renvoie aux formes de pouvoir que les individus ont à leur disposition (allant de la rébellion ouverte à l’acceptation ambivalente des catégories et des pratiques de domination et d’assujettissement). Elle leur permet, selon leurs habiletés, d’agir selon leurs intérêts et d’exercer une influence sur les autres et sur les événements afin d’avoir un certain contrôle sur leur propre vie ou sur celle d’autrui. La seconde modalité, l’agencéité de projet, s’exprime dans des contextes où les relations de domination peuvent être tenues à distance, momentanément ou partiellement. Elle implique l’intentionnalité et la poursuite de projets culturellement définis. Cette modalité est à l’oeuvre tant chez les dominants, qui cherchent à réduire ou détruire l’agencéité des subordonnés, que chez les déshérités, qui cherchent pour leur part à augmenter ou protéger leur agencéité afin de conserver une certaine « authenticité culturelle », en investissant des espaces en marge du pouvoir établi.

Avec les concepts de résilience, de stratégie identitaire et d’agencéité, nous sommes en présence d’un continuum relationnel entre l’individu, la communauté et le système dans des situations allant de comportements réactionnels face à des traumatismes jusqu’à l’organisation de résistances face à la domination. L’élément commun à ce continuum est l’identité, qu’elle soit dividuelle[7], individuelle, communautaire, culturelle, ethnique ou nationale. Plus concrètement, nous nous situons à contre-courant d’une démarche sous-tendue par le concept d’identité qui est actuellement prépondérante dans le champ des études métisses dès lors que la résilience invite à penser les identités d’un point de vue dynamique, en construction et surtout en relation avec les autres altérités[8].

Cette perspective a notamment été développée par Barth (1969), Poutignat et Streiff-Fenart (2008) ainsi que par Cuche (2010), qui la résume ainsi :

Pour définir l’identité d’un groupe, ce qui importe, ce n’est pas d’inventorier l’ensemble de ses traits culturels distinctifs, mais de repérer parmi ces traits ceux qui sont utilisés par les membres du groupe pour affirmer et maintenir une distinction culturelle.

Cuche 2010 : 85-86

Dans cette optique, il s’agit moins de répertorier et de classifier les composantes distinctives de l’identité culturelle des Métis que d’identifier celles que mobilisent spécifiquement les communautés métisses dans leurs stratégies de résilience, face aux autres altérités en contextes d’adversité.

La différenciation des identités

Dans l’objectif d’élaboration d’un outil d’identification et de différenciation des identités, nous avons commencé par réfléchir aux conditions générales de l’étude que sont la faisabilité de l’outil, le choix des échantillons, les méthodes de recueil des discours, ainsi qu’au cadre dans lequel cet outil pourrait être employé. Au vu de l’abondance des données textuelles, il nous a semblé plus aisé de construire, dans un premier temps, un outil destiné à explorer la résilience dans les publications passées et contemporaines. Dans un second temps, il sera nécessaire d’envisager la constitution de corpus d’entretiens réalisés sur le terrain et présentant l’avantage de recueillir des informations au plus près des populations étudiées.

Afin de déterminer les conditions épistémologiques les plus appropriées à l’objet de recherche, nous avons considéré les études internationales déjà réalisées dans le domaine de la résilience culturelle. Nous avons retenu cinq études récentes et significatives quant à la diversité des approches théoriques et méthodologiques, la qualité des échantillons et, pour deux d’entre elles, leur rayonnement international.

L’étude de Kirmayer et al. (2011) à laquelle a participé Dandeneau (Dandeneau et al. 2013) présente les modalités d’intervention de la culture dans les processus de la résilience d’une communauté inuit, de deux communautés amérindiennes (Mi’kmaq et Mohawk) et d’une communauté métisse franco-manitobaine. Les auteurs ont identifié quatre processus de résilience (régulation des émotions, révision de l’histoire collective, revitalisation des langues et cultures et renouvellement de l’agencéité individuelle et collective) agissant aux niveaux individuel et collectif et faisant intervenir la culture et ses représentations.

