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La didactique du français, qui fait partie intégrante des sciences de l’éducation et s’appuie sur les apports de nombreuses disciplines telles que la linguistique, les sciences de la littérature, la psychologie, les sciences sociales, l’anthropologie, a peu à peu établi un cadre théorique solide pour formaliser l’acte d’écrire et construire une didactique de l’écriture qui s’appuie sur un bilan critique de «l’enseignement traditionnel» (Reuter, 2002[1]).

«Un modèle didactique de la compétence scripturale[2]»

Dans son inventaire de vingt années de travaux sur l’enseignement de l’écriture, Lafont-Terranova (2009, p. 78-103) souligne l’importance des travaux de Dabène (1987; 1991). En effet, ce chercheur, en réfléchissant aux conditions d’un véritable enseignement de l’écriture, a proposé «un modèle didactique de la compétence scripturale» qui repose sur une vision large de cette compétence définie «comme un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de représentations concernant la spécificité de l’ordre du scriptural» (Dabène, 1991, p. 14). Ce faisant, Dabène a ouvert la voie à une nouvelle approche, développée par tout un courant didactique (Barré-De Miniac, 2015[3]; Colin, 2014; Chartrand et Blaser, 2008; Lafont-Terranova, 2013; Niwese, 2010; Penloup, 2000; Reuter, 2002), qui permet de dépasser la façon dont sont habituellement abordées les difficultés des scripteurs, notamment en termes de maitrise linguistique et textuelle, en mettant l’accent sur les représentations que les scripteurs se font de l’écriture, mais aussi des situations de production et des types d’écrits.

La question des représentations

Si Piaget a montré que le pédagogue doit s’appuyer sur les représentations des élèves pour construire un enseignement qui puisse modifier ces représentations en fonction des savoirs et des compétences visées, c’est vers Moscovici que se tournent les synthèses faites sur la question des représentations (Barré-De Miniac, 2015, p. 67-76; Charaudeau, 2002, p. 502-505; Cohen-Azria, 2007, p. 197-202; Petitjean, 1998, p. 26-29). Moscovici (1976[4]) a en effet introduit dans le champ de la psychologie sociale le concept de représentations sociales en conduisant la première investigation systématique dans ce domaine pour rendre opératoire ce concept. À la différence de Durkheim (1898) auquel il se réfère, Moscovici insiste sur les interactions constantes entre les individus et le milieu social où ils évoluent «en reconnaissant que les représentations sont à la fois générées et générantes, […] [ce qui] leur enlève ce côté préétabli, statique, qu’elles avaient dans la vision classique» (Moscovici, 1989, p. 81). Après avoir défini les représentations sociales comme «une modalité de connaissance ayant pour fonction d’orienter les comportements» (1976, p. 43), Moscovici ajoute qu’elles apparaissent comme «des contenus organisés, susceptibles d’exprimer et d’infléchir l’univers des individus et des groupes» (1976, p. 635), d’où l’idée directrice selon laquelle «on pourrait expliquer les phénomènes [sociaux] à partir des représentations et des actions qu’elles autorisent» (Ibid.).

