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Il existe, dans les sociétés démocratiques libérales, une pression culturelle accrue pour disqualifier le recours à la force. Les acteurs cherchant à s’imposer à travers elle dans les systèmes démocratiques contemporains sont désignés d’un stigmate. La violence surgit ainsi comme une forme de déviance qu’il revient à la psychologie, à la sociologie et aux sciences politiques d’expliquer.

Quoique la violence soit souvent appréhendée comme une déviance (Merton, 1971), il existe aussi des formes de violence modérées, banales, acceptées. Inscrites de facto dans le jeu institutionnel commun des démocraties libérales, ces formes de violence (occupations illégales de la voie publique, barrages routiers, déprédations bénignes, actions spectaculaires de destruction matérielle, certaines séquestrations) constituent une manière de « faire de la politique d’une autre façon » (Braud, 1993) qui se distingue, par exemple, de la désobéissance civile. Bien que globalement réprouvée par la culture dominante, la violence jouit d’une valorisation dans certains groupes sociaux et politiques — notamment anarchiste, révolutionnaire, autonome mais aussi nationaliste. Cette valorisation repose sur plusieurs raisons, non exclusives, qu’il s’agisse de se conformer à l’image négative du groupe, renvoyée par l’environnement, dans une logique de retournement du stigmate ; que cette valorisation s’enracine dans un modèle social, telle la figure du « bandit social » ; qu’enfin elle bénéficie d’une légitimation instrumentale, grâce en particulier à un vecteur idéologique (Sommier, 2008 : 12).

Dans ce texte, nous revenons sur le cas français et les justifications émanant de l’extrême gauche française, depuis la fin des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, à partir d’entretiens biographiques approfondis. À long terme, la violence révolutionnaire constitue un « renouvellement du répertoire de l’action collective d’extrême gauche dans une période de crise organisationnelle des courants radicaux européens » (Rapin, 2000 : 54). La violence politiquement revendiquée est utilisée comme un outil, mobilisé à partir d’un cadre normatif construit, justifié et légitimé. Elle consiste alors en « des actes de désorganisation, destruction, blessures dont l’objet, le choix des cibles ou des victimes, les circonstances, l’exécution et/ou les effets acquièrent une signification politique, c’est-à-dire tendent à modifier le comportement d’autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences sur le système social » (Nieburg, 1969 : 13).

Notre perspective consistera à décrire les registres et répertoires convoqués pour justifier la violence illégale dont les activistes, les militants, les acteurs sont accusés par les institutions détentrices du monopole de la violence légitime. Que la violence renvoie à des atteintes aux biens ou aux personnes, nous l’appréhenderons, dans une perspective exclusivement descriptive, comme des « actes de désorganisation » (Nieburg, 1969) visant une « perturbation de la stabilité et de la tranquillité de l’organisation politique » (Lupsha, 1971 : 89)[2]. Nous mettrons en perspective cette violence aussi bien avec les textes théoriques d’organisations ayant assumé la lutte armée en France, qu’avec les discours des militants l’ayant convoquée. Cette analyse permettra d’appréhender les phénomènes abordés sous le prisme de la radicalisation politique[3], dans une société démocratique, lorsque la violence est mise en oeuvre et justifiée au nom de projets de contre-société ou d’émancipation. Elle contribuera à apporter un éclairage compréhensif sur les révoltes ou les mouvements sociaux contre l’injustice sociale et la violence d’État. Ces éléments justifieront un regard critique sur la thèse faisant de la violence politique le fruit de la frustration relative (Gurr, 1970), entendue comme le résultat d’un état de tension entre des satisfactions attendues et des satisfactions refusées ou encore comme un écart négatif entre ce que des individus se considèrent en droit d’attendre et ce qu’ils reçoivent effectivement.

Recourir à la violence n’a rien d’insignifiant ni de systématique. L’engagement violent requiert des grilles d’analyse que n’épuise pas l’engagement commun. La décision d’engagement dans l’activisme à faible ou haut risque[4] suppose d’assumer — et d’anticiper — des dangers aussi bien physique, social, légal que financier (ou autre) (McAdam, 1986 : 67). La documentation sociologique, dans son étude de la violence politique, a jusqu’à présent souligné la prééminence de deux répertoires de légitimation de cette dernière — répertoire normatif et répertoire instrumental (Sommier, 2008)[5]. L’enquête de sociologie compréhensive que nous avons menée vise à élargir et à pluraliser les répertoires de légitimation, à partir des arguments convoqués par les acteurs mettant en oeuvre la violence.

Les justifications et légitimations de l’action violente se laissent saisir à partir du « vocabulaire des motifs » que la théorie du « cadrage » (frame analysis) (Goffman, 1974 ; Benford et Snow, 2000, 2012) aide à appréhender. Les cadres constituent des « schèmes d’interprétation » à partir desquels les individus « localisent, perçoivent, identifient et étiquettent » (Goffman, 1974 : 21) des situations de la vie ordinaire et, plus généralement, des situations auxquelles ils doivent faire face. Les cadres confèrent un sens à des événements et à des situations. Ils organisent l’expérience et orientent l’action.

Nous convoquerons cette théorie pour appréhender les discours producteurs de sens et de légitimation, issus d’organisations et d’acteurs ayant recours à la violence pour des raisons idéologiques. Cette approche permettra de saisir la fonction des idées et des significations dans la mobilisation des groupes. La légitimation de la violence constitue, dans les organisations ou les mouvements des gauches non réformistes, notamment révolutionnaires, des cadres de l’action collective, dans la mesure où ils orientent l’action (Benford et Snow, 1988) et ont également une fonction motivationnelle[6]. La référence à ce cadre conceptuel autorise une construction de sens, contribuant à produire et à définir la signification des idées utilisées pour mobiliser ou contre-mobiliser (Benford et al., 2012 : 223). Cette perspective permet notamment d’aborder d’une façon qui ne soit pas simplement descriptive et statique les contenus signifiants (croyances, valeurs, motifs idéologiques[7]), et de les intégrer à une logique analytique et dynamique. Elle suppose également de considérer les acteurs des mouvements sociaux comme des agents signifiants, activement engagés dans des activités de production et de reconduction du sens, auprès des autres membres des organisations, de leurs adversaires, ainsi qu’auprès de leurs auditoires ou des observateurs (Benford et Snow, 1988).

Dans ce qui suit, nous reviendrons, dans un premier temps, sur les théories sociologiques de la violence politique et de la déviance pour ensuite mettre en évidence, à partir de l’enquête réalisée, les répertoires de légitimation de la violence politique convoqués par l’extrême gauche pour des actes qui ont été commis au cours des quarante dernières années. Ce parcours permettra d’enrichir les principaux modèles traditionnellement convoqués en sociologie, pour rendre raison et donner un sens à la violence politique.

L’enquête

Nous avons mené de mars à décembre 2016, une campagne d’entretiens semi-directifs qui nous a conduites[8] à rencontrer, sur le territoire national, 44 personnes, actives de la fin des années 1960 à aujourd’hui. Nous les avons contactées soit directement soit par la méthode dite « boule de neige », consistant à demander aux personnes interrogées d’indiquer d’autres contacts susceptibles d’être concernés par l’enquête. Cette dernière présente incontestablement des biais de sélection, tenant notamment à ce que les personnes acceptant l’entretien sont tendanciellement celles qui ont le plus l’habitude de prendre la parole, qui sont déjà entrées dans une démarche de témoignage, qui n’ont pas de prévention à l’égard de la démarche universitaire ou, plus généralement, à l’égard du fait de témoigner auprès de personnes n’appartenant pas au « milieu ». S’y ajoute la difficulté de joindre des dissidents de ces groupes et les individus qui ont quitté les mouvements avant leur dissolution ou se sont éloignés de l’idéologie qu’ils portaient à l’époque. Enfin les intermédiaires étant souvent des hommes se pose la difficulté de l’accès aux activistes femmes, ayant participé à ces mouvements.

