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La gauche canadienne a vécu pendant l’entre-deux-guerres des expériences différentes qui ont aussi influencé les interprétations du mouvement par les historiens. L’historiographie du Parti communiste du Canada (PCC), comme l’histoire de tout le mouvement communiste au XXe siècle, témoigne de controverses assez importantes dans la communauté universitaire. Celle-ci n’a pas échappé aux oppositions idéologiques de l’époque de la Guerre froide. L’historiographie traditionnelle sur le PCC écrite dans les années 1960-1980 est marquée dans une certaine mesure par le contexte politique général de la chasse aux communistes[1]. Les histoires du Parti écrites par ses militants sont plutôt élogieuses et mettent de l’avant le rôle d’avant-garde du Parti dans le mouvement ouvrier[2]. Enfin, l’inaccessibilité des archives de l’Internationale Communiste jusqu’aux années 1990 et une certaine pauvreté des archives canadiennes à l’époque de l’écriture des ouvrages majeurs ont rendu incomplète toute recherche existante sur le communisme canadien[3].

L’historiographie traditionnelle du mouvement communiste a eu tendance à mettre l’accent sur la soumission politique de la section canadienne à la « ligne » de l’Internationale Communiste (ou le Comintern). Dans cette perspective, le Comintern lui-même était considéré comme une marionnette du Parti communiste de l’URSS. Les historiens ont surtout étudié la « Troisième période » (1928-1934), considérée comme le temps le plus sombre du Comintern où toutes activités des sections nationales étaient dictées par les besoins de l’URSS stalinisée. Selon cette analyse, les intérêts et les demandes immédiates des travailleurs canadiens ont été écartés au profit des tactiques du Comintern et de l’URSS. Pourtant, selon certaines études récentes, les relations entre l’URSS et le Comintern étaient assez compliquées et le discours et les politiques du Comintern allaient souvent à l’encontre des intérêts tactiques et même stratégiques de l’URSS[4]. En outre, plusieurs recherches portant sur les sections-membres du Comintern ont démontré une certaine indépendance de ces derniers par rapport au « centre »[5]. À l’exception de quelques articles, aucune étude dans cette optique « révisionniste » n’a été faite pour le PCC[6].

Les rapports entre les dirigeants du PCC et ses membres moyens et intermédiaires, à quelques exceptions près, n’ont pas non plus fait l’objet d’étude par les chercheurs canadiens[7]. La présente recherche étudie la question de la dissidence et de la résistance aux directives du leadeurship national au sein du parti canadien, un sujet toujours lacunaire dans l’historiographie du PCC. Elle représente une première analyse des documents du Comintern dépouillés lors de recherches en archives à Moscou, notamment sur les correspondances entre le PCC, la Ligue de la jeunesse communiste du Canada, le Comintern et l’Internationale des jeunes communistes. Ces documents, encore peu connus au Canada, nuancent les thèses de l’historiographie traditionnelle. Ils témoignent des relations assez complexes entre la direction nationale du Parti et de la Ligue et ses leadeurs locaux, cadres moyens et intermédiaires aussi bien que entre les leadeurships de la Ligue et du Parti. Cette étude essayera de démontrer à l’aide de quelques exemples précis comment, dans quels domaines, pendant quelles périodes et dans quel contexte se manifestaient la désobéissance des masses et les initiatives « d’en bas ».