De son côté, Lalonde (2005) s’est intéressé au fonctionnement de la résilience en lien avec la culture à partir d’un échantillon de 196 communautés amérindiennes en Colombie-Britannique. Dans son étude, la continuité culturelle se fonde sur la continuité du sentiment de persistance de soi, lequel est lié à la résilience.

McKay et Prokop (2007) ont identifié les valeurs spécifiques de quatre agences de service à la famille et à l’enfance de la Saskatchewan[9], jugées fondamentales dans le développement de leur résilience. Les valeurs culturelles communautaires occupent une fonction centrale dans la construction de l’identité culturelle et de la résilience.

L’étude d’Ungar (2008) aborde les processus spécifiques et généraux de la résilience, à partir d’une population de 1 500 jeunes issus de quatorze communautés dans le monde, dont quatre au Canada. Ungar propose que la résilience est un construit multidimensionnel, résultant d’une négociation entre le sujet et sa communauté.

Enfin, Weaver (2010) s’est intéressé à la fonction de l’identité ethnique dans la résilience scolaire chez deux groupes d’étudiants afro et euro-américains aux États-Unis, soulignant l’importance du processus identificatoire au groupe culturel dans le fonctionnement de la résilience ainsi que le rôle de la culture comme mécanisme adaptatif à l’adversité.

Ces études appréhendent la résilience en lien avec l’identité personnelle et l’identité culturelle à partir d’un point de vue spécifique. Sur le plan méthodologique, la majeure partie des auteurs recourent à une approche empirico-déductive tenant compte du double point de vue émique et étique. Ils font appel à la fois à des outils quantitatifs (comme les échelles de mesure) ; qualitatifs (tels que les récits et les groupes de parole) ; et comparatifs. La majorité des auteurs prennent en compte les conséquences délétères de l’histoire coloniale, auxquelles nous proposons d’associer les évènements sociopolitiques actuels sur le statut des Métis. En ce qui concerne la nature des échantillons, il s’avère plus discriminant de choisir les échantillons en présumant une distance culturelle entre les communautés étudiées, comme l’ont fait Ungar (2008), Weaver (2010) et Kirmayer et al. (2011), plutôt que de composer des échantillons sur la base d’une proximité culturelle, à l’instar de Lalonde (2005) et McKay et Prokop (2007).

Parmi ces études, l’une traite précisément de la résilience des Métis du Canada (Kirmayer et al. 2011). Ainsi, Dandeneau, membre de l’équipe de Kirmayer, publiait en 2013 le rapport communautaire, « “Un Métchif, c’est jamais pris”. Récits de résilience des Métis francophones du Manitoba », dans lequel il explorait différentes formes de résilience à travers les récits de plusieurs générations de Métis. Au-delà de la richesse de l’étude, plusieurs critiques peuvent être avancées, dont celle de l’existence d’un biais de représentativité. En effet, les auteurs ont exploré la résilience des seuls Métis francophones du Manitoba, la considérant comme représentative de celle de la nation métisse prise dans son ensemble, et ce, en l’absence d’une comparaison avec d’autres communautés métisses. L’existence de ce biais nous a donc confortés dans notre projet d’étudier la variété des formes de résilience métisses.

Les indicateurs identitaires

Après ces premières considérations générales d’ordre épistémologique et méthodologique, nous avons travaillé à l’ébauche de l’outil de recherche. Afin de tirer des indicateurs identitaires à partir de la résilience, il nous a fallu revenir à une appréhension définitionnelle, puis fonctionnelle plus fine du concept. Au vu de son inscription dans les domaines de la santé et de la psychopathologie notamment, il était nécessaire de dissiper certaines confusions. Nous avons ainsi différencié la résilience de plusieurs concepts, dont la notion de rétablissement (recovery), laquelle, selon Bonnano[10] (2004) résulte d’un trouble et rend compte d’une trajectoire de guérison. Michallet (2009) l’explique en ces termes :

Pour qu’il y ait résilience, il faut au préalable avoir été touché et déstabilisé par un évènement. Il faut y avoir été jusqu’à un certain point et dans un premier temps, vulnérable, puis, avoir cherché et réussi à s’adapter et à croître à travers les contraintes induites par cet évènement.