Lorsqu’elles l’ont accepté, nous avons échangé avec les personnes clés de mouvements et d’organisations d’extrême gauche des années 1960 à 1980 (Tableau 1)[9]. Les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Aucune des personnes n’était incarcérée. Bien que ces individus aient des profils variés du fait de leur appartenance idéologique ou des mouvances dans lesquelles ils s’inscrivent (qu’ils soient communistes révolutionnaires, anarchistes, autonomes ou militants antifascistes), tous relèvent de courants qualifiés aujourd’hui d’extrême gauche ou de gauche radicale[10]. Cette unité idéologique recouvre toutefois un large spectre d’actions qui vont du piratage de sites internet à des assassinats. De même, les sanctions qui leur ont été infligées sont hétérogènes puisque certains ont été condamnés à perpétuité, alors que d’autres ont simplement été placés en garde à vue sans plus de poursuite, voire n’ont jamais eu affaire avec la justice. Parmi les 44 individus, 14 sont des femmes (i. e. quasiment un tiers). Le plus jeune a 19 ans, le plus âgé 85 ans. Les individus se répartissent comme suit dans les différents groupes de la gauche radicale.

Tableau 1

Répartition des enquêtés dans les groupes politiques[11]

Répartition des enquêtés dans les groupes politiques11
  1. Groupes d’Action Révolutionnaires Internationalistes

  2. Action Directe

  3. Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire

  4. Gauche Prolétarienne

  5. Le groupe Camarades naît en 1974 et est à l’origine d’une revue dont le premier numéro paraît en avril 1974.

  6. Voir « Black Bloc, au singulier ou au pluriel… mais de quoi s’agit-il donc ? + communiqués », éd. Turbulences, sept. 2000. Toutefois, nous ferons référence dans ce qui suit au « cortège de tête » des manifestations plutôt qu’au Black Bloc, davantage connoté péjorativement.

  7. Cette catégorie regroupe des individus se revendiquant comme autonomes mais ne participant pas de façon continue à un groupe organisé, telles les organisations antifascistes. Certains interviennent occasionnellement dans les cortèges de tête. Sur la mouvance autonome française, voir Schifres, 2004.

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A. De l’explication à la justification de la violence politique

Apports d’une sociologie compréhensive

La référence à la théorie du cadrage permet de développer une sociologie compréhensive épousant « un processus qui se construit à partir de la signification qui est donnée [à l’action] par ceux qui la réalisent » (Weber, 1922 : 35). De ce point de vue, comprendre et expliquer la violence « requiert de tenir compte des “motifs” rationnels qui animent probablement les individus lorsqu’ils agissent » (Ogien, 1995 : 78). Cependant, une théorie compréhensive ne se borne pas à relater les commentaires que les individus émettent à propos de ce qu’ils font. Il s’agira pour nous de produire une analyse des motifs rationnels que se donnent les acteurs — voire qu’ils reconstruisent a posteriori, avec parfois plusieurs décennies d’écart, pour expliquer et justifier leurs actions.

En son acception wébérienne, la notion de motif renvoie à « un ensemble significatif » qui semble constituer aux yeux de l’agent ou de l’observateur la « raison » significative d’un comportement. Cet ensemble paraît « significativement adéquat », lorsque le comportement présente une cohérence et que la relation entre ses éléments est reconnue par nous comme constituant un ensemble significatif typique (disons « juste ») suivant nos habitudes moyennes de penser et de sentir (Ogien, 1995 : 78). On considère alors qu’« “une interprétation causale juste d’une activité concrète signifie que le déroulement extérieur et le motif sont reconnus comme se rapportant l’un à l’autre et sont compréhensibles significativement dans leur ensemble” » (Ogien, 1995 : 78). On parle d’interprétation causale juste d’une activité typique, lorsqu’il apparaît que « le déroulement de l’activité reconnue est aussi bien significativement adéquat (à un degré quelconque) que causalement adéquat (à un degré quelconque)” » (Weber, 1922 : 10-11).

Bien que les médias présentent fréquemment la violence comme un débordement ou une dérive (Guibet Lafaye, 2017), l’individu qui commet une action illégale, voire violente, est pris dans un régime d’obligations dont il connaît les principes. Il inscrit son action dans un monde socialement organisé, en acceptant une série de préalables. Il suit des normes et des règles, fussent-elles reconnues au sein d’une minorité exclusivement. Comme tout un chacun, le criminel, le marginal, le dépendant agissent de façon réglée dans un univers organisé, en partageant l’essentiel de nos idées de sens commun, à propos du monde et de la vie en société (Ogien, 1995 : 160).

Dans le cadre des théories causales et compréhensives de la déviance, cette rationalité est envisagée sans convoquer les postulats de la théorie du choix rationnel. Les premières montrent, au contraire de la seconde, comment rationalités cognitive (le raisonnement) et praxéologique (la pratique) sont indissociablement mêlées. La sociologie de la déviance a admis assez tôt que commettre une infraction est moins un acte individuel qu’un type de conduite déterminé par l’organisation sociale d’une forme d’activité, fixant les principes auxquels le contrevenant doit se conformer (Robert et al., 1998)[12]. La déviance, dont l’usage de la violence dans nos sociétés constitue une illustration, apparaît alors comme un comportement « normal » qui peut être empiriquement décrit, à partir du recueil et de l’analyse des explications que les déviants donnent au sujet des « bonnes raisons » de leur infraction à la loi et à l’ordre (Ogien, 1995 : 146). Ainsi, le sens de leurs actions émane à la fois des rationalisations qu’ils en proposent et se constitue dans l’interaction (Parsons, 1937) car l’activité pratique réclame de la part des acteurs qu’ils construisent la signification du rapport social dans lequel ils sont engagés.

Théoriser la violence ou justifier la déviance ?

L’explication de la violence politique s’est appuyée sur plusieurs théories, qu’il s’agisse du néo-fonctionnalisme (Wieviorka, 1998), des théories de la frustration relative (Gurr, 1970 ; Merton, 1971 ; Berkowitz, 1989), de la mobilisation des ressources (Tilly, 1978) ou de la structure des opportunités politiques (Fox Piven et Cloward, 1977). Bien que cette documentation sociologique se soit peu intéressée à ces justifications, on a coutume de considérer que le passage d’une violence sociale à une violence politique est facilité par l’usage de justifications normatives et instrumentales (Gurr, 1970), variables selon les pays et la singularité de leur parcours historique. Les premières s’illustrent dans l’idéologie, voire dans une éthique légitimant sa mise en oeuvre, qu’il s’agisse du droit de résistance à l’oppression (à travers la « juste colère des travailleurs », le « désespoir de la paysannerie », « la Cause de la Révolution », la « réponse à la répression policière »), qu’il soit question de la théorie du tyrannicide aux xvie-xviie siècles, du marxisme, de l’anarcho-syndicalisme, des théories de la libération (Sommier, 2008 : 14). Les justifications instrumentales, en revanche, convoquent le répertoire de l’efficacité historique de la violence ou un sentiment de marginalisation du groupe. Les acteurs s’affirment alors convaincus, sur le fondement d’expériences antérieures, de son efficacité pratique, conformément à l’idée que « seule la violence paye ».

La documentation sociologique consacrée à la déviance, à la différence des théories précédemment évoquées, a davantage tenté de systématiser les justifications, formulées par les acteurs de la violence et, plus particulièrement, de la déviance. Elle a ainsi mis en évidence les rationalisations produites par le contrevenant, lorsqu’une transgression est découverte, à travers ce qu’elle nomme les « techniques de neutralisation ». Celles-ci désignent les mécanismes par lesquels l’individu trouve de bonnes raisons pour suspendre provisoirement la validité d’une norme légale ou morale et se sentir ainsi autorisé à commettre la transgression. Dès lors, l’apprentissage de la déviance ne consiste pas tant à intérioriser les valeurs d’une sous-culture — s’opposant au système normatif censé régir l’ordre social dominant — qu’à acquérir la maîtrise de techniques de neutralisation, permettant à l’individu de maintenir sa croyance en la validité de l’ordre légitime, tout en en violant les règles (Sykes et Matza, 1957 : 666 et sq.).

