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Au Canada, un grand nombre d’organismes communautaires offrent des consultations (renseignements), de l’accompagnement et du soutien auprès des travailleurs migrants et immigrants lorsque ces derniers naviguent à travers l’administration gouvernementale et leurs propres relations de travail[1]. Cette navigation est entreprise dans un contexte néolibéral de flexibilité du marché du travail, où les possibilités d’avoir un emploi stable diminuent de plus en plus (Frozzini et Gratton 2015). À cet état de fait, nous devons additionner la présence des statuts[2] qui limitent les droits et légitiment les inégalités (Sharma 2001, 2006). La conjonction de ces dynamiques place les (im)migrants dans une situation d’hyper-précarité consistant en l’articulation entre un statut précaire et un emploi précaire (Zou 2015 ; Frozzini et Law 2017). Cela s’observe dans les agences de placement, par exemple, qui sont des compagnies louant du personnel auprès des entreprises. Ces agences occupent une place importante dans le maintien de conditions de précarité qui favorisent l’exploitation (Vosko 2000 ; Bernstein 2006). Dans ce contexte, les travailleurs (im)migrants rencontrent des difficultés spécifiques à leur travail et à leur expérience migratoire, ce qui incite des groupes d’activistes, comme nous verrons plus loin dans le texte, à élaborer des stratégies afin d’y répondre. Cet article présente des résultats préliminaires de notre recherche concernant les visions du monde des militants engagés dans le soutien et l’organisation de ces travailleurs (im)migrants dans un contexte principalement urbain. Ce travail fait partie d’un projet se déroulant sur une longue période de temps et s’étendant dans des villes canadiennes. Pour cette raison, nous avons choisi d’effectuer une analyse préliminaire et exploratoire des motivations qui permettent à quatre personnes de faire de l’activisme. Le texte introduit en premier lieu les termes nécessaires à la compréhension du contexte de cette recherche. Il décrit ensuite plusieurs facteurs liés à l’organisation des (im)migrants. Enfin, il présente les résultats préliminaires qui s’articulent autour de notre hypothèse de travail, laquelle a émergé lors de cette exploration : au sein des visions du monde des militants, on peut observer une tension paradoxale entre la résilience et la combativité, dans laquelle cette dernière s’avère essentielle au maintien de la première. Cette constatation a émergé des données recueillies, ce qui est propre à la méthode inductive de recherche utilisée dans le cas présent, mais qui reste à être confirmé par d’autres entretiens/récits de vie.

Contexte légal et social

Dans cet article, nous effectuons une distinction entre les travailleurs migrants et immigrants parce qu’il est important, dans le contexte canadien, de comprendre les catégories d’immigration. En effet, ces dernières structurent à la fois les expériences d’inégalités vécues par les participants à nos entretiens et celles des travailleurs que nos interviewés rencontrent dans le cadre de leur implication militante. Nous utilisons le terme « (im)migrants » (Sharma 2001 : 416) afin de parler des migrants et des immigrants en même temps. Cette graphie permet de reconnaître que ce ne sont pas tous ceux qui, traversant les frontières pour travailler au Canada, arrivent avec le même statut ou les mêmes droits. Cependant, ils partagent certaines caractéristiques. Est considéré comme immigrant, pour les besoins de cet article, toute personne qui a la résidence permanente ou la citoyenneté canadienne par naturalisation. Ces statuts « permanents » présupposent l’idée que la personne va rester au Canada afin de s’y établir. Depuis quelques années, les politiques canadiennes en immigration se sont cependant considérablement écartées de cette vision en favorisant un plus grand nombre de travailleurs qui résident au Canada sur une base temporaire (Sharma 2001, 2006 ; Valiani 2013)[3].

Le terme utilisé par les agences gouvernementales pour décrire le « travailleur migrant » est habituellement celui de « travailleur étranger temporaire » (TET)[4]. Dans cet article, « migrant » est un terme parapluie qui désigne une personne qui a un permis de séjour sur le territoire (un visa) et un permis de travail octroyé par le gouvernement fédéral. Au Québec, le travailleur doit aussi obtenir un certificat d’acceptation avant d’obtenir un permis de travail[5]. L’employeur, à son tour, doit souvent effectuer une « étude d’impact sur le marché du travail » (EIMT) qui constitue, en même temps, une évaluation théorique et une autorisation préalable afin de pouvoir embaucher un TET[6].

Les restrictions inscrites au sein d’un permis de travail peuvent être lourdes, comme dans le cas d’un permis « fermé » qui lie l’employé à un seul employeur (Frozzini 2017). Pour changer ce permis, le travailleur doit en obtenir un nouveau en fournissant de nouvelles informations (Nakache 2013 ; Frozzini 2017). Cela impose de sévères limites à la mobilité des travailleurs au sein du marché du travail, du fait que le permis fermé rend difficile à un travailleur de quitter son emploi lorsque les conditions de travail sont mauvaises ou lorsque le contrat de travail n’est pas respecté (Nakache 2013). Dans certains cas, les restrictions imposées aux TET peuvent être moins sévères. C’est le cas du permis de travail « ouvert » qui permet à un travailleur de circuler librement d’un employeur à un autre. Les deux types de permis de travail (ouvert et fermé) sont assortis d’une date d’expiration et doivent être renouvelés par le salarié lui-même. Ces dispositions restrictives structurent un « état de conditionnalité » qui affecte les travailleurs, car elles favorisent la création d’effets indésirables (Montgomery et al. 2007 : 148 ; voir aussi Saillant 2007).

Tout comme la dénomination officielle « TET », le terme « migrant » met l’accent sur un état transitoire niant implicitement la possibilité qu’un travailleur étranger puisse trouver un chez-soi au Canada. Cela en est ainsi même si le besoin de la force de travail que les travailleurs étrangers constituent est constant et a tendance à augmenter (Sharma 2006 ; Nakache 2013 ; Frozzini et Gratton 2015). Malgré cela, les TET demeurent « en permanence temporaires »[7] (Sharma 2001 : 424) aux yeux de la loi. De surcroît, et bien que les travailleurs migrants participent financièrement aux services par le biais de déductions salariales, comme pour l’assurance emploi, ils ont de la difficulté à accéder à ces services (Nakache 2013 ; voir aussi Montgomery et al. 2007).

