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Dans la continuité d’une déclaration de solidarité avec les étudiants parue dans Le Monde la veille de la première nuit des barricades[1], le Comité d’action étudiants-écrivains s’est constitué le 18 mai 1968 et a tenu sa réunion inaugurale le 20 mai à l’annexe Censier. Pendant des mois, le Comité rédigera des tracts et des communiqués, participera à des assemblées et organisera des manifestations, en plus de publier deux bulletins, le premier en octobre 1968, distribué par le journal Action, le second au printemps suivant, sans dépôt légal, qui ne connaît qu’une diffusion confidentielle. Parmi les membres du Comité, outre Maurice Blanchot et Dionys Mascolo, qui en sont les principaux animateurs jusqu’à la scission de février 1969, on compte Monique et Robert Antelme, Jacques Bellefroid, Pierre Bouvier, Claude Courtot, Marguerite Duras, Jean Duvignaud, Louis-René des Forêts, Philippe Gavi, Georges Lapassade, Jean-Jacques Lebel, Michel Leiris, Solange Leprince, Maurice Nadeau, Christiane Rochefort, Huguette et Jean Schuster, Georges Sebbag, ainsi que des étudiants et des militants dont les noms ne nous sont pas parvenus. À de rares exceptions, les textes du Comité ont été publiés anonymement, comme c’était la règle dans les milieux militants de l’époque, selon un usage que Blanchot qualifiait de « communisme d’écriture[2] ».

À partir des archives de Mascolo, une large part de la production militante du Comité a été rassemblée et publiée il y a vingt ans dans un numéro de la revue Lignes[3]. Mais, en plus de laisser de côté plusieurs communiqués et tracts, entre autres les « tracts-poèmes » qui figurent dans la collection de la Bibliothèque nationale de France (BnF), ce dossier faisait l’impasse sur le second bulletin du Comité, dont un exemplaire est conservé à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC). D’autres documents, dont plusieurs inédits, se trouvent aussi dans les fonds Duras et Mascolo de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et dans les archives de Blanchot acquises par l’Université Harvard. À l’occasion du cinquantième anniversaire des événements, nous publions quelques-uns de ces textes, qui témoignent de la diversité des pratiques d’écriture du Comité et qui éclairent l’aventure de ce collectif d’agitation et de propagande, dont il faut rappeler qu’il n’était que l’un des quatre cent cinquante comités d’action recensés dans la région parisienne au plus fort de la grève. Dans le souci de restituer la parole d’une époque, les documents sont reproduits tels quels. Le titre que nous donnons à cet ensemble est emprunté à Blanchot, qui décrivait ainsi les « mots de désordre » disséminés au gré des tracts, des affiches et des bulletins : « Comme la parole sur les murs, ils s’écrivent dans l’insécurité, sont reçus sous la menace, portent eux-mêmes le danger, puis passent avec le passant qui les transmet, les perd ou les oublie[4]. »

Jean-François Hamel

Nous sommes tous la pègre

Le pouvoir bourgeois ébranlé, après avoir mis au compte de quelques enragés le déclenchement du mouvement qui s’est étendu à tout le pays, attribue les récentes et violentes manifestations à des provocateurs, des émeutiers, des voyous, à la pègre. Selon lui, seuls les étudiants seraient excusables d’avoir eu recours aux barricades.

Or, c’est une victoire du mouvement étudiant que d’avoir su rallier à son action d’autres couches de la population, travailleurs, chômeurs et jeunes gens qu’il est vain de traiter de « voyous » quand ils ont rejoint le combat révolutionnaire.

Le Comité étudiants-écrivains se déclare solidaire des jeunes gens en colère, « enragés » d’hier, « blousons noirs » d’aujourd’hui.

Contre toute tentative de ségrégation à l’intérieur du mouvement, nous qui avons participé aux actions attribuées à une prétendue pègre, nous affirmons que nous sommes tous des émeutiers, que nous sommes tous la pègre.

« Le Comité d’action étudiants-écrivains : nous sommes tous la pègre » Le Monde, 28 mai 1968, p. 8

Au lendemain de la deuxième nuit des barricades, le 25 mai, Christian Fouchet, ministre de l’Intérieur, accuse la « pègre » issue des « bas-fonds de Paris » de s’être livrée à une « folie meurtrière » lors des émeutes du Quartier latin. Le Comité lui répond par voie de communiqué en s’appropriant sa rhétorique, comme l’avaient fait spontanément les manifestants qui scandaient « Nous sommes tous des Juifs allemands » après l’interdiction de séjour de Daniel Cohn-Bendit. La déclaration illustre en outre le parti pris du Comité pour la spontanéité de la foule insurgée, aux dépens des organisations, syndicats et partis qui voudraient en domestiquer la puissance politique. Dans Le Monde, ce communiqué était accompagné des précisions suivantes : « Ce comité, qui est l’un des comités d’action fondés le 3 mai, comprend une soixantaine d’écrivains, parmi lesquels : Maurice Nadeau, Nathalie Sarraute, Bernard Pingaud, Maurice Blanchot, Jean-Pierre Faye, Claude Roy, Jean Duvignaud, Louis-René des Forêts. » À l’automne 1968, le texte sera intégré à un ensemble de tracts et de déclarations publié par Les Lettres nouvelles[5]. Il n’a jamais été réédité depuis.

Le temps se gonfle

Le temps se gonfle

 le sursaut arrache

déchire les phrases

 ces rhétoriques

 ces parures

d’oiseaux exotiques

 de précieuse bourgeoisie

l’ART n’est pas assemblage spéculatif

IL EST CRI POPULAIRE

Tract ronéotypé, sans date, BnF/LB61-600-4869

On trouve dans la collection de la BnF quatre tracts poétiques (« Je ne dirai que pour vous, mes camarades », « Sono maoïste anar », « Séisme », « Le temps se gonfle ») qui portent la signature du Comité d’action étudiants-écrivains et, pour trois d’entre eux, les initiales P. B. Ils ont été écrits par Pierre Bouvier, l’un des animateurs du Comité Poésie de l’annexe Censier dont les activités (la collecte de textes poétiques auprès des ouvriers et des étudiants, la création collective de poèmes, l’organisation de « commandos d’action poétique ») étaient menées en collaboration avec le Comité révolutionnaire d’agitation culturelle de la Sorbonne. On trouve à la BDIC deux autres tracts poétiques signés par le Comité d’action étudiants-écrivains (« Acier plastique gaz » et « Foule »). Certains de ces poèmes, qui avaient été épinglés sur la porte de la « ronéo » de Censier, seront repris dans l’anthologie de tracts La révolution par elle-même[6]. Aux côtés de Georges Lapassade et Jean-Jacques Lebel, Bouvier participera au second bulletin du Comité, défini comme un « bulletin tract », auquel il apportera la présentation et deux autres poèmes.