Ces techniques sont au nombre de cinq. Il s’agit 1. du déni de responsabilité par lequel l’individu prétend agir sous l’emprise de causes externes ; 2. du déni du mal causé consistant à requalifier les actes en les minorant[13] ; 3. du déni de la victime qui semble indiquer que cette dernière mérite le sort qui lui a été fait ; 4. de l’accusation des accusateurs, consistant à s’en prendre aux mobiles de ceux qui condamnent l’acte déviant, qu’il s’agisse des forces de l’ordre, des institutions de justice ou de gouvernement. Par cette technique, l’individu conteste la légitimité de ceux qui dénoncent ses agissements, et contribue à faire passer l’illégalité de sa conduite au second plan ; 5. enfin, de la soumission à des loyautés supérieures qui permet au contrevenant de convoquer un système normatif propre à un groupe religieux, une organisation criminelle ou clandestine, un groupe de pairs, à des relations d’amitié, à un code d’honneur et de solidarité de la famille, pour justifier qu’il passe outre aux prescriptions du système normatif général.

La référence aux techniques de neutralisation permet de s’écarter de l’interprétation de la déviance en termes de sous-culture délinquante, c’est-à-dire d’un monde de valeurs spécifiques qui se reproduit et circonscrit une altérité, pour privilégier l’interprétation en référence à une norme d’action organisée autour d’« un certain rapport à la culture conventionnelle et à l’égard de la loi » (Herpin, 1970 : 125) qu’un individu apprend à mettre en oeuvre de façon adéquate. Cette approche privilégie la rationalité cognitive, l’action et ses normes plutôt que la culture ou les valeurs, et présuppose que la conduite du déviant doit être appréhendée sous l’angle de ses caractéristiques universelles.

La possibilité de passer outre le conflit entre registres d’interprétation opposés de l’action consiste à neutraliser, momentanément et selon les circonstances, la référence à l’un ou l’autre des registres (celui de la normalité et celui de la déviance) dont l’individu se sert pour concevoir et expliquer son action (Matza, 1969, IV. 1.1 : 137-141). Notre analyse convoquera les théories de la déviance pour aborder de façon critique les argumentaires mobilisés par les acteurs. Elle s’appuiera également sur la théorie du cadrage pour reconstruire les cadres de l’injustice dans lesquels s’inscrit la nécessité du recours à des actes qualifiés de violents. La théorie du cadrage a déjà été convoquée dans l’analyse des sentiments d’injustice et dans des études de cas (Cable et Shriver, 1995 ; Čapek, 1993 ; Carroll et Ratner, 1996 ; Klandermans et Goslinga, 1996) mais assez peu pour aborder le recours à la violence politique. Elle l’a été pour analyser la violence dans un registre non politique (de Fornel, 1993) ainsi que dans le traitement par les médias de la déviance et de la construction publique des problèmes sociaux (Frau-Meigs, 2010). Elle a été mobilisée pour aborder la violence politique des États, en vue d’identifier les facteurs politiques et économiques, conduisant soit à la répression (violence unilatérale) soit à la guerre civile (violence entre parties adverses) (Besley et Persson, 2011), mais également pour mettre au jour la réalité et le sens de la violence au sein des relations internationales (Thomas, 2011). La théorie du cadrage, dans ce contexte, permet non seulement de dévoiler des formes de violence à l’oeuvre dans ces interactions mais aussi de souligner les processus de légitimation entretenus par les approches classiques des relations internationales au même titre que le jeu normatif qu’elles déploient. Elle se trouve identiquement à l’oeuvre pour élucider les logiques d’(in)sécurisation contenues dans certaines pratiques militaires, en l’occurrence de l’OTAN en Libye, ainsi que la mise en sens de l’usage de la violence, dans le cadre d’interventions militaires internationales, et de l’(in)sécurité, à travers une dichotomie entre une violence dite instrumentale-rationnelle, émanant de l’OTAN, et celle du régime Kadhafi, dépeinte comme irrationnelle et indiscriminée (Pomarede, 2014).

Concernant les aspects qui retiennent notre attention, les cadres de l’injustice sont institués comme un mode d’interprétation, produit par les acteurs et en référence auxquels les actions d’une autorité sont définies et identifiées comme injustes (Gamson et al., 1982 ; Carroll et Ratner, 1996a et b ; voir Benford et Snow, 2012 : 227). Ils sont particulièrement mobilisés, lorsque les acteurs et les organisations exigent un changement politique et économique car ils légitiment et rendent possibles certaines formes d’action. L’élucidation de ces cadres de l’action collective, orientés vers l’action (Benford et Snow, 1988), permettra donc de souligner leur fonction motivationnelle dans l’usage de la violence. Ainsi nous aborderons d’une façon qui n’est pas simplement descriptive et statique les contenus signifiants (croyances, valeurs, motifs idéologiques[14]), et les intégrerons à une logique analytique et dynamique. Une perspective de sociologie compréhensive enfin nous aidera à saisir les façons dont les modes d’action du politique se construisent à l’extérieur des structures qui lui sont traditionnellement consacrées et dans un espace délégitimé par l’espace institué du politique.

Cette approche empirique conduira à élargir, à partir des arguments évoqués par les acteurs eux-mêmes, le spectre des répertoires de légitimation de la violence mis en évidence par l’analyse sociologique de la violence politique ainsi que par les approches rationalistes de la déviance. En effet, que l’on fasse référence au modèle dichotomique des justifications normatives et instrumentales de la violence ou aux techniques de neutralisation de la déviance, les explications et justifications des acteurs à propos de leurs actes permettent d’enrichir ces cadres conceptuels. La cartographie réalisée des arguments recueillis déborde les deux cadres d’analyse proposés. En particulier, certains arguments — dont on peut considérer qu’ils sont d’ordre normatif — ont été sous-estimés, qu’il soit question de la primauté de la violence du système (social, socioéconomique), en l’occurrence des effets sur les vies, la santé et les parcours des conditions de travail et de précarité dans les sociétés occidentales mais aussi dans les pays du Nord, de la violence du pouvoir étatique[15] ; le fait que l’engagement implique, par lui-même, non seulement une certaine forme d’illégalité (notamment dans l’aide apportée à des camarades) mais aussi des actes violents (cas de l’antifascisme ou de l’antifranquisme) ; le sentiment d’injustice suscité par la violence et souvent la mort infligée à d’autres (des camarades ou des individus perçus comme tels ou bien comme opprimés) ; enfin l’idée que les acteurs sont contraints, par le système en place, d’utiliser la violence. Interviennent également dans le spectre des justifications, l’identification au rôle, l’engagement assumé et la cohérence revendiquée par les acteurs[16], présupposant qu’être révolutionnaire ou antifasciste — bien que dans une moindre mesure toutefois — implique le recours à la violence (car, pour le premier, le système ne s’effondrera pas de lui-même, et, pour les seconds, les « fascistes » sont des individus violents qui doivent être combattus avec leurs propres armes (infra U.).

Répertoires de légitimation de la violence politique

L’enquête menée a permis de distinguer quatre catégories de répertoires de légitimation de la violence, présentant chacun plusieurs sous-entrées. La violence mise en oeuvre par les acteurs rencontrés consiste principalement en une violence de type conspiracy, c’est-à-dire dans des actions ponctuelles d’une minorité agissante (complots, attentats, assassinats politiques) (Gurr, 1970). Elle se distingue aussi bien des émeutes populaires spontanées, faiblement, voire pas organisées (turmoil), que de la guerre civile et de la révolution (internal war), caractérisée par son ampleur, par l’alliance masse/élites et le projet de renversement du pouvoir en place.