La transition d’un statut temporaire vers un statut permanent au Canada peut être difficile. Les politiques et les règlements qui les régissent sont complexes. Si le gouvernement du Québec reconnaît le besoin d’un chemin clair vers un statut permanent pour les TET (MIDI 2015), cela demeure un défi pour les travailleurs migrants exclus par les programmes provinciaux comme le Programme de l’expérience québécoise, qui octroie un Certificat de sélection du Québec (CSQ) aux travailleurs « spécialisés » qui ont travaillé pour une période d’un an au Québec[8].

Nous pouvons avancer que même les personnes bénéficiant d’un statut permanent peuvent connaître des difficultés, notamment lorsqu’elles veulent accéder aux programmes sociaux ou à d’autres prestations. Il en ressort que la citoyenneté n’est pas vécue comme un fait légal statique, mais comme un processus de négociation constante avec les agents des services gouvernementaux (Stasiulis et Bakan 2005 ; Landolt et Goldring 2013). Dans ce contexte, peu importe que le statut de la personne soit permanent ou temporaire, une grande partie du travail des organisations de défense des droits des (im)migrants doit se concentrer autour de ce processus de négociation.

Les changements introduits dans les politiques d’immigration depuis 2011 et les problématiques rencontrées par les travailleurs (im)migrants doivent être replacés dans la trame des changements historiques des politiques d’immigration canadienne. N’oublions pas que pendant les cent premières années d’existence du Canada, ces politiques favorisaient une immigration blanche (FitzGerald et Cook-Martín 2014 ; Coyle 2016). C’est seulement à la fin des années 1960 que le gouvernement canadien effectue des changements à ses politiques et instaure un système de points (Simmons 2010 ; FitzGerald et Cook-Martín 2014). Toutefois, la régulation des politiques sur une adéquation entre les besoins du développement économique capitaliste du Canada et les tendances des politiques migratoires se maintient depuis les années 1920 (Creese 1992 ; Saillant 2007 ; FitzGerald et Cook-Martín 2014). Encore aujourd’hui, dans les plus récentes politiques d’immigration tant québécoises (MIDI 2015) que canadiennes (Choudry et al. 2009 ; Boti et al. 2012), on retrouve ce lien entre (im)migration et besoins économiques.

Nous sommes donc en présence d’une situation où une multiplicité de dispositions rend complexes et précaires les différents statuts d’(im)migration. Pour rendre compte de ces facteurs, nous reprenons la conception de Goldring et Landolt (2013) selon laquelle un statut précaire est :

[…] marqué par l’absence de l’un ou l’autre des éléments suivants habituellement associés à la résidence permanente (et à la citoyenneté) au Canada : 1) l’autorisation de travailler de façon permanente ; 2) le droit de demeurer en permanence dans le pays (permis de résidence) ; 3) les mêmes droits sociaux que ceux offerts aux résidents permanents (par exemple, l’éducation postsecondaire et une couverture publique en santé) ; et 4) ne pas dépendre d’un tiers pour avoir le droit de résider [dans le pays].[9]

Goldring et Landolt 2013 : 14-15

Notons que le travail précaire devient de plus en plus la norme, divers types d’emploi ne suivant plus le modèle d’un travail à temps plein, permanent avec des prestations, et qui soit lié à un seul employeur (Mercure 2014 ; Noiseux et Blouin 2014). Ainsi, les travailleurs peuvent se retrouver dans diverses situations : avoir des contrats pour une courte période, avec un nombre d’heures incertaines par semaine, à temps partiel ou par le biais d’une agence de placement. On voit cela dans divers secteurs industriels, peu importe le salaire ou le niveau de compétence des travailleurs.

Le travail par le biais des agences de placement est très représentatif de cette précarité. En effet, ces agences établissent une relation d’emploi de type triangulaire : elles agissent à titre d’intermédiaires en engageant et en administrant les travailleurs pour les compagnies clientes (Vosko 2000 ; Bernstein 2006 ; Bernstein et Vallée 2014). Selon Bernstein (2006), la relation triangulaire entre le salarié, la compagnie (cliente de l’agence) et l’agence de placement peut semer la confusion parmi les salariés, particulièrement pour ce qui est de l’identité de l’employeur lorsqu’il faut appliquer les normes du travail dans le cas d’une violation des droits du travailleur. De plus, ces agences facilitent notamment : 1) l’évitement des tentatives de syndicalisation dans les lieux de travail, en permettant les disparités de traitement entre les salariés qui exercent des tâches identiques pour la même compagnie ; et 2) le non-respect des normes minimales du travail (Vosko 2000 : 168 ; Bernstein 2006 : 233, 236). De plus, les travailleurs d’agences ont souvent peu de formation ou d’information en matière de sécurité au travail et sont incapables d’obtenir les équipements de sécurité que l’employeur doit leur fournir. Cela est rendu possible du fait que dans une relation triangulaire, on joue sur l’incertitude à propos de la véritable identité de l’employeur (Laflamme et Lippel 2014). Mentionnons également que le droit de refuser un travail dangereux est miné par la peur de perdre son emploi (Laflamme et Lippel 2014), maintenant le travailleur dans une situation d’inégalité et de précarité. Enfin, ces travailleurs ont de la difficulté à avoir recours à, et à aller jusqu’au bout des moyens administratifs et légaux mis à disposition lorsqu’ils font face à des problèmes de paye ou à un congédiement sans cause juste et suffisante (Bernstein et Vallée 2014).

La précarité inscrite dans le statut de la personne se combine donc aux conditions du marché du travail et aux difficultés à appliquer les normes du travail, qui peuvent affecter l’ensemble des travailleurs au Canada. Plusieurs travailleurs (im)migrants (et non immigrants) sont donc réticents à dénoncer ces violations par peur de perdre leur emploi (Carpentier et Fiset 2011 ; Nakache 2013).

C’est ici que les organisations communautaires et les organisations militantes entrent en action. Notons au préalable que même si les membres de ces organisations peuvent se donner une mission commune, elles sont composées d’individus qui peuvent avoir des visions du monde qui divergent selon leurs expériences de vie. Le concept de vision du monde peut être décrit simplement comme étant la compréhension que la personne a de son environnement (voir par exemple Naugle 2002 ; Sire 2004). Pour les fins de notre discussion, nous retenons la définition de James W. Sire :

[U]n ensemble de présupposés (hypothèses qui peuvent être vraies, partiellement vraies ou entièrement fausses) auxquels nous adhérons (consciemment ou inconsciemment, de forme constante ou inconstante) et qui concernent les bases de la composition de notre monde.

