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En 2009, Paul Bertrand, spécialiste des pratiques de l’écrit au Moyen Âge, publia un article qui remettait en question une notion communément admise par les médiévistes, la révolution de l’écrit des XIIe-XIIIe siècles[1]. Il cherchait à la nuancer et à la doter d’une définition plus claire. Or il annonça d’emblée que ses interrogations ne trouveraient que des amorces de réponses, qu’il affinerait ultérieurement. C’est le but de son ouvrage paru en 2015, Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (1250-1350). Ces « écritures ordinaires » désignent les écrits quotidiens, « liés à une forme de routine » (p. 15) ou à un usage propre à l’écrivant. Bertrand les place au coeur de son analyse, les considérant comme des acteurs influençant les hommes et étant influencés par eux. Il adopte ainsi un regard sociologique mettant l’accent sur les relations entretenues entre les hommes et les écrits.

Bien qu’il s’interroge sur l’existence même de la révolution de l’écrit, Bertrand ne renie pas pour autant l’oeuvre fondatrice de Michael Clanchy qui en avait dressé le portrait de base en 1979. C’est d’ailleurs Clanchy lui-même qui dote cet ouvrage d’une préface élogieuse soulignant ses apports importants dans la réflexion d’ensemble sur cette révolution. On peut relever avec lui les mérites indéniables de ce livre : placer les documents au premier plan, s’intéresser à l’impact de l’appropriation de l’écrit par des gens de basse extraction, proposer une pléiade d’hypothèses et de questions stimulantes. À ce sujet cependant, si les questions posées sont nombreuses et pertinentes, la formulation des hypothèses semble très souvent nous contraindre à choisir entre deux options, sans offrir la possibilité d’explications plurivoques. L’intention de l’auteur n’était sans doute pas de présenter un point de vue aussi dichotomique, mais l’expression de ses hypothèses aurait parfois nécessité plus de nuance.

Après deux chapitres liminaires dans lesquels est défini le cadre spatial, temporel, conceptuel et historiographique de l’étude suivent sept chapitres et un long chapitre conclusif. Chacun se consacre à l’un des aspects des écrits ordinaires qui doivent être inclus dans une définition plus complète de la révolution documentaire. Le premier se penche sur les transformations des modalités de conservation des documents d’archives au XIIIe siècle. Bertrand y soutient que si la révolution documentaire est caractérisée par une multiplication de la production, elle comprend également de profonds changements sur le plan des usages de conservation.

Les trois chapitres suivants se concentrent sur les modifications touchant les textes de ces écrits ordinaires : les mutations et les remplois dont ils ont fait l’objet (chapitre 2), leur mise en recueil accrue et l’optimisation de leur mise en page (chapitre 3), ainsi que les nouveaux systèmes de repérage les structurant plus ostensiblement (chapitre 4). Ces diverses nouveautés sont liées à une transformation dans les modes d’utilisation de ces documents, auxquels on se réfère désormais ponctuellement dans des activités de gestion. Bertrand revient ainsi très souvent—peut-être un peu trop ?—au trio lisibilité-rapidité-efficacité pour expliquer ces transformations documentaires qui seraient ainsi toutes liées à un but très utilitaire. C’est également par ce trio qu’il explique au chapitre 5 le développement de la cursive et l’utilisation croissante des abréviations, auxquelles il lie l’emploi des signes graphiques, des marques et des symboles. Ce chapitre se consacre aux aspects moins textuels des documents et à la difficulté d’en déterminer la signification, souvent propre à une personne ou à un réseau réduit d’individus.

La notion de réseau est centrale dans les deux derniers chapitres, qui sont assurément les plus stimulants. Au chapitre 6, Bertrand développe le concept de « réseau d’écriture ». Il met en lumière les liens unissant les divers types de documents, montrant l’existence de systèmes dans lesquels ils se répondent l’un l’autre et se complètent pour accomplir différentes fonctions (sur lesquelles il revient dans le chapitre conclusif). La même idée de système est explorée dans le chapitre 7 avec la notion de « communauté graphique », qui conjugue les hommes et les documents qu’ils produisent et utilisent. Comme l’identité d’un individu passe d’abord dans son appartenance à des groupes sociaux, les documents qu’il utilise font partie d’une communauté, plus ou moins vaste et structurée. S’intéresser à ces communautés permet de mieux comprendre les documents et les pratiques, en discernant ce qui relève de l’individu et des usages du groupe.

Au total, l’accomplissement le plus important de l’auteur et le grand intérêt de cet ouvrage est de parvenir à articuler dans une même analyse des observations qui ont pu être faites auparavant de manière ponctuelle, tout en apportant des nuances, des détails et de nouvelles idées qui servent bien l’objectif principal : esquisser un portrait plus complet de la révolution de l’écrit des XIIe-XIIIe.