Les discours recueillis proposent à la fois des justifications et des explications des actes commis, susceptibles d’articuler implicitement des arguments de légitimation. Ainsi, le fait d’avoir subi la répression policière désinhibe les individus dans leur usage de la violence. Tel peut également être le cas de l’inscription de sa propre violence dans une tradition de lutte historique (ou préexistante), présente de longue date dans l’environnement de l’enquêté[17]. Nous distinguerons également, dans les discours recueillis, les motivations des croyances[18]. L’analyse a permis de discerner quatre répertoires principaux de justification de la violence politique : la nécessité de la violence ; la violence comme stratégie ; la violence inhérente à un certain engagement politique ; la disqualification de l’accusation de violence. Les occurrences de ces répertoires dans les 43 entretiens se distribuent comme suit :

Tableau 2

Occurrences des répertoires de légitimation de la violence dans les entretiens

Occurrences des répertoires de légitimation de la violence dans les entretiens

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Cette typologie distingue des argumentations concernant le recours à la violence d’ordre aussi bien normatif, idéologique que stratégique. Certains actes, matériellement identiques, tels qu’une explosion, peuvent être utilisés sur un mode de dénonciation, dans une logique de propagande par le fait[19] mais également dans une logique de réponse à la violence des adversaires[20]. A contrario, la catégorie « nécessité de la violence » regroupe des actes et des situations hétérogènes. Nombre des personnes interrogées considèrent qu’un renversement du système économico-politique actuel ne peut passer que par une phase insurrectionnelle — appelée de leurs voeux, dans un futur espéré proche — en revanche, les acteurs des mobilisations sociales contemporaines jugent nécessaire de répondre, aujourd’hui même, à la répression et aux violences policières qu’ils subissent. De même, le fait d’être militant antifasciste ou de se revendiquer révolutionnaire suppose de ne pas rejeter le recours à la violence, dès lors que l’adversaire — notamment identifié comme « fasciste » — assume lui-même l’usage de la violence.

La nécessité de la violence

La violence révolutionnaire

La nécessité du recours à la violence s’explicite, en premier lieu, dans la conviction exprimée par cet ancien membre des Noyaux armés pour l’autonomie populaire (NAPAP),

n’importe comment on sait bien que les gens qui ont le pouvoir — on le voit même tous les jours en ce moment —, ils sont pas prêts de vouloir lâcher… ce qu’ils ont. Donc ça se fera forcément de façon violente. Et ils utiliseront peut-être la violence les premiers d’ailleurs.

L.

La conviction que, pour abattre le système, l’usage de la violence est nécessaire trouve un écho dans le discours de ce membre fondateur d’Action Directe :

Je suis toujours persuadé qu’on détruira les monopoles, c’est-à-dire monopoles politiques, monopoles économiques, monopoles financiers, monopoles de la violence que par la contre-violence : la paralysie économique, la destruction du système financier, etc. Donc il y aura inévitablement une phase de grande violence, et de révolution et de chambardement et d’insurrection.

C.[21]

Ce postulat, fondé sur la reconnaissance du monopole de la violence légitime par l’État, traverse les jeunes générations. Dans les textes théoriques d’Action Directe, l’usage systématique de la violence contre les cibles adverses est théorisé : « L’enjeu actuel pour une organisation révolutionnaire est de savoir et de pouvoir faire converger toutes les luttes de base vers le renversement de l’ordre existant. Il est, pour nous, le projet communiste au sens où K. Marx disait : “Le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état de choses existant.” » (Action Directe, 1982 : 41).

La certitude faisant de la violence une nécessité en vue de réels changements sociaux anime aussi bien les militants qui l’ont mise en oeuvre[22] que certains historiens, défendant l’idée qu’« aucun progrès social dans l’Histoire humaine n’a été obtenu par la discussion » (Cusset, 2016). Le rôle de la violence révolutionnaire comme forme de « renouvellement du répertoire de l’action collective d’extrême gauche » (Rapin, 2000 : 54) explique ainsi la persistance d’un même répertoire de légitimation de la violence à travers le temps, c’est-à-dire sur les quarante années d’activité des militants interrogés.

L’inversion du rapport de force

Dans certaines situations, les acteurs peuvent estimer que le seul moyen de s’imposer et d’inverser le rapport de forces passe par la démonstration de sa puissance. Telle est l’interprétation de ce militant antifasciste, dans le contexte de progression du Front National,

pour moi, c’était logique, quand tu as épuisé tout ce qui est légalement possible de faire et qu’à un moment donné tu vois qu’en face les mecs, ils en sont à prendre trois mairies, qu’en plus ils peuvent se permettre de tuer un gamin de 18 ans, tu vois, sans qu’il y ait vraiment grand-chose, à part l’indignation, une manif, machin. Et 6 mois après, Le Pen fait 15 % à la présidentielle de 95. Tu te dis… À un moment donné, il faut passer à autre chose […], déjà pour dire aux mecs du FN : “Eh les gars, vous allez pas vous balader, vous allez pas arriver tranquilles comme ça. Il y a des gens qui s’organisent. Là, pour l’instant… on est gentil : on tape comme là mais demain, si ça devient plus sérieux, on peut aller aussi. Tu vois, on peut aller au-delà.” Ça déjà c’était le premier message et le deuxième, c’était pour dire aux gens, qui justement… vous voyez, on peut s’organiser, on peut faire des choses. Rien n’est inéluctable. Après, chacun fait selon ses moyens mais nous on avait choisi cette voie mais on n’a jamais exemplarisé notre lutte.

V.

La violence intervient alors comme un type d’affirmation politique, sur le mode de la réponse — non proportionnée — à la violence par la violence. Ce répertoire signifie qu’intentionnellement ou ex-post, celle-ci s’inscrit dans un rapport de forces qu’elle vise à influencer, infléchir, voire recomposer (Braud, 1993). Le recours à des actions spectaculaires intervient comme un outil de propagande à destination d’un public pluriel. Il participe d’une extension du répertoire des actions jugées légitimes par les acteurs politiques engagés, en l’occurrence, dans la lutte contre le Front National.

Les « actes de justice »

La théorisation du recours à des moyens d’action illégaux et parfois violents dans une logique d’extension des moyens d’action politiques, visant à rétablir une justice au sein d’États du monde, est une constante de ces mouvements politiques. Ainsi l’interprétation du rôle de la violence comme un outil du répertoire de l’action collective intervient également, lorsqu’il s’agit de « rendre justice », qu’il soit question d’exécution — notamment d’individus ayant trahi — ou plus simplement de réappropriations. Ce militant antifasciste du sud de la France le résume parfaitement,

l’État en tant qu’État… on peut dire que je m’en fous complément, pas dans le sens rebelle anarchie… mais dans le sens où si je pense que quelque chose est juste, je vais le faire, qu’il soit légal ou pas. […] Je peux te dire que l’année du CPE[23], il y avait tellement de militants qu’il y a pas eu une expulsion dans le quartier… parce que les huissiers, ils osaient même pas mettre… deux pieds dedans. On a volé de la bouffe pour la redistribuer… on a saboté un nombre incalculable… de trucs industriels… qui avaient du sens, par rapport aux grévistes ou pas grévistes qui ont réagi violemment par rapport aux ouvriers, etc. C’est pas du… folklore. C’est réfléchi.

Z.

Illégalité et violence interviennent comme des outils de contre-pouvoirs dans un monde appréhendé comme injuste et eu égard auxquels certains déséquilibres peuvent être, momentanément au moins, rétablis. Ces outils s’inscrivent dans un cadrage identifiant les lieux et causes des injustices. Ils participent d’une dynamique de reconfiguration de cet état du monde et sont systématiquement subordonnés à une interprétation de ce que serait un ordre du monde juste — aux antipodes d’un usage arbitraire de la violence. La rupture avec l’ordre légal est théorisée par la gauche révolutionnaire contemporaine[24]. Dans cette logique, l’illégalisme constitue un degré et une étape dans un projet plus systématique et ambitieux de renversement de l’ordre existant. L’intégration de la violence parmi les outils dont se dotent les groupes révolutionnaires s’associe à un retournement du stigmate ainsi qu’à une réinterprétation symbolique des actes commis. Ainsi, cette militante ayant participé au comité de soutien aux prisonniers de la Fraction armée rouge (RAF) déclare, lorsqu’on l’interroge sur la différence entre radicalisme et terrorisme,

moi je considère qu’un assassinat politique ciblé n’est pas du terrorisme. Or, la Fraction armée rouge, dans l’ensemble, n’a pas commis d’acte terroriste… en tout cas n’a jamais voulu semer la terreur dans la population, au contraire… il y a pas eu d’attentats aveugles, donc il y a absolument aucun rapport entre certaines pratiques terroristes et l’action de groupes de lutte armée, comme les Brigades rouges en Italie qui ont toujours ciblé, et en même temps voilà quand on définit de plus en plus de figures de l’ennemi… Tirer dans la rotule d’un journaliste, ça ne me semble pas très sympathique, j’approuve pas mais c’est pas non plus du terrorisme. On a défini que ce journaliste était… voilà un suppôt du capitalisme, du système, etc., on punit, voilà. On l’abat mais c’est pas du terrorisme.