S’appuyant notamment sur les analyses de Moscovici qui prennent tout leur sens dans une perspective socioconstructiviste, les didacticiens introduisent le concept de représentations dans le champ de la didactique, mais en mettant davantage l’accent sur le sujet. Ainsi, Penloup (2000, p. 19) définit-elle les représentations comme «des liens que le sujet établit avec le monde pour le rendre intelligible» et Petitjean (1998, p. 26) comme «un mixte d’éléments informatifs, cognitifs, normatifs, de savoirs, d’opinions et de valeurs». La mise au jour de ce que Dabène, «distinguant entre "représentations sociales" et "représentations individuelles"» (Penloup, 2000, p. 49), appelle des «motivations-représentations» (Dabène, 1987, p. 62) permet de mieux comprendre les attitudes et les comportements des scripteurs. Non seulement, les représentations organisent le réel à travers des images mentales, mais elles organisent également un savoir de connaissance et un savoir de croyance qui permettent à l’individu de se construire et de juger la réalité (Charaudeau, 2002, p. 504), d’où leur importance. Petitjean (1998, p. 26) insiste ainsi sur le fait que les élèves ne sont pas les seuls à avoir des représentations sur les savoirs enseignés, mais qu’elles sont également présentes chez les enseignants. Les connaissances que ces derniers ont ou n’ont pas autant que leurs représentations influencent la façon dont ils vont enseigner et celle dont ils voudraient voir les élèves évoluer (Cohen-Azria, 2007, p. 199). Qu’elles concernent les apprenants ou les enseignants, qu’elles guident les uns dans leur apprentissage, les autres dans leur enseignement, les représentations qui fournissent à chacun ancrage identitaire et cadre interprétatif (Petitjean, 1998, p. 26) puisent aux mêmes sources: elles sont notamment construites par la famille, le groupe social, les médias, la scolarité, la formation professionnelle, les pratiques culturelles et les trajectoires individuelles, comme le montrent les sociologues (Lahire, 1993). Il est donc indispensable d’étudier les représentations des apprenants comme des enseignants.

La prise en compte des représentations en matière d’écriture (Lafont-Terranova, 2009, p. 81; Penloup, 2006, p. 85) remet en cause l’enseignement traditionnel en posant la question du sujet-écrivant et en «centrant la réflexion, au-delà de la question des savoirs (et savoir-faire) indispensables pour la maitrise de l’écriture, sur les conditions de leur appropriation» (Lafont-Terranova, 2009, p. 81). La nécessité de considérer comme essentiel le fait que «l’apprenant n’arrive pas vierge devant une situation d’apprentissage» (Penloup, 2000, p. 21) et donc de réfléchir aux conditions d’un véritable apprentissage de l’écriture a ainsi amené les didacticiens à s’intéresser non seulement au résultat de l’écriture, c’est-à-dire à l’écrit produit, mais à tout le processus d’écriture. «Les apports […] de la linguistique, qui permettent de penser le texte comme "acte de discours"» (Grésillon, 1994) ainsi que ceux de la génétique textuelle, ont contribué à favoriser cette évolution, «à mettre l’accent sur l’écriture comme processus et à poser la question de la réécriture désormais envisagée comme faisant partie intégrante de l’écriture» (Lafont-Terranova, 2009, p. 79-80).

La notion de rapport à l’écriture

Dans le prolongement des travaux menés sur les représentations, Barré-De Miniac, Croz, Ruiz (1993), Barré-De Miniac (1992, 2000/2015; 2002a et b) et Penloup (2000) ont mis en lumière la notion de rapport à l’écriture. Lafont-Terranova (2009, p. 85) précise les liens complexes qu’entretiennent les deux notions:

[Dans un premier temps,] les deux expressions, représentations et rapport à […] [ont été] utilisées concurremment ou de façon complémentaire pour désigner la relation complexe que le sujet entretient avec l’écriture [...]. [Puis] l’expression rapport à […] [s’est imposée, notamment parce que] «le singulier de l’expression (le rapport vs les représentations) insiste sur la synthèse unique qu’opère chaque scripteur des multiples liens qui l’unissent à l’écriture».

Barré-De Miniac, 2002b, p. 157, commentant Penloup, 2000, p. 51

Plus largement, cette notion, déclinée par Barré-De Miniac (2002a) en plusieurs dimensions désigne les multiples liens psychoaffectifs, cognitifs, sociaux et culturels qui l’unissent à cette activité et permet d’inscrire les représentations dans une dynamique individuelle, socialement, psychologiquement et biographiquement située.

Pionnières dans cette approche, Barré-De Miniac et Penloup ont fait du rapport à l’écriture une notion[5] centrale pour tout un courant de recherches de la didactique. S’appuyant sur ces travaux, d’autres chercheurs (Chartrand et Blaser, 2008; Deschepper et Thyrion, 2008) ont introduit celle de rapport à l’écrit qui prend en compte aussi bien la réception que la production et le produit.

