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De nos jours, la maison fait partie non seulement de la vie quotidienne des Innus, elle fait aussi partie de leur univers symbolique. Elle est en quelque sorte le symbole de leur sédentarité, de leur fixation sur une partie de leur territoire traditionnel, le Nitassinan. Elle est la contrepartie de la tente, symbole culturel dominant ou représentation d’un passé nomade qui n’est toutefois pas complètement révolu, du moins dans l’esprit des aînés qui ont vécu l’âge – que certains qualifieraient d’âge d’or – du nomadisme qui a précédé la création des réserves. La tente est à la vie nomade ce que la maison est à la vie sédentaire. Le processus de sédentarisation des Innus, amorcé il y a bien longtemps, peut être représenté de façon synthétique par le « passage des tentes aux maisons », expression mise de l’avant par l’anthropologue Rémi Savard en 1975.

Dans le cadre du programme Alliance de recherche université-communauté (ARUC), financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), nous avons repris cette expression comme intitulé d’un projet de recherche portant sur la sédentarisation des Innus à l’intérieur de l’ARUC–Tetauan : « Habiter Nitassinan mak Innu Assi », codirigé par André Casault et Alexandre Paul. En fait, le projet « Des tentes aux maisons » comportait trois volets : un volet innu, un volet inuit et un volet musée. Nous avons été responsable du volet innu en compagnie de Marie-Laure Tremblay, une Innue de Mashteuiatsh. Le projet s’est échelonné sur une période d’un peu plus de cinq ans entre l’automne 2010 et le printemps 2015. L’objectif du projet « Des tentes aux maisons », volet innu, était de documenter le processus de transformation d’une société nomade vivant dans des tentes en une société de plus en plus sédentarisée vivant dans des maisons à l’intérieur des réserves, par la cueillette et l’analyse de plusieurs types de données. L’approche processuelle ou processualiste (voir par exemple Mendez 2010) est le cadre théorique général adopté pour analyser l’ensemble des données recueillies au cours de ce projet et qui font l’objet d’un ouvrage en préparation. Pour les fins du présent article une approche différente a été adoptée pour présenter une petite partie de l’ensemble de toutes les données récoltées, soit une synthèse des propos d’informateurs et d’informatrices innus portant sur les maisons qu’ils ou elles habitaient dans le passé et habitent encore aujourd’hui, soit l’analyse de contenu des discours recueillis regroupés selon des thèmes précis.

Collecte des données et analyse de contenu des discours

Trois types de données portant sur la sédentarisation des Innus ont été récoltées : celles qui proviennent des archives religieuses des missionnaires oblats et eudistes, celles qui sont extraites de la littérature – i.e. d’ouvrages publiés –, et des transcriptions d’entrevues. Ces dernières ont été réalisées dans quatre communautés innues : Mashteuiatsh, Uashat, Maliotenam (Mani-Utenam)[*] et Nutashkuan. Ce choix se justifiait, d’une part, par la localisation d’ouest en est de ces communautés sur l’ensemble du territoire innu et, d’autre part, par la date de création plus ancienne ou plus récente de ces quatre réserves. La communauté de Mashteuiatsh est située sur les bords du lac Saint-Jean ; cette réserve, la plus ancienne des réserves innues a été créée en 1856 ; sa population résidente lors de l’enquête de terrain était d’environ 2200 personnes par rapport à une population totale de la bande de 4800 personnes lors de l’enquête de terrain. La communauté de Uashat en Haute-Côte-Nord est voisine de la ville industrielle de Sept-Îles ; sa réserve a été instaurée en 1906 et sa population est d’environ 1500 personnes. La communauté de Maliotenam fait partie de la même bande administrative que celle de Uashat – les deux sont situées à 14 km de distance – mais elle a des caractéristiques qui lui sont propres, dont la création de sa réserve, qui ne date que de 1949 ; sa population est d’environ 1400 personnes. Près de 1000 personnes vivent à l’extérieur des réserves de Uashat et de Maliotenam. La réserve de Nutashkuan instaurée en 1953 est située à l’extrémité orientale de la Moyenne-Côte-Nord à l’embouchure de la grande rivière Natashquan ; sa population est d’environ 800 personnes.

En ce qui concerne les entrevues, en résumé, un schéma simple visait à recueillir les propos ou discours d’hommes et de femmes innues de trois groupes d’âge (18-35 ans, 35-60 ans, aîné-e-s) au sujet de la vie nomade et de la vie sédentaire et les avantages et désavantages de l’une et de l’autre. Au total, une soixantaine d’entrevues ont été réalisées en nombre égal dans les trois bandes administratives. La transcription de ces entrevues, dont certaines ont été faites en langue innue et traduites, constitue un corpus de quelque 800 pages. Un premier traitement de ce corpus a consisté à regrouper les données selon des thèmes et des mots-clés. Des sélections successives des passages apparaissant comme les plus représentatifs, tout en éliminant les répétitions de données semblables, ont permis de réduire la dimension des corpus à quelques dizaines de pages chacun. Ces sélections de passages des discours de nos informateurs et informatrices ont été publiées dans trois livrets comprenant entre 34 et 55 pages chacun, distribués dans les quatre communautés concernées (Charest et Audet 2015a et 2015b ; Tremblay et Audet 2015). Les passages clés concernant la maison qui ont été extraits de ces trois textes totalisent environ une cinquantaine de pages. Ils constituent le corpus de données analysées dans cet article.

La revue de littérature a permis de consulter des centaines de textes publiés, dont 85 abordent le sujet des maisons, mais le plus souvent très brièvement. De ce nombre, dix seulement ont été rédigés par des Innus ou rapportent directement – par citations – ou indirectement des propos de personnes innues sur la maison. Certaines citations tirées de ces textes ont aussi été retenues pour illustrer le discours innu sur la maison.

Nous avons procédé à une analyse de contenu du discours (Cobby 2009 : 6-7) innu et non pas à une analyse « classique » de discours en anthropologie ou en sociologie, qui relèverait plutôt de l’anthropologie linguistique, de la sociolinguistique ou de l’ethnographie du langage et qui élaborerait, par exemple, soit sur le sens du discours soit sur le contexte temporel et sociopolitique dans lequel il a été élaboré, soit encore selon le genre ou l’âge des locuteurs (Farnell et Graham 2000 : 411-413 ; Sarfati 1997 : 88 ; Slembrouck 2003 : 11-15). Le type d’analyse choisi est une « analyse logico-sémantique, qui s’en tient au contenu manifeste, ne considérant que le signifié immédiat accessible » (Cobby 2009 : 7). Et elle ne concerne principalement qu’un des trois moments de l’analyse logico-sémantique distingués par Cobby, soit « l’analyse thématique » qu’il explique de la façon suivante :

… l’analyse thématique [qui] permet de déterminer les thèmes développés dans le discours. Le but de cette analyse est de repérer les unités sémantiques qui constituent l’univers du discours. Pour réaliser cette tâche, on procède à deux étapes : la détermination des unités significatives et leur catégorisation.

ibid.

Du côté méthodologique nous avons donc identifié une série de thèmes, nous avons regroupé les unités de discours sous ces thèmes et nous les avons ordonnées dans une séquence selon un critère chronologique (l’historique des maisons) et selon leur importance quantitative et qualitative dans l’ensemble des discours regroupés en fonction des différents thèmes identifiés. L’unité de discours retenue pour l’analyse est principalement la phrase ou un groupe de phrases traitant d’un même thème, et plus rarement une partie de phrase.

