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Les recherches participatives ont le vent en poupe, mais le débat sur les conditions de possibilité d’une démocratisation de la science reste à creuser, en particulier sous l’angle des inégalités. De même que les dispositifs de démocratie participative renforcent de fait les inégalités sociales lorsqu’ils ne transforment pas les formes pratiques d’exercice du langage et du pouvoir (Young, 2000), la recherche participative peut paradoxalement conduire à renforcer le pouvoir des scientifiques à énoncer une science unique et objective (Coutellec, 2015). Cet enjeu méthodologique se pose de manière similaire pour les rapports sociaux de sexe, de classe ou encore de race : il ne suffit pas de se déclarer antiraciste pour que les rapports soient automatiquement égalitaires. Une simple déclaration de principes ne peut suffire à abolir les privilèges sociaux, économiques, culturels et psychologiques (Dupuis-Déri, 2016 : 312).

Pour analyser les « injustices épistémiques » qui réduisent la crédibilité des personnes à faire preuve de connaissances en raison de leurs attributs sociaux, les épistémologies féministes et postcolonialistes avancent de nombreuses pistes (Fricker, 2007). Elles remettent en cause le caractère universel, objectif et neutre du savoir scientifique en montrant l’importance des valeurs des chercheur.e.s dans leurs productions (Dorlin, 2008 ; Santos, 2014). La science véhiculerait des représentations particulières portées par ses concepteurs et en exclurait de fait d’autres, comme celles des femmes et des personnes ou groupes sociaux issus des pays du Sud historiquement colonisés. Ces épistémologies appellent alors à faire preuve « d’imagination sociale » afin de combattre les injustices épistémiques et produire à la fois une science plus complète et un monde plus juste (Medina, 2012 ; Frega, 2013). Il s’agit de produire et valider les connaissances ancrées dans les expériences de résistance des groupes sociaux qui ont souffert de l’injustice, de l’oppression causée par le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat. En cela, ces épistémologies adoptent une posture universitaire résolument engagée en faveur de la réduction des inégalités sociales. Certains chercheur.e.s et mouvements sociaux appellent ainsi à une confrontation des savoirs non scientifiques populaires, vernaculaires, avec les savoirs scientifiques pour construire une « écologie des savoirs » qui rende compte du pluralisme épistémologique (Santos, 2014).

Oui, mais comment s’y prendre ? Comment accompagner cette production alternative de connaissances, ce bouleversement des schémas méthodologiques, épistémologiques et théoriques ? En outre, ces questions se posent-elles différemment pour les personnes en situation de pauvreté, par rapport aux femmes et aux ancien.ne.s colonisé.e.s ? Y aurait-il un « savoir situé des pauvres » bâti à partir de l’expérience de la survie au quotidien, la honte et le silence, les préjugés, l’isolement, le rapport aux institutions, les formes d’entraide et de débrouille, etc. ? L’association ATD Quart Monde a entrepris en France dans les années 1990 les « recherches en croisement des savoirs » (Groupe de recherche Quart Monde-Université, 1999). Depuis une vingtaine d’années, l’association expérimente ainsi les conditions pour que les savoirs d’expérience des personnes en situation de pauvreté, les savoirs d’action des praticiens et les savoirs universitaires se croisent afin de permettre une meilleure compréhension de la réalité. Cette approche vise également à développer une posture plus engagée aux chercheurs en sciences sociales pour que les connaissances coproduites avec les groupes en situation de pauvreté favorisent des revendications sociales ou se transforment en actions. L’association a ouvert la voie à l’élaboration de ce que nous pourrions appeler, en écho aux épistémologies féministes et postcolonialistes, une « épistémologie post-pauvreté ». Par la reconnaissance et la confrontation des savoirs issus de la pauvreté, généralement ignorés, invisibles, conservés dans le « jardin secret » des personnes, il s’agit en effet à la fois de produire des connaissances nouvelles et de combattre la misère (Ferrand, 1999).

Établir un parallèle entre ces épistémologies représente une nouveauté pour le mouvement ATD Quart Monde[1], qui le pousse à creuser les questions de pouvoir et les tensions à l’oeuvre dans ces expériences. Cela contribue également, dans le débat scientifique, à poursuivre la réflexion sur les pratiques mêlées de recherche et d’engagement (Naudier et Simonet, 2011), ainsi que sur la diversité des méthodologies des recherches participatives. La recherche en croisement des savoirs apparaît comme radicale de ce point de vue, car les personnes en situation de pauvreté participent à chaque étape de la recherche, de la définition de la question de recherche jusqu’à l’écriture, en passant par la collecte de matériau, son analyse et la diffusion des résultats. Cette démarche s’accompagne en outre depuis ses origines d’un important travail réflexif sur l’éthique, les conditions mais aussi les difficultés d’un tel croisement (Groupe de recherche Quart Monde-Université, 1999).