N.

Au-delà de la réinterprétation de l’ordre symbolique du juste, le propos introduit une neutralisation par le déni de la victime. Cette technique est sous-jacente aux explications des exécutions commises par Action Directe mais également à la violence offensive déployée à l’égard des forces de l’ordre, qualifiées de chiens de garde du système (infra 1.4). Toutefois, les acteurs ne s’en tiennent pas — comme le feraient des délinquants (i. e. des déviants criminels) — au déni. Ils revendiquent leurs actes dans une logique visant à « rendre justice » [25] ou à « reprendre le pouvoir ». La violence intervient comme l’outil ultime dont peuvent s’emparer les franges dominées de la population pour, notamment, punir l’ennemi désigné. Le processus de neutralisation s’inscrit alors dans un discours narratif qui se veut sensé ainsi que dans une logique de construction des identités (McAdams, 1993) et de récit de soi, mobilisant les figures du résistant, du combattant et de l’ennemi. L’interprétation alors pertinente relève moins de la psychologie cognitive que de l’interactionnisme symbolique. L’approche par les techniques de neutralisation — à la différence des théories cognitives, par exemple — permet ainsi d’appréhender à la fois les motifs et les motivations, et ne consiste pas seulement dans un processus d’information (Maruna et Copes, 2005 : 284).

La violence défensive

Sous un angle négatif et défensif, la violence est appréhendée comme nécessaire relativement à la répression et à la violence policière, dans une logique insurrectionnelle. Cet argument est très présent parmi les jeunes générations ayant participé en France aux protestations contre la loi El Khomri en 2016 et actives dans les cortèges de tête. Il ne s’agit pas d’une réponse proportionnée car le rapport de force est fortement dissymétrique entre forces de l’ordre et manifestants, mais d’une posture défensive. Ce militant le déclare de façon lapidaire : « Si on n’utilise pas la violence, on se fait défoncer » (J.), tout comme cet autre jeune homme de la région Nord,

sur la question de la violence. En fait, je suis pas… un adorateur de la violence. Je voue pas un culte à la violence politique mais c’est que… face à la répression, je me suis rendu compte que lever les mains, ça servait à rien, que le seul moyen de… s’en sortir, c’est d’apporter une réponse efficace à la violence policière pour les faire reculer, tu vois, et qu’il fallait pas lever les mains mais si possible essayer de les faire reculer, les caillasser, tu vois. […] Je pensais qu’on pouvait régler les choses sans être violent politiquement, en gros. Que si tu faisais rien — c’est un discours très niais mais — que si tu faisais rien, les flics allaient rien te faire. En fait, j’ai vite vu la limite de ce discours, dans la pratique, tu vois. […] la pratique a fait que je me suis rendu compte que même si tu faisais rien, tu te prenais une rouste, donc autant faire quelque chose.

B.

Il ajoute plus loin :

La police, par exemple, elle est violente. Si tu… respectes pas les consignes — même d’ailleurs parfois quand tu respectes les consignes —, tu te fais matraquer et à cette violence, ben il y a, comme je te le disais tout à l’heure, il y a qu’une seule solution à apporter, c’est une violence supérieure qui les fait reculer. […] Non, pas supérieure ou égale mais une violence qui leur inspire la crainte. C’est ça hein, une violence qui permet de les repousser et potentiellement de les déborder. Donc pour la violence aussi, ouais je pense que c’est… c’est certainement pas une fin en soi la violence, si on peut s’en passer, il faut s’en passer mais il faut pas… la refuser en bloc. […] je pense juste que c’est un moyen sur lequel s’appuyer […]. Il faut juste voir ça comme un instrument et rien de plus. Mais oui, ça me dérange pas d’utiliser des moyens violents pour… pour agir.

B.

Les descriptions de leur militance passée par les membres de la gauche prolétarienne notamment rappellent l’existence d’une violence de rue bien plus spectaculaire, dans les années 1970, que ne l’ont été les confrontations entre forces de l’ordre et manifestants en 2016 en France[26]. Aujourd’hui, comme le laissent entendre les propos rapportés, le recours à la violence ne s’inscrit pas tant ni n’est conçu comme un outil de renversement du rapport de force, foncièrement asymétrique, sur le plan des moyens mis en oeuvre, mais comme la possibilité d’exister dans l’espace public et politique comme une force d’opposition et de contestation, s’affirmant comme radicalement déterminée. L’attitude offensive et la violence arbitraire des forces de l’ordre suscitent une posture, non pas d’exit, mais une réponse défensive nourrissant une construction identitaire affirmée, chez les acteurs, autour des thématiques de la résistance et de la lutte.

Usages stratégiques de la violence

L’inefficacité des autres moyens d’action

La mise en oeuvre de la violence se justifie de façon récurrente (à travers 17 occurrences) à partir du constat de l’inefficacité des autres moyens d’action, qu’ils soient légaux ou illégaux, ainsi que les précédents extraits l’ont déjà laissé entendre. Cette inefficacité est constatée à l’occasion d’une situation ponctuelle — la défense de camarades condamnés par le régime franquiste — ou de façon systémique[27]. Ainsi cette femme membre des Groupes d’Action Révolutionnaires Internationalistes (GARI) déclare :

C’était vraiment une horreur à l’époque comment ce Franco continuait, comment tout le monde glorifiait la résistance avec les gens qui s’étaient battus contre Hitler, et que tout le monde, tous les États traitaient avec Franco et qu’il continuait à tuer des gosses de 20 ans, à torturer dans les commissariats. C’était insupportable cette idée. Et… l’inefficacité des manifs et tout ça, c’était aussi très éprouvant. Donc on s’est dit, il faut quand même démontrer quelque chose. Je pense que… je continue de croire que ça a été un peu positif quand même. Ça a fait prendre conscience à beaucoup de gens. […] après on s’est rendu compte que du coup beaucoup de gens, à partir de cette action [i. e. l’enlèvement], tout en critiquant, tout en disant de tout… s’étaient quand même mobilisés, il y a eu des prises de conscience que on peut pas tout laisser faire non plus.

T.

Ces usages instrumentaux de la violence reposent sur des calculs et des stratégies d’acteurs, partie prenante d’un conflit. La violence relève d’interactions entre acteurs, dont les choix stratégiques ont pu être interprétés à partir de la théorie des jeux ou de celle des ensembles organisés. Convoquée dans une logique instrumentale, la violence s’intègre comme un élément du fonctionnement et des transformations de systèmes sociétaux ou intersociétaux (Schelling, 1963 notamment). Interviennent ici comme éléments clés la rationalité des acteurs, d’une part, et, d’autre part, l’interdépendance des décisions, fussent-elles celles d’user de la violence[28].

Le constat de l’obstruction de la structure des opportunités politiques peut également être systémique, comme le souligne cet ancien militant communiste :

[…] tu vois, exemple concret, au début je m’investissais, je te l’ai dit, notamment dans les campagnes électorales, des trucs comme ça et j’en ai, très rapidement, j’en ai vu la limite, tu vois. Je me suis rendu compte que tout ça, c’est du folklore, et que si tu veux être révolutionnaire, c’est-à-dire si tu veux saper les… si tu veux renverser le système, tu peux pas le faire en activant les leviers… enfin, en activant les leviers du système. T’es obligé de passer par des moyens… détournés, et les moyens détournés… c’est l’illégalisme et… potentiellement la violence révolutionnaire qui sont juste des moyens, hein qui sont pas des fins en soi mais qui sont des moyens.

B.[29]

Le sentiment que la voix des mouvements sociaux n’est pas entendue ou que des revendications politiques tenues pour justes par les acteurs demeurent sans écho, i.e. la perception d’une fermeture de l’horizon politique, pousse les acteurs à chercher d’autres moyens d’action. L’interprétation de la violence par la structure des occasions politiques (Tarrow, 1988) postule que « plus les mouvements sociaux ont de possibilités d’accès aux systèmes de décision, plus ils adoptent des stratégies modérées et plus ils empruntent les canaux institutionnels pour s’exprimer » (Della Porta et Diani, 1999 : 225). A contrario, observations empiriques et justifications avancées par les acteurs montrent que les usages contemporains de la violence sont nourris de la conviction qu’il n’existe pas d’autre moyen d’obtenir la prise en considération de ses attentes ou d’imposer ses solutions (Braud, 1993). La conclusion que les moyens d’action politiques ordinaires sont voués à l’échec porte à développer des répertoires d’action, convoquant des moyens violents à des fins stratégiques.

