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La communauté anichinabée (famille linguistique algonquienne) de Kitcisakik vit dans la partie nord de la Réserve faunique La Vérendrye en Abitibi-Témiscamingue (voir Leroux et al. 2004). Cette communauté de quelque quatre cents personnes, qui continue de vivre sur son territoire ancestral depuis plusieurs générations, n’a pas de statut légal reconnu à titre de réserve autochtone. Les gouvernements fédéral et provinciaux considèrent même qu’elle occupe illégalement son territoire (voir Chamberland et al. 2004) et cherchent depuis des années à la relocaliser. La communauté, qui n’a pas l’eau courante ni desserte électrique, a progressivement construit son cadre de vie avec ses ressources, mais avec peu de moyens externes. La communauté prend donc une forme très organique, intimement associée à la nature : « Les relations écologiques qu’entretiennent les membres de la communauté avec le territoire sont complexes et évolutives. » (Conseil des Anicinapek de Kitcisakik 2014 : 4) Elle s’est progressivement donné des services communautaires, et ses habitations ont été auto-construites. Kitcisakik a donc évolué de manière relativement autonome au fil des années, sans les infrastructures et le support financier dont bénéficient généralement les réserves amérindiennes fédérales.

Le refus de la collectivité de se plier aux volontés des législateurs canadiens et québécois et l’autonomie qu’elle a développée dans le maintien et le développement de son mode de vie se sont concrétisés à prix fort. La communauté vit dans des conditions matérielles qui ne sont pas acceptables dans la société canadienne, ni pour les Nations unies :

Article 21

1. Les peuples autochtones ont droit, sans discrimination d’aucune sorte, à l’amélioration de leur situation économique et sociale, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la formation et de la reconversion professionnelles, du logement, de l’assainissement, de la santé et de la sécurité sociale.

[…]

Article 23

Les peuples autochtones ont le droit de définir et d’élaborer des priorités et des stratégies en vue d’exercer leur droit au développement. En particulier, ils ont le droit d’être activement associés à l’élaboration et à la définition des programmes de santé, de logement et d’autres programmes économiques et sociaux les concernant, et, autant que possible, de les administrer par l’intermédiaire de leurs propres institutions.

ONU 2008 : 9-10

De plus,

le rapporteur spécial de l’ONU, James Anaya, a dressé un portrait très sombre de la situation. Au Canada, « les peuples autochtones vivent dans des conditions comparables à celles des pays qui arrivent plus bas dans ce classement et où la pauvreté abonde ». […] Le Canada fait face à une « crise quant à la situation des peuples autochtones du pays », et ce, en raison de la « suppression historique de [leurs] droits » dont ils subissent encore les contrecoups.

Vastel 2013

Selon la définition du premier Rapporteur spécial, « le droit fondamental de la personne humaine à un logement convenable est le droit de tout homme, femme, jeune et enfant d’obtenir et de conserver un logement sûr dans une communauté où il puisse vivre en paix et dans la dignité » (HCDH, s.d.).

À Kitcisakik, le cadre bâti et les infrastructures exigent en effet d’importantes améliorations, dans le respect et avec la participation de la communauté. C’est la mission que s’est donnée le présent projet de rénovation, de transfert de connaissances et de valorisation des compétences locales.

Nous présentons ici les principales réalisations du projet à ce jour, les acteurs qui y ont participé et leurs différents rôles, ainsi que les retombées du projet et les suites qui sont envisagées.

Démarrage du projet et réalisations à ce jour

Les Architectes de l’urgence et de la coopération (AUC)[1], à mon initiative, ont souhaité, en 2008, mettre à profit leurs connaissances et leur expertise professionnelle afin d’améliorer, de manière concrète, la qualité de vie de la population autochtone de Kitcisakik et la condition de sa centaine d’habitations. Ce travail, mené en étroite collaboration avec la population, vise en même temps à développer les compétences et les habiletés des habitants ainsi qu’à favoriser un transfert de connaissances et à soutenir son autonomie et son autosuffisance.