Michallet 2009 : 11

La résilience n’est donc pas l’absence de signes provenant de la confrontation du sujet à l’adversité, mais bien un phénomène qui se développe à partir de cette dernière. Toutefois, selon Bonnano (2004), cette déstabilisation n’engendre pas de dysfonctionnements. La résilience se distingue également de la notion anglo-saxonne de « coping »[11] développée par Lazarus et Folkman (1984), et de celles de « sense of coherence »[12] et d’« empowerment »[13], constituant ainsi un phénomène spécifique.

Une recension des écrits nous a permis de repérer trois processus participant de la résilience :

  1. Un processus de résistance durant lequel les individus se confrontent à une situation d’adversité. C’est une phase s’accompagnant de modifications sous la forme d’altérations ou de destructions ;

  2. Un processus d’adaptation par lequel les individus produisent de nouvelles réponses comportementales afin de se plier aux modifications apportées par leur milieu. L’adaptation induit elle aussi certains renoncements ;

  3. Un processus de rebond orienté vers la reconstruction ou la récupération de ce qui a dû être abandonné durant la résistance et l’adaptation, voire la création de nouvelles modalités comportementales tenant compte des obstacles présents dans la situation d’adversité.

À partir de cette appréhension de la résilience sous la forme de trois processus – résistance, adaptation et reconstruction – par ailleurs déjà suggérée par Fougeyrollas et Dumont (2009), nous avons développé le schéma suivant (figure 1) :

Figure 1

Les processus de la résilience

Les processus de la résilience

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L’analyse des caractéristiques propres à ces trois processus nous a permis de construire plusieurs indicateurs rendant compte de la manière particulière avec laquelle les individus exercent leur résilience. Toutefois, cette formalisation nécessite d’être actualisée selon certains paramètres spatiotemporels et culturels. Lalonde (2005), McKay et Prokop (2007), Ungar (2008), Weaver (2010) ou encore Kirmayer et al. (2011) avaient déjà mis en avant l’importance de déterminants culturels dans le développement de la résilience ainsi que des formes variées qu’elle pouvait prendre. À leur suite, il est donc raisonnable de penser que les processus de résistance, d’adaptation et de reconstruction s’actualisent selon au moins trois paramètres : l’origine culturelle des individus (à laquelle il faut ajouter celle de l’auteur de la recherche)[14], la localisation géographique, et l’époque. L’outil étant destiné à être appliqué en premier lieu à des textes, il nous a semblé important de différencier la période de l’étude de celle de sa publication. En effet, la prise en compte de certains évènements, de nature politique notamment, entre la fin de l’étude et sa publication est susceptible d’orienter la rédaction du texte final.

La réinterprétation de la résilience sous la forme de trois processus nous a permis de dégager quinze indicateurs répartis comme suit (voir figure 2) :

Figure 2

Indicateurs de résilience

Indicateurs de résilience

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Le processus de résistance se compose de sept indicateurs, dont trois concernent l’agression :

  1. L’identification de la nature de l’agression (processus naturels, évènements, individus) ;

  2. La perception du contexte d’adversité par les sujets ;

  3. Les types d’impacts affectant l’individu, soit des pertes physiques (morts, blessures), ou reliées à l’environnement et l’habitat, ou encore aux transformations culturelles.