La revendication de pauvreté

Le Comité d’action étudiants-écrivains, dans la perspective de soutenir la lutte de tous les travailleurs contre une idée ségrégationniste de l’État, dénonce :

toute information qui tendrait à atomiser le Mouvement du trois Mai en éléments honnêtes et revendicatifs entraînés dans des actes répréhensibles par des éléments malhonnêtes incontrôlés,

affirme

qu’en révolution, il ne se trouve que des droits avec pourtant le devoir de réussir,

qu’il n’est point d’acte répréhensible qui ne trouve son origine dans l’exercice lui-même répréhensible d’un pouvoir usurpé,

revendique

au titre de la crise calculaire qui frappe la société bourgeoise dans tous ses organes,

les enragés,

les groupuscules,

les provocateurs à la solde de l’étranger,

les pillards,

les blousons noirs,

les incontrôlés,

la chienlit,

qui ont pour mérite d’accentuer le clivage entre nous, c’est-à-dire le refus radical, et l’autre, c’est-à-dire le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas encore déserté,

affirme

qu’il restera insensible à tout chantage à une débâcle économique qui n’atteindrait que la richesse,

se félicite

de ce que la bourgeoisie ait eu intérêt en des temps de sécurité à faire croire à la jeunesse qu’elle était unie quand elle ne l’était que dans une forme de consommation,

déclare

que la forme entraîne le fond,

reconnaît là,

que tout système oppresseur secrète sa propre condamnation,

admire

que cette apparence de réussite qui confondait dans le visage de la rue ouvriers et étudiants, leur ait permis de se reconnaître comme des produits contradictoires d’une même aliénation, richesse et non richesse ; de refuser radicalement une société qui condamne à acheter ou à ne pas pouvoir acheter ; de refuser l’achat, de choisir la même décente pauvreté pour chacun dans la réalisation d’un idéal révolutionnaire ; de choisir l’amour et non le prix,

revendique,

parce que la richesse semble n’avoir pu se définir comme instrument de bonheur que dans l’expérience de son manque,

LE DROIT À LA PAUVRETÉ.

« La revendication de pauvreté » La Quinzaine littéraire, no 52, 15 juin 1968, p. 7

« La revendication de pauvreté » est le premier des deux textes que le Comité publie dans La Quinzaine littéraire. Aucun n’a été réédité. À mi-chemin du tract poétique et de la motion d’assemblée, s’y manifestent l’aspiration anticapitaliste du Comité et son esprit libertaire, hostile au régime gaulliste et à tout pouvoir d’État. Le texte est suivi d’une brève présentation du Comité : « Dès les premiers jours de l’occupation de la Sorbonne par les étudiants, quelques écrivains, décidés à soutenir leur mouvement et celui des travailleurs en général, ont participé à la Commission d’agitation culturelle de la Sorbonne avant de former avec les étudiants un Comité d’action siégeant en permanence. Au cours de réunions animées en particulier par Dionys Mascolo, Robert Antelme, Georges Lapassade, Jean Duvignaud, Maurice Blanchot, un certain nombre de positions ont été prises et des communiqués rédigés qui ont contribué à définir une attitude commune au regard des événements et de la situation en général. La Quinzaine littéraire était représentée par Maurice Nadeau. » On notera que les fondateurs de l’Union des écrivains (Jean-Pierre Faye, Bernard Pingaud, Nathalie Sarraute, etc.), qui ont pris d’assaut le siège de la Société des gens de lettres à l’Hôtel de Massa le 21 mai, ne figurent plus parmi les membres du Comité.