Sire 2004 : 19[10]

Sire insiste à propos du lien entre ces présuppositions et les actions qu’une personne entreprend au sein de son environnement, les visions du monde étant aussi liées aux expériences et aux comportements et orientant l’action (Sire 2004 : 98-100). La façon de s’engager dans le monde est informée par les expériences de chacun, par ses valeurs et les croyances qu’il se forge lors du processus de socialisation dans un lieu et un groupe (ou des groupes) déterminé(s), c’est-à-dire en fonction de sa ou de ses cultures d’appartenance (sa façon d’agir, d’être et ses connaissances rattachées à un système social déterminé ; sur ce point, voir Dressler 2015 : 20). Se retrouvent ainsi au sein des organisations les mêmes tensions et conflits que ceux qui existent dans la société (Choudry 2015). Toutefois, plusieurs questions se posent à propos de l’organisation de ces groupes : comment les organisateurs (participants à l’étude) travaillant pour la défense des droits concilient-ils les différentes visions du monde avec les objectifs plus larges de l’organisation pour la justice ? Quelle est la relation entre la combativité exprimée par les organisations de défense des droits des (im)migrants et la résilience démontrée par les travailleurs (im)migrants et les organisateurs (participants à l’étude) en présence de la précarité ? Les données préliminaires que nous avons obtenues nous permettent de formuler l’hypothèse selon laquelle il existe une tension paradoxale entre la résilience et la combativité, dans laquelle cette dernière s’avère essentielle au maintien de la première.

Par résilience, nous entendons la capacité des individus d’être flexibles afin de résister et de se rétablir d’une situation difficile. Cependant, il ne faut pas confondre les diverses conceptions que la résilience peut avoir au sein des différentes disciplines académiques. Les psychologues parlent de résilience lorsqu’une personne réussit à s’adapter à des circonstances difficiles mieux qu’on pouvait le penser initialement (Hing 2013). Dans le cadre de cette discipline, il s’agit de la capacité d’obtenir en quelque sorte un bon résultat malgré le fait que le bien-être de la personne soit compromis (Hing 2013 ; voir aussi Aysa-Lastra et Cachón 2015 : 10). Parmi les facteurs qui ont une influence positive sur la résilience, on trouve le soutien d’une communauté, la présence de la famille, ainsi que des opportunités d’emploi et de formation (Hing 2013 : 170). Ces facteurs jouent un rôle parmi les participants à nos entretiens. Or, dans le contexte de cette étude, la résilience n’est pas limitée à une évaluation des résultats des tentatives d’adaptation de l’individu. Dans les études sur la migration, la vulnérabilité et la résilience ne sont pas des notions antagonistes :

Dans le domaine des études sur l’immigration, la résilience doit être considérée comme la capacité des individus, et non des systèmes sociaux ou des institutions [...] De plus, la résilience doit être conçue comme un processus, une réaction et une forme de résistance exercée par les acteurs au sein d’un « champ de possibilités » marqué par la structure sociale qui tend à construire des sujets vulnérables.

Aysa-Lastra et Cachón 2015 : 10[11]

Les notions de résilience et de résistance sont donc intimement liées. Toutefois, ici nous portons notre attention sur la combativité qui n’est pas que de la résistance, car on peut toujours résister sans se battre. Il y a donc une capacité d’action plus prononcée dans la combativité. Ainsi, nous entendons par combativité la capacité à se battre, c’est-à-dire à se défendre contre des circonstances défavorables (structurelles ou individuelles). Dans les pages qui suivent, nous explorerons comment ces deux mécanismes s’activent simultanément et comment la combativité peut s’avérer essentielle à la résilience.

Méthodologie

Dans le but d’analyser les visions du monde ainsi que les aspects communs des discours et de la place des personnes impliquées dans la défense des droits des travailleurs, nous avons utilisé nos contacts dans les groupes de défense des droits afin de solliciter des participants aux entretiens. Les groupes que nous avons contactés travaillent avec des personnes en situation de précarité (elles ont un cumul de problématiques, comme le manque de ressources financières, un statut précaire, une fragilité émotionnelle, etc.) et plus précisément en condition d’hyper-précarité, c’est-à-dire qui vivent dans une situation où il y a conjonction entre statut précaire et emploi précaire (Zou 2015 ; Frozzini et Law 2017), situation produite et généralisée à travers le monde par la création d’une main-d’oeuvre flexible. Nous avons choisi d’avoir recours à l’entretien semi-dirigé afin d’avoir accès au vécu et aux perceptions des participants. Étant donné qu’il s’agit d’une recherche exploratoire, nous voulions nous donner deux possibilités : pouvoir aborder certains thèmes prédéterminés (conception de la communication, du vécu en emploi, etc.) ; et laisser à nos interlocuteurs l’occasion de soulever d’autres thèmes concernant leur travail au sein des organismes (Bonneville et al. 2007). Ces entretiens à caractère exploratoire nous ont permis de déplacer le questionnement (Blanchet et Gotman 2006) en tenant compte des thèmes abordés et de notre engagement – connaissance du terrain dans un esprit ethnographique (Côté et Gratton 2014) – comme bénévoles dans le milieu des organismes communautaires. Afin de pouvoir effectuer des comparaisons, nous avons utilisé un guide d’entretien uniforme. La préservation de l’anonymat des participants étant d’une importance capitale, nous ne mentionnons ni villes ni lieux d’implication. Toutefois, afin de faciliter la compréhension de la position de ces participants et ainsi favoriser la clarté de l’analyse, nous pouvons préciser que parmi nos interlocuteurs trois étaient résidents permanents et un avait un statut de TET ; que tous étaient des organisateurs (intervenants) au sein de groupes et qu’un seul ne recevait pas de rémunération pour son travail d’implication. Bien que l’analyse se limite à quatre personnes, l’étude a un caractère exploratoire et descriptif et nous cherchons à mieux comprendre les expériences et les visions des participants dans un milieu particulier (Kumar 2016). Le but est d’approfondir la connaissance des différences qui se retrouvent au sein de ces groupes trop souvent présentés comme monolithiques, alors qu’ils présentent une grande complexité et une grande variabilité en matière de façons de penser et de vécu. Cette étape préliminaire nous permettra de mieux cibler et de mieux explorer certaines dynamiques, y compris les paradoxes inhérents à leurs visions du monde, lors des prochaines étapes de cette recherche.