Nous nous proposons d’établir un parallèle entre épistémologies « post-pauvreté », féministes et postcolonialistes et de tirer quelques fils théoriques et méthodologiques sur les freins et leviers au croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté à partir d’une étude de cas, la recherche en croisement des savoirs ÉQUIsanTÉ. Réalisée de 2011 à 2015 au Québec (Montréal et Chicoutimi), cette recherche a mobilisé trois types de « cochercheur.e.s » : des personnes en situation de pauvreté accompagnées de volontaires permanents[2] d’ATD Quart Monde, des chercheures en santé et des professionnel.le.s de santé (De Laat et al., 2014 ; Loignon et al., 2015). L’article s’appuie sur cette expérience de recherche, ainsi que sur une évaluation collective effectuée un an après, qui a permis de revenir sur ses effets en termes de connaissances et d’actions, et d’analyser les freins et leviers au croisement des savoirs[3]. L’analyse repose sur les écrits produits lors du projet d’ÉQUIsanTÉ, les entretiens collectifs conduits en 2016 avec les participants et une exploration de la documentation scientifique en matière d’épistémologie, sous l’angle des relations entre savoirs et inégalités. Précisons que cet article vise principalement à analyser les enjeux méthodologiques et éthiques que le croisement des savoirs soulève et à repérer en quoi il offre un cadre novateur de production des savoirs. Les parallèles tissés au fil de l’article avec les épistémologies féministes et postcolonialistes ne constituent pas le coeur de la démonstration mais plutôt une ouverture, un appel à prolonger le débat entre artisans de méthodes alternatives de production de connaissances scientifiques dans les champs souvent étanches les uns par rapport aux autres que sont le féminisme, le postcolonialisme et la lutte contre la pauvreté.

Dans une première partie portant sur la méthode du croisement des savoirs, il s’agira d’analyser la place de la « non-mixité » dans les étapes de construction du savoir des minorités et leur croisement avec celui des scientifiques et professionnel.le.s. À partir de la métaphore du « pont » proposée lors de l’évaluation collective par les deux personnes en situation de pauvreté, qui a provoqué d’intenses discussions, nous discuterons de la particularité de l’accompagnement associatif dans ces processus de recherche et de construction des savoirs. La deuxième partie sera l’occasion d’analyser les effets du croisement des savoirs sur la connaissance et l’émancipation, en soulignant les débats que cette démarche soulève sur le type de connaissances produites et la portée de sa dimension transformatrice.

Construire les savoirs sur la grande pauvreté et les croiser avec d’autres savoirs, un enjeu complexe

Complexe à organiser, entre des acteurs qui n’ont pas le même rapport au temps et à l’action, le croisement des savoirs constitue une prise de risque pour tous les participants — universitaires, professionnels, associatifs et personnes en situation de pauvreté — du fait des asymétries de pouvoir et de savoir, ainsi que des enjeux de reconnaissance sociale, professionnelle et universitaire qu’il soulève.

La recherche ÉQUIsanTÉ a mobilisé des méthodes qui permettent de lutter contre ces asymétries, afin de mettre en pratique « l’affirmation de l’égale intelligence » de tous à penser le monde, génératrice d’égalité en ce qu’elle encourage la subjectivation et l’émancipation des personnes (Rancière, 1995). L’ensemble des prérequis, conditions et méthodes du croisement des savoirs est synthétisé dans une « charte du Croisement des Savoirs et des Pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale »[8], l’histoire de cette démarche étant par ailleurs bien documentée[9]. Une condition présentée comme primordiale est de partir de l’analyse du vécu, du savoir expérientiel des personnes en situation de pauvreté, pour en faire le point de départ d’une construction de savoirs croisés (De Laat et al., 2015). L’importance de mobiliser des supports non écrits est également soulignée, à travers des mises en scène de récits ou l’utilisation d’images par exemple. Dans ÉQUIsanTÉ, la démarche de photovoix a été perçue comme décisive dans la découverte par les individus « qu’ils ont des préjugés, des biais ou des idées erronées, processus déstabilisant car cela fait intervenir un travail réflexif sur la moralité ou l’éthique de leurs actions » (Loignon et al., 2016 : 7).