Promouvoir la révolution mondiale : la fondation du Parti communiste du Canada

Les idées socialistes se sont répandues au Canada à la fin du XIXe siècle, mais elles ont été lentes à se développer comme « une force visible et une doctrine viable »[8]. Toutefois, au début du XXe siècle, O. D. Skelton les a caractérisées comme faisant partie du « mouvement politique international le plus remarquable dans l’histoire rassemblant huit millions d’électeurs et représentant chaque pays civilisé »[9]. Le socialisme a commencé à pénétrer activement le Canada en 1890, quand des sections du Socialist Labor Party américain ont vu le jour à Montréal, Toronto et Winnipeg. Un premier parti socialiste national—le Parti socialiste du Canada—a été fondé en 1904 par la fusion de la Ligue socialiste canadienne et du Parti socialiste de la Colombie-Britannique. Marxiste et révolutionnaire, ce parti s’est scindé en 1911 ce qui a mené à la fondation d’un parti plus réformiste, le Parti social-démocrate du Canada, qui joint l’Internationale Socialiste. En même temps, en Ontario, une section canadienne du Parti socialiste d’Amérique du Nord a été créée. En 1917, un premier parti travailliste du Canada, l’équivalent du Parti travailliste britannique, a apparu.

La croissance économique, accompagnée de l’augmentation de la classe ouvrière et la participation à la Première Guerre mondiale, a davantage renforcé le mouvement de gauche au Canada, tandis qu’en Russie, cette guerre a provoqué une explosion sociale et politique sans précédent. La Révolution russe de 1917 a eu une influence primordiale sur la scission à l’intérieur du mouvement socialiste canadien. Selon Norman Penner, un autre évènement de 1918, à savoir l’adoption du Manifeste par le Parti travailliste britannique (Labour and The New Social Order), a aussi précipité une division idéologique au sein de la gauche canadienne. Ces deux évènements ont représenté deux voies distinctes pour le socialisme canadien, l’une prônant la révolution et l’instauration de la dictature du prolétariat, l’autre prônant la réforme du système capitaliste[10].

Cette première voie a été choisie par une partie des socialistes qui ont fondé en 1921 le Parti communiste du Canada (PCC). Dès sa fondation, celui-ci est devenu une section du Comintern, né en mars 1919 sous l’initiative de Lénine. Le but du Comintern était de regrouper les partis socialistes révolutionnaires et promouvoir la révolution mondiale[11]. L’Internationale des jeunes communistes (IJC), affiliée au Comintern, est fondée en novembre de la même année pour mener le travail de propagande communiste parmi les jeunes. La jeunesse communiste canadienne ne rejoint cette Internationale des jeunes qu’en 1923 en fondant la Ligue de la jeunesse communiste du Canada (LJCC) et l’organisation des Jeunes Pionniers (JP).

Les années 1920 : le Parti communiste—« une fédération des différentes fédérations » ?

En acceptant les vingt-et-une conditions d’admission au Comintern, les communistes canadiens ont consenti à hiérarchiser et centraliser leurs structures, selon le principe du centralisme démocratique : les organes subordonnés étaient censés suivre toute directive des organes supérieurs. Une discipline rigoureuse et une mise en oeuvre rapide et complète de toutes les décisions du Comité exécutif national étaient également exigées dans la constitution de la LJCC[12]. Pourtant, est-ce que ces principes sont réellement appliqués au cours des années 1920 et 1930 ? Comment et à quel point le Comité central du Parti communiste et le Comité exécutif de la Ligue de la jeunesse communiste du Canada arrivent à contrôler les sections locales ?

Les rapports envoyés par le Comité central du PCC et le Comité Exécutif de la LJCC aux exécutifs du Comintern et de l’IJC dans les années 1920 démontrent que les organisations canadiennes locales ne suivent pas les politiques imposées par les organes centraux. Parfois les groupes locaux manquaient de ressources organisationnelles, humaines et financières. Dans d’autres cas les cadres moyens et intermédiaires essayent d’adapter les directives cominterniennes aux réalités locales ou s’opposent à ces dernières. Tel était le cas des organisations fondées sur des principes ethniques et linguistiques : les associations communistes juive, finlandaise ou encore ukrainienne. Faisant formellement partie du PCC, elles gardaient dans les années 1920 une certaine indépendance. C’est cette autonomie des organisations communautaires que le CE du Comintern critique à plusieurs reprises. Notamment, en aout 1924, dans une lettre au Comité central du PCC le représentant de l’exécutif du Comintern Arthur MacManus, parle des défauts du parti canadien, dont le principal est l’absence d’une structure centralisée, d’un centre qui coordonnerait les activités des divers groupes communistes. Il constate l’existence de plusieurs groupes d’émigrés (finnois, russes, ukrainiens, juifs) qui ont peu de contact entre eux et avec le Comité central et sont donc semi-indépendants[13]. Le même constat s’applique, selon MacManus, à la situation des groupes de femmes :