Trois autres indicateurs viennent préciser la résistance à proprement parler :

  1. Les objectifs visés par la résistance (survie, sécurité, appartenance, reconnaissance et réalisation de soi, tels qu’ils sont définis dans la pyramide de Maslow 1943) ;

  2. L’organisation sociale de la résistance, qui peut être individuelle, groupale ou communautaire ;

  3. La nature des mécanismes de résistance ainsi que les éléments rendus visibles par ces derniers, tels que la fuite, l’offense et la défense.

  4. L’émergence d’un nouvel équilibre. Il s’agit de la nature des contextes et des situations, devenus aberrants, et qui sont constitutifs du nouvel équilibre, comme par exemple la perte du droit de chasse donnant lieu à un nouvel équilibre sociopolitique aberrant pour les Métis.

Le deuxième processus d’adaptation se divise en quatre indicateurs :

  1. Les types d’adaptation. D’après le modèle du « coping » de Lazarus et Folkman (1984), l’adaptation peut être centrée sur la réduction de l’émotion, la résolution du problème, ou encore être mixte par l’association des deux.

  2. Les objectifs de l’adaptation, qui portent sur la limitation des dégâts, la récupération ou la remise en état des éléments perturbés, ou encore l’exploitation d’opportunités bénéfiques[15].

  3. La nature du modèle de référence, soit les savoir-faire traditionnels (matrice culturelle)[16].

  4. La nature des enjeux, à savoir la perte, la menace ou le défi, selon Isabelle Paulhan (1992).

Enfin, le processus de reconstruction est également composé de quatre indicateurs :

  1. La nature des processus de reconstruction : identification des types de processus utilisés par les sujets résilients, leur permettant de reconstruire ou de récupérer ce qu’ils ont perdu durant la résistance et l’adaptation.

  2. L’objet visé par le rebond : comme par exemple le droit de chasse ou la possibilité d’exhiber fièrement son identité.

  3. Les modalités de mise en sens et de transmission des traumatismes en lien avec la situation d’adversité : identification des media par lesquels s’opèrent l’interprétation de la situation d’adversité puis sa transmission.

  4. L’impact des modalités de reconstruction sur l’identité culturelle. Cet indicateur permet de prendre conscience des effets distincts sur l’identité d’une modalité de reconstruction recourant au récit, à la danse ou encore aux minutes d’un procès devant une cour de justice, par exemple.

Le tableau de la page suivante présente les grandes lignes du modèle (voir figure 3).

Figure 3

comparaison des indicateurs de résilience

comparaison des indicateurs de résilience

1. Définition de « déterritorialisation » selon les auteurs : « processus d’émancipation du sujet humain par rapport aux codes institutionnels souvent oppressifs. [...] être déterritorialisé équivaudrait en quelque sorte à échapper aux codes, à s’émanciper par rapport à ceux-ci » (Piquemal et Labrèche 2013 : 133).

2. Définition de « reterritorialisation » selon les auteurs : « La déterritorialisation est toujours liée à un processus de reterritorialisation qui en est le corollaire, ce qui ne veut pas dire le retour au territoire original mais plutôt la manière dont les éléments déterritorialisés se recombinent et forment de nouvelles relations (Parr 2010, p. 69 et 73) » (Piquemal et Labrèche 2013 : 133-134).

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Afin de tester l’adéquation des indicateurs, nous les avons appliqués aux textes de cinq auteurs ayant étudié la résilience de minorités ethniques (Elsass 1992 ; Richardson 2006 ; Kermoal 2009 ; Dandeneau et al. 2013 ; Piquemal et Labrèche 2013). Nous avons ainsi documenté chacun des indicateurs par les éléments des cinq textes dans une matrice comparative, trop lourde cependant pour être présentée ici. L’analyse de cette matrice permet de mettre en rapport, pour chacune des communautés représentées, le contenu de chaque indicateur, opérant une catégorisation des différents processus de résilience. Leur comparaison fait alors émerger des ressemblances et des différences qui nous renseignent sur les façons distinctes d’exercer la résilience. Les trois paramètres culturels et spatio-temporels permettent des comparaisons intra-ethniques entre des communautés métisses situées sur trois zones géographiques, et interethniques entre des communautés métisses canadiennes et indiennes d’Amérique du Sud. Les études métisses couvrent des périodes relativement similaires, alors que l’étude américaine porte sur des faits antérieurs. Les origines culturelles des auteurs en études métisses sont assez diversifiées : trois Canadiens, dont deux sont métis, et deux Français.