Plus précisément, l’intervention se concentre sur la santé des enfants et les problèmes respiratoires, la surpopulation dans les habitations, le développement durable et la récupération des matériaux, l’autosuffisance en bois de construction avec la formation à l’utilisation d’un moulin à scie, l’autonomie, le renforcement des compétences, la création d’emplois, ainsi que l’acquisition de nouvelles habiletés par la main-d’oeuvre locale.

En près de sept ans (2009-2015), plus d’une trentaine de maisons ont été rénovées et plus d’une quarantaine d’autres le seront dans les cinq prochaines années (2016 à 2020) grâce à une nouvelle subvention de la SHQ (Société d’habitation du Québec) [Rivard-Boudreau 2016 ; SHQ 2016]. En octobre 2010, l’école primaire de Kitcisakik était inaugurée, permettant aux jeunes enfants de fréquenter une école dans leur village plutôt que de devoir vivre, durant l’année scolaire, dans des foyers scolaires à Val-d’Or (voir Loiselle et al. 2011). Un gymnase adjacent à l’école a aussi été construit en 2012 pour desservir l’ensemble des membres de la communauté.

Deux moulins à scie ont été installés dans le village grâce à la collaboration de la Fondation Frontières (http://www.frontiersfoundation.ca), une organisation humanitaire engagée dans le logement des communautés dans le besoin, au Canada et à l’international. Une corporation du logement locale, le Fonds Mikwam (http://www.kitcisakik.ca/devEconomiqueFondMikwam.php) a aussi été créée par le Conseil de bande de Kitcisakik pour poursuivre les rénovations.

Dès les premières années du projet, une vingtaine d’ouvriers autochtones travaillent sur les chantiers afin d’améliorer les conditions de vie de la communauté et la durabilité des maisons. Ces ouvriers sont supervisés sur les chantiers par un architecte chargé de projet et des charpentiers-menuisiers formateurs. La formation ainsi acquise par quelques membres de la communauté leur a permis d’acquérir un métier et d’obtenir des cartes de compétence en charpenterie-menuiserie reconnues par la CCQ (Commission de la construction du Québec), ce qui leur permet de gagner leur vie à Kitcisakik et à l’extérieur. Des vingt personnes inscrites au départ à la formation, quatorze ont complété la formation pratique et réussi tous les examens pour devenir charpentiers-menuisiers, et font dorénavant partie du bassin d’emploi de la région de Val-d’Or. Ces ouvriers sont très fiers du travail qu’ils accomplissent et ils se sentent valorisés par l’acquisition d’un métier et par leur apport significatif à l’amélioration des conditions de vie des familles de leur communauté. De ces efforts soutenus, qui ont conduit à la mise en place et à la réalisation du programme de formation exhaustif et adapté aux ouvriers en charpenterie-menuiserie de Kitcisakik, découle aujourd’hui un véritable effet d’entraînement.

Participation autochtone et mouvement de solidarité

La participation de la population autochtone a été cruciale dans la réussite du projet. Non seulement les membres de la communauté ont été formés pour travailler aux chantiers, mais leurs besoins en espace ont été pris en compte dans l’élaboration des plans de rénovation réalisés par l’architecte chargé de projet. Les familles dont les maisons sont rénovées participent financièrement en payant approximativement 20 % des travaux, alors que le fonds Mikwam, créé par la communauté, assume l’autre partie en subventions. Les décisions sur les maisons à rénover en priorité sont prises par le fonds et par le conseil de bande selon des critères bien précis. Ces critères tiennent compte de la surpopulation, de l’état de la maison, du nombre d’adultes et du nombre d’enfants, si la famille est une famille d’accueil pour des enfants de la communauté, ainsi que de la capacité de la famille de payer approximativement 20 % des travaux.

Le bilan est remarquable, compte tenu des exigences du programme, tant en termes d’engagement à long terme et d’assiduité des participants qu’en termes de soutien et de suivi de la part des formateurs. L’ensemble de ces actions a créé un véritable mouvement de solidarité au sein de la communauté tout en mobilisant tant les entreprises privées que les gouvernements. Elles ont redonné confiance et fierté aux membres et à la communauté de Kitcisakik.