Grâce à la prise en compte de variables psycho-socio-affectives, la notion de rapport à l’écrit/ure fournit ainsi un cadre pour avancer des hypothèses sur les difficultés rencontrées par le sujet, qui vont au-delà de la question de la maitrise des «aspects normés et régulés de la langue[6]». C’est également une manière de résister à la «disparition du sujet-apprenant» dont s’inquiétait Bucheton (1992), soulignant que le sujet-apprenant en «se transformant en "sujet cognitif" [...] n’est plus qu’une silhouette, une ombre désincarnée» (p. 108). Renvoyant à ce propos de Bucheton, Lafont-Terranova (2009, p. 84-85) note l’intérêt de se référer à la notion de rapport à pour ne pas tomber dans ce travers:

Parler de rapport à permet [en effet] de ne pas réduire le sujet-apprenant à un sujet cognitif […] et encore moins à un sujet qui serait le simple reflet du groupe social auquel il appartient, même s’il convient de ne pas négliger les effets de l’origine sociale sur la relation qu’un individu entretient avec un objet de savoir. Cela permet de prendre en compte des aspects psychologiques, plus intimes, renvoyant notamment à la question du sens (sens de l’école, de l’acte d’apprendre, du savoir en tant que tel), les trajectoires individuelles pouvant s’écarter notablement des prévisions fondées sur des statistiques établies à partir de l’origine sociale

Charlot, 1997

Dès lors, quelles que soient les difficultés de l’apprenant, parler de rapport à permet d’envisager, comme le note Colin (2014), que «tous les scénarios, y compris ceux de la réussite, sont possibles» (p. 81).

Dans les deux dernières décennies, plusieurs chercheurs ont mené des travaux visant à explorer le rapport à l’écriture des enseignants ou des apprenants dans des contextes variés: le monde de l’école (Colin, 2014), le monde universitaire (Dezutter et Doré, 2006; Lafont-Terranova, 2009, 2013, 2014a, 2014b; Lafont-Terranova et Niwese, 2012, 2015, 2016; Lafont-Terranova, Niwese et Colin, 2016) et celui de la formation d’adultes en difficulté et des publics en réinsertion (Niwese, 2010, 2012). Dans le même esprit, d’autres chercheurs ont exploré le rapport à l’écrit – lequel englobe lecture et écriture – dans des contextes également institutionnels et disciplinaires variés: la formation des enseignants (Blaser, Saussez et Bouhon, 2014; Blaser, Lampron et Simard-Dupuis, 2015; Lampron, 2014), l’enseignement secondaire (Barré-De Miniac, Cros et Ruiz, 1993, Blaser, 2007; Chartrand et Blaser, 2008; Chartrand, Blaser et Gagnon, 2006; Chartrand et Prince, 2009), l’université (Delcambre et Lahanier-Reuter, 2010; Deschepper et Thyrion, 2008; Deschepper, 2010; Thyrion et Dezutter, 2002). Certains de ces travaux, comme ceux de Lafont-Terranova (2013, 2014b), de Niwese (2010, 2012), de Lafont-Terranova et Niwese (2012, 2015, 2016) renvoient à des expérimentations qui permettent d’étudier les effets sur les productions écrites de dispositifs didactiques conçus pour favoriser l’évolution du rapport à l’écriture des scripteurs. Les travaux de Bucheton (1995, 2014) mettent en évidence l’importance de cette évolution. Son dernier ouvrage montre ainsi, de manière particulièrement éclairante, comment l’évolution des relations que le scripteur entretient avec l’écriture va de pair avec la complexification linguistique de ses productions: «développement[s] linguistique, cognitif et identitaire […] [sont] des développements indissociables» (Bucheton, 2014, p. 58).

Les notions de rapport à l’écriture et de rapport à l’écrit continuent d’être explorées par les chercheurs francophones ainsi qu’en témoigne cette édition des NCRÉ, premier de deux numéros thématiques sur le rapport à l’écrit/ure, dans lequel les articles problématisent ces notions aussi bien dans le champ de la didactique de l’écrit que dans celui des littératies universitaires.