Sans revenir sur l’ensemble de ces conditions et méthodes, nous creusons ici deux éléments qui ont été débattus tant pendant la recherche que lors de son évaluation en croisement et qui font écho aux débats également présents dans les épistémologies féministes et postcolonialistes : l’alternance entre travail en « groupes de pair.e.s » et en plénières (la non-mixité), ainsi que la place des volontaires de l’association ATD Quart Monde (le rôle des associations dans la construction d’un savoir situé). Ces deux éléments ont fait l’objet de débats révélateurs de la complexité et de la richesse de la mise en oeuvre de cette méthode alternative de recherche, en particulier dans la relation entre le monde associatif et le monde universitaire.

Les « groupes de pair.e.s » ou la question de la non-mixité partielle

Deux épisodes marquants reviennent dans tous les comptes rendus et publications d’ÉQUIsanTÉ, car ils ont amené des connaissances et débats entre chercheurs, professionnel.le.es et personnes en situation de pauvreté. Ils se sont tous deux enclenchés en séance plénière lors du photolangage, à l’occasion de la présentation de photos prises par les participants. Au sein de cet espace de confrontation bienveillante, la libération et distanciation d’affects refoulés, ou catharsis[10], a eu pour effet de soulager les individus et de provoquer des débats sur le comportement de chacun, les droits et les devoirs, les lois ou les règlements. Les deux photos qui ont déclenché ces émotions fortes représentaient l’une du lait maternisé — provoquant un débat sur l’allaitement, puis sur les valeurs et logiques en conflit —, l’autre un bloc de glace — provoquant un débat sur les compétences communicationnelles des professionnel.le.s. Or, ces deux épisodes se sont en partie joués en groupes de pairs, avec une attention — portée par les volontaires et problématique en particulier pour les chercheurs, on y reviendra — à ce que les personnes en situation de pauvreté ne témoignent pas individuellement de leurs histoires, mais présentent un savoir collectif basé sur l’expérience de la pauvreté.

L’épisode du lait maternisé a démarré ainsi : une professionnelle a présenté et commenté une photo de contenants de lait maternisé. Cette photo illustrait son incompréhension du choix que font les femmes défavorisées d’acheter du lait maternisé, qui coûte cher et n’est pas forcément le plus bénéfique pour l’enfant, plutôt que d’allaiter (Loignon et al., 2016). Une des personnes en situation de pauvreté a été très émue de ce commentaire et, après une pause, la photo a été longuement débattue en groupe de pair.e.s : « Le lait était une photo de professionnels, on ne savait pas, on l’a découvert ensemble. Les professionnels ont dit l’analyse qu’ils en avaient faite, nous on l’a ensuite analysée en groupe de pair.e.s avec notre vécu (…). C’est en groupe de pair.e.s qu’il s’est passé quelque chose sur cette photo du lait. On y a passé un long moment car l’une d’entre nous était toute à l’envers ! » (Volontaire)[11]. La personne en situation de pauvreté a en effet expliqué en groupes de pair.e.s qu’elle-même avait fait ce choix de ne pas allaiter, car au moment où elle venait d’accoucher, elle ne mangeait pas à sa faim. Elle avait donc des doutes sur la qualité du lait qu’elle produisait et pensait que le lait maternisé était le meilleur aliment qu’elle pouvait offrir à son bébé. « À propos du lait, j’ai raconté [en groupe de pairs] mon histoire personnelle, mais j’avais aussi en tête d’autres femmes que j’ai vues et entendues et qui disent pareil. C’est de là qu’est sorti le savoir sur les logiques et les valeurs ! » (Personne en situation de pauvreté).

Lors du retour en plénière, cette femme a en effet expliqué qu’elle connaissait des personnes qui n’allaitaient pas, parce qu’elles ne mangeaient pas assez bien pour avoir selon elles du bon lait. Les échanges ont abouti au constat de valeurs partagées universellement (ici, le bien-être et la santé de l’enfant), mais en tension entre des logiques différentes (ici, entre celle des professionnels qui prescrivent l’allaitement et celle des personnes en situation de pauvreté qui préfèrent acheter du lait maternisé). Ces logiques différentes peuvent entraîner un renforcement des stéréotypes mutuels, d’autant plus forts que les personnes en situation de pauvreté n’osent généralement pas contredire les médecins et infirmiers (Loignon et al., 2017). Cette séquence a abouti à une prise de conscience, par les professionnels, de représentations et de pratiques discriminantes envers les patients issus de milieux défavorisés.