La participation de la communauté est véritablement le pilier sur lequel tout le projet repose. Sans elle, l’engagement – nécessaire – d’une diversité d’autres personnes et institutions n’aurait pas été possible.

Rôle du chargé de projet

Afin d’assurer un suivi continu lors des travaux de rénovation sur les maisons existantes, le travail de l’architecte chargé de projet consiste à appuyer la communauté avant et durant les travaux, en rencontrant les familles pour comprendre leurs besoins en espace, en produisant les plans de chacune des maisons et en supervisant les chantiers et appuyant les charpentiers-menuisiers dans la rénovation des maisons.

Financement et dons des partenaires

Sous l’action du chargé de projet, plusieurs manufacturiers, marchands locaux et donateurs privés ont offert, ensemble, plus de 660 000 $ en matériaux de construction et en dons. En décembre 2009, alors qu’étaient inaugurées les deux premières maisons rénovées, la SHQ annonçait un appui à la constitution du fonds Mikwam géré par la communauté, un fonds pour l’habitation d’un million de dollars destiné à financer le programme de rénovation d’une trentaine de maisons. Au même moment, le palier fédéral offrait un million de dollars pour la construction de l’école primaire. L’année suivante, le fédéral octroyait une autre subvention d’un million en appui au projet déjà amorcé, pour former vingt ouvriers autochtones, embaucher un entrepreneur et trois formateurs charpentiers-menuisiers, offrir les cours sur place et bonifier le projet de rénovation des maisons de la communauté en favorisant le transfert de connaissances. En 2015, la SHQ a annoncé qu’elle octroyait une nouvelle subvention de deux millions de dollars à la communauté de Kitcisakik pour amorcer la phase II des rénovations de plus de quarante autres maisons de la communauté sur une période de cinq ans.

Le rôle des bénévoles

Avec l’aide des professeurs Caroline Desbiens et Guy Dorval de l’Université Laval, le chargé de projet a invité des groupes de stagiaires, crédités d’un cours, à faire une immersion dans une communauté autochtone. Ces derniers ont pu collaborer et aider les membres de la communauté à rénover leurs maisons durant les étés 2011 à 2013. Des groupes de bénévoles de l’Université de Montréal ont aussi été invités à participer aux chantiers. Ces stages sur les chantiers sont l’occasion pour les bénévoles d’apprendre, de créer des liens avec les membres de la communauté et de briser ainsi des préjugés.

Maison de Jennifer Papatie : avant rénovation en 2009 (à gauche) et après rénovation en 2010 (à droite)

Maison de Jennifer Papatie : avant rénovation en 2009 (à gauche) et après rénovation en 2010 (à droite)
Photo : Guillaume Lévesque

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Amélioration du cadre de vie et retombées pour les familles et la communauté

Outre la formation et l’expérience acquises par les membres de la communauté dans le secteur de la construction, les efforts fournis ont permis à la communauté et à ses membres d’améliorer leurs conditions de vie sur plusieurs plans.

Plaidoyer pour des espaces plus généreux : effets néfastes de la surpopulation

Les maisons de Kitcisakik, comme dans plusieurs communautés autochtones, sont surpeuplées (Latouche 2014 ; Statistique Canada 2011), notamment au regard d’une norme recommandée par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), soit une limite de deux enfants par chambre, et que les enfants soient de même sexe s’ils ont plus de 7 ans. La promiscuité entraîne chez plusieurs enfants un inconfort pouvant avoir des effets à long terme sur leur santé physique et mentale. Par exemple, selon les travailleuses sociales travaillant dans la communauté et au Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de l’Abitibi-Témiscamingue, les enfants habitués à aller à la salle de bain dans une pièce fermée lorsqu’ils habitent en foyer scolaire à Val-d’Or et qui reviennent pour la fin de semaine chez leurs parents, ont généralement le réflexe de se retenir en raison du peu d’intimité qu’offre une toilette sans pièce fermée. Un certain degré d’isolement et d’intimité pour les enfants et adolescents est également souhaitable pour favoriser la concentration en période d’études et, par conséquent, la réussite scolaire.