Le travail du Parti canadien parmi les femmes travailleuses a donné des résultats qui montrent que ce genre d’activité offre bien des possibilités. Mais nous remarquons dans cette branche de notre travail un certain penchant de notre Ligue des femmes à vouloir rester « entièrement sans parti ». Notre travail parmi les femmes doit avoir pour base et pour directives la popularisation de notre programme parmi les femmes en même temps que d’assurer leur confiance au Parti. Ceci doit rester toujours notre effort principal[14].

Otto Kuusinen, l’un des personnages éminents du Comintern, membre du secrétariat et l’un des fondateurs du Parti communiste finlandais, l’affirme aussi dans une résolution concernant le PCC :

L’organisation du Parti est encore très peu développée […] Le Parti à beaucoup d’égards n’est aujourd’hui qu’une Fédération des différentes fédérations de langues. Il faut sortir de cet état de choses pour arriver d’une façon conséquente à une centralisation plus forte de l’organisation[15].

La situation est presque identique pour la Ligue de la jeunesse communiste canadienne. Dès la création de la Ligue, ses dirigeants sont obligés de constater que l’organisation a une structure extrêmement décentralisée, fédéraliste et possédant plusieurs sections linguistiques qui ont peu de contact entre elles et avec le « centre » national. Ce multiculturalisme et multilinguisme du mouvement, y compris parmi les Jeunes Pionniers, sont vus sous un jour négatif par le leadeurship de la Ligue[16]. Ainsi, en novembre 1925, dans une lettre-rapport à l’IJC, Stewart Smith, secrétaire national de la Ligue entre 1924 et 1926, en décrivant la situation de la jeunesse communiste canadienne parle de la difficulté d’assurer sa cohésion. Celle-ci est entravée, entre autres, par l’existence de plusieurs pôles linguistiques et ethniques à l’intérieur du mouvement communiste, où « les camarades semblent s’entendre beaucoup mieux quand unifiés par la même langue » et voient en la LJCC « un lieu d’association et de divertissement » plutôt qu’une organisation politique et militante[17]. Il est à noter que l’IJC critique souvent la Ligue pour l’existence de sections linguistiques basées sur les principes ethniques. Ainsi, dans une lettre qui date du 10 janvier 1927, l’IJC critique sévèrement la Ligue canadienne pour « avoir construit sa structure organisationnelle selon les principes nationaux », ce qui est une fausse tactique, selon le CE de l’Internationale, parce que « l’existence des unités linguistiques conduit à des divisions entre les jeunes ouvriers et l’isolement dans la lutte générale dans les syndicats, les ateliers et les mines »[18].

C’est surtout dans la Ligue de la jeunesse communiste que les différences linguistiques et culturelles vont amener dans les années 1920 à de vraies résistances des cadres locaux aux directives du « centre ».

La résistance dans la Ligue de la jeunesse communiste du Canada

Un cas révélateur de l’opposition d’une section locale est celui de la section ukrainienne. Les rapports entre le CE national de la Ligue et cette section dans l’Ouest canadien commencent à devenir tendus au milieu des années 1920. En mai 1927, la direction constate que la section ukrainienne néglige la Ligue et reste une organisation purement culturelle[19]. À la fin de l’année, Oscar Ryan et John Weir, tous les deux membres du Comité politique du CE national de la Ligue constatent que l’organisation de jeunesse ukrainienne « retarde le travail de la Ligue », tandis qu’à Vancouver elle « affaiblie la Ligue et les Jeunes pionniers »[20]. Enfin, en avril 1928, Weir critique les organisations ukrainiennes pour leur manque de coopération avec la Ligue. Le CE décide alors d’envoyer une lettre à l’association ukrainienne en lui demandant d’encourager la coopération avec les jeunes communistes[21].