Les quatre personnes (deux hommes et deux femmes) qui ont accepté de parler de leurs expériences et de leurs points de vue (perceptions) venaient de l’Europe et de l’Amérique latine. Les raisons les ayant motivés à quitter leur pays sont diverses : pour un contrat de travail ; pour fuir une situation dangereuse ; pour rejoindre l’être aimé. Trois de ces personnes n’ont pas d’enfants. Leur âge varie entre 30 et 50 ans et tous sont locataires d’un appartement. Les quatre disposent d’un revenu considéré comme faible.

Ces participants ont une scolarité de premier cycle ou des formations universitaires de premier cycle obtenues avant d’arriver au Canada. Un seul participant a effectué des études au Canada, mais dans un domaine différent de celui de son pays d’origine. Notons qu’une de ces personnes a un emploi directement lié à sa formation, mais s’est par la suite retrouvée à effectuer d’autres types d’emplois.

Au-delà de ces aspects techniques quant à leur condition, ajoutons que les participants ont utilisé plusieurs termes afin de se décrire lors des entretiens. Les plus utilisés étaient : militant, travailleur, femme, immigrant, migrant, membre et organisateur communautaire. Cette pluralité des termes traduit les divers rôles qu’ils ont adoptés ou adoptent dans leur travail au sein des groupes militants, mais aussi ceux qu’ils ont acquis à travers leurs expériences d’(im)migration. Parmi ces termes, celui de militant semble être le plus approprié au sein de cette tension qui habite leur travail. Il est intéressant de constater que l’idée que ces militants se font d’eux-mêmes est aussi liée aux conditions de travail dans lesquelles ils doivent naviguer (voire survivre) afin de collaborer avec d’autres (im)migrants encore plus démunis. Malgré ces conditions socioéconomiques peu favorables pour le travail demandé, ils sont habités d’un sentiment de fierté. Ce sentiment de fierté fait qu’ils font contraste avec d’autres types de militants, comme ceux des syndicats ou d’autres types de groupes communautaires. Il y a donc plusieurs conceptions qui se confrontent et qui mériteraient une plus grande attention.

Les données recueillies au cours des rencontres ont fait l’objet d’une analyse thématique du contenu (Huberman et Miles 1991 ; Enriquez et al. 1993), à partir d’une comparaison des propos recueillis au cours de chaque entretien. Plus spécifiquement, l’analyse associe explication et compréhension du lien entre l’organisation, la communication et la situation des travailleurs au Canada. Nous nous sommes inspirés de l’herméneutique critique (Thompson 1990 ; Gadamer 1996) afin de comprendre les dynamiques sociales propres aux rapports interculturels et plus particulièrement les perceptions et le vécu. Cette approche est intéressante du fait qu’elle explique que l’être humain interprète tout à partir de ses préconceptions et que la compréhension nécessite l’identification de ces préconceptions afin de les évaluer en rapport à la situation rencontrée (contexte).

Les entrevues semi-dirigées réalisées par les cochercheurs ont eu lieu entre octobre et novembre 2015 dans le cadre d’une phase préliminaire et exploratoire du projet de recherche plus large et à plus long-terme impliquant des entretiens avec des participants dans le Canada entier. Leur analyse a été réalisée à l’aide de la transcription de deux entrevues (nous n’avons pas retranscrit les autres entrevues parce que nous retournions constamment vers les enregistrements pour réécouter certaines parties), la réécoute des enregistrements et les notes que nous avons prises à deux moments : lors des entrevues et lors de la réécoute. Les personnes ont été rencontrées à l’endroit de leur convenance et une entrevue a eu lieu par Skype. Soulignons que ces entretiens (d’une durée de 90 à 150 minutes) nous ont permis d’aller en profondeur dans le vécu et la compréhension des participants, principalement parce que ces derniers deviennent des collaborateurs : ils s’investissent tant cognitivement qu’affectivement afin de comprendre leur réalité et nous la faire comprendre. Ces entretiens (effectués dans leur langue maternelle dans le cas de trois) autour d’un café, d’un repas ou dans leur milieu de travail (voire d’implication) se jumèlent à une observation effectuée depuis de longues années d’implication des cochercheurs dans le milieu communautaire afin de saisir les subtilités liées à la complexité des rôles et des actes à poser[12] dans leurs interventions.

Analyse

Cette analyse préliminaire nous a permis de soulever des thèmes transversaux. Si cette analyse se base sur un nombre limité de participants (4 personnes), ce qu’ils ont exprimé est conforme avec certaines données d’autres recherches (voir Bacon 2008 ; Narotzky 2014 ; Calugay et al. 2016) et est mis en regard avec notre propre expérience d’implication. Cette étude s’inscrit dans les analyses qualitatives de nature exploratoire et descriptive de l’expérience et de la vision des participants. Pour faciliter la lecture de l’analyse, nous identifions les participants par des lettres : A, B, C et D.

Des thématiques récurrentes

Plusieurs thématiques revenaient souvent à l’écoute des entrevues. Elles reflètent l’expérience migratoire des participants ainsi que celle de leur implication et leur vie professionnelle, tout en les plaçant dans une vision plus large des expériences d’autres travailleurs (im)migrants à partir d’un territoire et de contraintes spécifiques. Ainsi, en procédant par regroupement, nous pouvons identifier deux grands thèmes : 1) les conditions socioéconomiques des individus ou groupes ; et 2) l’organisation au sein des organismes. Dans chacun de ces thèmes, des éléments propres à la question de la résilience et de la combativité sont relevés.