Les maisons agrandies permettent aux familles de recevoir chez eux tous leurs enfants, en plus des enfants de la communauté en famille d’accueil, des enfants qui seraient autrement envoyés en foyers scolaires à Val-d’Or ou dans d’autres communautés. La devise « Il faut toute une communauté pour élever un enfant » ne peut être mise en oeuvre que si l’espace intérieur des maisons le permet. Par exemple, les jeunes du secondaire qui, grâce à ces agrandissements, peuvent désormais demeurer dans la communauté, devaient auparavant, si leur maison était trop petite, habiter à Val-d’Or en foyer scolaire pour poursuivre leurs études.

Enfin, des maisons assez grandes pour accueillir tous les membres de la famille et pour héberger les aînés selon la coutume apparaissent aussi essentielles pour assurer la transmission et de la culture anichinabée tout en assurant le développement du lien entre les membres de la famille. Par exemple, le contact intergénérationnel est très important si l’on considère que peu de parents parlent aujourd’hui la langue anichinabée et que les grands-parents sont souvent les dernières sources de ce savoir pour les générations actuelles et futures.

Un agrandissement ne règle pas tous les problèmes associés à la surpopulation, mais c’est un premier pas nécessaire à l’amélioration du cadre de vie et au développement des familles. Un agrandissement signifie, pour les familles qui en ont besoin, la garantie d’un avenir plus sain pour leurs enfants et pour la sauvegarde de leur culture.

Amélioration des conditions de santé, de sécurité et d’intimité

La santé des enfants a été améliorée par l’assainissement de la qualité de l’air dans les maisons en raison de la diminution des rejets de fumée de poêles à bois peu performants – remplacés par des poêles à bois neufs, certifiés EPA – et une meilleure isolation thermique des maisons. Les moisissures présentes dans les murs, toits et planchers ont aussi été contrôlées grâce à une meilleure isolation et étanchéité, et les vapeurs nocives émanant des panneaux de particules, auparavant laissés à l’air libre à l’intérieur des maisons, ont aussi pu être grandement réduites.

Maison rénovée de Dannes Michel, 2011

Maison rénovée de Dannes Michel, 2011
Photo : Guillaume Lévesque

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En plus d’améliorer la qualité de l’air dans la maison et la communauté, le remplacement d’un vieux poêle à bois permet une importante économie pour les familles. En effet, un vieux poêle dans une maison peu isolée brûle en moyenne vingt à vingt-deux cordes de bois par année (maison de 20 pi x 24 pi) alors qu’un poêle en bonne condition dans une maison nouvellement rénovée, n’en brûle que huit à dix en moyenne pour la même période, soit une réduction de plus de la moitié. Une trentaine de poêles ont été changés et installés avec des panneaux de fibrociment à la base (plancher) et à l’arrière (murs) pour limiter les risques d’incendie. Toutefois, environ soixante-dix autres poêles à bois sont encore à changer, considérant qu’il y a quatre-vingt-dix-huit maisons dans la communauté.

Sur la recommandation du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de l’Abitibi-Témiscamingue, toutes les maisons rénovées sont aujourd’hui munies d’une pièce fermée pour que les occupants puissent aller à la salle de toilette et se laver dans l’intimité. Enfin, les escaliers ont tous été améliorés, incluant la construction de main-courante et de garde-corps, et des rampes d’accès pour personnes à mobilité réduite ont été intégrées aux maisons pour assurer la sécurité de tous.

Sentiment d’appartenance et d’appropriation des lieux

Le sentiment d’appartenance que développent les propriétaires depuis le début du programme fait une réelle différence pour l’entretien à long terme des maisons. Il découle de la participation des habitants à la conception de l’aménagement de leur maison, d’une prise de conscience de la façon dont elle est construire et de la contribution financière qu’ils y apportent. Les familles sont aussi dorénavant propriétaires de leur maison. Ces initiatives ont permis de développer la connaissance et le savoir-faire associés à de bonnes pratiques de développement social, responsable et durable.