Au cours de 1928, les tensions entre le CE national de la Ligue et la section ukrainienne deviennent particulièrement prononcées et sont couronnées par des confrontations ouvertes. Un exemple de ces tensions est lorsque la rédaction du journal ukrainien « Youth’s World » destitue Weir sans consulter ni prévenir la Ligue et le PCC, chose inimaginable considérant la discipline que le Parti et la Ligue essayaient d’imposer à ses membres. Les membres ukrainiens accusent Weir de mener un travail peu satisfaisant à Winnipeg, de ne pas participer au travail des organisations de masses ukrainiennes, d’être engagé dans des activités fractionnelles à l’intérieur du parti, enfin d’être « peu fiable et anti-ukrainien ». La Ligue s’oppose à cette destitution qui est, de plus, suivie par un conflit avec le Parti qui appuie au début la décision de la section ukrainienne[22].

Dans ses bulletins d’information pour les mois de janvier et février 1929, le CE de l’Internationale des jeunes communistes, après avoir consulté le leadeurship national, souligne que la Ligue canadienne a toujours une structure fédéraliste et peu centralisée, avec des organes centraux qui n’existent que sur le papier :

Quand on parle des groupes des jeunes communistes il s’agit surtout des groupes linguistiques (finnois, ukrainiens ou juifs) […] Dans les villes où il y avait plus qu’un groupe, le plan était de créer des comités centraux des villes. Les groupes locaux étaient censés envoyer leurs représentants dans les comités de ville. Mais ce plan existe que sur le papier. La structure reste fédéraliste et pas centralisée […] Les Ukrainiens jouent un grand rôle dans la Ligue, ils agissent comme un bloc et empêchent de suivre aucune autre ligne que la leur […] Il y a un conflit entre la Ligue de la jeunesse communiste et la section de jeunesse de « l’Union ukrainienne des ouvriers et des fermiers ». Cette section de jeunesse organise des groupes de lecture, des clubs de sport et d’amusement. Les camarades de cette section ne veulent pas que leurs membres soient impliqués dans les activités politiques[23].

En 1928-29, le conflit entre le CE national de la LJC et ses sections provinciales s’accentue, surtout à cause de l’étape finale de la chasse aux trotskistes. La répression de Trotski et de ses adhérents, entamée par Staline en URSS en 1924, est présente dans toutes les sections nationales et les organes centraux du Comintern. Au Canada, elle provoque de nouveaux conflits entre les organes centraux du Parti et de la Ligue et les sections linguistiques et locales.

En 1928, le leadeurship de la Ligue se prononce contre l’Opposition (Trotski, Zinoviev, Kamenev et leurs adeptes) à l’intérieur de la Ligue de la jeunesse communiste (Komsomol) et du Parti communiste de l’URSS et appuie l’expulsion de ces derniers du parti et de la ligue soviétique, jugée comme « une démarche juste et nécessaire »[24]. Dans une lettre à l’IJC qui date du décembre 1928, la direction de la Ligue constate la présence de Trotskistes dans sa section de Toronto[25]. C’est dans l’objectif de combattre et de réfuter le Trotskisme que le département d’agitation et de propagande de la Ligue décide de faire circuler à ce moment le résumé des discours anti-trotskistes des chefs du Comintern à son Sixième Congrès[26].

Les oppositions ne disparaissent pas au début des années 1930, quand les communistes canadiens essayent d’adopter les nouvelles tactiques cominterniennes dans le cadre de ce que les historiens du communisme appellent le « tournant à gauche », une politique du refus de toute collaboration avec les sociaux-démocrates.