Lorsqu’il est question des conditions socioéconomiques des individus ou groupes, les participants mentionnent que les restrictions vécues par les travailleurs, en ce qui concerne leur statut, les poussent souvent à aller chercher du travail sous la table. Cette expérience peut être mise en parallèle avec le récit d’un jeune immigrant (Montgomery et al. 2007) selon lequel le travail non déclaré est conçu par ce migrant « comme une stratégie de survie normale »[13]. Cependant, le travail non déclaré entraîne des conditions encore plus précaires, dont un salaire avec un taux horaire plus bas. Dans cet extrait d’entrevue, le participant explique sa propre expérience en tant que travailleur qui essaie d’organiser ses collègues :

A : Notre objectif principal était juste, disons avoir des conditions de vie décentes. Non des conditions dans lesquelles tu es enfermé sous un employeur qui ne te donnait même pas du travail. [...] il ne permettait pas que d’autres employeurs nous donnent du travail afin de gagner notre vie. Alors, qu’est-ce qu’arrive ? Que le 80 %, le 90 % d’entre nous sont obligés d’utiliser le marché noir afin de pouvoir manger ! Tu sais, c’est en travaillant en nettoyant des magasins du centre-ville pour 9 $/h, 8 $ ou faire n’importe quoi, le nécessaire pour payer le loyer.

Le fait d’être lié à un employeur à cause du statut et du permis de travail fermé donne beaucoup de pouvoir à l’employeur mais peu de possibilités à cette catégorie de travailleurs. De plus, un salaire à 8 $/ h ou de 9 $/ h se situe en deçà des salaires minimums des provinces canadiennes. À la lumière de cet extrait et d’autres encore, nous observons, en même temps qu’un cumul de précarités, un exemple de résilience. En effet, les (im)migrants/organisateurs font preuve de flexibilité et s’adaptent à une situation difficile, trouvant une solution. Toutefois, cette solution entretient un sentiment d’injustice qui peut être à l’origine de la volonté de se battre pour faire changer cette situation. Cette combativité s’observe à deux moments : lors de la recherche d’une solution afin de subvenir aux besoins de base et par la suite quand germe l’idée de changer les structures qui induisent les situations d’hyper-précarité. Parmi l’ensemble des éléments qui favorisent la précarité chez les travailleurs, nos intervenants mentionnent explicitement les difficultés liées à l’absence d’un permis de travail ou aux retards pour son obtention :

B : C’est limitant pour les immigrants qui ont un permis de travail. Si le renouvellement de ton permis de travail n’arrive pas, tu ne peux pas travailler et tu peux perdre des opportunités de travail. Parce que l’employeur a besoin de quelqu’un LÀ, […] c’est frustrant, limitant, c’est difficile ! C’est réellement difficile ! Pour les personnes qui, malheureusement, n’ont pas encore la résidence permanente et vivent dans l’espoir du renouvellement du permis de travail. Ainsi, alors ajoute ! Au stress ! Que lorsque tu travailles, tes camarades te rendent la vie difficile ! À cela, ajoute que TOUT COÛTE DE L’ARGENT [...].

Lors des entrevues, comme lors du dernier extrait, une série d’autres problématiques liées aux interactions interculturelles (comme la relation avec les collègues de travail) nous font soulever l’importance des sphères d’interaction (les divers lieux de rencontre comme le milieu de travail, le milieu de la santé, etc.) où les attitudes et les perceptions jouent un rôle crucial. La question de la situation précaire des travailleurs (im)migrants au Canada se révèle une constante lors des entrevues. D’ailleurs, l’ensemble des participants est surpris de la précarité et des injustices qu’ils ont pu observer alors qu’ils jouaient leur rôle d’intervenant pour aider des travailleurs. Dans l’extrait suivant, le participant se montre très déçu à son arrivée au Canada, alors qu’il constate que le travail n’était pas comme il l’avait imaginé :

C : Lorsque je suis arrivé, je suis arrivé à travers le programme des travailleurs étrangers temporaires. Alors, réellement, je pensais que ce serait une bonne expérience, mais je me suis rendu compte que NON. C’est cela, au travail, seulement j’ai eu [une expérience] avec ce travail, un peu d’exploitation [envers le travailleur].

Les participants ont donc subi deux chocs : celui de leur propre expérience d’injustice (en tant que travailleurs) et par la suite celui comme intervenants (en constatant l’étendue de la gravité des injustices). Les participants savent que cette logique qui donne lieu à de l’exploitation dépasse l’échelle individuelle et se situe au niveau de la structure sociale et économique de nos sociétés. Le sentiment de choc est d’autant plus grand que le Canada est perçu de l’extérieur comme un pays accueillant, alors qu’une fois arrivés, les participants découvrent combien cet accueil est conditionnel et limité :

A : [...] avec autant de violations des droits fondamentaux du travail et humains LÉGALEMENT ! [Silence]. C’est ce qui m’a le plus surpris, que ce soit légal. Ce qui m’a encore le plus surpris, lorsque je l’ai su. En [pays d’origine] on a une image externe très bonne du Canada ! Canada est un champion des droits humains ! […] son image a toujours été vendue par rapport à ses actions dans les années 80 et 90. […] ALORS, tu es vraiment surpris lorsque tu te rends compte que le Canada est un des pays avec le plus de statuts différents d’immigration, avec plusieurs types de permis, de visas. Que sa composition sociale me rappelle les castes de l’Inde ! Comment peut-on diviser les gens en personnes qui paient des impôts, mais qui n’ont pas de services. Des gens qui n’ont pas droit aux services, mais qui payent des impôts. Des gens qui doivent vivre chez l’employeur ! Enfin, en quel siècle vivons-nous, non ? Cela, au début, m’a vraiment surpris.

Le traitement offert aux travailleurs a des conséquences à court, moyen et long terme. S’ajoute à cela qu’il y a une division sociale par rapport aux privilèges accordés selon la place occupée au sein de l’échelle sociale créée par les divers statuts. La comparaison avec les « castes de l’Inde » est marquante et vient illustrer la profondeur des divisions en même temps qu’elle met en évidence les effets qu’a la précarité légalement instituée sur les personnes. En effet, lorsqu’il y a autant de différences entre des individus (en ce qui concerne l’accès aux droits et aux services, en l’occurrence), une image particulière est véhiculée, selon laquelle les individus venus d’ailleurs se situent dans une deuxième zone. Et dans cette zone, « la question des statuts constitue l’élément structurant qui détermine en grande partie la suite des événements » (Montgomery et al. 2007 : 145). Ainsi, ces travailleurs (im)migrants occupent une place secondaire par rapport à d’autres dans cette échelle de valeurs « non écrite », mais implicite, puisqu’elle est sentie et ressentie par les individus lors des interactions dans les espaces de cohabitation.