Les murs de la Sorbonne

Donnez un diplôme à ce vieux serviteur de la bureaucratie éclairée et qu’il parte ! — Pour la liberté, le viol, transformation de la chapelle en urinoir. — Ne vous excitez pas sur les bâtiments camarades, nos cibles sont les institutions. — Toute vue des choses qui n’est pas étrange est fausse. — L’esprit fait plus de chemin que le coeur mais va moins loin, proverbe chinois. — Ne dors pas avec les yeux d’autrui, proverbe africain. — Si vous avez des boîtes de conserves vides faites-en des cendriers, merci. — Soutenez la lutte du peuple kurde. — Respectez les manuscrits portugais. — Les murs sont les pages blanches de notre cahier d’enfant. — Le vent se lève il faut tenter de vivre, Valéry Rimbaud. — Salle André-Lalande : il est mort. — L’imagination et l’intelligence ont enfin envahi cette salle. — Flics, flics et flics. — Les ordures au bas de l’escalier. — Saviez-vous qu’il existait encore des chrétiens ? — Merde au bonheur. — Passage réservé aux blessés ou à information importante. — L’ortografe et un mandarina. — Con je suis, con je reste. — La révolution c’est aussi le droit au silence. — La transparence ne joue plus son rôle. (1) — La beauté sera convulsive ou ne sera pas, A. Breton. — On demande des volontaires au service de nettoyage escalier C. — L’ennui pleure. — La société est une fleur carnivore. — Cache-toi, objet. — On demande de façon permanente et toujours urgente des volontaires pour le service nettoyage. — À bas le partage du Port-Salut. — Ne travaillez jamais. — Je vous construirai une ville avec des loques, moi, Michaux. — Laissez la Sorbonne propre. — La vieille taupe, l’histoire, semble bel et bien ronger la Sorbonne. — Prière de frapper, merci. — Les peuples sont prêts, ils souffrent beaucoup et, qui plus est, ils commencent à comprendre qu’ils ne sont pas du tout obligés de souffrir, Bakounine. — Mort aux vaches et aux champs d’honneur, B. Péret. — Professeurs, vous nous faites vieillir. — Tous les routiers chauffeurs et assimilés sont priés de se faire connaître ici. — La vie de la présence, rien que de la présence. — Moi seul mène le bal. Signé : 666. — Dans les cavernes de l’ordre nous nous forgerons des bombes. — Pluie, pluie, vent et carnage ne nous dispersent pas ; nous soudent. — La lutte contre la police exige des qualités spéciales, exige des qualités révolutionnaires, Lénine. — Comité d’Agitation Culturelle « Rentrons dans la rue ». — Instruction pour les gazés : asseyez-vous sur un banc, attendez qu’on vous donne du collyre, et sortez tout de suite. — Ne travaillez jamais, n’allez jamais en vacances. — Avant tout c’est la vie du Français qu’il faut transformer. — Contre les gaz : eau dans la bouche, ne pas manger pendant quatre heures. — C’est merveilleux de se sentir libre. — On enterre à Nanterre. — Je vois que dans l’histoire on avait le droit de se révolter pourvu qu’on jouât de sa vie, Jules Vallès. — Plutôt ce coeur à cran d’arrêt. — Si tu n’as pas de berger fidèle adresse-toi au troupeau, proverbe. — Lorsqu’il eut douze ans, Chico décida qu’il avait appris tout ce qu’il fallait savoir sur les sciences appliquées, il quitte l’école, Harpo Marx. — Déjà dix jours de bonheur. — Nous avons fait une révolution plus grande que nous-mêmes. — Apprenez le karaté. — Écrivez partout. — Silence, crèche. — La révolution c’est l’intelligence. — Tout le conseil aux pouvoirs ouvriers. — Silence, respectez vos camarades blessés. — Je ne sais pas quoi dire, mais j’ai envie de le dire. — Je n’ai plus peur. — Le rêve est le vrai. — Visitez le Portugal et ses citroëns. Visitez Citroën et ses Portugais. — Trouvé pipe. — Salaud il a recouvert mon affiche. — Gundel, qu’elle est belle. — Travailleurs de tous les pays amusez-vous. — Gundel, qu’elle est belle. — La seule profanation du soldat inconnu est celle qui consiste à l’envoyer dans la tombe. — Gundel est belle. — A Citroën on l’aime pas Bercot. — Passez vos examens le sexe à la main et gracieusement. — Ci-devant Messieurs, sale Fouchet (2). — Ici on spontane. — L’arrivisme commence à six ans. — J’enrage chez Citroën. — Coco est triste, chez Citroën on est seul. — Un étudiant anglais qui passait par ici se sentait solidaire des étudiants français. — Boîte aux idées. Déposez vos idées ici. — On travaille mieux en dormant, formez des comités de rêve. — Il faut payer les lacrymeurs. — Le conseil de perfectionnement c’est nous. — Dites toujours non pour le principe, popularisons les justes luttes du divin marquis. — Prenez vos désirs pour des réalités. — Ouvrons les portes des asiles et des prisons, des lycées et des jardins d’enfants. — Propriétaire d’opinion, s’abstenir. — La vie humaine ne serait pas cette déception pour certains si nous ne nous sentions constamment en puissance d’accomplir des actes au-dessus de nos forces, A. Breton. — À bas le crapaud de Nazareth. — J’aspire à être moi, à marcher sans entraves, à m’affirmer seul dans ma liberté. Que chacun fasse comme moi et ne vous tourmentez plus alors du salut de la révolution. Elle sera mieux entre les mains de tout le monde qu’entre les mains des partis, Ernest et les flambeurs de Gay Lussac. — On a besoin de personnes intelligentes et objectives. — L’imagination au pouvoir. — Pendant 20 ans je me suis battu pour des augmentations de salaires. Pendant vingt ans, mon père, avant moi, s’était battu pour des augmentations de salaires. J’ai la télé, une Volkswagen, un réfrigérateur. Autrement dit pendant 20 ans j’ai eu une vie de con. — La culture est en miette. — Baisse-toi et broute. — Le poète a dégoupillé la parole, l’orage frappe à coeur ouvert, poètes à vos grenades. C.R.A.C. — Fais l’art au coeur de la souffrance. — Ne changeons pas de maîtres, devenons les maîtres de notre vie. — La vie est une antilope mauve sur champ de thon, J. Travin. — Il ne faut pas écrire sur les murs parce que c’est amusant, signé : la loi.

1. Écrit sur une vitre.

2. Porte des toilettes « Messieurs ».

« Les murs de la Sorbonne » La Quinzaine littéraire, no 53, 1er juillet 1968, p. 7

Fasciné par les inscriptions murales, le Comité en a réuni une centaine, d’abord publiées en italien dans la revue d’avant-garde Quindici[7], puis dans La Quinzaine littéraire, qui les présente ainsi : « La fantaisie, la spontanéité, l’audace, la poésie se sont donné libre cours durant les semaines de mai, à la Sorbonne et ailleurs. Le Comité d’action écrivains-étudiants nous communique ces inscriptions relevées sur les murs de l’antique maison, fort rajeunie pour l’occasion. » Quelques mois plus tard, le Comité reproche cependant à certains slogans, notamment ceux des situationnistes, très présents à la Sorbonne, de n’avoir été que « la poursuite, par d’autres moyens, de l’activité littéraire traditionnelle » : « Ce qu’aucun bourgeois, en revanche, dans les paroles de Mai, ne pouvait goûter d’aucune manière (“Nous sommes tous des Juifs allemands”, “Soyez réalistes, demandez l’impossible”), n’était pas situationniste[8]. » Dans Frêle bruit, Michel Leiris raconte que la formule « Soyez réalistes demandez l’impossible » a été créée par le Comité à l’annexe Censier, « en une espèce de jeu de société consistant à jeter un thème sur le tapis et à le mettre en forme, grâce à une suite de touches et de retouches apportées par chacun[9] ». Jean Duvignaud confirme que le Comité se livrait à des « jeux surréalistes[10] ». Mascolo ajoute que l’inspiration est venue d’un syndicaliste qui répétait aux militants et aux ouvriers : « Il faut être réaliste, il ne faut pas demander l’impossible[11]. » Un document conservé dans les archives de Duras rappelle que ce mot d’ordre, que le Comité imprime sur des affiches et placarde à la porte des usines en opposition à la reprise du travail, fut vivement critiqué par certains militants, qui y percevaient un idéalisme typique des écrivains : « “Soyez réalistes, demandez l’impossible” : ce slogan fait appel à toute une série de concepts intellectuels, presque suicidaires, et ne touche que négativement les masses[12]. »

Conseils aux touristes et aux étrangers pour la saison 1968

Dès votre arrivée, prenez contact avec un bon avocat.

Soyez toujours muni de vos papiers, vous pouvez être interpellé à tout moment.

Quand vous quittez votre hôtel, indiquez à un de vos amis le moment approximatif de votre retour, ainsi que le lieu où l’on puisse rapidement procéder à des recherches le cas échéant.

Évitez de marcher à pied la nuit ; appelez un taxi de l’endroit même où vous vous trouvez.