Les années 1930 : les initiatives d’en bas

L’année 1927 est marquée par des changements importants dans l’arène internationale. La situation change pour l’URSS quand le gouvernement conservateur anglais rompt ses relations diplomatiques avec l’État soviétique, entre autres à cause de l’activité du Comintern en Chine et de son soutien au mouvement gréviste au Royaume-Uni. Moscou interprète cette action comme un préparatif à la guerre impérialiste contre l’URSS, surtout vu que les relations avec la France se détériorent à la même époque. Dans ces circonstances, le Comintern se radicalise « automatiquement et presque contre son gré » et retourne à la rhétorique révolutionnaire en « tournant à gauche »[27] .

Les documents d’archives du Comintern témoignent de la collaboration de Staline et de Boukharine, dirigeant de facto du Comintern à partir de 1926, dans la justification du « tournant à gauche ». Dans une « Lettre d’information » envoyée par Boukharine aux leadeurs des sections nationales du Comintern en septembre 1929, il s’agit de la situation internationale tendue et de la campagne des puissances occidentales pour former un front antisoviétique et entamer une guerre contre l’URSS. Les sociaux-démocrates allaient, selon cette analyse, rejoindre ce front antisoviétique. Une plus grande mobilisation et radicalisation ainsi qu’un travail de propagande démasquant la social-démocratie devaient être organisés[28]. Les analyses élaborées par Boukharine en 1927 sont adoptées lors du VIe Congrès du Comintern en juillet-septembre 1928 avec plusieurs amendements de la délégation russe dont certains proposés par Staline. Les modifications insistaient sur la nécessité d’une discipline de fer interne et la subordination absolue de la minorité à la majorité[29].

En adoptant cette politique, le leadeurship du PCC se met dans une situation difficile, puisque les cadres locaux du Parti et de la Ligue s’opposent à cette tactique et préfèrent collaborer avec les sociaux-démocrates et les organisations pacifistes. Ainsi, en juin 1930, Bill Kachtan, l’un des leadeurs de la LJC et futur dirigeant du PCC, dans une lettre à l’IJC, se plaint des oppositions à la nouvelle politique du Comintern dans les villes de Sudbury, Timmins et Montréal. Cela oblige le CE de la Ligue d’y envoyer des organisateurs pour régler ces problèmes avec les secrétariats sur place. Dans la même lettre, il mentionne l’envoi de quelques membres du CE national, loyaux à de nouvelles tactiques du Comintern, à Winnipeg et Port Arthur. À Winnipeg, selon Bill Kashtan, le leadeurship était pessimiste par rapport au travail politique et ne croyait pas du tout en la possibilité de continuer les activités dans la province du Manitoba :

On a également envoyé nos organisateurs à Sudbury et Timmins, et à Montréal (il y a de l’opposition là-bas de la part des leaders au Secrétariat en ce qui concerne le changement de la forme de la direction, mais à la fin on a réussi de faire comprendre aux camarades l’importance et la portée de ce changement). Et on envoie aussi un camarade à Winnipeg et Port Arthur dans une semaine. À Winnipeg, il y a une incrédulité absolue de la part des camarades dans les possibilités du travail de mobilisation. [...] Ils sont pessimistes par rapport à ce travail, mais le camarade qui va y aller aura comme tâche de mobiliser le soutien de la lettre de l’IJC et de la résolution de la Polburo [sic] aussi bien qu’utiliser des méthodes organisationnelles contre les camarades qui ne mènent pas à bien nos décisions. Nous envoyons également un camarade à Vancouver. Le seul district qui n’est pas couvert est la Nouvelle-Écosse à cause du manque de cadres dirigeants[30].

Malgré le discours des dirigeants du PCC contre la social-démocratie que le Comintern appelle désormais le « social-fascisme », les cadres moyens et intermédiaires ne suivent que partiellement les directives du centre. L’arrestation des leadeurs du parti en 1931 et le contexte général de la répression des communistes, les obligent à proposer en 1933 un front commun avec la Cooperative Commonwealth Federation (parti social-démocrate, prédécesseur du Nouveau Parti Démocratique) et cela, deux ans avant l’adoption officielle, au cours du VIIe Congrès du Comintern en juillet 1935, de la politique cominternienne du Front populaire—une politique qui prévoit le retour à la collaboration avec d’autres formations de gauche ! En ce qui concerne la Ligue de la jeunesse communiste, elle intègre la nécessité d’un front commun avec les sociaux-démocrates et même avec des organisations modérées de centre dans le domaine de l’éducation et des besoins immédiats des enfants aussi tôt qu’en mai 1932[31] !