Ces usages stratégiques de la force convoquent une violence instrumentale, distincte de la violence colérique. Celle-là « est exercée, sans passion ni agressivité incontrôlée, en vue d’atteindre des objectifs définis » (Braud, 1993 : 11). Elle s’inscrit dans une logique de calcul et d’efficacité, qui implique la recherche consciente d’une proportionnalité des moyens mis en oeuvre par rapport au but recherché. Bien que ce rapport à la violence ne soit pas l’apanage des contestataires, ces derniers la convoquent et l’utilisent comme une ressource parmi d’autres, étoffant leur répertoire d’action[30] et leur permettant de s’imposer dans le jeu politique (Tilly, 1978). Si les gains escomptables sont élevés et les coûts réduits, notamment en termes de répression, alors la probabilité d’un recours à la violence augmente, dès lors que surgit une conjoncture favorable, c’est-à-dire une mobilisation croissante autour des revendications rejetées par les gouvernants (Tilly, 1978 : 201 et sqq.). Les oppositions à la loi El Khomri en France en 2016 en ont constitué un exemple.

La propagande par le fait

Dans les années 1970-1980, nombre de militants ont eu recours à des actions spectaculaires pour dénoncer, faire prendre conscience, harceler (le pouvoir) dans une logique de propagande par le fait. Là encore, la violence est investie d’une fonction instrumentale. Elle constitue alors un moyen parmi d’autres de conduire un conflit (Braud, 1993) et se trouve, le plus souvent, associée à des moyens pacifiques, employés concurremment (Oberschall, 1973 : 332). Elle devient un moyen de « faire de la politique d’une autre façon ».

a. Il peut s’agir, dans certains cas, de réaliser une action ou un « coup stratégique » spectaculaire, au sens de Schelling (1986 : 198), afin de débloquer une situation, lorsque les ressources et autres modes d’action sont inadaptés ou ne permettent pas de débloquer une situation perçue comme intolérable (Grojean, 2009). Ce fut le cas de l’enlèvement du banquier Suarez par les GARI (supra citation de T.), afin d’obtenir la grâce, voire la libération des camarades du Mouvement Ibérique de Libération (MIL) condamnés par le franquisme[31].

b. Plus largement, il s’agit d’imposer, relativement au pouvoir notamment, une forme de résistance — voire de le harceler — ou de faire prendre conscience de l’injustice d’une situation à la population. Cet ancien membre des GARI puis d’Action Directe le théorise en 2016 :

C’était d’abord de la révolte, du ras-le-bol. […] la conviction au moment des GARI, c’était clair, c’est qu’il fallait agir : Puig [Antich] s’était fait garrotter et il y en avait d’autres qui risquaient leur peau, quoi. Après […] le rôle de ces groupes dits actifs ou radicaux, quand je vois l’histoire, je le considère, sauf à certains moments précis, comme un peu du poil à gratter mais qui gratte beaucoup, quoi. C’est foutre… ouais c’est gêner le système… Je considère que la lutte armée, il y a deux trucs : il y a la lutte armée et il y a la propagande armée. Je pense que ce qu’on faisait à l’époque, c’était essentiellement de la propagande armée. […] Se servir de ce moyen d’expression pour montrer que t’existes et pour essayer de faire bouger… un peu les gens et les consciences.

D.

Il s’agit bien, comme le rappelle cet échange entre deux anciens membres d’Action Directe, de :

C. : C’est faire de la politique différemment.

D. : Pour quelqu’un dans une usine, un prolo, ça peut être saboter… saboter la production. Il y a plusieurs façons de considérer la lutte armée. Les résistants l’ont toujours montré. Il y avait des groupes armés, il y avait du sabotage, du sabotage économique, de la propagande armée.

Moi, je considère qu’on a fait essentiellement… […] de la propagande armée, c’est-à-dire utiliser à un moment donné la violence et les attentats… pour mettre le point sur un sujet bien précis.

D.

Lorsque l’action illégale ou violente est intégrée dans une stratégie politique, l’organisation, l’institutionnalisation, la quasi totale maîtrise de l’action sont requises afin que le message soit saisi par la population. À la différence de la violence colérique, la violence instrumentale appelle directement l’attention sur les objectifs qu’elle sert (Braud, 1993), ainsi que le laissent entendre ces extraits. Le recours à l’illégalité et à la violence se distingue alors spécifiquement de ce qui est le cas dans les logiques défensives précédemment exposées. Il s’agit d’attirer l’attention, par des moyens éventuellement spectaculaires, sur des questions sociales et, pour d’autres, environnementales (infra L.) mais, dans tous les cas, politiques. Telle était aussi la stratégie au sein des Napap,

ça doit être un mouvement de masse, c’est pas un petit groupe qui va prendre le pouvoir. Quand on faisait nos trucs, nous, c’était plutôt du harcèlement, et maintenir une pression qu’autre chose ou dénoncer d’une certaine façon ce qui se passait au jour le jour qui pouvait être dénoncé, par exemple sur le nucléaire, d’une autre façon. C’était… on n’était pas dans l’idée qu’on allait prendre le pouvoir, nous. On en avait pas l’intention ni… on en avait pas la capacité non plus.

L.

Cette volonté de « faire de la politique différemment » anime les zadistes[32] ainsi que les jeunes générations, actives dans les protestations contre la loi El Khomri, au cours de l’année 2016.

– C’est quoi votre but ? […]

– En fait, de montrer que les manifestations ne cherchent pas […] à participer au débat tel qu’on le pose mais en fait à questionner les présupposés mêmes du débat, les concept qu’on nous pose dans le débat, que ce soit ce qu’on appelle démocratie, que ce soit ce qu’on appelle le travail, ce qu’on appelle l’activité, ce qu’on appelle la vie même. Ça va dans des choses qui ont une dimension un peu existentielle, éthique même, politique ou métaphysique. Le fait d’être débordé en manifestation a cette dimension-là, à mon sens. Donc quel est notre but derrière ? Je pense que le cortège de tête a pour but essentiel de restituer un espace de contestation réel.

A.[33]

La réinvention de moyens d’action — au-delà de ceux prescrits par le champ politique institutionnalisé — est au coeur de la dynamique politique qui anime ces groupes. L’ambition de « faire de la politique différemment » impose de réinventer à la fois les objectifs — ne se résumant donc pas à une prise de pouvoir — mais également les moyens de nourrir et d’oeuvrer dans la vie politique nationale, voire au-delà, à travers notamment la volonté d’éveiller les consciences. Il s’agit, dans et par ces actes, de s’émanciper des cadres intellectuels, organisationnels et d’expressions imposés par les usages conventionnels du politique. En outre, la dimension physique de l’affrontement catalyse de fortes solidarités. Elle réintensifie le sentiment d’appartenance au groupe (Braud, 1993 et voir la citation de A. supra), de sorte que l’affirmation politique par la violence participe de la structuration de groupes engagés dans une même cause.

Un engagement impliquant la violence

Certaines formes d’engagement vont porter les individus vers l’illégalité, passant ou non par une violence de basse intensité, justifiée par des motivations morales, politiques, instrumentales ou stratégiques. Il peut s’agir, dans un souci de solidarité, de fournir des logements à des camarades poursuivis, de leur procurer des papiers mais aussi de l’argent, ce qui suppose alors des opérations « d’expropriation »[34]. Dans les justifications proposées où le « vol », les cambriolages et braquages sont baptisés « expropriations », s’actualise « le déni du mal causé », technique de neutralisation consistant à requalifier les actes, en les minorant. Ces procédés de requalification, répandus dans l’extrême gauche, témoignent également d’une reconquête de l’univers symbolique et se veulent la traduction d’une justice révolutionnaire.