En études métisses, si les processus de la résistance montrent des différences attendues quant à la nature de l’agression, on peut constater que celles en matière de perception de l’adversité sont amplifiées par l’interprétation propre aux auteurs de l’étude, de par la richesse sémantique (« privation », « minorisation », « altérisation », « peine identitaire »). Et bien que l’impact de cette adversité laisse apparaître une grande similitude par l’atteinte de niveaux équivalents, les termes utilisés pour en rendre compte montrent d’intéressantes différences. Les indicateurs de résistance produisent très peu de différences au niveau des objectifs et de l’organisation sociale, alors que les éléments rendus visibles laissent voir des différences appréciables, tout comme la nature du nouvel équilibre, que renforce la façon propre à chaque auteur de les symboliser.

Pour les processus d’adaptation, les indicateurs du type d’adaptation, des objectifs poursuivis et de la nature des enjeux font apparaître quelques différences peu informatives de par l’intervention de niveaux. En revanche, si la nature du modèle de référence semble s’inscrire dans un héritage commun, son actualisation, renforcée par l’emploi d’une terminologie différenciée, montre des différences significatives. Nous allons retrouver ce genre de différences dans tous les indicateurs composant le dernier processus de résilience, à savoir la reconstruction. Ainsi, la nature même des processus laisse se déployer des stratégies distinctes selon les communautés représentées. Si les objectifs visés s’orientent finalement dans une même direction de sauvegarde de l’identité culturelle, ils s’expriment de façon singulière. De même que si les modalités de mise en sens et de transmission de l’adversité puisent dans la même catégorie de moyens culturels, leur impact permet d’apprécier des différences significatives.

En études interethniques, les différences qui apparaissent sont nombreuses du fait qu’elles sont majorées par les distances géographiques, culturelles, et historiques. Par ailleurs, la référence à une seule étude ne permet pas d’apprécier la diversité subjective des processus de perception.

Conclusion

Au terme de ce test de contrôle sur l’élaboration d’indicateurs de différenciation à partir des processus de la résilience, plusieurs remarques émergent sur l’outil lui-même, ainsi que sur le concept de résilience. L’outil, tout d’abord, a été construit à partir d’une théorisation de la résilience en situation, en faisant une large place aux processus de perception de la réalité. L’une de ses forces provient en effet d’une double prise en compte : 1) la perception de l’adversité par les individus objets des études ; et 2) l’interprétation de ces éléments par les auteurs des études, constituant une autre source de symbolisation venant accentuer les différences. Par ce double jeu, notre outil nous permet donc d’être au plus près des dynamiques identitaires, dont l’exploration pourra se prolonger par une analyse plus fine des modalités d’agencéité.

S’agissant de l’actualisation des quatre paramètres spatiotemporels et culturels, puis des quinze indicateurs de résilience, nous avons pu apprécier les qualités de notre outil sur plusieurs plans : celui de sa capacité de discrimination intra- et interethnique et la significativité des différences constatées ; et celui de sa pertinence par rapport à notre objectif de différenciation des communautés métisses.

Concernant la capacité de discrimination de l’outil, nous rappelons que ce dernier a été initialement développé afin de différencier les communautés métisses du Canada, dont l’ethnogenèse relève des processus de métissage entre individus amérindiens (toutes les nations) et européens (Français et Écossais des Orcades). Les communautés métisses bénéficient donc d’un socle ethnoculturel à la fois commun (par les processus « métissants » et historiques et le partage d’un même ethnonyme), et hétérogène (par les origines culturelles diverses, les langues, les dynamiques et destinations d’exil et surtout les perceptions de l’histoire en cours et passée). De ce fait, la signification des différences renvoie, dans ce contexte spécifique, autant à des écarts liés à l’ethnogenèse métisse qu’à des écarts de perception.