C’est surtout durant la Grande dépression que les membres moyens tout comme les dirigeants locaux démontrent leur capacité d’agir de manière autonome. Еn reformulant la thèse de Norman Penner, historien de la gauche canadienne, nous pouvons dire que les cadres locaux n’avaient pas besoin des directives et des instructions du Comité central pour comprendre que le chômage était très important partout au Canada et que les chômeurs devaient être organisés pour y résister[32]. C’est à cette époque que les communistes s’impliquent dans les campagnes de secours aux chômeurs avec des formations de gauche socialiste. La grève dans les camps de secours pour les chômeurs à Vancouver et « En marche vers Ottawa » (« On-to-Ottawa-Trek »), en 1935, représentent des exemples d’initiatives par le bas, dans ce cas-ci d’un groupe de chômeurs au camp de secours de Vancouver, dont quelques cadres moyens du PCC. Le PCC appuie leurs revendications en lançant un appel aux milliers de sans-travail et en les invitant à se rendre à Ottawa et à présenter leurs demandes au gouvernement fédéral. « En marche vers Ottawa » devient un vrai mouvement de masse dont le succès était inimaginable pour le leadeurship du PCC. Plus d’un millier d’hommes de la Colombie-Britannique et de l’Alberta montent dans les wagons de marchandise à destination d’Ottawa, et reçoivent de l’argent et de la nourriture de la population sur la route. La fin de cette initiative est bien connue : les chômeurs ne se rendent pas plus loin que Régina, où la Gendarmerie Royale du Canada, conformément aux ordres reçus d’Ottawa, charge à cheval et réprime violemment le mouvement en faisant usage de gaz lacrymogène et d’armes à feu[33].

En parlant des rapports entre les masses et les leadeurships dans le Parti communiste et la Ligue de la jeunesse, il est important d’évoquer un autre aspect—les relations complexes entre les deux organisations—les communistes adultes et les jeunes.

Les adultes et les jeunes : les rapports entre la Ligue et le Parti

Selon la Constitution de la LJC du Canada, celle-ci « est politiquement subordonnée au parti », mais « autonome en ce qui concerne la question de l’organisation»[34]. La Constitution prévoit également la représentation mutuelle du Parti et de la Ligue à tous les niveaux. Le représentant du parti a également le droit de vote. La coopération au niveau des noyaux de la Ligue et du Parti, si ces deux sont organisés au même endroit, par exemple dans le même atelier, la même entreprise, usine ou fabrique, est favorisée, sans que la Ligue perde son identité en tant qu’une organisation de jeunesse[35]. Pourtant, selon la Ligue, le Parti ne respecte pas toujours l’indépendance organisationnelle de la section de jeunesse et essaye, à plusieurs reprises, d’influencer la Ligue et de lui imposer ses décisions. En 1924, le Parti va jusqu’à proposer à la Ligue d’expulser trois membres de la section juive de la Ligue, dont le travail semble être inefficace. Cette sorte d’intervention dans la vie de la Ligue n’est pas prévue dans la Constitution de cette dernière, les expulsions étant le domaine des Comités exécutifs des villes et de l’Exécutif national[36]. La Ligue s’oppose ouvertement à cette « proposition » et ne fait que suspendre temporairement les membres en question[37].

Certains activistes de la Ligue vont, dans les années 1920, jusqu’à remettre en cause l’efficacité du travail du parti en comparaison avec celle de la Ligue. Ainsi, au cours du Troisième Congrès de la Ligue en 1925, Swartz, jeune militant communiste dans l’Ouest canadien, parle des activités de la Ligue dans l’Ouest, notamment dans les zones d’exploitation minière où « il était difficile de dire si c’était la Ligue qui soutenait le Parti ou le Parti qui soutenait la Ligue, puisque le rôle de la Ligue était très efficace et agressif »[38].