De même, l’antifranquisme des GARI se pensait comme une lutte politique contre la dictature et déployait des actions de solidarité en faveur des camarades emprisonnés. Il a convoqué la propagande armée, sur le fondement de motivations morales et politiques. Ainsi, l’antifascisme implique, aux yeux de nombreux militants, une part de violence, y compris chez ceux qui ne l’utilisent pas. U., militant antifasciste du sud de la France, interrogé sur la possibilité d’être antifasciste sans être violent répond :

sans l’utiliser soi-même peut-être, c’est-à-dire sans se sentir en capacité soi-même d’infliger une violence physique à l’extrême droite, c’est-à-dire sans aller fracasser un faf’, oui. Mais on peut pas être militant antifasciste ou même être militant révolutionnaire sans assumer le fait que la violence, elle fait partie de la politique, que ça soit face à l’extrême droite, face à la police ou face à l’État, il y a toujours un moment où la violence, elle doit être là parce qu’on nous oppose une violence systématique… on peut en fait pas arriver à gagner sur quelque plan que ce soit, si on n’assume pas d’utiliser la violence.

[…] il faut assumer ça, l’assumer politiquement en tout cas en général. Il faut assumer que les « orgas » antifascistes, elles doivent assumer la violence à un moment. L’extrême droite, et je reviens sur l’extrême droite en particulier, c’est leur principal axe de lutte, ça va être d’utiliser la violence systématiquement. Historiquement et encore aujourd’hui, l’extrême droite, leur principal axe de lutte, ça va être la violence. […] globalement faut assumer, ouais, l’autodéfense populaire, elle est réelle et il faut l’assumer. Il faut assumer que face à l’extrême droite, il faut leur opposer une résistance et pas se laisser faire. Et des fois de leur mettre la pression, d’aller chez eux, devant chez eux — c’est à ça que servent les informations —, leur mettre la pression, sans les éclater ou en les éclatant… parce que… des fois, il y en a besoin, quoi ! Et pour calmer un groupe entier, ça sert et même si, encore une fois, je considère pas que c’est le principal axe de lutte. Ça se partage avec l’information, la politique et la violence, même si tout ça est très lié, tout est lié à la politique. Nos trois axes de lutte sont là : il faut être capable de se défendre, de contre-attaquer parfois, ça c’est le plus important, il faut être capable de faire de la politique au milieu de tout ça, d’informer les gens, de faire des tracts.

U.

La violence se voit ici justifiée tactiquement, stratégiquement et politiquement comme une violence défensive appelée par l’adversaire visé. Ce dernier étant identifié et défini comme violent, s’opposer à lui suppose, inévitablement, de ne pas reculer devant les moyens qu’il emploie. Au-delà, l’exercice ciblé de la violence constitue une pratique caractéristique et distinctive de l’extrême gauche. Ainsi, dans les textes rédigés en 1982, Action Directe produit une explicitation normative des actions menées dès avant 1979 — date de l’action inaugurale du groupe[35] — et dont les acteurs jugent qu’elles parlent d’elles-mêmes[36]. La légitimation de la violence par le ciblage de son exercice est une caractéristique de l’extrême gauche, persistant de nos jours. Une étudiante parisienne, qui a subi la violence policière avant même de participer aux cortèges de tête, théorise ses actions offensives contre la police :

pour ce qui est de s’attaquer aux policiers, euh… je me suis pas mal interrogée sur la fonction de policier et hum… je me dis que c’est un métier qu’ils ont choisi, que quand ils s’engagent, c’est pour défendre l’État et pour moi, l’État est responsable d’une violence beaucoup plus forte que la violence qui vient de nous-mêmes et qu’en fait… ne pas protester contre cette violence… ça serait être complice d’une violence beaucoup plus forte que de casser des vitrines. Et… je me suis dit que… finalement, en devenant policier, on abandonnait un peu notre statut de… de civil, d’être humain lambda et c’est un métier, le métier, c’est de protéger l’État et moi, je m’oppose à l’État, donc je suis obligée de m’opposer aux policiers. Je suis contre… je suis théoriquement contre la police mais bon, je ne me vois pas particulièrement attaquer un policier dans la rue comme ça, même si j’avais des chances de m’en sortir sans finir en garde à vue [elle rit]. Mais m’attaquer à des policiers qui se mettent entre moi et une cible ou qui essaient de s’attaquer à moi, ça ne me pose pas de problème.

X.

Ce type d’engagement politique, impliquant une visibilité dans l’espace public en vue de déployer un contre-pouvoir, rencontre la résistance, voire subit la répression par l’ordre établi. L’affirmation des positions, dont les acteurs sont convaincus de la justesse, les place devant la violence d’État qui les fera ou non reculer. L’ensemble de ces thématiques (réquisitions, solidarité et entraide, organisation contre la répression), s’articulant autour de l’illégalité, voire de la violence, demeurent présentes en différentes « zones à défendre » (ZAD) essaimant sur l’Hexagone, et se conçoivent dans les termes d’une résistance et d’une autodéfense populaires[37].

La délégitimation : l’accusation des accusateurs

Dénoncer la violence du système

Une dernière série d’arguments, très récurrente parmi les personnes interrogées et identifiable à travers 27 occurrences — c’est-à-dire plus de la moitié des discours —, consiste à dénoncer la primauté de la violence de ce qui est combattu : le système (capitaliste), le pouvoir, l’État, la société, la police mais aussi les groupes dénoncés comme fascistes ainsi que nous l’avons précédemment vu. Le fil directeur de la violence défensive se déploie à travers l’ensemble des argumentaires parcourus (les trois registres précédemment décrits). Cet argument était déjà présent dans les textes politiques d’Action Directe (Action Directe, 1982 : 13), de même que dans les analyses de Georges Sorel, qui justifiait la violence révolutionnaire à partir d’une distinction entre l’usage institutionnalisé de la contrainte matérielle, au service de l’ordre politique, et les usages protestataires ou contestataires de la violence[38]. La délégitimation des condamnations de la violence exercée opère via « l’accusation des accusateurs », technique argumentative consistant à s’en prendre aux mobiles de ceux qui condamnent l’acte déviant, en l’occurrence les forces de l’ordre, le gouvernement, etc. Ainsi, l’individu conteste la légitimité de ceux qui dénoncent ses agissements. Les occurrences, dans le contexte contemporain, sont multiples. Nous n’en citerons que quelques exemples.

Interrogée sur la violence, cette anarchiste allemande proche des GARI déclare :

pour moi, c’est l’État qui l’amène. Tout à l’heure, quand on parlait d’Allemagne et tout ça, c’était la même chose, pour moi. À l’époque, on discutait beaucoup de ça. En fait, c’était l’État qui était violent, la violence, la violence étatique. C’était pas la violence des terroristes et l’État a dû réagir comme ça parce que… le doigt a été mis sur quelque chose que… l’État effectivement… exerçait sa violence. Il y avait une différence de… moyens ou de force, bien sûr. L’État peut… a les moyens de faire une violence extraordinaire. Enfin, « extraordinaire », c’est même pas le mot, tu vois. DieStaatsgewalt, en allemand, c’est un mot vachement, qui déjà dans la résonance est très très fort. Dans l’histoire de la RAF en Allemagne, c’était aussi l’État qui… faisait la terreur.

É.[39]

L’interprétation de la violence comme réaction et réponse à une violence originelle est corrélative d’une représentation caractérisée de l’État ainsi que de l’appareil répressif. Elle se fonde également sur une interprétation de la violence symbolique, inhérente au système social. Le compagnon de É., également anarchiste, observe :

P. : On est dans une société d’extrême violence.

É. : Et on l’était déjà.

P. : Les gens dont on se sent le plus près, qu’on appelait la classe ouvrière ou le prolétariat, c’est eux qui subissent le plus la violence… La violence d’État, elle est quand même fondamentale, par rapport à ça. On peut pas atteindre notre but.

CGL : On peut pas atteindre le but ?

P. : La violence d’État est formidable. Eux, en cas de doute, c’est clair, ils préféreront une fin effroyable qu’un effroi sans fin, comme disait Carlitos. Eux, ils n’ont pas de doute là dessus.