Cette différence de statut et les conséquences sociales qui l’accompagnent entraînent une expérience de stigmatisation que les travailleurs (im)migrants vivent dès leur arrivée au Canada. Cette stigmatisation est aussi observée par Aysa-Lastra et Cachón (2015 : 12) dans le contexte de l’immigration latino-américaine aux États-Unis. Hing (2013) remarque, du point de vue psychologique, que les éléments de stigmatisation tels que les stéréotypes, les préjugés et la discrimination peuvent être des sources de stress importantes et être « l’un des éléments des plus nocifs [car ils sont] ambigus, incontrôlables et imprévisibles » (Hing 2013 : 171, notre traduction). Or, il est possible pour un individu de faire preuve de résilience face à cette stigmatisation, s’il a les ressources nécessaires pour le faire. Les personnes stigmatisées, dit Hing, sont en mesure de bien s’adapter lorsqu’elles développent la capacité de restructurer leur façon de concevoir le sens des événements :

[…] la résilience est étroitement associée aux réponses adaptées qu’implique une restructuration cognitive (c’est-à-dire, des redéfinitions de sens). La restructuration cognitive ou le fait de donner un sens plus personnel à des événements indésirables est une réponse d’ajustement typiquement adaptative [...] les gens utilisent les ressources qu’ils trouvent dans leur environnement culturel et institutionnel pour effectuer cette restructuration.

Hing 2013 : 175[14]

Du point de vue des études sur la migration, Aysa-Lastra et Cachón remarquent que la résilience des immigrants latino-américains aux États-Unis est encouragée par leur participation à des mouvements collectifs ; et par l’action de revendiquer et d’utiliser sa propre voix sur la place publique afin d’influer positivement sur la vie des immigrants (Aysa-Lastra et Cachón 2015 : 13, 14). Ce mécanisme est présent dans le récit des participants du fait qu’ils font partie d’un mouvement collectif et s’expriment publiquement.

La surprise initiale du constat des abus laisse sa place à l’habitude lorsque les participants intègrent des groupes de défense des travailleurs immigrants. Toutefois, ils sont surpris que la population ne soit pas au courant de la précarité dans laquelle ces travailleurs, y compris eux-mêmes, sont placés. Pour les participants à l’étude, il est nécessaire d’avertir la population au sujet de cette exploitation. D’autant plus que la seule chose qui est recherchée par les participants et les travailleurs auxquels ils viennent en aide, ce sont des « conditions de vie dignes » (voir le premier extrait cité). Ce n’est pas seulement une question de bonnes conditions de vie, mais aussi de respect et de mérite, de dignité. En ce sens, l’idée qu’il faut qu’il y ait une « justice » est proche. Cette question de la justice active justement la combativité des participants et leur permet de mettre en oeuvre des stratégies de communication qui favorisent la révélation de ces situations à la population. Cela reste cependant difficile pour eux du fait que cela requiert une bonne connaissance du fonctionnement des médias et des journalistes, lesquels sont susceptibles de se montrer plus sensibles à la cause tout en favorisant une bonne relation avec les institutions. Ainsi que le mentionne ce participant à propos son rôle de militant :

B : Nous avons travaillé la question des médias. […] Ils ont une bonne image de nous. Il y a certains journalistes qui ont comme référence (nom de l’organisme). Ils savent que nous existons ici en région. Qu’il y a certains numéros téléphoniques auxquels ils peuvent appeler ! Alors, nous avons eu une présence intéressante dans les médias.

Malgré le fait que les militants (im)migrants ont une certaine connaissance du fonctionnement des médias traditionnels (journaux, radio et télévision), des questionnements subsistent concernant : 1) le type de média à utiliser (plateforme) ; et 2) la manière de l’utiliser pour atteindre un public précis. Ce type de questionnement peut occasionner des confrontations entre les travailleurs du fait de leurs perceptions diverses des médias et du message à envoyer[15]. Il y a donc certaines limites aux actions que les travailleurs peuvent poser lors de l’organisation d’activités en tant que militants, comme le mentionne un participant :

C : […] les outils sont là, mais nous n’avons pas pu les utiliser, car il n’y a pas eu un accord. Cela dépend, comme je l’ai mentionné, des perceptions que les gens ont des médias, car on les compare et on pense qu’un est meilleur qu’un autre. […], mais au sein de ces comparaisons, nous devons penser au public de ces médias, à celui que nous voulons atteindre.

L’implication des travailleurs (im)migrants au sein d’un organisme commence par l’aide et les informations qu’ils y reçoivent et, par la suite, à travers les liens qui se forgent. Des affinités ainsi qu’un sentiment de devoir ou d’obligation vis-à-vis de la question de la justice se développent, dont nous parlons plus loin. Une fois au sein de ces groupes, une des questions qui se pose le plus est celle de l’organisation au sein de l’organisme. Lors de nos entrevues, les relations internes et externes à l’organisme ont été soulevées. Pour ce qui est des relations externes, il y a une différence notable entre les organismes communautaires, d’une part, et les autres types d’organisations comme les syndicats, d’autre part, quant aux liens et à la compréhension de ces liens. La perception des participants est que les syndicats ont un type d’organisation qui favorise la dispense de services et qui fait que la volonté de changer les structures sociales et économiques en place est moins présente chez eux que dans les groupes plus militants. Cette critique d’une professionnalisation (bureaucratisation) de l’aide se traduit par des phrases comme : « nous ferions tellement plus si nous avions tout cet argent ou des postes salariés » ou « ils sont payés pour effectuer cet emploi et nous le faisons à leur place bénévolement ». Ces différences entre les organismes militants et d’autres organismes qui octroient des services ne sont pas nouvelles (Kivel 2007 ; Shragge 2013). Lors des entrevues, il est apparu cependant que la relation avec les syndicats s’est améliorée à la suite d’un travail d’explicitation de la situation des travailleurs (im)migrants. Malgré cette avancée, la critique du mode d’organisation des syndicats (inadapté aux nouvelles formes d’emploi ou aux types d’industries comme celle de l’informatique) ressort, comme l’exprime le participant suivant, qui se met alors dans son rôle de militant :

A : [...] les syndicats, leurs règles, on ne peut pas les appliquer à un modèle de HAUTE mobilité comme celui dont nous parlons. Disons qu’il y a un décalage de deux siècles entre le type d’emploi dont nous parlons [et les syndicats]. Haute mobilité, un salaire bas, contrats très exclusifs, contrats avec zéro heure, de dernière génération. Dernière technologie du monde de l’emploi, pour pouvoir le dire d’une certaine manière. Et les règles des syndicats qui sont ancrées dans le XIXe siècle ! [...] Ceci fonctionnait lorsque nous avions un groupe de personnes qui produisaient des autos pendant 30 ans de leur vie ou qui travaillaient l’acier pendant 40 ans de leur vie ou dans la construction. Mais ce n’est plus le cas ! Les personnes qui travaillent là, aujourd’hui, ont deux autres emplois au noir afin de subvenir à leurs besoins et demain ils seront en train de faire un autre métier.