Les rapports entre les deux ne s’améliorent pas une année plus tard : au Quatrième Congrès de la Ligue, en juin 1927, et le PCC et la LJC se lancent des critiques réciproques et insistent sur une plus grande coopération qui, au niveau des résolutions, doit se manifester surtout dans le domaine du travail syndical, notamment dans la convocation des conférences syndicalistes et l’organisation des jeunes travailleurs non-organisés[39]. En 1928, lors de la crise dans les rapports entre l’Exécutif national de la Ligue et la section ukrainienne à Winnipeg, abordée ci-dessus, le Parti soutient au début les Ukrainiens et s’oppose à l’envoi des leadeurs de la Ligue à l’école Lénine à Moscou pour une formation communiste fournie par le Comintern. La Ligue réagit en envoyant une résolution assez acerbe au Politcom du Parti communiste protestant contre une « attitude condescendante » de la part du Parti envers la Ligue et contre l’opinion de certains camarades adultes « qu’il n’est pas possible de faire confiance aux jeunes communistes et que ces derniers vont cesser d’être communistes après leur retour de l’école [Lénine] »[40]. Dans la même résolution, le CEN menace d’avoir recours à l’autorité du Comintern et de l’Internationale des jeunes communistes si le Parti ne revient pas sur sa décision concernant l’envoi de Carr et Weir à Moscou[41].

« Bons syndicalistes » ou « bons bolcheviks » ?

Il n’y a pas d’histoire, sans doute, où les controverses idéologiques et les différences d’interprétation sont plus prononcées que dans les études de la gauche et surtout du communisme. Dans ce sens, le Parti communiste du Canada s’est retrouvé dans une situation particulièrement précaire. Il a été traité par les études traditionnelles comme une formation monolithique, extrêmement centralisée et se caractérisant par l’omniprésence d’une discipline de fer à tous les niveaux. Pourtant, les documents d’archives du Comintern démontrent une certaine autonomie des sections locales du Parti et de la Ligue de la jeunesse communiste : les initiatives locales, les dissidences, voire des refus de suivre les directives du Comintern se multiplient, même à l’époque où la centralisation et la hiérarchisation des structures du Comintern était la plus forte. En outre, les rapports entre les leadeurships du Parti communiste et de la Ligue de la jeunesse se sont caractérisés par une série de conflits et d’affrontements.

Une certaine indépendance des cadres moyens et intermédiaires et des leadeurships locaux par rapport aux directives de la direction nationale étant constatée, une série de réflexions s’impose sur les facteurs qui ont permis cette flexibilité : pourquoi est-ce que cette résistance d’en bas aux directives du leadeurship du PCC et de la LJC était-elle possible au Canada ? Est-ce que c’est en raison de la géographie canadienne, des longues distances et la difficulté, voire l’impossibilité, d’établir des contacts personnels à cause des couts élevés des voyages ? Il est à noter que les communistes canadiens en parlent souvent dans leurs rapports en se plaignant également du manque de financement[42].

Est-ce que c’est le fédéralisme canadien qui a permis une certaine indépendance des cadres locaux ? Ou bien est-ce que les désobéissances et une certaine flexibilité des politiques locales étaient possibles parce que le leadeurship et les masses ne parlaient pas (littéralement !) la même langue ? Enfin, est-ce que les traditions et les expériences syndicalistes ont encouragé les organisateurs locaux à travailler en « bons syndicalistes » plutôt qu’en « bons bolcheviks »[43] et à profiter de toute occasion pour adapter les idées révolutionnaires aux réalités environnantes ? Il nous semble qu’il est possible de répondre par l’affirmative à toutes ces questions et d’ainsi introduire dans l’étude historique du communisme canadien un nouveau paradigme d’analyse qui permettra de prendre en compte la complexité des rapports entre les différents acteurs—au niveau international, national et local—à l’intérieur du mouvement communiste.