La notion de rapport à l’écri/ture est utilisée dans des contextes diversifiés

À la lecture des sept articles qui constituent ce premier numéro consacré au rapport à l’écrit/ure, le lecteur constatera que la notion de rapport à l’écrit/ure s’avère opératoire dans une grande diversité de contextes: selon le statut de la langue enseignée, la population dont on étudie le rapport à l’écrit/ure, le pays et l’institution concernés. En effet, s’il est toujours question de rapport à l’écrit/ure en français, les articles présentent des travaux menés en contexte

  • de français langue première (Colognesi et Lucchini; Lafont-Terranova et Niwese; Pereira, Rey et Romain; Samson, de Saint Martin et Monceau);

  • de français langue seconde (Maynard et Armand; Sauvage, Fleuret et Auger);

  • de français langue étrangère (Pernet-Liu).

Par ailleurs, les populations étudiées sont de tous âges et de tous horizons:

  • de jeunes élèves immigrants dans des classes d’accueil au Québec (Maynard et Armand);

  • de jeunes gitans vivant dans le sud de la France (Sauvage, Fleuret et Auger);

  • des élèves de 10 à 12 ans dans des classes du primaire en Belgique (Colognesi et Lucchini);

  • des étudiants universitaires de 1er et 2e cycle universitaire en France, en Belgique et en Chine (Lafont-Terranova et Niwese; Pereira, Rey et Romain; Pernet-Liu).

Tantôt centrale, tantôt périphérique, la notion de rapport à l’écrit/ure est mise au service d’objectifs variés, liés notamment aux différents contextes institutionnels:

  • en contexte de français langue première, Lafont-Terranova et Niwese, veulent «montrer que la notion de rapport à l’écriture […] permet de concevoir, de mettre en oeuvre et d’évaluer des dispositifs didactiques visant l’amélioration de la compétence scripturale de publics très divers, dans des contextes institutionnels variés»; Pereira, Rey et Romain, de leur côté, visent à «développer les compétences scripturales professionnelles en travaillant le rapport à l’écriture des étudiants par la production de critiques littéraires de type journalistique»; Samson, de Saint Martin et Monceau s’emploient à décrire la perception du rapport à l’écriture de mémoires – professionnels ou de recherche – d’étudiants de Master 1 et 2; quant à Colognesi et Lucchini, ils cherchent à «d’une part, […] mettre en évidence comment les médiations métacognitives des enseignants amènent les jeunes scripteurs à développer les habiletés métascripturales et, d’autre part, de quelle manière cette composante agit sur l’évolution globale du rapport à l’écrit»;

  • en contexte de français langue étrangère et langue seconde, Pernet-Liu veut «mettre en lumière les composantes [du] rapport à l’écrit et à l’écriture [d’étudiants universitaires chinois] en référence au contexte de la culture et de l’histoire chinoises et de l’enseignement du français en Chine»; Maynard et Armand observent «les effets de la production de textes identitaires plurilingues sur le [rapport à l’écrit] de huit élèves immigrants allophones en situation de grand retard scolaire en classe d’accueil au secondaire»; enfin, Sauvage, Fleuret et Auger explorent «les compétences orthographiques d’élèves gitans de CE1 [école primaire] vivant dans l’extrême Sud de la France» en les comparant avec les compétences d’élèves non-gitans de même niveau socioéconomique.

À la lecture des différents articles qui constituent ce numéro, il apparait que la question des liens entre les dimensions du rapport à l’écrit/ure et leur prise en compte dans différents contextes de formation est centrale pour «tenter de décrire et de comprendre les processus à travers lesquels [ce][…] rapport […] se transforme et ouvre à la personne la possibilité de prendre la main sur son expérience scripturale ainsi que les facteurs en mesure de façonner ces processus» (Blaser, 2015). Tant de diversités dans l’usage du rapport à l’écrit/ure nous parait prometteur pour l’avenir de cette notion qui, à défaut de se stabiliser, s’élargit, voire s’émancipe, mais demeure toujours au service d’une meilleure compréhension du processus d’écriture, de son enseignement et de son apprentissage.