Réponses essentielles à des besoins culturels

L’amélioration des maisons visait également une réponse adéquate aux besoins exprimés par les familles et étroitement associés aux modes de vie et aux valeurs culturelles. Ainsi, la majorité des familles des maisons à rénover considéraient très important l’apport de la lumière du jour et la ventilation naturelle pour assurer la qualité des espaces. L’aménagement intérieur des maisons, les ouvertures et les accès tiennent donc compte de l’orientation au soleil. Un espace extérieur couvert non chauffé, a été aménagé en réponse aux besoins culturels des familles qui chassent, pêchent et trappent. La viande animale peut donc être transformée dans un espace extérieur adapté aux besoins et facilite, par le fait même, l’entretien et le maintien de la salubrité du domicile. Ce lieu extérieur sert également pour l’utilisation d’un réchaud au gaz pour faire la cuisine, réchaud qui trouvait place auparavant à l’intérieur des maisons. Ainsi, les risques et les conséquences néfastes liés aux fuites de gaz, incluant les incendies et les intoxications, sont réduits. Cette pièce extérieure sert aussi pour faire sécher le linge et pour entreposer au sec le bois de chauffage, ce qui augmente de beaucoup l’efficacité énergétique du chauffage au bois. De plus, même en temps de pluie, les jeunes enfants et bébés peuvent désormais jouer dehors en sécurité sur une terrasse couverte ayant un garde-corps.

Valorisation des savoir-faire traditionnels et engagement interculturel

Durant tout le projet, le partage des connaissances, les moments de travail sur les chantiers, les repas partagés pendant et après la journée de travail, représentent autant de temps d’échanges positifs qui deviennent des sources de résilience pour les membres de la communauté tout autant que des sources d’enrichissement culturel pour les bénévoles engagés dans ce programme qui fait appel à la solidarité et à la conscience collective. Les liens créés entre les membres de la communauté et l’effet d’entraînement à la solidarité ont des effets inattendus. Par exemple, plusieurs propriétaires de maison ne faisant pas partie du programme de rénovation ont décidé de rénover par eux-mêmes leurs maisons afin d’améliorer leurs conditions de vie. Ils ont parfois engagé, les soirs et fins de semaine, les charpentiers menuisiers formés par le programme pour faire les travaux. Un projet de serre et jardin communautaire a également bénéficié des compétences acquises des charpentiers menuisiers pour sa construction. Les gens ont donc aujourd’hui davantage tendance à s’entraider de façon ponctuelle pour les travaux d’entretien des maisons, ces moments de partage favorisant le partage entre générations.

Un projet qui a des ailes

Le projet se poursuit actuellement avec une deuxième phase de rénovation. Il vise également maintenant la consolidation et le développement des emplois dans la communauté et sa croissance économique, de même que le transfert de connaissances vers d’autres communautés.

Maison rénovée de Jacqueline Michel et ses enfants, 2011

Maison rénovée de Jacqueline Michel et ses enfants, 2011

Charpentiers et bénévoles : Alex Papatie, Marianne Papatie, Patrick Gunn, Caroline Desbiens, Guillaume Lévesque, Jacqueline Michel, Léonie Roy

Photo : Peter Papatie

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Création d’une entreprise de construction ayant une licence de la Régie du bâtiment du Québec (RBQ)

La création à court terme d’une entreprise de construction au sein de la communauté de Kitcisakik apparaît aujourd’hui nécessaire pour assurer aux familles actuelles et aux générations à venir un développement socio-économique durable. De plus, une telle entreprise semble aujourd’hui le principal moyen de diminuer les coûts de la construction. Alors qu’en général, sur les chantiers répondant aux normes de la construction, les coûts se partagent environ moitié-moitié entre les matériaux et la main-d’oeuvre, à Kitcisakik les matériaux représentent environ 28 % du coût total des travaux, et la main-d’oeuvre 72 %. On peut donc difficilement diminuer davantage les coûts des matériaux. Le temps nécessaire pour compléter les travaux a connu une amélioration (ou réduction) de plus de 50 % depuis trois ans pour atteindre en moyenne trois à quatre semaines par maison rénovée, ne laisse pas non plus beaucoup de jeu pour réduire les coûts de la main-d’oeuvre. Bien qu’ils soient tout à fait conformes aux barèmes acceptés dans le marché de la construction, les frais de gestion (8 %) et les profits (8 %) de l’entrepreneur général constituent, dans le programme de Kitcisakik, une des seules avenues pour réduire les coûts de construction. Si la communauté obtenait sa propre licence de la RBQ en créant officiellement une entreprise de construction[2], des frais importants pourraient être économisés sur le coût des rénovations. Ces sommes pourraient en l’occurrence être investies dans la rénovation de maisons supplémentaires, et l’investissement de la SHQ en serait d’autant optimisé.