Nous reconnaissons aussi qu’un discours est un construit culturel réalisé dans un contexte particulier en fonction d’un ou de plusieurs interlocuteurs auxquels il s’adresse (Cobby 2009 : 1). Dans le cas de notre recherche, les interlocuteurs étaient des chercheures universitaires enquêtant sur l’habitation innue et, plus spécifiquement, sur l’appréciation comparative de la vie dans les maisons par rapport à la vie sous la tente. Il n’est donc pas surprenant que plusieurs locuteurs en aient profité pour faire part de leurs doléances par rapport aux conditions actuelles de logement dans les maisons en pensant qu’elles seraient transmises aux autorités des conseils de bande. Pour une des quatre communautés où des entrevues ont été réalisées, cette démarche a été formellement réalisée à la suite de l’insistance de plusieurs des personnes interviewées (Charest et Audet 2014)

Nous avons réuni les propos sur la maison de la soixantaine de producteurs de discours sous forme d’un discours à multiples voix qui ne sont pas toutes univoques. Nous en avons fait une analyse thématique en regroupant des propos, souvent épars dans les entrevues, en une série de thèmes (Mainguenau 1996 : 83-84). Nous ne prétendons pas que ces propos sont représentatifs de toutes les communautés innues du Québec, car celles-ci ont chacune leurs spécificités, mais nous sommes assez familier avec elles grâce à des visites de terrain et par de nombreux écrits.

Les passages du discours reproduits sous forme de citations écrites représentent des énoncés innus factuels ou réflexifs sur différents sujets associés à la maison. Le discours innu sur la maison s’exprime à différents niveaux et comporte plusieurs dimensions : historique, matérielle, politique, économique, sociale, critique et symbolique. Les unités d’analyse retenues ont été catégorisées en fonction de mots-clés : la qualité des maisons, par exemple. Une vingtaine de thèmes associés à des mots-clés concernant la maison ont pu être ainsi identifiés. Comme il n’est pas possible de les aborder tous dans cet article, nous en avons retenu sept : 1) historique de la maison ; 2) rôle des Innus, du ministère des Affaires indiennes et des conseils de bande dans la construction de celle-ci ; 3) pénurie de maisons et surpeuplement ; 4) qualité des maisons ; 5) modèles de maisons ; 6) avantages et désavantages de vivre dans une maison ; 7) symbole d’acculturation, voire d’assimilation.

Le premier de ces points, sur l’adoption progressive de la maison, sera traité séparément des autres, à partir principalement des données qui ne proviennent pas du discours innu sur la maison, mais de la littérature générale traitant des Innus.

Adoption progressive de la maison et création des réserves

On ne peut pas parler véritablement ici de « maison innue », même si les Innus de Nutashkuan ont un terme en leur langue pour la désigner : mishtukutshuapa, « la maison de bois », pour la distinguer de la tente en général (mitshuap), dont il existe plusieurs types ou modèles. On le sait, la maison est un type d’habitation emprunté aux « Blancs » ou Eurocanadiens il y a bien longtemps déjà.

L’usage des maisons par les Innus est généralement associé à la résidence dans les réserves. Or les premières réserves des Innus datent du milieu du xixe siècle. Selon les sources consultées, la présence de maisons utilisées par des Innus a toujours précédé, et souvent longtemps à l’avance, la création des réserves. Ce fut même le cas pour les deux plus anciennes réserves innues, celles de Pointe-Bleue (Mashteuiatsh) et de Betsiamites (Pessamit). Lors de la création de la réserve de Pointe-Bleue en 1856, il y avait déjà quatre « résidents », dont le chef innu Basile, qui habitaient vraisemblablement des maisons – sans que cela soit spécifié comme tel, cependant (Noël 1997 : 18). Le premier rapport de l’agent local, qui date de 1875, fait état d’une dizaine de maisons, mais deux ans plus tard un changement notable s’est opéré dans leurs habitudes : « Un grand nombre ont construit des maisons très confortables » (Otis 1879 : 35). Du côté, de Betsiamites, un « village […] se met en place progressivement à compter de 1850 » (Frenette et Picard 2002 : 71), bien que la réserve n’ait officiellement été créée qu’en 1861. Dans les années 1860, une cinquantaine de personnes y résidaient déjà en permanence (ibid.), essentiellement des vieillards et des infirmes.

Pour deux réserves créées par la suite, les rapports annuels des agents des Affaires indiennes publiés entre 1875 et 1922 montrent que celle des Escoumains [sic] et celle de Sept-Îles, officiellement reconnues en 1892 et en 1906 après bien des tractations et des retards de toutes sortes, possédaient déjà des maisons sur leurs sites. Ainsi, en 1880, aux Escoumins (Essipit), « un ancien poste sauvage », les Innus de l’endroit « possèdent cinq petites maisons tenues proprement » (Boucher 1881 : 39). De son côté, en 1906 l’agent Scott écrit au sujet de la bande de Sept-Îles : « Cette bande possède 43 maisons construites en bois de charpente... » (Scott 1907 : 54). La même année, les membres de la bande de Mingan (Ekuanitshit) étaient « propriétaires » de 21 maisons et ceux de la bande de Natashquan (Nutashkuan) de trois maisons (ibid. : 52). Il n’y en avait aucune à Musquaro – où se tenaient de grands rassemblements pour la mission estivale – ou à La Romaine (Oloman Shipu) et une seule à Saint-Augustin (Pakuashipi) [ibid. : 52-53].

Ces maisons avaient été construites à une période où la traite des fourrures était payante pour les Innus en raison des prix élevés, et, au lieu de s’endetter auprès des marchands, ils pouvaient ainsi dégager des surplus monétaires investis dans la construction de maisons considérées comme un symbole de réussite économique (Bédard 1988 : 78). Or, celles-ci n’étaient pas nécessairement habitées – les familles vivant plutôt dans des tentes à l’extérieur – ou étaient encore très peu utilisées pendant la courte période d’été passée sur la côte pour les activités commerciales et religieuses.

Une dizaine d’années plus tard, la situation économique des Innus s’étant détériorée, une bonne partie de ces maisons étaient dans un état de délabrement, selon le témoignage de l’agent MacDougall concernant les propriétés des Innus de Sept-Îles et de Moisie : « Toutes leurs maisons sont dans un état déplorable, écrit-il. Elles ont toutes besoin de réparations pour les empêcher de s’effondrer ; mais les sauvages n’ont pas les moyens de les réparer. » (MacDougall 1916 : 30) Un témoignage semblable nous vient de l’agent F.X. Bossé résidant à Betsiamites et aussi responsable de la réserve des Escoumins : « La construction est interrompue dans ces réserves, non seulement parce que les temps sont durs, mais parce que les habitants sont dans le plus grand besoin. Aucun progrès dans ce sens ne s’est accompli dans l’une ou l’autre des réserves. » (Bossé 1917 : 26)

Il semble bien qu’au lieu de progresser, le nombre de maisons, tout au moins chez les « bandes » innues qui ne possédaient pas encore de réserve, ait diminué à partir des années 1920 jusqu’à ce qu’elles disparaissent complètement ou à peu près. En effet, lors de la création des réserves de Mingan (Ekuanitshit), de Natashquan (Nutashkuan) et de La Romaine (Oloman Shipu) dans les années 1950 et 1960, il semble bien qu’il n’y avait pas – ou plus – de maisons existant à ces endroits, ou du moins il n’en est pas fait mention. Pour ce qui est du parc des maisons dans les quatre plus anciennes réserves, la progression du nombre de maisons a été passablement lente dans la seconde moitié du xixe siècle et au début du xxe. Ainsi, selon Bédard, à Betsiamites, « en 1899, le village ne compte que 34 maisons de bois, alors que plus de 400 Autochtones y séjournent au cours de l’été […] et tout au long de la période, on précise que ces maisons demeurent pour la plupart inoccupées au cours de l’hiver » (Bédard 1988 : 78). À Pointe-Bleue, leur nombre semble avoir été encore moins important à la même période : « Au début du xxe siècle, Pointe-Bleue comptait peu de maisons, mais plusieurs tentes et encore plus au printemps, quand les familles de chasseurs revenaient du territoire. » (Service de l’éducation 2003 : 307) Dans les deux premières décennies du xxe siècle, les rapports des agents des Affaires indiennes en poste à Pointe-Bleue ne sont jamais bien précis sur le nombre de maisons qu’on pouvait y compter. Au début du siècle, entre 1901 et 1904, il est fait mention d’une dizaine de maisons neuves qui ont été construites (Rapports 1903 et 1905), mais par la suite, jusqu’en 1922, il n’est plus question que de la qualité des habitations et de leur entretien par les propriétaires. Ainsi, en 1913, « Les maisons sur la réserve de la Pointe-Bleue sont en bois, et règle générale, elles sont propres, confortables et bien éclairées et aérées » (Tessier 1915 : 30). À partir de 1901, on n’y comptait « plus de maisons en troncs d’arbre » (Donohue 1902 : 54).