Ce décalage induit par la flexibilisation du travail (Theodore et Peck 2002) et la précarité qui découle d’un système qui dépasse le local et le national nous conduit vers la question des relations internes à ces organismes ou associations. Dans les caractéristiques de ces dernières figure la flexibilité organisationnelle, c’est-à-dire la nécessité de s’adapter à la réalité des travailleurs. Un des exemples mentionnés est celui de la possibilité de rencontrer les travailleurs lorsqu’ils sont disponibles, donc pendant les fins de semaine. Les participants sont en effet conscients des complications que cela implique d’organiser des rencontres avec des personnes qui ont des emplois atypiques (horaires variables, sur appel, de nuit, avec beaucoup de mobilité, etc.), comme l’extrait précédent y faisait allusion. Cette prise de conscience fait place à une réflexion par rapport aux relations de pouvoir au sein des organismes qui touche l’ensemble des éléments de l’organisation : les priorités du groupe, les informations à donner, la vision à promouvoir, etc. :

C : Bon ceux qui ont appelé, ceux que j’ai connus dans le premier groupe, il y avait quelques 2, 3, 4 activistes et, le reste, des personnes qui avaient aussi une conception de la défense des droits et d’autres que NON. Alors, de là, il y avait ceci : pourquoi n’essayons-nous pas de comprendre la force de travail et bon, essayer de les appuyer ? Suivre les idées des travailleurs du [nom de l’organisme]. Pourquoi pas ?

La différence entre les divers cadres conceptuels ou de formation des personnes peut créer des problèmes d’orientation théorique et épistémologique de leur conception du monde. Comme nous le laisse entendre l’extrait précédent, le niveau de mobilisation des personnes semble être affecté, entre autres, par la vision que l’on a du monde et du besoin que l’on a d’agir. Un élément important qui influe fortement sur la vision du monde est l’éducation. L’extrait suivant le montre très clairement, alors que le participant décrit ce que peut être la communication, surtout en lien avec son militantisme :

D : On peut avoir la même lecture, compréhension, de la situation, de notre réalité ! Moi je pense que ça, c’est le plus important. Parce que parfois, sur UN sujet si tu nous écoutes parler, moi je peux aller à un endroit, mes collègues peuvent aller à un autre et l’autre peut aller à l’autre. Ou, on peut donner une entrevue à la même journaliste et on peut te dire peut-être trois choses différentes. Et ça, c’est un problème ! Vraiment, parce qu’il y a un manque de communication [en riant] et aussi d’interprétation des choses. Tu vois ? [...] À l’intérieur. Non ! ? Et puis pour NOUS, notre bataille on peut les gagner une fois qu’on se comprend, qu’on peut avoir la même lecture, compréhension, interprétation et qu’on peut les communiquer de la même manière. On peut revendiquer ! Non ? C’est vrai. Non ! ? [Rires] C’est pour ça que pour NOUS, c’est important. […] Se former à l’intérieur de [nom de l’organisme]. Comme maintenant, nous sommes en train de dire : OK, tu vas me donner cet atelier à moi, à nous-mêmes, et toi, et toi, et toi. Pour savoir si on donne l’atelier de la même façon, qu’on explique de la même façon. Pour chaque revendication, dont je viens de te parler, on a eu des discussions grandes. AH ! PLUSIEURS discussions de pourquoi si, pourquoi non. Parce qu’il y avait des travailleurs qui disent, « Non, mais les agences, quand même, sont nécessaires. Non ? » On a eu BEAUCOUP de discussions. Je pense que la communication, la façon dont tu l’expliques c’est important ! Pour se faire comprendre ailleurs. Parce que premièrement, on doit parler, toi et moi, c’est communiquer [rires], interpréter de la même manière. Pour se communiquer à l’extérieur. Pouvoir amener, le reste des travailleurs et travailleuses. Faire connaître notre revendication de la même manière. Et AUSSI, je vais te dire une chose. La reproduction de la connaissance. Ça, c’est pour nous ! Je trouve que pour [nom de l’organisme] C’est ainsi que je l’interprète : c’est un des plus importants outils qu’on a. [...] Et moi, en même temps j’essaie, tout ce que je viens d’apprendre oui, je le donne aux autres, et les autres vont le donner à d’autres et, ça, c’est la communication ! Ça, c’est la façon de travailler ! Ça, c’est la stratégie la PLUS FORTE qu’on a au [nom de l’organisme].

La vision du monde se traduit ici dans les problèmes et les stratégies de communication, car cette dernière concerne aussi la compréhension et la transmission des connaissances. Notons que la question de l’apprentissage nécessaire à cette compréhension et transmission est ici capitale, car elle est un processus continu dans lequel les participants sont partie prenante dans leur rôle à la fois d’intervenants et de militants. Elle est capitale parce que l’intervention ou « l’acte à poser » devient manifestement, aux yeux des participants, une question complexe. Le chercheur, tout comme l’organisateur/militant, doit faire la part à la fois de l’expérience individuelle en parcours d’immigration et de celle du militant, tout en liant ces expériences aux structures qui les englobent. Les batailles internes et les longues discussions afin d’arriver à un message ou à une compréhension commune reflètent l’hétérogénéité des visions du monde et des expériences au sein de ces organisations, et doivent donc être prises en considération. Mais la volonté de réussir à transmettre aux médias et à la population générale une vision plus conforme à leur réalité force les participants à arriver à des accords.

Pour conclure : quelques constatations

Plusieurs constats préliminaires peuvent être soulevés. Dans la limite de cet article, nous allons nous concentrer sur trois d’entre eux : la question du sentiment d’inégalité, celle des visions du monde et celle de la relation entre la résilience et la combativité.