Si vous avez moins de vingt ans, ne restez jamais dehors après 9 h du soir, et après 2 h du matin si vous en avez plus.

Évitez les 5e et 6e arrondissements et en général tous les lieux où vous voyez déjà rassemblées plus de trois personnes, tous les lieux de fête, etc. Évitez aussi les quartiers déserts.

Si vous avez le teint basané, si vous êtes jeune, ne passez par Paris qu’en transit.

Si vous n’êtes pas tenu de venir à Paris cet été, reportez à octobre votre séjour…

Tract ronéotypé, sans date, fonds Mascolo
Institut Mémoires de l’édition contemporaine, MSC 4.3

Contre la répression gaulliste

Tous les jours, sous n’importe quel prétexte, la police arrête les gens dans la rue ou dans les locaux privés, les empêche de se réunir, les garde à vue.

Le Comité d’action étudiants-écrivains, les écrivains et les artistes qui se sont engagés « à soutenir par tous les moyens en leur pouvoir les personnes poursuivies et les organisations dissoutes » (déclaration des 180), le Comité pour la liberté et contre la répression appellent à manifester contre le système gaulliste de répression policière.

Ils demandent aux organisations démocratiques et aux citoyens de s’associer au rassemblement qui aura lieu

LE MARDI 16 JUILLET À 19 HEURES

PLACE DU PALAIS ROYAL

Libération immédiate des emprisonnés.

Abrogation des décrets de dissolution.

Plus de perquisitions, plus d’interpellations, plus de gardes à vue.

Tract ronéotypé, sans date, fonds Mascolo
Institut Mémoires de l’édition contemporaine, MSC 4.3

Ces tracts illustrent l’activité du Comité après le ressac du soulèvement. Les « Conseils aux touristes et aux étrangers », traduits sur le même feuillet en anglais et en espagnol, rappellent la répression qui s’abat dans toute la France sur les étrangers, qui sont arrêtés et expulsés par dizaines au motif de ne pas avoir observé une « neutralité politique » à l’égard des « groupements subversifs[13] ». Ce tract figure aussi dans les fonds Blanchot de l’Université Harvard (MS Fr 662, boîte 1, dossier 22). Quant à la manifestation « contre la répression gaulliste », organisée de concert avec le Comité pour la liberté et contre la répression, présidé par le mathématicien Laurent Schwartz, elle aura bel et bien lieu, malgré son interdiction par la préfecture de police de Paris. Le Monde fait état de violentes scènes de matraquage et de quelque centre trente arrestations, dont une seule sera maintenue. Dans un communiqué émis le soir même, le Comité dénonce les nombreuses interpellations par des policiers en civil :

Pourtant, malgré ces dispositifs rénovés, la manifestation a atteint son but. Les tracts distribués, les affiches exposées, la parole libérée dans la rue, précisément à cause de l’interdiction qui pesait sur ces actions directes, sont apparus comme des moyens efficaces de faire entendre la vérité sur le régime policier auquel la population tout entière est livrée[14].

Lettre de Maurice Blanchot à Dominique Aury

Paris, 7 octobre [1968]

Chère Dominique,

Il y a longtemps que nous ne nous sommes pas parlés [sic]. À la vérité, depuis Mai. L’immense silence de cet événement a interrompu beaucoup de paroles et parmi les plus familières.

Peut-être savez-vous, peut-être ignorez-vous que, dans la mesure de mes moyens (très faibles), parfois publiquement, le plus souvent anonymement en accord avec le mouvement qui depuis des années m’oriente, j’ai participé à cet événement. J’y ai engagé ma responsabilité, ma réflexion et les forces qui me sont laissées. Non pas qu’il ait pour moi changé le cours de ce qu’il m’a fallu penser depuis longtemps, mais il m’a confirmé dans une exigence de rupture à laquelle il ne me permettrait plus de manquer.

Cela me conduit à plusieurs décisions. Certaines me sont pénibles. La moins difficile n’est pas de devoir interrompre, après 16 années, ma collaboration avec la nrf, collaboration où j’ai toujours été libre, accueilli avec amitié, supporté affectueusement même dans mes écrits les moins lisibles, enfin aidé matériellement avec bonté.

Mes raisons, vous les discernez. Elles ne mettent nullement en cause l’impartialité de la revue. Je dirais au contraire que cette impartialité est si étrangère dans sa formalité au mouvement qui m’importe que je ne puis accepter d’y contribuer par ma présence. J’ajoute que le refus que, depuis 1958, j’ai exprimé non seulement à l’égard du régime, mais de toutes les institutions qui y sont liées, a pris corps de telle sorte qu’il m’est impossible de continuer à exister libéralement et honorablement ici, tandis que je me supprimerais ailleurs, en luttant anonymement avec mes camarades. J’ajoute encore (mais c’est presque un hors-d’oeuvre) que certains des commentaires du numéro d’octobre sur les revues – dans leur libéralisme même, nécessairement d’apparence – montrent que la possibilité de publier dans la nrf n’aurait plus pour moi que ce pouvoir de confusion ou de complaisance que vous dénoncez.

Chère Dominique, cette lettre est naturellement privée. Je me retire silencieusement. Dites-le à Jean et à Marcel, en leur demandant de me conserver leur amitié, comme je sais que vous me conserverez la vôtre, quoi qu’il arrive et malgré le temps, la rupture du temps.

Tapuscrit non signé, 1 f., fonds Blanchot
Université Harvard, MS Fr 662, boîte 1, dossier 22

Dès le printemps 1958, dans le contexte de la guerre d’Algérie et à l’occasion du retour du général de Gaulle, Blanchot avait marqué sa dissidence avec les positions de La Nouvelle Revue française, dont il était un collaborateur assidu depuis 1953. Dix ans plus tard, quelques jours avant la parution du premier bulletin du Comité, il prend la décision de rompre avec la revue dirigée par Jean Paulhan et Marcel Arland. Dans son numéro d’octobre 1968, la rubrique des revues, consacrée aux événements, refusait de trancher entre l’approbation enthousiaste du mouvement par Louis-René des Forêts dans L’Éphémère et sa condamnation par Raymond Aron dans La révolution introuvable[15]. C’est ce « libéralisme » que refuse désormais Blanchot. Sa lettre de rupture, dont on ne sait si elle fut effectivement envoyée à Dominique Aury, est datée du 7 octobre ; deux jours plus tard, le 9 octobre, Jean Paulhan mourait. En mai 1969, Blanchot acceptera de revenir à La Nouvelle Revue française pour lui rendre hommage, mais sans manquer de souligner leurs désaccords politiques :

les grands changements historiques sont aussi destinés, par toute la visibilité qu’ils portent et en ne laissant rien d’autre à voir qu’eux, à mieux libérer la possibilité de s’entendre ou de se mésentendre. Le communisme, c’est cela aussi, cette communication incommensurable où tout ce qui est public – et alors tout est public – nous lie à l’autre (autrui) par ce qui nous est le plus proche[16].