Première rangée de maisons de Pointe-Bleue (Mashteuiatsh) avec l’ancienne chapelle (en bas) et la nouvelle (en haut), vers 1921

Première rangée de maisons de Pointe-Bleue (Mashteuiatsh) avec l’ancienne chapelle (en bas) et la nouvelle (en haut), vers 1921
Archives oblates Deschâtelets

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Selon des données contenues dans le dernier rapport des Affaires indiennes contenant des informations précises pour chaque réserve, en 1924 il y avait 86 « habitations » à Pointe-Bleue, 103 à Betsiamites, 63 à Sept-Îles et 18 à Mingan (Anon. 1925 : 68).

La monographie sur les Pekuakamiulnuatsh publiée par le Service de l’éducation du Conseil des Montagnais du Lac-Saint-Jean fournit une rare description des maisons qui pouvaient être construites à l’époque dans une réserve :

Les maisons étaient construites en pièces de bois équarries et recouvertes de planches ou de bardeaux de cèdre. Les toitures de style français étaient recouvertes de papier brique enduit de goudron. Elles n’avaient pas de fondations, presque pas d’isolation, que du bran de scie entre les murs et peu de fenêtres, faites de petits carreaux. 

[…]

À l’époque les familles ne bénéficiaient d’aucune aide financière pour construire leurs habitations.

[…]

Les maisons comprenaient peu de pièces, souvent une cuisine et des chambres. L’ameublement n’était que le strict nécessaire : un poêle, une table, des chaises droites, parfois une berceuse et un grand banc en bois dans lequel on rangeait le linge, des lits de paillasses, des matelas de plumes ou de poils d’orignal. Souvent le père avait confectionné lui-même le mobilier.

Service de l’éducation 2003 : 309-310

Du côté de la réserve de Betsiamites, l’agent Bossé écrivait dans son rapport de 1913 :

Presque tous nos sauvages ont maintenant des maisons de bois, la plupart possèdent une maison pour plusieurs familles, ce qui est la principale cause de manque de confort et de maladie parmi eux. Cette année, il s’est fait peu de constructions, la chasse ayant manqué en partie l’année dernière.

Bossé 1914 : 46

À compter de 1904, « Hygiène et santé » deviennent une préoccupation du « département » des Affaires indiennes qui se manifeste par une rubrique sous cet intitulé dans les rapports annuels des agents. À Betsiamites, en particulier, le surpeuplement des maisons et les mauvaises conditions d’hygiène qui y règnent souvent sont alors considérés comme des causes de maladies : « Durant l’été, leurs maisons sont quelques fois habitées par trois ou quatre fois plus de personnes qu’elles ne devraient en contenir ; il s’ensuit qu’il est impossible que ces maisons et ces personnes soient propres. » (Gagnon 1907 : 49) Le même type de remarque se répète dans les rapports des années suivantes. Il en est de même pour les « Montagnais de Sept-Îles et de Moisie » en 1916 : « Les sauvages sont assez propres de leur personne, mais ils négligent de prendre des précautions hygiéniques dans leurs maisons. » (MacDougall 1917 : 30) Toutefois, on ne trouve pas de mention semblable pour les résidences de Pointe-Bleue (Mashteuiatsh), le rapport de l’agent mettant plutôt l’accent sur leur propreté et leur bon entretien.

Grâce à un informateur de Uashat, nous avons une description des premières maisons construites dans la réserve :

Ici, nous autres, j’m’en rappelle, on avait déjà des maisons. […] là, les Indiens, y’avaient deux sortes de maisons. T’sais, y’avait des maisons isolées, pis y’en avait d’autres. Ceux qui venaient passer l’été, aussi, y’avaient des maisons, mais non isolées. C’est juste un rang de planches à l’extérieur, pis un rang de finition à l’intérieur. Pis c’est tout […] Après ça, y chauffaient au bois […] L’hiver, y’avait des bardeaux en bois là, dehors, avec du papier. Pis après ça, à l’intérieur, on avait un mur aussi. Pis y’en a qui avaient du brin de scie.

Aîné, Uashat, 2011

Hors de la réserve de Uashat, des Innus vivaient dans des maisons au village de Moisie Ouest, aussi habité par des non-autochtones, comme en témoigne une aînée :

J’ai grandi dans une cabane, après ça dans une vraie maison, la maison de ma grand-mère, à deux étages, à Moisie […] C’était séparé comme ça, les deux chambres. Ici ça devait être la toilette, parce que c’était une chambre à débarras, je sais pas trop. Ici la cuisine, pis on mangeait ici. Pis il y avait comme une porte ici, pis il y avait une cuisine d’été, on restait tout le temps là.

Aînée, Maliotenam, 2011

Sauf exception, le ministère des Affaires indiennes ne s’est lancé dans de vastes programmes de construction de maisons dans des réserves innues que dans la seconde moitié du xxe siècle, sujet que nous aborderons dans la partie qui suit.

Le discours innu sur la maison

Rôle des Innus, des Affaires indiennes et du Conseil de bande dans la construction des maisons

Avant la « vague » de la création de cinq nouvelles réserves (Maliotenam, Ekuanitshit, Nutashkuan, Oloman Shipu, Matimekosh–Lac John) et d’un « établissement indien » (Pakuashipi) entre les années 1949 et 1972, ce sont les Innus eux-mêmes qui construisaient leurs maisons ou qui les faisaient construire par des « Canadiens » qui s’y connaissaient. Les premières maisons en « bois rond » ou « en troncs d’arbre » ont dû vraisemblablement être construites par les Innus eux-mêmes. Cependant, les premières maisons avec structure « en bois de charpente » semblent avoir souvent été construites par des ouvriers eurocanadiens ou tout au moins sous leurs directives ou avec leur aide. Comme des Innus ont à l’occasion travaillé à la construction des premières chapelles, il est plausible que les connaissances et l’expérience ainsi acquises leur aient été utiles par la suite pour construire des maisons dans leur réserve ou sur un terrain devenu réserve par la suite.

Pendant longtemps, donc, – on pourrait même dire pendant environ un siècle –, ce sont les Innus individuellement qui étaient responsables de se construire ou de se faire construire une maison à leurs frais lorsqu’ils en avaient les moyens. Ceux qui ne les avaient pas ou qui ne le voulaient pas ont continué à vivre sous la tente pendant leurs séjours estivaux, que ce soit dans une réserve ou non.

Un bel exemple d’autoconstruction de maison nous est fourni, par une Innue, dans l’autobiographie d’Anne-Marie Siméon. Dans les années 1930, pendant que son mari et son fils aîné étaient partis en automne pour chasser et trapper, elle a acheté des matériaux et fait construire sa maison avant l’hiver : « Je voudrais me bâtir un petite cabane pas bien grande où je pourrais passer l’hiver, parce que j’ai des enfants à l’école. » (Siméon et Girard 1997 : 34)

Exceptionnellement, selon les rapports annuels des agents des Affaires indiennes, cette administration a pu intervenir pour réparer des maisons occupées par des personnes âgées ou infirmes pendant les mois d’hiver. Nous avons trouvé deux mentions de ce type d’intervention dans les rapports des agents pour Sept-Îles, en 1914 : « Leurs habitations sont tout en bois ; elles sont en très mauvais état, deux seulement ont été réparées l’année dernière, et les travaux ont été faits par le département à leurs frais. » (MacDougall 1915 : 31) Et en 1921 : « Sept maisons occupées par des sauvages indigents ont été réparées l’automne dernier et rendues confortables aux frais du département. » (MacDougall 1917 : 30)

Par ailleurs, à Mashteuiatsh : « Dans les années 1930 […] le gouvernement du Canada commençait la construction de petites maisons » pour les personnes âgées (Service de l’éducation 2003 : 311). D’après une source orale, les maisons du « Ministère » dateraient des années 1950 :

C’était l’ministère qui avait bâti. […] C’est dans les années cinquante, ça. Le ministère avait bâti des maisons. Il avait bâti, j’pense, peut-être dix-douze maisons là, t’sais. Les vieux retournaient pu dans l’bois parce que… […] C’était pour ceux qui étaient pas capables de se bâtir pis ceux qui allaient pas dans l’bois, là.