Le premier constat dont il faut faire état est celui du sentiment d’inégalité, qui est très palpable : l’existence de deux ou plusieurs catégories d’individus avec des relations de pouvoir très inégales est dénoncée. Cette division sociale n’est pas surprenante, et nous la situons à deux niveaux : 1) entre ceux qui ont le statut de citoyen et ceux qui ont tous les autres types de statuts qui sont en soi précaires ; et 2) entre les natifs et les personnes issues de l’(im)migration. Ce sentiment d’inégalité n’est pas fondé sur une simple perception, mais est issu d’un vécu et d’une comparaison qui s’effectue lors des interactions sociales. La perception de cette inégalité est si marquante qu’un des participants n’hésite pas à utiliser l’image des « castes » de l’Inde, faisant allusion à une structure sociale discriminatoire dont on conteste la légitimité. Outre la question de la légitimité, il y a l’idée que la justice ne peut pas être séparée des éléments précédents, car elle soulève la question de l’égalité et de la liberté (Adler 1993). En effet, pouvons-nous parler d’une société juste s’il n’y a pas une vraie égalité entre ses membres ? Les participants veulent retrouver un sentiment de dignité (reconnaissance sociale) qui ne pourra pas être atteint en l’absence d’équité et de solidarité pour les travailleurs (im)migrants. Pour cette raison, ils poursuivent sans relâche leur lutte contre les inégalités, en ayant recours à plusieurs stratégies d’organisation et de communication.

Cette dernière question de la lutte nous mène vers le deuxième constat selon lequel les visions du monde préexistant à l’implication affectent l’organisation et la communication de façons insoupçonnées. Les visions du monde sont compliquées par les écarts culturels présents (la manière dont on interagit, etc.), entre autres. Mais ces écarts tendent à se réduire au fur et à mesure de l’adaptation mutuelle et de la négociation qui opère au sein des organisations. Une des stratégies utilisées est la concentration autour des problématiques communes (afin de viser leur résolution) et le partage d’une analyse qui fait appel à une vision plus large des facteurs influençant les problèmes (la mondialisation et les tendances néolibérales qui permettent la pérennité d’un système reproduisant la précarité). D’autres stratégies mises en oeuvre sont les discussions et les formations (ateliers, réunions, etc.). En effet, les participants mentionnent souvent l’importance d’une compréhension ou d’une vision commune pour aller vers les autres (à l’extérieur des organisations) et conscientiser la population par rapport à la situation des travailleurs (im)migrants. Implicitement, ils nourrissent l’idée du besoin d’une masse critique de personnes qui soient au courant de cette situation[16]. Cela implique qu’il est important que puissent s’établir des collaborations qui dépassent les barrières provinciales, régionales, langagières, etc. Nous observons un paradoxe, du fait que ces participants ont une vision pessimiste du futur et de leur capacité, par exemple, à faire changer les lois, comme le montre cet extrait : C : « je pense que jamais nous ne pouvons changer les lois, mais au moins nous pouvons les critiquer pour que les personnes aient conscience de ces dernières » ; tout en maintenant leur volonté de travailler pour un changement qui est souhaité à long terme. On observe également que les participants ont une attitude contradictoire vis-à-vis des lois : d’un côté, ils dénoncent les lois qu’ils ont tendance à voir négativement en tant que structure de pouvoir, et, de l’autre, ils sont conscients que ces dernières (ou au moins certaines d’entre elles) peuvent être utilisées pour se protéger et lutter.

Les constats présentés ainsi que le paradoxe et l’attitude contradictoire vis-à-vis des lois se rejoignent dans le dernier constat, celui selon lequel la combativité naît en même temps que la résilience s’active. La combativité devient ici une forme de résilience en ce sens que le désir de se battre devient une stratégie dans un contexte où il faut être flexible afin de résister et de se rétablir rapidement d’une situation difficile. Voilà le paradoxe : la résilience devient la capacité de se battre si les circonstances le demandent. Ici, le jugement des travailleurs (im)migrants lors de l’organisation, mais aussi l’importance des relations et des liens entretenus pour mener à bien les interventions ou maintenir la mobilisation deviennent capitaux. Parmi les éléments clés afin de comprendre cette dynamique, il y a la tendance à toujours être en réaction par rapport au système et aux relations de pouvoir en place. En effet, on observe une forme de spécialisation au sein même des groupes, qui partent d’une vocation assez générale et inclusive et, par la suite, se concentrent sur des spécificités reliées à des contextes particuliers liés à certains membres, ainsi qu’en fait foi l’extrait suivant : C : « [lorsque le gouvernement change certains règlements], il y a tellement de nos membres qui sont affectés que l’organisation change sa mission ». Le fait d’être toujours en réaction par rapport à une situation qu’ils n’arrivent pas à contrôler du fait qu’elle change constamment (à cause des lois, par exemple) met en évidence la nécessaire flexibilité des organismes et de leurs intervenants, laquelle leur permet de mieux répondre aux changements qui se produisent dans l’environnement des travailleurs (im)migrants. Toutefois, être toujours en mode réactif dénote aussi la difficulté d’imprimer des changements alors qu’aucune action n’est prise afin de transformer en profondeur un système qui s’avère légalement oppresseur.

Pour conclure, mentionnons que la résilience ou la capacité à résister et à se rétablir rapidement d’une situation difficile implique diverses stratégies selon les contextes. Au sein des organisations militantes, qui sont souvent en mode réactif par rapport au système en place, un premier pas est la construction d’une vision du monde avec des repères larges qui permette d’établir des objectifs communs. C’est ici que l’idée du combat (contre une situation particulière, contre des lois, des règlements, etc.) devient une stratégie autant que l’éducation peut l’être. Il n’y a cependant pas de distinction clairement établie. On peut par exemple constater des liens entre la décision de se battre contre une loi et l’éducation nécessaire afin de la comprendre, et les moyens à entreprendre afin de la faire éventuellement changer. Mais est-ce le cas partout ? Quelles sont les différences dans d’autres contextes ? Comment les questions de genre et les écarts culturels peuvent-ils par exemple affecter la capacité d’autres organisations à réagir rapidement lors d’une situation difficile ? Voilà plusieurs questions qu’il reste à explorer.