La révolution de Mai 1968 en France

La révolution de Mai 1968 en France a été un gigantesque coup de balai. Donné par la jeunesse, non seulement la jeunesse étudiante, mais, liée à elle en raison de la solidarité de l’âge et de la commune aliénation, la jeunesse ouvrière. À l’Université comme à l’usine et au syndicat, la dictature des adultes en place, qu’ils furent maîtres, patrons, ou bonzes syndicaux, a été contestée, mieux : profondément ébranlée. Et cette explosion inattendue, surgie comme un coup de tonnerre, contagieuse et dévastatrice, a été dans une large mesure socialiste libertaire.

Elle a eu pour origine une critique non seulement de la société bourgeoise mais du communisme poststalinien s’approfondissant d’année en année dans le milieu universitaire. Elle a été nourrie par la déclaration de guerre du petit groupe « situationniste » à La misère en milieu étudiant. Elle s’est inspirée de la rébellion étudiante dans divers pays du monde, notamment en Allemagne. Elle a pris pour armes l’action directe, l’illégalité délibérée, l’occupation des lieux de travail ; elle n’a pas hésité à opposer à la violence des forces de répression la violence révolutionnaire ; elle a tout remis en cause, toutes les idées reçues, toutes les structures existantes ; elle a répudié le monologue professoral comme le monarchisme patronal ; elle a mis fin au règne de la vedette, à la gloriole des signatures ; elle s’est voulue anonyme et collective ; elle a fait, en quelques semaines, le fulgurant apprentissage de la démocratie directe, du dialogue aux mille voix, de la communication de tous avec tous.

Elle a bu goulûment à la gargoulette de la liberté. Dans ses innombrables assises et forums de toutes sortes, chacun s’est vu reconnaître le droit de pleinement s’exprimer. Sur la place publique, transformée en amphithéâtre, car la circulation y était interdite et les contestataires allés à même la chaussée, la stratégie de la guerre de rues à venir a été longuement, amplement et ouvertement discutée. Dans la cour, les couloirs et les étages de la Sorbonne, ruche révolutionnaire où quiconque pouvait pénétrer, toutes les tendances de la Révolution, sans exclusive, ont disposé de stands où s’étalaient leur propagande et leur littérature.

À la faveur de cette liberté conquise, les libertaires ont pu sortir de leur îlot antérieur. Ils ont combattu côte à côte avec des marxistes révolutionnaires de tendances autoritaires, presque sans animosité réciproque, dans l’oubli temporaire des frictions du passé. Au moins pendant la phase ascendante de la lutte, où tout était subordonné à la fraternisation contre l’ennemi commun, le drapeau noir s’est jumelé avec le drapeau rouge, sans compétition ni préséance. Toute autorité a été honnie ou, pis encore, tournée en dérision. Le mythe du vieillard providentiel de l’Élysée a été moins sapé par le discours sérieux que pulvérisé par la caricature et la satire : La chienlit, c’est lui. Le moulin à paroles parlementaire a été nié par l’arme mortelle de l’indifférence : une longue marche des étudiants à travers la capitale vint à passer, un jour, devant le Palais Bourbon, sans daigner même s’apercevoir de son existence.

Un mot magique a fait écho durant les semaines glorieuses de Mai 1968, dans les facultés comme dans les usines. Il a été le thème d’innombrables débats, de demandes d’explication, de rappels des précédents historiques, d’examens minutieux et passionnés des expériences contemporaines : l’autogestion. En particulier l’exemple des collectivisations espagnoles de 1936 a été largement mis à contribution. Des ouvriers venaient le soir à la Sorbonne pour s’initier à cette nouvelle solution du problème social. Quand ils étaient de retour à l’atelier, les discussions s’ouvraient sur elle autour des machines immobilisées. Certes, la Révolution de Mai 1968 n’a pas mis en pratique l’autogestion, elle s’est arrêtée au seuil, disons mieux : tout au bord. Mais l’autogestion s’est logée dans les consciences, d’où elle resurgira tôt ou tard.

Enfin cette révolution si profondément libertaire dans son esprit a eu la chance de se trouver un porte-parole : c’est, en effet, un jeune anarchiste, juif, franco-allemand de 23 ans, Daniel Cohn-Bendit, qui en a été à la fois le détonateur et, après son expulsion de France, le symbole vivant. Dany n’est pas un théoricien de l’anarchisme ; sur le plan des idées, son frère, Gaby, professeur au lycée de Saint-Nazaire, le dépasse probablement en maturité comme en savoir. Mais Dany est doté de plus percutants atouts que les qualités livresques. Il possède au plus haut degré la fibre libertaire. Il s’est révélé un agitateur-né, un tribun d’une rare puissance, direct, réaliste, concret, provocant, s’imposant sans démagogie ni artifice. Au surplus, il se défend, en vrai libertaire, de jouer au leader et il entend demeurer un militant parmi les autres. Après avoir été l’initiateur et l’âme de la première révolte estudiantine en France, celle de la faculté de Nanterre, il a, sans préméditation certes, contribué à déclencher la gigantesque contestation qui a secoué le pays. Les bourgeois ne le lui pardonnent pas, encore moins les staliniens, qu’il a traités de « crapules ». Mais les uns et les autres auraient tort de s’en croire débarrassés : absent ou présent, car les enragés sont interchangeables, il est toujours à leurs trousses.

Tapuscrit, sans date, 4 f., fonds Mascolo
Institut Mémoires de l’édition contemporaine, MSC 4.3

Les archives de Dionys Mascolo et celles de Maurice Blanchot contiennent quelques textes inédits qui ont été discutés au sein du Comité d’action étudiants-écrivains en vue d’une publication dans le bulletin. Celui-ci peut être attribué à l’historien et militant Daniel Guérin, qui en publiera une version augmentée dans Pour un marxisme libertaire en 1969[17]. Dans l’introduction de ce recueil, Guérin salue les « contestataires de Mai en France, drapeaux rouges et noirs mêlés », qui étaient « marxistes libertaires, mais sans le savoir ou le dire[18] ». Pendant les événements, sollicité par les étudiants qui se passionnent pour son histoire de L’anarchisme[19], Guérin anime un débat sur l’autogestion dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne et participe aux activités du Comité d’action étudiants-écrivains. Dans le bulletin, Mascolo conclut le récit d’une manifestation par une confession qui témoigne de la proximité du Comité avec le socialisme libertaire des « enragés » : « Et si je ne suis pas (n’étais pas, et sans doute ne suis toujours pas) anarchiste, je peux dire qu’où sera levé un drapeau noir, désormais, je me sentirai à ma place, et à mon aise[20]. » Le tapuscrit que nous transcrivons ne comportant pas de titre, nous l’intitulons de ses premiers mots.