Aîné, Mashteuiatsh, 2010 et 2012

La création de la réserve de Maliotenam date de 1949. L’intention des Affaires indiennes était d’y regrouper tous les Innus vivant dans la réserve de Uashat et ceux vivant hors réserve à Moisie. Possiblement influencé par les missionnaires oblats, ce projet visait à libérer le territoire de Sept-Îles de la présence des Innus pour faire place au développement industriel prévu dans les années futures et de soustraire ceux-ci à l’influence néfaste des nouveaux arrivants. Mais le projet du Ministère fut contrecarré par la résistance d’un grand nombre de familles de Sept-Îles qui refusèrent de déménager dans la nouvelle réserve. Parmi plusieurs témoignages à ce sujet, nous n’en citerons que deux : « Y’ont quasiment été forcés par le gouvernement à déménager. À cause qu’y avait une pression. C’était convoité, la place, là [Sept-Îles]. Pour déloger les Innus qui étaient là. » (Un couple d’aînés, Uashat, 2011) « En plus, dans les années ’45, y’avait la ville aussi qui voulait se débarrasser des Indiens de Sept-Îles. » (Aîné, Uashat, 2011) Par contre, les Innus de Moisie acceptèrent de déménager à Maliotenam devant la menace de fermeture de ce village en raison de la construction d’une base de radar dans les environs et aussi des dangers d’inondation attribuables à la proximité de la mer :

Parce qu’à Moisie, y disaient que ça allait inonder, c’est pour ça que le gouvernement a acheté une réserve à Malio pour que tous les Indiens qui sont là à Moisie déménagent à Malio. Pis ceux qui étaient à Sept-Îles, y fallait qu’eux autres aussi déménagent. Mais les autres là, à Sept-Îles, c’est une vieille réserve ça, y voulaient pas, c’est pour ça qu’il y a deux réserves.

Couple d’aînés, Maliotenam, 2011

Premières rangées de maisons de Maliotenam, vers 1953

Premières rangées de maisons de Maliotenam, vers 1953
Archives oblates Deschâtelets. BAnQ P61. SS1, S1, P59

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L’aménagement de la nouvelle réserve donna lieu au premier programme de construction de maisons de grande envergure sur l’ensemble de la Côte-Nord. En quelques années, des dizaines de nouvelles maisons ont dû être construites par les Affaires indiennes, dont dix-neuf l’année même de sa création. Ajoutons à cela un vaste pensionnat pour recevoir plus de 200 élèves, une école de jour, deux églises (une temporaire devenue salle paroissiale et une permanente) et les édifices administratifs du ministère, dont un dispensaire, et aussi un poste de police pour la GRC. Mais, avant qu’il y ait un nombre suffisant de maisons, des familles innues se sont construit des « cabanes » en bois rond :

On est restés dans la cabane un automne, peut-être un hiver aussi. Et puis, quand on est sortis pour traverser la 138, pis apparaître dans le village, là, l’église était là, plus six maisons... Ma grand-mère en avait une, pis on est allés rester là. Pis ça nous a pris du temps, avant que ma mère ait une maison.

Aînée, Maliotenam, 2011

Ainsi, la nouvelle réserve est rapidement devenue un village :

Moi quand je suis née, y’étaient déjà dans le village. Y’avait déjà le village […] Pis je me rappelle, on était tassés dans une petite maison. C’est le ministère des Affaires indiennes qui ont construit des maisons un moment donné, là.

Aînée, Maliotenam, 2001

Après avoir vainement espéré que les familles récalcitrantes de la « vieille réserve » de Uashat acceptent de déménager à Maliotenam, les Affaires indiennes ont finalement décidé de procéder à un programme de rénovation des maisons et de construction de nouvelles maisons dans cette réserve à partir de 1963-1964, en même temps qu’il en déplaçait les limites (Lachance 1967 : 58, 1968 : 150). La modernisation de cette réserve était en marche et elle n’a cessé de se développer depuis.

La réserve de Nutashkuan a été officiellement créée en 1954. Dès cette année-là, quatre premières maisons y ont été construites au bénéfice du chef et d’aînés de la communauté. Lors des entrevues réalisées dans la communauté, un des aînés les plus influents a raconté la façon dont des fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes étaient venus expliquer leur prise de décision :

Une fois je me rappelle qu’il y avait des fonctionnaires qui étaient venus pour dire aux Innus qu’on va vous distribuer des maisons, l’éducation pour les enfants, des médicaments gratuits. Et ils [fonctionnaires] ont dit aux Innus que les maisons qu’ils allaient avoir, tout, tout serait compris : électricité, chauffage… Et je les écoutais et j’avais un sentiment qu’ils nous trompaient. Et il n’y a jamais rien eu de tout cela. Je comprenais à peine le français – et imagine les autres Innus qui comprenaient rien de tout cela.

J’avais 16 ans et la réunion se faisait dans une tente avec les fonctionnaires.

[…]

Le gouvernement n’a pas été clair avec les Innus, s’il leur avait dit tout de suite qu’ils ne vivraient plus leur mode de vie traditionnel, les Innus n’auraient jamais accepté cela. Peut-être que les Innus auraient répondu que c’était à eux de décider quand avoir des maisons.

Aîné, Nutashkuan, 2012

D’après ce témoignage, la décision aurait été prise sans consultation des Innus. Or, selon une aînée : « Oui, c’est le chef et les conseillers qui ont demandé et, par la suite, ils ont eu la construction des maisons à chaque année. » (Aînée, 2012) Le programme de construction des premières maisons à Nutashkuan s’est poursuivi durant quelques années :

C’est sûr que je me souviens de la construction des maisons. Ils [le M.A.I.N.] ont construit quatre maisons au début. Le deuxième été, ils ont construit cinq maisons et ils ont fini avec douze maisons dans la communauté, et finalement tous les Innus de la communauté ont eu leur maison.

Aînée, 2012

À Nutashkuan, certaines personnes ont un vague souvenirs de maisons qui avaient été construites autrefois par des non-autochtones pour abriter des personnes âgées qui y passaient l’hiver : « Et autrefois, les vieilles Innues ne montaient pas au territoire, vu leur âge, et on les laissait au village… Elles faisaient des échanges de services avec les Blancs de Natashquan et de Pointe-Parent. » (Aînée, 2012) Toutefois, ces anciennes maisons « ont été détruites par les Blancs qui ont dévalisé les maisons laissées par les Innus » (idem).

À partir de 1968, le financement des programmes de construction de maisons dans les réserves innues a été transféré à la Société centrale d’hypothèques et de logement du Canada (SCHL). Dans les années 1980, dans la foulée du mouvement de leur « prise en charge » des différents services autrefois directement fournis aux communautés par les Affaires indiennes, les conseils de bande innus sont aussi devenus responsables des services d’habitation (Charest 1992). Mais, selon un informateur, « Dans les faits, si tu restes sur une réserve, tu es sous la tutelle du gouvernement. Il fait en sorte que les maisons qui sont données, c’est la maison du Conseil de bande » (H., 18-35, Uashat-Maliotenam, 2011). Ce passage signifie qu’en fait dans la très grande majorité des cas, les maisons sont construites par le conseil de bande, à même un financement de la SCHL, et octroyées à des familles en fonction des critères qu’il a adoptés pour répondre selon un ordre de priorités aux demandes de maisons – qui sont toujours plus nombreuses que le nombre que l’on peut construire chaque année. D’où des doléances par rapport à la façon dont les maisons sont octroyées en référence à certaines pratiques de favoritisme.