Non seulement l’obtention d’une licence RBQ[3] par la communauté permettrait d’optimiser l’investissement de la SHQ et de faire plus de rénovations, mais elle constituerait un formidable levier social et économique pour la communauté de Kitcisakik et, parallèlement, elle favoriserait l’essor social de ses membres, leur autonomie et une meilleure adaptation aux exigences du marché de la construction. Une telle entreprise offrirait aussi un potentiel d’ouverture à divers partenariats économiques qui pourraient avoir des retombées financières et sociales positives pour l’ensemble de la communauté et d’autres entreprises de la région.

Le secteur de la construction offre aussi des avantages salariaux importants. Les exigences de la Commission de la construction du Québec sont à ce titre sont à la fois contraignantes et stimulantes pour la communauté. D’une part, ces avantages salariaux, en provoquant une forte inégalité entre les ouvriers de la construction et les autres employés de la communauté, pourraient susciter un sentiment d’injustice et d’iniquité au sein de la communauté. En contrepartie, la rémunération plus élevée reçue par les ouvriers est susceptible d’avoir trois effets positifs directs :

  • un sentiment de fierté et une motivation à poursuivre leur formation et l’engagement dans le travail pour les personnes participant au programme ;

  • un exemple à suivre et l’espoir d’un avenir plus sain pour les plus jeunes qui désirent avoir de meilleures conditions d’emploi ;

  • une valorisation de l’éducation menant à une bonification du salaire et, par conséquent, une meilleure qualité de vie.

Ce projet d’entreprise de construction participe donc à un empowerment autochtone et il encouragera la création d’initiatives au sein de la communauté de Kitcisakik pour favoriser l’émancipation professionnelle et personnelle de ses membres. Dans sa « Stratégie nationale pour le logement des Premières Nations », l’Assemblée des Premières Nations déclare :

La résolution n˚ 83/2011, Faire du logement une priorité nationale, s’inscrit dans les résolutions précédentes qui demandaient de reconnaître la capacité des gouvernements des Premières Nations à gérer et contrôler les programmes de logement et d’infrastructures d’un conseil tribal, d’une organisation visée par un traité ou d’un organisme provincial ou territorial.

APN, s.d.

Au-delà des avantages financiers et de l’autonomie qu’il procurera pour la construction du cadre de vie de la communauté, un tel projet assurera le maintien et le développement du processus d’émancipation commencé et ouvrira de réelles possibilités de développement économique au sein de la communauté. Par exemple, l’entreprise de construction pourra répondre à des appels d’offres d’organismes publics et privés, s’associer à d’autres entreprises et rendre des services à d’autres communautés.

Transfert de connaissances et entraide

Le projet de rénovation et de formation de la main-d’oeuvre peut déjà donner lieu à du transfert de connaissances au sein de la communauté, notamment vers les plus jeunes, en les sensibilisant au métier de charpentier-menuisier et en les encourageant à poursuivre leurs études. Il est aussi envisageable que le projet soit reproduit dans d’autres communautés et que les charpentiers-menuisiers autochtones nouvellement formés soient invités à travailler avec d’autres communautés à proximité, dans un esprit d’entraide et de transfert de connaissances entre autochtones.