La contestation des institutions culturelles

Les institutions culturelles sont un important enjeu pour l’État et pour la classe dominante. À Venise (été 1968), un service d’ordre extrêmement dense protège le Festival du Cinéma contre les contestataires. Les pressions sur les cinéastes-producteurs-réalisateurs sont multiples. Le ministre agit en sorte que, coûte que coûte, tel film ne soit pas retiré du festival. L’archevêque de Venise intervient pour que toutes les salles de Venise soient fermées aux projections du contre-festival.

À la Mostra de Venise, ce n’est pas le contenu idéologique, révolutionnaire ou non, des films projetés qui intéresse le pouvoir ; c’est la sauvegarde de l’institution. Si un jour, tous les cinéastes décidaient de ne plus tourner que des films « révolutionnaires », les festivals continueraient d’exister et l’on y projetterait ces films sous protection de la police. Voilà ce que déjà deux ou trois contestations « exemplaires » ont mis à nu : la société bourgeoise ne veut pas laisser détruire ses institutions culturelles. Mieux, aujourd’hui que ses institutions font une place définie et contrôlée à la « contestation », la révolution s’y produit comme élément du spectacle. Voilà la situation. En même temps, la plupart des militants qui se disent révolutionnaires considèrent ces questions comme des problèmes mineurs. Ils leur opposent le sérieux de la lutte de classe dans les usines, sur les lieux de production.

On minimise toujours, du côté de la contestation, le rôle du cinéma, des communications de masse et de l’industrie culturelle, dans le contrôle idéologique des masses exploitées. Or, ce contrôle fonctionne non seulement au niveau des « idées », mais aussi au niveau des images et symboles, avec leurs supports institutionnels.

La contestation culturelle (qui reste une entreprise très minoritaire, livrée au hasard et à l’hostilité de toute la Presse), vise aujourd’hui à mettre des mécanismes à nu, à dévoiler le milieu institutionnel des messages, à montrer comment les institutions de la culture sont au service de la bourgeoisie.

Si l’on veut développer l’agitation culturelle, et développer les boycotts de l’été prochain, fonder dès maintenant des comités de boycottage d’Avignon, etc., il faut clarifier quelques aspects théoriques et pratiques de cette contestation. Il faut montrer, à partir de l’expérience, où va la contestation culturelle.

Les festivals sont de grandes foires culturelles. La « politique culturelle » certes a aussi d’autres lieux, d’autres institutions. Mais les grandes rencontres de Cannes, d’Avignon, de Venise montrent directement ce que l’on voit plus difficilement ailleurs. Il faut en faire les premières cibles de l’agitation culturelle.

Les événements de l’été dernier, à Avignon ou à Venise, sont des événements exemplaires. Désormais, pour qui sait et qui veut lire, la preuve est faite que toutes les forces de l’ordre s’unissent, des fascistes aux grandes organisations de la « gauche », de la Mairie à la Direction du Festival (c’est vrai pour Avignon, c’est vrai pour Venise), pour faire front à la contestation et pour tenter de l’abattre.

Car les institutions culturelles sont devenues un enjeu fondamental pour le pouvoir. Jusqu’ici, cela ne paraissait pas évident. Mais nous découvrons dans l’action que tout est fait pour assurer la protection de ses institutions et de leur survie. En Avignon, cet été, des ouvriers syndiqués ont pris le relais des forces de l’ordre en uniforme pour protéger l’institution. Que cela ait pu être dévoilé en quelques semaines de luttes, montre à l’évidence que « seule l’action paie ». Le discours contestataire, et plus encore en milieu culturel qu’ailleurs, se perd dans le débat de type ciné-club. Pour briser cela, l’arme de la contestation culturelle, c’est l’action directe.

L’action directe ne se limite certes pas au domaine culturel. Elle est aussi bien « politique » quand elle s’exerce sur une institution politique (le congrès anarchiste de Carrare), que religieuse (action du CARE contre la messe policière de la Sorbonne), ou universitaire (la soutenance de thèse sur Claudel en Sorbonne). Dans tous les cas, l’action directe réussie provoque un dévoilement que la contestation verbale (la « discussion ») était incapable de provoquer.

La contestation peut ainsi devenir efficace même si elle échoue dans ses résultats immédiats (les festivals d’Avignon et de Venise n’ont pas été arrêtés) ou plus lointains (le 21 décembre, à l’ORTF, l’affaire d’Avignon est racontée de telle manière que tout est brouillé et que J. Vilar « gagne » devant l’opinion). La contestation n’est efficace en tant que dévoilement, mise à nu du système institutionnel, qu’à partir du moment où elle se théâtralise, où la parole est acte, à partir du moment où il y a un événement significatif qui sépare les éléments du problème. Bref, c’est une pratique analytique qui décompose le mécanisme institutionnel et débrouille les pistes ; qui simplifie les données de la situation et oblige à répondre par oui ou par non à la question institutionnelle.

Avant la contestation, l’institution est comme une nébuleuse avec des zones d’ombre qui absorbent les aspérités et effacent les frontières. Elle s’établit dans la dissimulation et l’équivoque. La contestation montre qu’il y a une lutte entre les éléments apparemment coexistants d’un système, qu’il y a incompatibilité, que les parties en présence ne peuvent plus collaborer, qu’il faut prendre parti, car la contradiction est inscrite dans les institutions.

« Les institutions culturelles sont… » Comité. Bulletin tract du Comité d’action étudiants-écrivains, no 2, [1969], s. p.