Plusieurs membres d’Action Directe s’accordent également sur cette idée :

La violence, c’est foutre des gens au chômage, licencier. C’est ça la violence. G., elle le dit, elle me l’a dit, la violence, ils nous l’ont imposée. Je pense qu’elle a pas tort. […] Ça peut pas se régler autrement. Je pense qu’il y aura toujours un affrontement hein, tu le vois dans l’histoire. Faut être prêt. Faut pas se raconter d’histoire.

S.

S. ajoute plus loin :

C’est pas nous qui sommes violents, c’est eux, en face. La violence, elle est partout dans le monde. La violence, c’est pas casser une vitrine. Pour moi, c’est pas ça la violence. La violence, pour moi, c’est la loi Travail, ça c’est de la violence. Licencier les gens, les foutre au chômage, ça c’est de la violence. Le mec qui bosse… qui se lève tous les matins pour faire 2 h de transport aller, 2 h de transport retour, et se faire chier dans une usine de merde, ça, c’est la violence, de la vraie. Mais bon, ils ont un discours sur la violence qui est trop facile.

Devant la violence systémique, la résistance de mouvements et d’organisations s’opposant à ce système s’auto-justifie[40]. La violence contestataire s’autorise d’autant plus qu’elle est présentée comme étant d’une intensité bien moindre que celle déployée par l’organisation macrosociale et politique existante. Cette interprétation demeure actuellement présente, que ce soit chez les jeunes militants d’extrême gauche ou antifascistes. Cette militante antifasciste, interrogée sur ce que représente l’État pour elle, déclare que

l’État en tant que tel… pourrait être légitime, s’il était… s’il se comportait de manière correcte, on va dire. Il pourrait être protecteur […] il y a peu d’exemples dans le monde où l’État tient ce rôle-là. Donc pour moi, oui, il y a une violence d’État évidente et qui est assez insupportable. Et donc on l’a vécue pendant la loi Travail, par exemple, avec une hargne et un mépris… Donc c’est, c’est extrêmement violent enfin voilà, le PS sans la gauche de la gauche n’aurait jamais gagné aucune élection. Donc… se faire frapper par des gens qu’on a élus, c’est d’une violence extrême ! !

R.

L’expérience politique et militante constitue un pôle d’altérité en figure de l’ennemi. Si la violence de la part de ce dernier n’est pas toujours physique — lors des répressions à l’occasion des mobilisations —, elle est perçue comme symbolique et systémique.

Sentiments d’injustice relativement à la violence des adversaires

La dénonciation ne stigmatise pas exclusivement la violence systémique mais également des meurtres ciblés, qu’il s’agisse de la mort de camarades[41] ou de crimes racistes (comme ceux, en Finlande, de Lahouari Benchellal, dit « Farid », ou, à Marseille, d’Ibrahim Ali). La violence systémique s’actualise dans les violences perpétrées contre des camarades et perçues comme des injustices.

Être poussé à la violence

Les dénonciations de la violence systémique, i. e. l’accusation des accusateurs, culminent dans l’idée que l’adversaire « nous force à utiliser la violence ». Cet argument est explicitement évoqué par un homme de la mouvance d’Action Directe, interrogé sur la violence :

La violence pour moi, c’est quoi ? C’est pas nous. Nous, on se défend de la violence mais on est obligé de l’utiliser… momentanément les armes de l’adversaire parce que… si on ne les utilise pas, ben on est détruit ou réduit à rien, quoi… Oui, la liberté d’expression peut exister mais ça s’arrête là. […] La violence, elle est intrinsèque à ce système, au système dominant que j’appelle […] traditionnellement le système capitaliste, bon. […] Ce système est violent et… à côté, nous sommes rien du tout. Nous sommes des gens qui nous défendons.

Y.

Cette lecture conduit les acteurs à décrire leur recours à la violence comme une contre- violence. Y. évoque les moyens qu’il a mis en oeuvre comme « la contre-violence révolutionnaire armée mais pas coupée des masses ». L’un des fondateurs d’Action Directe avoue :

Je sais pas ce que c’est la violence. […] Je sais que le système est violent. Si j’ai utilisé la violence révolutionnaire, c’est-à-dire la contre-violence, j’ai essayé de le faire dans l’éthique de ma formation politique, dans l’éthique de ma formation personnelle, familiale, c’est-à-dire qu’on utilise la violence avec parcimonie et toujours guidée par la politique.

C.

Chacun dans leur registre, ces extraits soulignent la cohérence des justifications de la violence, que l’on considère que le système capitaliste ou social démocrate ne peut être réformé mais doit être renversé, qu’il soit perçu comme ultraviolent, que les forces de police soient négativement appréhendées comme des « chiens de garde » de l’État ou que celui-ci soit l’objet de représentations péjoratives, le peignant comme une coalition de forces au service des intérêts d’une classe ; que l’on estime enfin que tous les moyens légaux et non violents ont été mis en oeuvre pour défendre une cause tenue pour juste, sans que l’on ait eu voix au chapitre. Tous ces registres ont un point commun : le fait d’assumer une violence conçue comme défensive et, dès lors, justifiée. Ainsi, la justification de la violence, dans l’extrême gauche française, s’articule principalement autour d’une rhétorique de la violence défensive, qui s’actualise y compris dans le paradigme de la violence révolutionnaire, de la violence nécessaire au renversement du système. Celle-là se dresse en effet contre la violence d’un système producteur d’inégalités, d’injustices, de corruptions. La violence intervient comme l’instrument ultime dans un processus permettant aux groupes défavorisés, dans le rapport de force existant, d’instituer un acte de justice dont la portée et la signification sont politiques. La position des groupes politiques ici abordés consiste donc à se placer dans une posture de réaction — et de résistance — face à une figure constituée de l’adversaire, voire de l’ennemi politique, incarné soit par le système capitaliste — que nourrissent et défendent les institutions étatiques — soit par le fascisme et ses représentants.

Conclusion

L’enquête empirique que nous avons réalisée permet d’enrichir deux des systèmes interprétatifs de référence à partir desquels se voit analysée la violence politique, appréhendée comme une déviance eu égard aux outils traditionnels en vigueur dans un système démocratique pacifié, c’est-à-dire une violence revendiquée comme une ressource et un moyen de « faire de la politique » autrement. Cette analyse contribue également à interroger plusieurs thèses, en premier lieu, l’hypothèse faisant de cette violence le fruit de la frustration relative. Elle souligne ensuite la place des justifications instrumentales de la violence au détriment des légitimations en termes de retournement du stigmate ou d’identification à la figure populaire du « bandit social ». Nous ne récusons pas que les « expropriations », occupations illégales, etc. n’adviennent pas que dans une optique exclusive de solidarité avec des camarades, mais interviennent également parce qu’elles répondent à un mode de vie, assumé par les acteurs, qui les assimilent partiellement à la figure du bandit social (Hobsbawm, 2007). Elle révèle enfin la permanence d’un certain discours sur la violence politique, du côté de la gauche dite radicale, puisque les arguments mis en évidence émanent de militants dont l’activisme s’exprime à quarante ans de distance. Ces éléments apportent un contrepoint aux analyses en termes subjectivistes et psychologiques de la violence politique proposées par la presse ou par le gouvernement français (Guibet Lafaye et Brochard, 2016 ; Guibet Lafaye, 2016).

Au-delà de ces éléments de cadrage théorique, la violence, en particulier dans une configuration où le rapport de force est excessivement dissymétrique et où le contexte social n’est plus celui des années 1960-1970, n’intervient que comme un outil de remise en question de l’ordre symbolique et normatif dominant (les destructions des cibles symboliques lors de manifestations). La violence s’exprime dans de nombreux textes de revendication récemment rédigés par des zadistes[42] ou d’autres activistes. Bien qu’elle soit convoquée par ces groupes contestataires comme mode d’affirmation d’un pouvoir de faire front, elle demeure une ressource politique inégalement disponible. Les répertoires de légitimation de la violence, ici mis au jour, peuvent se retrouver dans les revendications d’autres organisations employant la violence, qu’il s’agisse de l’extrême droite ou du salafisme djihadiste, à travers notamment l’idée que la violence de l’ennemi, i. e. de l’État, est première. Toutefois les actions menées par l’extrême gauche, hier comme aujourd’hui, gardent la spécificité de leur ciblage ainsi que la sociologie et la théorie politique l’ont jusqu’à présent constaté.