Avec la SHQ et la Fondation Frontières, nous avons établi des liens avec une autre communauté autochtone, celle de Maigan-Agik, dans le parc de La Vérendrye. Pour l’instant, il s’agit d’un projet de rénovations des maisons et de l’installation d’un moulin à scie pour favoriser une autosuffisance en bois de construction. Cette communauté est pratiquement dans la même situation que Kitcisakik, sa population vivant hors réserve, sans eau courante ni électricité provenant du réseau d’Hydro-Québec. Nous savons aussi que d’autres communautés autochtones du Québec et du Canada pourraient être intéressées à développer ce type d’initiatives et de projet (Latouche 2014). Dans son rapport annuel, l’APN indique ceci :

Les programmes fédéraux ne répondent pas aux besoins en matière de logement, pas plus qu’ils ne contribuent à réduire le manque de logements dans les communautés des Premières Nations. Entre 2010 et 2031, selon les estimations, il manquera 130 000 logements, 44 pour cent des logements existants nécessiteront des réparations majeures et 18 pour cent devront être remplacés. On retrouve de la moisissure dans de nombreux logements.

APN 2013 : 136

Rénovation durable et développement responsable

Le programme financé par la SHQ permet uniquement des rénovations et exclut de nouvelles constructions. De plus, les montants investis pourraient ne pas être suffisants pour rénover toutes les maisons. La communauté court donc le risque de ne pas pouvoir récupérer les structures et les matériaux des maisons encore à rénover, en raison de leur détérioration avancée. Ultimement, certaines maisons devront être démolies sans possibilité d’en construire de nouvelles, ce qui entraînera un nouveau recul pour la communauté et une augmentation de la surpopulation dans les maisons existantes. Rénover de façon durable commande donc une stratégie d’ensemble pour « sauver » ce qui est encore adéquat, rénover de manière durable et construire du neuf là où c’est nécessaire.

Dans l’esprit des pouvoirs publics fédéral et provinciaux, les Anichinabés de Kitcisakik sont des squatters sur leurs territoires ancestraux, qui vivent dans un village temporaire. Des plans de relocalisation ailleurs d’un nouveau village sont proposés depuis des années. On en a pris prétexte pour nier le droit à un logement et à des services décents pour la communauté. Or, il faut constater que Kitcisakik n’a rien de temporaire. La communauté est établie au réservoir Dozois depuis plus de cinquante ans, et les Anichinabés occupent ce territoire depuis plusieurs milliers d’années. Tout indique que le village sera encore là pour au moins les dix à quinze prochaines année, si les négociations avec le fédéral pour l’établissement d’une nouvelle réserve amérindienne et d’un nouveau village, Wanaki, voyaient le jour (<http://www.kitcisakik.ca/wanaki.php>). Plusieurs avenues peuvent être envisagées dans ces conditions pour construire un habitat durable. Ainsi, les maisons peuvent être conçues selon une construction légère et sur pilotis pour pouvoir éventuellement être déménagées si tel était le souhait de la famille propriétaire et de la communauté. Bien entretenues et construites de façon durable, elles représenteront un investissement pour le futur de la communauté.

En améliorant les conditions de vie à Kitcisakik, les architectes et les charpentiers s’interrogent de façon continue sur les meilleurs moyens de répondre aux besoins des ménages concernés, et ce au moindre coût possible. Nous avons parlé plus haut des poêles à bois. Il faut aussi réfléchir à de nouvelles solutions pour remplacer l’utilisation excessive des génératrices à essence qui a des conséquences sur la qualité de l’air. AUC expérimente ainsi un système à efficacité énergétique combinant une génératrice, un groupe de batteries, un onduleur et des panneaux solaires. En 2011-2012, ce système permettait à son utilisateur une économie d’essence d’environ 70 %. Sachant que le coût d’essence représente aujourd’hui de 10 $ à 20 $/jour d’essence/famille, le projet pilote diminue ce coût à environ 4 à 5 $jour. Les batteries et l’installation du système coûtent approximativement 8000 $. Or, sachant que, sans ce système, il en coûte aux familles environ 4,30 $/kWh alors qu’on paie comme Québécois, en moyenne 0,07 $/kWh pour l’hydroélectricité, l’investissement en vaut la peine, surtout si l’on mesure les effets combinés de l’économie d’essence et l’assainissement de l’air dans la communauté. Il s’agit d’un bel exemple de transformations technologiques très simples qui pourraient améliorer significativement la qualité de vie de l’ensemble de la communauté. Notons, en terminant, que relier le village au réseau électrique d’Hydro-Québec semble la solution la plus efficace, pertinente, économique et durable à long terme, mais pour des raisons politiques cette solution n’est pas envisageable à court terme. La relocalisation dans un nouveau village pourrait s’avérer une solution à cette fin. Or, pour qu’Hydro-Québec relie un nouveau village au réseau électrique québécois, les Anichinabés de Kitcisakik devraient accepter la création d’une réserve amérindienne fédérale avec tout ce que cela comporte sur le plan de la gouvernance et d’une entente au sein de la communauté sur son emplacement. Hydro-Québec étant une entité provinciale, elle n’a pas la juridiction et le pouvoir de relier au réseau une communauté autochtone sans statut comme Kitcisakik, et le gouvernement provincial ne veut surtout pas créer de précédent en ce sens.