L’auteur de ce texte est Georges Lapassade, ancien collaborateur des revues Arguments et Socialisme ou barbarie, proche du Mouvement du 22 mars et fondateur du Comité révolutionnaire d’agitation culturelle. Il est présenté par Le Monde comme un « perpétuel gêneur de l’Université[21] ». À l’été 1968, aux côtés de Jean-Jacques Lebel et de plusieurs militants parisiens, Lapassade tente de saboter le Festival d’Avignon, ce « supermarché de la culture[22] », interrompant des représentations par le « lâcher de pintade[23] ». Liant étroitement pratique militante et connaissance sociologique, Lapassade soutient dans ses Recherches institutionnelles que « la crise de mai », grâce à l’efficacité analytique de l’action directe, est parvenue à dévoiler « la crise des institutions à tous les niveaux de notre système social[24] ». Une première version de ce texte est conservée dans le fonds Duras de l’IMEC (DRS 39.2), attestant que sa rédaction est antérieure à la scission du Comité, en février 1969, qui voit le départ des amis de la rue Saint-Benoît. Il paraîtra, sans indication d’auteur, dans le second numéro de Comité, avec d’autres contributions sur « Les luttes dans les institutions culturelles », dont un entretien avec le cinéaste Jean-Luc Godard, un témoignage sur la grève chez Hachette et un article de Jean-Jacques Lebel sur le théâtre et la révolution. Nous reproduisons ici la version du bulletin, à l’exception du titre, qui ne figure que sur le tapuscrit conservé à l’IMEC.

Un crime de lèse-éminence

L’assassin de Cinq-Mars et de Thou (vous vous souvenez de Vigny ?), « l’homme rouge qui passe » (vous vous souvenez de Marion Delorme ?), le réducteur de la résistance protestante de La Rochelle, enfin l’homme surtout dont le portrait, pour la plupart des Parisiens, illustrait, à longueur de métro, la marque d’un slip, n’a pas fini, par-delà la tombe, de faire des victimes. Le Français qui n’a jamais mis les pieds au Louvre, le journaliste qui, jusqu’à ce jour, ignorait l’existence d’une passable croûte enfouie dans les arcanes d’un Rectorat dont il n’avait, pas plus d’ailleurs que quiconque, franchi les portes, se sont découvert l’âme cardinaliste. D’Artagnan s’engageait chez les mousquetaires de la Reine. Cela avait quand même plus de chien.

Tout ce beau monde vitupère, éructe, vaticine, écoute en lui remuer la fibre esthétique, se sent écorché par un trait presque aussi douloureux que s’il avait défiguré la carrosserie de sa voiture.

Je ris, parce que je dis qu’une suspicion légitime entache toutes ces vertueuses indignations. Que la campagne systématiquement menée pour diriger contre les étudiants la colère populaire fait agir un complexe de motivations impures et qu’il est temps, alors que la meute s’organise, de les tirer au clair avant d’en venir au sens de l’acte lui-même.

Et d’abord, on ment sciemment à l’opinion en lui parlant de chef-d’oeuvre. Des entrefilets discrets, non, bien entendu des premières pages, ont été obligés de reconnaître qu’il s’agissait d’une copie dont il existait de par le monde une dizaine d’exemplaires. Mais, étant donné l’étroit rapport soigneusement entretenu entre valeur esthétique et valeur marchande, et comme ce tableau – encore que personne n’ait songé à le commercialiser – a sans doute perdu de cette valeur, on profite de l’horreur suscitée par toute atteinte au fétiche de la marchandise pour la transformer en atteinte à la valeur esthétique elle-même. Allons, sérieusement, aurait-on pu remuer tant de gens si on leur avait dit que, de toute façon, l’objet, commercialement parlant, ne valait rien ?

Chaque Français qui se précipite pour acheter à n’importe quel prix n’importe quelle vieillerie chez le brocanteur, s’est senti frustré de ce qu’il ne possédait pas. L’acte a soulevé l’indignation de chaque collectionneur en puissance.

Il faut aller plus à fond. Ce tableau n’était pas n’importe lequel, on ne lui a pas fait n’importe quoi. Ce tableau valait par ce qu’il représentait, par la parcelle de pouvoir qu’il détenait magiquement, par cette représentation. Ce tableau était fait non pour qu’on le regarde, mais pour qu’on s’incline. La référence à l’art n’est encore, en cette circonstance, qu’un alibi. Dans le sanctuaire le plus reculé de la Sorbonne, là où continue de s’exercer un pouvoir discrétionnaire et irresponsable, régnait toujours, par-delà les siècles, un homme incarnant, pour la France bourgeoise et nostalgique, l’alliance regrettée et perpétuellement reconstituée, en dépit des révolutions, du trône et de l’autel. Le Cardinal était donc là dans sa toute-puissance impuissante ! On le savait et on ne le savait pas ; on n’osait l’espérer, et ceux qui, d’un seul coup, apprennent à la fois sa présence et « ce qu’on lui a fait », commencent à prendre conscience du pourquoi de leur ancienne quiétude, et tremblent devant l’approche de temps nouveaux.

Mais qu’a-t-on fait au Cardinal ? C’est ici qu’il faut passer à l’analyse du geste et à son inaugurale grandeur.

On peut faire beaucoup de choses à un cardinal, et en particulier, comme il porte une robe, lui mettre un slip. Le geste est très bon enfant. Il invite à la gaudriole et familiarise avec une figure un peu sévère qu’il est toujours bon d’installer comme un archétype dans la tête du consommateur. Devenu l’instrument d’une opération commerciale, le cardinal en effigie, s’il y perd un peu de respect, ne perd rien de son importance. Au contraire, il affermit son prestige sur les capitaux qu’il remue, en s’embourgeoisant. Le slip confère au cardinal une virilité que son vêtement dissimule. Quelque chose de la noblesse du cardinal passe dans le bas-ventre décent du bourgeois.

La reproduction photographique, par ailleurs, ne porte en rien atteinte à l’original qui reste l’étalon de sa valeur d’échange, de même que le billet circulant évite au louis d’or de se rogner. Inscrite dans un système de signes, elle rampe à l’abri des lois sans s’élever jusqu’au symbole.

Ce que le geste révolutionnaire qui, réveillant en sursaut la figure muette, fait dire au Cardinal, est d’une tout autre nature. Il est sacrilège, sans doute, mais comme il est sainement sacrilège de faire descendre les Grands de leur piédestal et de leur demander des comptes. Geste qui, je le crois, n’a pas d’abord touché au tableau, mais à la représentation elle-même. Cette représentation-écran derrière laquelle se camoufle l’homme propre à faire peur, la représentation, façade de tout pouvoir absolu et qui sert d’instrument à la répression qu’il exerce. Et en particulier, cette représentation-là, celle de l’homme d’église en robe et botté, image permanente de l’Université mère et justicière.