En fait, il y a deux « volets » pour le financement des maisons : un volet social et un volet individuel. Dans le premier cas, le coût des maisons est entièrement assumé par le Conseil, les maisons lui appartiennent et les résidents lui payent un loyer mensuel ; dans le second cas, des individus qui veulent devenir propriétaires de leur maison reçoivent un montant forfaitaire de base de la part du Conseil et assument le reste des coûts de construction par leurs propres moyens : économies et/ou emprunts. Dans les deux cas, le terrain demeure la propriété communautaire de la bande. Le nombre de personnes qui se prévalent du volet individuel est relativement rare, car il faut bénéficier d’un très bon revenu pour pouvoir se le permettre. Le cas de Mashteuiatsh est différent, car la réserve a été très tôt divisée en lots individuels pour permettre l’agriculture. Les terrains sont donc en grande partie de propriété privée, de même que les maisons. Mais la bande a aussi un programme de construction de maisons avec volet social et volet individuel.

Pénurie de logements et surpeuplement des maisons

La pénurie de logements et son corollaire, le surpeuplement des maisons dans certains cas, sont un sujet qui a surtout été abordé dans les témoignages recueillis à Nutahskuan :

– On était surpeuplés dans la maison, ma petite soeur allait se marier, elle avait avoir un bébé et moi aussi j’avais un enfant.

Q. – Vous étiez combien à peu près ?

R. – Aujourd’hui en ce moment, on est neuf. Avant on était peut-être quinze ou seize dans la maison!

F., 18-35, 2012

Les maisons sont surpeuplées, y peut y avoir deux ou trois familles. Des fois ça arrive, beaucoup d’enfants, c’est tassé pas mal. Comme chez nous, on est deux familles : il y a ma fille et ses deux enfants.

H., 18-35, 2012

Faire plus de maisons, parce qu’il y a une surpopulation, il y en a qui ont juste… Il y a deux ou trois familles par maison.

F., 18-35, 2012

Q. – Dans la communauté les familles sont surpeuplées, c’est combien à peu près ?

R. – Il y en a peut-être plus d’une soixantaine qui manquent de logements dans la communauté.

H., 18-35, 2012

Premières maisons de Natashquan et centre communautaire, vers 1955

Premières maisons de Natashquan et centre communautaire, vers 1955
Photo Pauline Laurin. BAnQ P61. SS1, S1, P59

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Le manque de terrains à bâtir est associé par certains à cette pénurie de logements : « Aujourd’hui, il y a des gens qui ont à peine trouvé un endroit pour faire les maisons. » (F., 18-35, 2012) « Un lot ? […] Bin, ici les lots sont difficiles à avoir […] Ils vont faire un terrain là-bas, là, mais c’est pas sûr quand, aussi. » (H., 35-60, 2012) La fin de cette citation fait référence à un projet d’agrandissement de la réserve qui était déjà en discussion lors de la recherche de terrains en début d’année 2012 et qui est toujours en attente de réalisation à cause du manque de terrains à bâtir et de maisons pour la communauté de Nutashkuan.

Cette situation actuelle de surpeuplement des habitations d’une réserve perpétue celle qui existait dans les premières réserves, alors que les maisons étaient peu nombreuses par rapport au nombre de personnes qui y résidaient surtout pendant la période estivale, tel que mentionné précédemment. Le surpeuplement des premières « petites maisons » construites dans la réserve de Maliotenam existait toujours plusieurs décennies plus tard :

Moi, je suis né ici à Malio. La maison que je demeurais, à côté, il y avait une maison, des anciennes maisons. Tu vois ça... c’est une vieille maison. Ils avaient construit ça dans les années 1950... Des maisons, comme ces maisons-là, il y avait rien qu’un étage au début. On était vraiment tassés dans la maison. Moi, quand je compte, je suis le huitième ? On n’avait rien que deux chambres. Une chambre, les garçons ; pis une chambre pour les filles. On était entassés. Pis c’est pas des grandes chambres, [c’est] des petites chambres. On dormait dans un lit, trois ou quatre là-dedans, là... Dans le temps, c’était rien qu’un matelas. On dormait avec tout le monde.

Aîné, Maliotenam 2011

À Mashteuiatsh, le surpeuplement des maisons n’est jamais mentionné dans les rapports annuels de l’agent des Affaires indiennes, et dans nos entrevues nous n’avons qu’un passage abordant ce sujet en référence aux maisons construites par « le gouvernement » : « Q. – Ils construisaient pas en fonction de la famille. Les maisons étaient toutes pareilles… R. – Oui, comme cette petite chambre-là, mes trois garçons étaient là ; dans l’autre […] les trois filles… » (Aînée et ses filles, Mashteuiatsh, 2011-2012). D’après des informations tirées d’autres entrevues, les personnes qui étaient propriétaires de leurs maisons auraient pu en éviter le surpeuplement en fonction du nombre de pièces, surtout de chambres à coucher, en rallongeant la maison : ce qui n’est pas possible, à notre connaissance, lorsque les maisons sont la propriété du conseil de bande.

La qualité de construction des maisons

Quelle était la qualité des premières maisons construites dans les plus anciennes réserves des Innus ? Les rapports des agents des Affaires indiennes publiés entre 1875 et 1922 nous en donnent une idée plutôt sommaire. À Pointe-Bleue, pour les années 1876 à 1879, l’agent Otis fait état de maisons « confortables », « bien confortables » et « très confortables » sans toutefois les décrire en détail (Otis 1877 : 25 ; 1878 : 34-35 ; 1880 : 36). Ces mêmes qualificatifs ne reviennent pas, par la suite, dans les rapports, mais pour 1904 l’agent Marcoux fournit un peu plus d’informations sur la qualité et l’apparence des maisons :

Les habitations sont à une distance suffisante les unes des autres ; presque toutes sont très convenables et habitables ; beaucoup de réparations importantes ont été faites au printemps ; quelques-unes des maisons des sauvages ressemblent à de coquettes villas, grâce à leurs grandes vérandas et promenades couvertes, et à l’intérieur comme au dehors.

Marcoux 1905 : 52

En 1913, dans le dernier rapport publié faisant un état des « Bâtiments » de la réserve, l’agent Tessier écrit : « Les maisons sur la réserve de la Pointe-Bleue sont en bois, et règle générale, elles sont propres, confortables et bien éclairées et aérées. » (Tessier 1915 : 30)

Dans son premier rapport depuis son entrée en fonction comme agent de la réserve de « Notre-Dame de Betsiamits » [sic], l’agent L.F. Boucher mentionne que « [l]es Sauvages de cette réserve possèdent 28 maisons tenues en mauvais ordre » (Boucher 1881 : 39). On n’en apprendra pas plus sur la qualité des maisons dans la réserve de Betsiamites dans les rapports subséquents, qui mettent plutôt l’accent sur le mauvais entretien des maisons, leur surpeuplement et le manque d’hygiène.

L’année même de la création officielle de la réserve de Sept-Îles (Uashat) en 1906, l’agent Scott, faisant référence aux « 43 maisons construites en bois de charpente », soulignait que « ces maisons, lorsqu’elles sont occupées en été, sont entretenues proprement. Elles sont bien peintes, ornementées, et bien bâties ; plusieurs contiennent un bon mobilier » (Scott 1907 : 54). En 1910, « [l]a majorité des sauvages à Sept-Îles, Moisie et Mingan habitent des maisons confortables » (Tremblay 1911 : 52). Cependant, en 1914, un autre agent constatait : « Toutes leurs maisons sont dans un état déplorable. » (MacDougall 1915 : 30)

La seule mention concernant l’existence de trois maisons à Nutashkuan en 1906 indique qu’elles servaient davantage d’entrepôts que d’habitations : « Ils ont trois petites maisons, dont ils se servent comme entrepôts ; mais ils y demeurent rarement ; si ce n’est quelques jours durant l’hiver, lorsque quelques-uns d’entre eux viennent à la côte. » (Scott 1907 : 53)

Selon les témoignages livrés en entrevue, il semble bien que les premières maisons construites sous l’égide des Affaires indiennes dans les nouvelles réserves à partir de 1949 n’étaient guère de meilleure qualité que celles construites sous la responsabilité des Innus des décennies auparavant, à l’exception peut-être de celles de Pointe-Bleue. Ainsi, les premières maisons construites dans la réserve de Maliotenam étaient loin d’être « très confortables » :

Pis les maisons, c’était pas peinturé, y te rendaient ça de même, là ... Y’avait de l’eau, t’sais. Y avait, de l’eau froide. Y avait pas de toilettes, y’avait des chaudières […] Pis le soir, le premier soir tu dormais là, tu te réveillais le matin, plein de punaises, qui t’avaient piqué !