L’accès à l’électricité abordable est un formidable levier pour le développement social et économique. C’est à croire que les gouvernements veulent maintenir la communauté de Kitcisakik dans une situation de dépendance financière et énergétique au lieu de les aider à développer une autonomie et une autosuffisance. Ses membres ne semblent pas être reconnus par le provincial comme étant des Québécois(es), si l’on se rappelle que la première motivation de René Lévesque, alors député libéral, en nationalisant l’électricité était de rendre l’électricité à faible coût accessible à tous les Québécois et Québécoises. Il y a de grandes inégalités dans les relations et ententes entre le gouvernement provincial et les différentes communautés autochtones du Québec. Nous n’avons qu’à penser à l’établissement des grands barrages hydroélectriques qui ont été construits sur des territoires cris grâce aux ententes de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois et de la Paix des Braves (Boucher 2002 ; Savard 2003). Il est évidemment souhaitable que d’autres communautés autochtones puissent bénéficier d’ententes similaires avec les gouvernements provincial et fédéral ou encore avec des compagnies en matière d’exploitation des ressources (minières, forestières, hydroélectriques, etc.) sur leur territoire (voir notamment Desbiens 2015 ; Lapointe 2010).

Développement d’autres projets et initiatives au Québec et au Canada

Le projet de Kitcisakik a pour but d’améliorer les conditions de vie de la communauté en valorisant les compétences locales dans un projet de transfert de connaissances et d’autonomisation des individus. Avec l’expérience acquise au cours des dernières années du projet Kitcisakik, tout le travail réalisé pourrait servir de projet de démonstration exemplaire. Il est aussi pensable d’encourager et d’intégrer des charpentiers-menuisiers de Kitcisakik à participer à de nouveaux projets dans un esprit de collaboration et d’entraide entre communautés et de favoriser ainsi le transfert de connaissances entre autochtones, de même que la mobilité de la main-d’oeuvre et l’amélioration des conditions de vie.

Les gouvernements doivent investir massivement pour combler les besoins criants en logement et appuyer l’autodétermination des communautés dans la création de programmes de logements et d’infrastructures pour les autochtones, conçus et administrés par les autochtones. Dans le rapport sur les besoins en logement des Premières Nations au Québec et au Labrador :

La position des Chefs pour résorber la crise du logement qui sévit comporte 2 volets :

  1. Le gouvernement fédéral doit réaliser un investissement massif pour éliminer le retard accumulé en logement dans les communautés des Premières nations ;

  2. Le gouvernement fédéral doit négocier et participer à la mise en oeuvre d’une nouvelle approche par laquelle les Premières nations exercent leur pleine juridiction sur toute la question du logement.

Latouche 2014 : 2

Pour conclure avec les propos de John Saul :

Il s’agit avant tout d’une question de droits, de citoyenneté. L’heure est venue de reconstruire des liens qui étaient à l’origine même du Canada et qui seront tout aussi essentiels à la survie du Pays. En replaçant les Premières Nations au centre de notre histoire, nous arriverons à imaginer de nouvelles façons de nous percevoir et articulerons de nouveaux récits, plus convaincants, pour raconter notre aventure collective.

Saul 2015 : 4e de couverture