La « bulle » qui s’inscrit à ses lèvres ôte à la représentation sa puissance terrifiante. En l’animant elle dit ce que la représentation recouvrait ; elle la prive de son épaisseur. Littéralement, elle la dégonfle. Tout l’appareil auguste de l’Université, l’institution dont la force est toute dans la soumission des imaginations abusées, s’effondre. « Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là, en effet, ils s’attirent le respect. »

Ce geste-là a quelque chose de pascalien.

Toutefois, à travers la représentation du Cardinal, le tableau lui-même a bien été atteint. En prenant le droit d’attenter à un objet inscrit au répertoire des « oeuvres d’art », le ou les jeunes révolutionnaires, ont, délibérément ou non, affirmé une transmutation des valeurs.

J’ai dit plus haut qu’ils ont bien besoin de s’indigner, ceux qui, de toute façon, n’auraient jamais de leur vie pénétré dans le Rectorat, donc qui n’auraient jamais connu, si on les prend au mot, le frisson esthétique qui, rétrospectivement, les saisit. Mais ils ont sans doute raison de craindre pour leurs idées reçues, car la révision à laquelle le geste sacrilège les invite est déchirante. Il dit que l’art ne peut plus connaître de tabou, que la « valeur » ne passe plus par la cote des vendeurs, ni par les catalogues de collections. Qu’il n’y a pas d’oeuvre d’art en soi, sacrée comme telle, alors qu’elle est devenue, dans une culture morte, réservée à la jouissance de ceux qui possèdent, ou plus encore préservée par le respect poli de ceux qui ne sollicitent d’elle jamais rien, voire, ne se préoccupent même pas de la regarder. Le geste d’offense à la copie de Philippe de Champaigne prend, si on le considère ainsi, un tout autre sens que celui d’un acte de vandalisme.

Le vandalisme en soi pourrait se comprendre, dans certaines périodes révolutionnaires, et le vandalisme, c’est-à-dire la destruction pour la destruction, est aussi symbolique. Le ressentiment des opprimés envers les biens et les instruments d’oppression de la classe dominante, est, pour qui ne considère pas l’homme comme un objet plus insignifiant que les objets, légitime, ainsi que les actes spontanés auxquels il conduit.

Mais il ne s’agit pas, en l’occurrence, de cela. Le geste d’inscription ne vise pas à détruire, mais à réveiller un sens perdu, à dénoncer à quel usage sert l’oeuvre d’art dans la société actuelle, en quel mépris ou en quelle ignorance elle tient, en dépit d’une révérence de politesse, les forces vivantes de la création ; combien la communication constante entre l’art et le peuple lui est indifférente. Et surtout combien la dérange un art qui dit, qui peut jouer le cas échéant le rôle d’une arme.

Nécessairement, tout geste artistique authentiquement révolutionnaire doit passer, en raison du lent effacement systématique de tout art populaire, par l’inscription dans les formes de l’ancienne culture. (Pensons aux affiches de Mai). Mais, c’est pour les faire éclater de l’intérieur, pour donner à l’art qui jusqu’ici a servi de forme subtile d’expression, une fonction enfin explicitement libératrice.

Cette « inscription », la bulle écrite en est le symbole. Il faut même dire plus : sur le tableau de Philippe de Champaigne, dans son incongruité, dans sa jeunesse, dans sa naïveté signifiante et combien plus sérieuse que les hypocrites débats d’experts, elle opère la métamorphose enfin venue que la toile attendait dans son ombre.

Le portrait de Richelieu, celui du Louvre par exemple, le seul que nous ayons vu, laissait, devait laisser et laissera éternellement qui que ce soit indifférent. Le Richelieu parlant du Rectorat, que personne n’a jamais vu et ne verra plus, ravi à une trop dangereuse curiosité par un pouvoir dont le tatillon souci de « conservation » prend en définitive le même sens que l’ordre qui fit jadis « caleçonner » les figures nues de Michel-Ange, ce Richelieu, l’espace d’un éclair, par la main d’un enfant, était devenu beau.

Tapuscrit annoté, sans date, 3 f., fonds Duras
Institut Mémoires de l’édition contemporaine, DRS 39.2

Ce tapuscrit est conservé dans les archives de Duras à l’IMEC, avec quelques textes de la fin de l’automne 1968 et du début de l’hiver 1969, dont « Mai, révolution par l’idée » de Blanchot, « Naissance d’un Comité » de Duras et « Le Comité d’action, exigence révolutionnaire illimitée » de Mascolo, que publieront Les Lettres nouvelles en juin 1969[25], ainsi que « La contestation des institutions culturelles » de Lapassade. L’auteur d’« Un crime de lèse-éminence », vraisemblablement Dionys Mascolo, s’amuse de la réaction offusquée de l’opinion publique à un acte de vandalisme commis à la Sorbonne. D’après Le Monde, des étudiants du lycée Saint-Louis, en réaction à l’interdiction de projection d’un film sur les événements, le 23 janvier 1969, manifestent leur mécontentement dans les rues du Quartier latin et affrontent la police venue les disperser. Après s’être réfugiés à la Sorbonne, où des militants tiennent un meeting, ils décident de « répondre aux provocations policières par l’occupation des locaux du rectorat ». Sur un portrait de Richelieu, ils tracent un phylactère et un commentaire d’inspiration situationniste : « Détournons l’art de sa fonction de mortification. L’Art est mort, vive la révolution[26] ! » Le tapuscrit est précédé d’une annotation manuscrite, qui rappelle que les événements de mai ont actualisé une longue tradition d’iconoclasme révolutionnaire :

Le 13 mai, le premier jour de l’occupation de la Sorbonne, le problème des fresques (de Puvis de Chavannes) est posé. Faut-il les recouvrir de badigeon ? On le décide. Mais aussitôt, des militants s’opposent, dans la cour de la Sorbonne, à cet acte qui « sera interprété comme du vandalisme ». En fait, il y avait derrière la défense des fresques, un respect des valeurs bourgeoises, une morale de l’art. Et voici que le problème est à nouveau posé avec l’affaire du Richelieu de Ph[ilippe] de Champaigne, recouvert de graffiti lors de l’occupation récente du Rectorat. Richelieu veille sur l’ordre de la Sorbonne. Chaque année, en décembre, on dit la « Messe Richelieu », messe de la rentrée universitaire, dans la chapelle. Cette année, cette messe a été « chahutée ». On a découvert alors, par la contestation de cette messe, que des flics la protégeaient avec des huissiers du Rectorat.