Couple d’aînés, Maliotenam, 2011

Avant ça, on restait dans la rue Anek, une petite maison. Y avait juste une petite chambre là-dedans. Je me souviens encore qu’on chauffait au bois, Y’avait de l’eau courante, mais pas de toilette encore, pas de bain. C’est ça que je me souviens.

Aînée, Maliotenam, 2011

Construites juste quelques années plus tard, les premières maisons de la réserve de Nutashkuan ne possédaient pas plus de confort :

– Les premières maisons qui ont été construites mesuraient 30 par 24. Elles avaient trois chambres, une cuisine, pas isolées, pas de toilette. Elles ressemblaient à de petits entrepôts.

Q. – Où alliez-vous aux toilettes ?

R. – Dans des seaux. Toutes les maisons étaient pareilles dans les autres communautés comme Uashat-Malio et Betsiamites. Les maisons faisaient pitié.

Aîné, 2012

Les maisons étaient très mal faites, pas isolées et on aurait dit des chalets.

Aînée, 2012

Les maisons étaient mal construites et mal isolées. Ils chauffaient au bois. Y avait pas d’eau courante, pas d’électricité. On allait chercher le bois de chauffage de l’autre côté de la rivière en toboggan, à pied.

Aînée, 2012

Notre maison n’avait pas de solage. C’était sur pilotis en ciment, pas d’électricité, pas d’eau. On s’éclairait avec une lampe à l’huile et on avait une pompe à eau dans nos maisons et déjà on s’éclairait avec un fanal à gazoline.

Aînée, 2012

Tous ces témoignages auxquels on pourrait en ajouter d’autres montrent que les Affaires indiennes n’auraient pas respecté leurs promesses, comme l’a affirmé une aînée de la communauté : « On nous a annoncé qu’il y aurait la construction des maisons, et ils nous ont dit que les maisons seraient confortables, et “vous serez pas malades, a-t-on ajouté, on va subvenir à vos besoins et fournir tout le matériel que vous aurez besoin” » (Aînée, 2011). D’autant plus que pour certains le point de référence était les maisons de leurs voisins eurocanadiens : « J’en voulais des pareilles comme les Blancs de Natashquan. Nos premières maisons étaient mal faites, juste en planches, et on a fait des réparations au fur et à mesure. » (Aînée, 2012)

Au fil des projets de nouvelles constructions ou de rénovations de maisons qui se sont succédé à Nutashkuan comme dans d’autres réserves innues, la qualité des maisons s’est beaucoup améliorée et elles disposent maintenant de tous les mêmes services que les « Blancs ». Cependant, certains problèmes existent encore, comme la détérioration rapide des matériaux, l’humidité ou l’inondation des sous-sols. Le manque d’entretien des habitations est aussi un facteur pouvant expliquer la détérioration rapide de certaines d’entre elles : « Il y a énormément de travail à faire sur l’entretien des maisons dans les communautés, bin dans notre communauté à nous… » (H., 35-60, Nutashkuan, 2012)

Les modèles de maisons

Pour qui a visité les réserves innues, il devient vite évident que la plupart des maisons ont été construites sur un même modèle de base : le bungalow type des banlieues, construit dans la période d’après-guerre avec un seul étage, cuisine, salon, deux ou trois chambres à coucher. Les premières maisons construites par les Affaires indiennes n’avaient pas de sous-sol. Ils en ont un maintenant et, s’il est aménagé, cela ajoute des pièces supplémentaires pour accommoder des familles avec plusieurs enfants. En principe, il existe aujourd’hui plusieurs modèles de maisons qui peuvent être construites, mais ce sont essentiellement des variantes d’un même modèle de base. En raison des coûts de construction, le choix de modèles de maisons vraiment différents est quand même limité dans le cadre du volet social de construction de maisons géré par un conseil de bande. Par contre, les personnes qui se prévalent du volet individuel ont un choix beaucoup plus grand de plans de maisons.

Si on regarde des photos des premières maisons construites par les Affaires indiennes à Maliotenam et à Nutashkuan, elles sont toutes pareilles et toutes alignées de chaque côté d’une rue rectiligne. Ce qui fait dire à un informateur que les réserves ressemblent à des camps militaires : « Moi en tout cas, quand je rentre dans une communauté autochtone, j’ai l’impression de rentrer dans une base militaire, pis les maisons sont tellement toutes similaires, là ! Une base militaire pis une communauté autochtone là… pff… » (H., 35-60, Nutashkuan, 2012)

Ce que plusieurs reprochent à l’architecture des maisons, c’est le manque de considération des besoins particuliers des familles, le manque de variété ou de choix de modèles de maisons et l’absence de considération pour la culture innue. Pour ce qui est de l’adéquation entre besoins des familles et modèles de maisons offertes par le conseil de bande, un informateur de Nutashkuan a fait part de ses réflexions sur le sujet :

Je suis tout à fait en désaccord avec l’architecture actuelle des maisons qui sont dans la communauté, même les dernières qui ont été construites. Moi je trouve que, tu sais, c’est pas en fonction des besoins, pis des besoins des gens. Ou ben donc les maisons sont trop grosses, ou ben pas assez grosses. Je trouve que les besoins en habitation de la communauté ne correspondent pas aux besoins des gens de la communauté.

H., 35-60, 2012

Le même informateur est aussi d’avis que le manque de variété et d’originalité dans le choix de modèles de maisons répondant mieux aux besoins sociaux et culturels des Innus est attribuable à l’application stricte des « critères » établis par le gouvernement fédéral et la Société centrale d’hypothèques et de logement. Le fait que la plupart des gens ne peuvent pas être propriétaires de leur maison est aussi un facteur qui limite considérablement, selon lui, la possibilité qu’ils puissent habiter une maison qui répondrait aux besoins de leur famille. Pour ce qui concerne des modèles architecturaux novateurs tenant compte de la culture amérindienne, l’exemple de la réserve d’Oujé-Bougoumou lui vient immédiatement à l’esprit.

De la même façon, à Uashat et à Maliotenam certains trouvent que les modèles de maisons offerts dans le cadre du volet social ne sont pas de dimensions suffisantes pour répondre aux besoins d’une grande famille : « Mais c’est sûr qu’elles sont trop petites, que le monde chiale contre ça […] Ben c’est sûr qu’ils font ça toutes dans le même modèle. C’est “laite au boute” ! » (Aîné, 2011)

C’est pourquoi, ceux qui en ont les moyens se prévalent de plus en plus du volet individuel :

– Le volet individuel là, tu choisis ta maison. Tu choisis carrément tes plans, tu choisis tout. T’as pas un choix de trois modèles, là. C’est toi qui choisis carrément ton modèle.

Q. – Dans les SCHL, y as-tu des choix aussi ?

R. – Non. En général, c’est les mêmes modèles. Ou ben des fois, ça peut arriver que y a deux modèles. Mais en général, y’a un seul modèle. […] Quand j’ai construit ma maison, je me suis dit : « Regarde… On me le dira pas deux fois que ta maison est trop petite pour accueillir tes enfants […] » En tout cas, c’est pas mal l’unique raison pourquoi j’ai fait une grosse maison, sinon j’en aurais fait une normale.