Les résultats des comparaisons intra- comme interethniques montrent que la capacité de discrimination apparaît inégale selon les indicateurs. Différentes raisons permettent de l’expliquer :

  1. Certains résultats rendent effectivement compte d’une absence de différences, laquelle peut être attribuable aux aspects communs aux Métis ;

  2. L’intervention de niveaux, pour certains indicateurs, uniformise les résultats. Ces derniers peuvent être comparés mais au prix d’un écrasement de différences plus fines et signifiantes. Tandis que les indicateurs renseignés par des contenus sont effectivement plus riches, autorisant la compréhension de certains phénomènes locaux mais rendant les comparaisons difficiles ;

  3. Le choix des textes, volontairement restreint, n’a pas représenté la diversité des communautés métisses canadiennes, anglophones notamment. De plus, les différences produites par les indicateurs, autant que l’absence de différences, sont plus ou moins significatives selon la nature et la qualité des informations présentes dans les textes ;

  4. Il est utile de rappeler que la conception de l’outil tout autant que la manière de renseigner le contenu des indicateurs procèdent d’un choix réalisé par nous, constituant une autre source d’influences à prendre en compte, bien que cette influence soit le produit de plus de douze ans de recherches sur l’identité métisse.

De ce qui précède, il ressort que les différences constatées doivent constamment faire l’objet d’une analyse afin de comprendre leur signification, en lien avec les contextes spatiotemporels mais aussi avec l’origine culturelle de l’auteur du texte. Le pouvoir de discrimination des indicateurs dépend donc de la compréhension du sens de la différence ou de son absence.

Concernant l’opérationnalisation de la notion de résilience en trois processus, elle nous a permis d’extraire une grande variété d’indicateurs. De plus, nous avons relevé à partir des textes sélectionnés plusieurs propositions conceptuelles instructives sur la résilience des communautés ethniques minoritaires, telles que les notions de « matrice culturelle » élaborée par Elsass (1992), de « Third space »[17] et de « metis-ness », spécifiques des Métis, chez Richardson (2006), ou encore de déterritorialisation, de reterritorialisation, et de minorités involontaires[18] reprises par Piquemal et Labrèche (2013). Sur la résilience métisse, des différences significatives sont apparues quant à son fonctionnement dans les différentes communautés représentées.

Enfin, la comparaison des modalités de résilience employées par les communautés représentées nous permet d’aborder la question des critères attestant de l’efficience de la résilience. Il semble en effet qu’une résilience « réussie » ne se mesure pas tant par la reconstruction de ce qui a été perdu que par la capacité des individus à poursuivre leur combat. Les Métis n’ont pas tous réussi à obtenir la reconnaissance de leur identité, la reconstruction de leur habitat ou encore le respect de leurs modalités culturelles d’existence. Cependant, le maintien et le renouvellement de cette dynamique au sein des processus de résistance, d’adaptation et de reconstruction en constituent bien un indiscutable témoignage.

Par ailleurs, nous rappelons la nécessité d’enrichir ces indicateurs par l’étude d’entretiens qui seraient réalisés sur le terrain en tenant compte des conditions épistémologiques évoquées (approche théorique, nature des contextes d’adversité, nature des échantillons). En effet, seule la prise en compte des discours des individus permettra d’accéder à leurs modes de résilience et de différencier entre elles, sur cette base, les nombreuses communautés métisses. Enfin, la capacité de l’outil à opérer une différenciation interethnique nous permet de penser qu’il pourrait trouver une application intéressante dans le champ des études comparées de la résilience.