H., 35-60, Uashat-Maliotenam, 2011

Dans le cadre de ce volet on peut même s’acheter une maison préfabriquée Bonneville en sélectionnant un modèle sur catalogue.

Si le choix du volet individuel semble devenir de plus en plus populaire à Uashat-Maliotenam, à notre connaissance très peu de personnes se sont prévalus de ce choix dans les communautés innues situées plus à l’est.

Maison de type bungalow des années 2000 avec sous-sol, Mashteuiatsh

Maison de type bungalow des années 2000 avec sous-sol, Mashteuiatsh
Photo Marie-Laure Tremblay, 2013

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Maison de type bungalow avec tente, fumoir et remise, Natashquan

Maison de type bungalow avec tente, fumoir et remise, Natashquan
Photo Andrée Charest, 2010

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Maisons de type bungalow, Uashat

Maisons de type bungalow, Uashat
Photo Andrée Charest, 2013

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Avantages et désavantages de vivre dans une maison

Dans les anciennes réserves innues, les premières maisons servaient surtout de refuges pour les personnes âgées, infirmes ou malades pendant la période de l’année où tous les autres membres de la bande étaient partis sur leurs territoires de chasse. C’était particulièrement le cas à Betsiamites selon les témoignages des agents des Affaires indiennes et des missionnaires. Parmi ces derniers, dans son Rapport annuel de mission de 1865, le père Arnaud écrivait : « Dans le mois de janvier, presque tous nos Sauvages sont dans le bois, nous n’avons à la mission que les veuves, les malades, les orphelins et ceux qui sont trop vieux pour suivre les chasseurs pendant la mission... » (Arnaud 1865) À Pointe-Bleue, il devait en être aussi de même, mais au moins une partie de ceux qui pratiquaient l’agriculture depuis les débuts de la réserve y résidaient à l’année longue. Pour la « vieille réserve » de Sept-Îles, nous n’avons aucune information précise sur le sujet.

En ce qui concerne les « nouvelles réserves » de Maliotenam et de Nutashkuan, les propos des personnes interviewées sur les avantages et les désavantages de vivre dans des maisons ont été le plus souvent formulés en comparaison avec les avantages et les désavantages de vivre sous la tente. Aussi la vie dans des maisons apparaît-elle comme indissociable de la vie dans une réserve. Parmi les bons côtés de la maison, on mentionne le refuge pour les personnes âgées, la protection contre les intempéries et la chaleur dans les grands froids d’hiver, la tranquillité pour les enfants : « J’étais contente d’être dans la maison de bois, au moins les enfants étaient à l’abri du froid ainsi que les personnes âgées. » (Aînée, Nutashkuan, 2012) Les avantages matériels apparents comme l’eau courante, l’électricité et les appareils électriques divers, etc., sont rarement mentionnés sauf sous la forme de nouveaux besoins dont on pouvait se passer sous la tente :

Mais là, aujourd’hui, je pense que la majorité des gens doivent travailler pour pouvoir avoir le nécessaire pour survivre ici. Avant, tu avais pas besoin de laveuse ni de sécheuse ; maintenant tu en as besoin. T’as besoin d’une TV, pis une TV, t’en as besoin pas juste dans le salon, dans les chambres aussi [rires] ! T’sais, c’est comme ça aujourd’hui.

Aînée, Uashat-Maliotenam, 2011

Ainsi, à une question portant directement sur les avantages de la maison, les réponses dévient rapidement vers les désavantages de la vie en réserve par rapport aux avantages de la vie sous la tente et « dans le bois ». La vie dans une maison dans une réserve est le plus souvent associée aux problèmes sociaux qu’on y rencontre, principalement l’abus d’alcool, de drogues, et le vandalisme, mais aussi aux coûts que cela engendre, à l’individualisme, au contrôle sociopolitique et à la perte de liberté, au stress et à la maladie :

[…] mais il y a beaucoup d’inconvénients […] la modernité, ça n’apporte pas toutes les solutions du monde! Ça apporte beaucoup de problèmes sociaux aussi.

H., 35-60, Nutahkuan, 2012

Avant, on payait pas nos maisons qu’ils nous ont construites. Et présentement, on paie nos maisons. Quand le Ministère a fait construire les maisons, ils ont dit qu’on ne payerait pas nos maisons.

Aîné, Nutashkuan, 2012

Les maisons ont individualisé les gens aujourd’hui. Ça a changé. Autrefois, c’était les tentes, tout le monde pouvait aller se voir. Tu cognes pas à la porte sur la toile, hein... Les premières maisons étaient jamais barrées. Dans la tente, c’est pas barré non plus. Fait que ça a un peu individualisé, mais ça change aussi la société innue. Ça change aussi. La boisson, la drogue, ces affaires-là. Ça fait que ça a changé beaucoup.

Aîné, Uashat-Maliotenam, 2012

Aujourd’hui on est de même, y nous gardent dans des réserves, encadrés. Avant ça, y’en avait pas. Ils donnent la ration. Pourquoi aujourd’hui, des fois, les jeunes, y travaillent pas ? C’est à cause de la ration. Ils reçoivent de l’argent, là… Ça brise, ça. Y’en avait beaucoup de respect dans le temps, aujourd’hui y’en a pas…

Couple d’aînés, Maliotenam, 2012

Q. — Comment te sentais-tu lorsque tu as vécu pour la première fois dans une maison de bois ? Est-ce que tu étais bien ?

R. — Pas tellement bien, je me sentais pas bien. On se sentait emprisonnés, on était souvent malades (physique et mental).

Aîné, Nutashkuan, 2012

Pour certains il y a ambivalence entre la vie dans une maison et la vie sous la tente :

Et c’est pour ça que la tente, c’est important aussi. Et la maison aussi. La maison que j’habite, qu’on habite, c’est très important pour moi, parce que c’est ce qui me sert...

Femme adulte, Mashteuiatsh, 2010-2012

Aucune différence, j’aime les deux façons de vivre. J’aime beaucoup la vie dans une tente et la maison aussi.

Aîné, Nutashkuan, 2012

Pour d’autres encore, des aînés, vivre dans une maison c’est comme vivre un manque de l’essentiel :

J’ai une très belle maison, mais on dirait qu’y manque tout le temps quelque chose. Pis même mes parents, quand on a déménagé, on avait une belle maison aussi, mes parents avaient, t’sais, toute bien. Y étaient pas bien pareil… Pis là, ben aussitôt qu’on les emmenait, en vieillissant, dans le bois, là on les revoyait heureux ! Pis, je pense, c’est dans notre nature, là, qui fait qu’on n’est pas bien là…

Aînée, Uashat-Maliotenam, 2011

En fait, dans les propos de la plupart des personnes interrogées, non seulement chez les aînés, mais aussi chez les groupes d’âge plus jeunes, on perçoit nettement la nostalgie de la vie nomade, sous la tente, dans les bois, en territoire. Ce mode de vie paraît bien davantage valorisé que le mode de vie dans des maisons dans une réserve. Il correspond au fondement même de la culture innue.

C’est pourquoi on trouve encore dans les communautés innues des tentes montées près des maisons ou lors de festivités. Au début de la sédentarisation dans les nouvelles réserves, de nombreuses personnes, surtout des aînées, préféraient vivre dans des tentes près des maisons, plutôt qu’à l’intérieur, du moins pendant les mois d’été : « Pis, même ma grand-mère du côté paternel, là, […] y’a eu une maison : elle l’a jamais habitée. Elle voulait rester dans une tente. Elle avait tout le temps sa tente à côté, pis mon père c’était pareil. » (Aînée, Uashat-Maliotenam, 2011)

La maison comme symbole de l’acculturation, voire de l’assimilation des Innus à la « vie des Blancs »

De plusieurs propos recueillis par entrevues, on peut en déduire que, comme la maison est un emprunt culturel à la « société blanche », y vivre à l’année, dans un milieu urbain en plus, comme à Uashat, c’est vivre comme des Blancs : « Le fait qu’on vit dans des réserves, on achète des stocks de Blancs comme tout le monde, on a grandi avec ça. On vit comme des Blancs maintenant, on est comme des faux Indiens. » (H., 18-35, Uashat-Maliotenam, 2011) Cependant, la cause de cette acculturation est extérieure aux Innus : c’est la faute du gouvernement (fédéral) et des compagnies : « C’est lorsque le gouvernement a commencé, que nous avons commencé à vivre comme des Blancs ; c’est aux gens de ma génération qu’il a menti » (Aînée, Uashat-Maliotenam, 2011) ; « C’est quand la compagnie était là, c’est lui qui a tout changé notre mode de vie, c’est pour ça qu’on vit comme des Blancs, avec l’électricité, la télévision, la radio, téléphone » (Aîné, Uashat-Maliotenam, 2012).

Pour un informateur d’âge médian, certains des membres de sa communauté seraient « assimilés » à la culture eurocanadienne ou « blanche » :

– Moi, dans ma famille, y’en a qui sont devenus carrément sédentaires. Vraiment assimilés à 200 %, là. Vois-tu ? Comme la soeur à mon grand-père, elle, elle ne montait plus dans le bois depuis… pff… des lustres. Elle est devenue carrément Blanche.

Q. – Qu’est-ce que tu veux dire ?

R. – Beau jardin, belle clôture, vraiment Blanche, là. Elle agissait vraiment comme une Blanche. Même ses enfants agissaient comme des Blancs.

Q. – Elle parlait-tu encore innu ?

R. – Oui. […] C’était pas mal… la haute société, si on pourrait dire… à Malio. Tout le temps chic un petit peu, la même manière d’agir que les Blancs… Y’avaient une manière d’agir comme les Blancs, hein !

H., 35-55, Uashat-Maliotenam, 2011

Pour un aîné de Nutashkuan c’est le gouvernement (fédéral) qui a voulu assimiler les Innus en les mettant dans des réserves et en les logeant dans des maisons : « Effectivement, le gouvernement avait espéré assimiler les Indiens en leur donnant des maisons, sauf que les Innus n’ont jamais perdu leurs activités traditionnelles. » (Aîné, 2012) Selon lui, cette volonté d’assimilation remonterait même à la création de la première réserve innue sur la Côte-Nord, celle de Pessamit (Betsiamites). Ainsi, l’assimilation des Innus devait passer par leur sédentarisation, par leur mise en réserve. Et le principal facteur de sédentarisation, toujours selon le même informateur, a été l’école : « La sédentarisation est arrivée avec l’éducation » (id.). De plus, la construction des maisons et la fourniture de certains pièces de mobiliers (lits, divans, tables, fournaises) avaient pour but la dépossession de leur territoire : « Après ça, une fois qu’ils ont assez miroité, assez donné, je pense que c’est plus par rapport au territoire, la chasse, en échange de ça, là. » (id.)

L’identité cultuelle innue étant étroitement liée à la fréquentation du territoire et à la vie nomade, il en résulte que la vie sédentaire dans une maison dans une réserve est perçue comme une perte d’identité : « Il y a eu une perte de contact avec le territoire, avec l’identité, c’est clair. Ça, faut pas le cacher. On est une des premières communautés sédentarisées. » (Femme adulte, Mashteuiatsh, 2010-2012) Par contre, le stéréotype de l’Amérindien chasseur nomade est aussi remis en question :

T’sais, être autochtone, c’est pas juste la chasse pis la pêche ! Ça a d’autres dimensions. […] Là, je peux t’en parler longtemps de l’image stéréotypée de l’Indien, là. Sortons-le du cadre un peu. C’est des valeurs, c’est une langue...

Jeune femme, Mashteuiatsh, 2010-2012

On peut conserver son identité innue tout en empruntant à une autre culture : « Parce que je savais qu’un jour j’aurais à vivre avec ces deux cultures-là, culture autochtone et culture langue française, comment on vit ici. C’est mettre les deux ensemble et équilibrer ça, sans perdre ton identité » (Femme adulte, Mashteuiatsh, 2010 et 2012). Ainsi, pour un groupe de jeunes de Uashat-Maliotenam, vivre dans une réserve n’est pas synonyme d’abandon de sa culture : « On vit comme des Blancs en ce moment sur les réserves, mais on aime notre culture, et on veut en savoir plus. On veut en savoir plus tout le temps… » (Groupe mixte, 18-35)

Le verdict d’assimilation associé à un certain nombre d’emprunts culturels par les Innus à leurs voisins « blancs » est sans doute exagéré, car, si les Innus fréquentent beaucoup moins leurs territoires de chasse, plusieurs y retournent encore vivre sous la tente ou de plus en plus dans des chalets, pour des périodes plus ou moins longues. Et surtout, ils parlent encore leur langue, l’innu aimun. De façon quelque peu surprenante d’ailleurs, la conservation de la langue est présentée par une informatrice comme un des avantages de la vie dans les réserves : « Ça nous a permis de garder la langue, premièrement, ça nous a permis de garder les valeurs. » (Femme 55 +, Uashat-Maliotenam, 2011) Les Innus sont plutôt dans une situation d’acculturation plus ou moins avancée selon les communautés et selon les individus. L’identité culturelle des Innus n’est pas un bloc homogène. Elle comporte des variantes selon la situation géographique des communautés, d’ouest en est, de Mashteuiatsh à Pakuashipi, selon la proximité ou non de centres urbains, et selon les générations aussi.

Conclusion

Selon les témoignages recueillis par entrevues dans quatre communautés innues à Mashteuiatsh, Uashat, Maliotenam et Nutashkuan, la « maison de bois » comme habitation permanente est mal aimée des Innus. On lui attribue peu d’avantages et surtout des désavantages, mais ceux-ci sont indissociables de la vie dans les réserves. En comparaison, la tente est mieux appréciée, étant associée à la vie en forêt, en territoire, dans la nature. On pourrait presque dire que de nombreux Innus, mais sûrement pas tous, sont gênés de vivre aujourd’hui dans des maisons confortables, alors que leurs ancêtres vivaient dans des tentes de toile dans des conditions souvent difficiles par les grands froids de l’hiver. Mais ces difficultés de la vie nomade sont le plus souvent escamotées de la mémoire collective pour mettre surtout en évidence des avantages de la vie sous la tente comme l’indépendance, la débrouillardise, la tranquillité, l’entraide familiale et le partage, les relations avec la nature. En un mot, on y trouvait le bonheur : « La meilleure place où tu vas tout le temps voir des gens heureux, c’est dans le bois. Dans une tente. » (Aînée, Uashat-Maliotenam, 2011)

Comme la vie nomade sous la tente est indissociable de la culture traditionnelle des Innus, la vie sédentaire dans une maison peut apparaître comme un abandon de cette culture, une trahison envers les ancêtres, les grands-parents qui l’ont vécue de façon intensive jusque dans les années 1950-1960, période de la création de la majorité des réserves innues actuelles. D’où un certain sentiment de culpabilité d’être devenus comme des « Blancs », d’être « assimilés » à la culture des « Blancs », d’avoir subi une perte d’identité. Mais cette perte identitaire est loin d’être totale. Il y a certes acculturation, c’est-à-dire emprunt de nombreux traits culturels – surtout matériels d’ailleurs et dont la maison est l’exemple le plus apparent (Vincent 1975) – à la société eurocanadienne, mais de nombreux autres traits caractéristiques de la culture innue perdurent, tels que la langue, la relation avec le milieu naturel, la pratique des activités traditionnelles (même sur une moindre échelle), l’importance des relations familiales, l’entraide, une production artisanale et artistique originale, etc. Dans le contexte de la vie de plus en plus sédentaire dans les maisons dans les réserves et même hors des réserves, la culture innue a changé et continuera à changer. Mais l’identité culturelle innue ne se réduit certes pas à un mode d’habitation, et les Innus sont toujours des Innus même quand ils habitent une maison. Mais ils sont toujours à la recherche d’une « maison identitaire », une maison qui serait adaptée à leur culture et à leurs besoins (Casault 1999).