Avec la présentation de la photo du lait maternisé par la professionnelle, c’est la représentation des personnes pauvres comme incohérentes, peu rationnelles, incompréhensibles qui a été exprimée et déconstruite. Cette représentation est au coeur de « l’injustice épistémique » analysée par Miranda Fricker (2007). Elle se décline sous deux formes : une dévalorisation de la crédibilité des propos de la personne du fait de son appartenance à un groupe social dévalorisé (injustice de témoignage) et un déficit de ressources interprétatives à la disposition des personnes en présence pour analyser la situation (injustice herméneutique). Un exemple d’injustice herméneutique est celui des femmes victimes de harcèlement sexuel avant que ce concept émerge dans le discours public : elles ne disposaient pas des ressources interprétatives de l’injustice qu’elles subissaient et leur comportement de gêne ou de trauma relativement aux avances sexuelles était interprété comme de l’hystérie, de la frigidité ou un manque d’humour (Fricker, 2007 : 158-159). L’expression de telles injustices épistémiques peut provoquer chez les personnes en situation de pauvreté des émotions, des pleurs ou des manifestations de colère difficiles à gérer et comprendre pour leurs interlocuteurs. Or, ces manifestations sont justement détectées par les volontaires comme des signes que « quelque chose est en train de se passer » sur le plan cognitif et qu’il est temps que chacun se redistribue temporairement en groupes de pairs.

Cette situation de trouble en plénière, suivie d’une enquête sur ce trouble en groupe de pairs, a eu lieu pour l’épisode du lait et s’est reproduite à plusieurs reprises au sein de la recherche ÉQUIsanTÉ. Parfois, ce sont les professionnel.le.s ou chercheur.e.s qui se sont sentis incompris.e.s et ont pu, en groupe de pairs, échanger sur leurs affects et accéder à une analyse plus globale de la situation. Ainsi, la photo d’un bloc de glace, choisie par les personnes en situation de pauvreté pour illustrer les difficultés de communication des professionnel.le.s de la santé, a déclenché l’émotion et suscité le désaccord des professionnel.le.s. Il s’en est suivi une discussion sur l’amélioration de la formation des professionnel.le.s en matière de connaissances de la réalité de vie des personnes en situation de pauvreté et du développement d’une empathie à leur égard. Par ailleurs, l’histoire du diagnostic d’attardé, posé à tort au sujet d’une personne en situation de pauvreté en raison de son élocution difficile et du fait qu’elle arrivait chez le médecin épuisée après des journées de douleur et ne trouvait pas tout de suite sa carte soleil[12], a également déclenché l’émotion. Elle a provoqué des débats sur les erreurs de diagnostic que peuvent faire les médecins — formes d’erreurs scientifiques — et leurs conséquences dramatiques pour les personnes : l’étiquette « attardé » reste accrochée au dossier du patient tout au long de son parcours de soins et génère une succession d’erreurs de diagnostic (De Laat et al, 2016).

L’importance de ménager des temps de réflexion, de conscientisation, en « groupes de pair.e.s » dans le croisement des savoirs fait écho à la « non-mixité » prônée dans d’autres milieux. Si cette méthode a fait débat, la construction du savoir féministe dans les années 1970 est notamment passée par la mise en place de « groupes de conscience » qui, « concrètement organisés comme des groupes de parole non mixtes, consistent à dépsychologiser et désindividualiser le vécu des femmes, afin de reconnaître en chacun de ces vécus individuels les multiples expressions d’une commune condition sociale et historique » (Dorlin, 2008 : 10). De nombreuses analyses soulignent à quel point ces groupes non mixtes fonctionnent comme des lieux de production de savoirs : les discussions en petits groupes de femmes font découvrir à beaucoup d’entre elles que « la violence qu’elles avaient subie et que chacune avait vécue dans le secret et la honte — persuadée d’en être la seule destinataire — était en fait tragiquement banale (…). Cette position critique inédite a donc produit un savoir neuf » (Romito, 2006 : 60). Les épistémologies postcoloniales insistent également sur l’importance des espaces de confiance, où les personnes se sentent en sécurité pour livrer leurs témoignages et construire leur « autodéfinition », leur « auto-émancipation » via la production d’une pensée propre, comme la pensée féministe noire (Collins, 2000 : 251-272).

Parce que ce processus génère du pouvoir pour les personnes concernées[13], ou justement parce qu’il vise au développement de leur pouvoir cognitif, il heurte les pratiques habituelles dans de nombreux milieux. Il vient de fait bousculer, pour les professionnel.le.s comme pour les chercheur.e.s, la relation aux personnes en situation de pauvreté. Dans le cas du croisement des savoirs, cette non-mixité n’est ni complète (le groupe des personnes en situation de pauvreté est toujours accompagné par un.e volontaire d’ATD) ni permanente (le travail en groupes de pair.e.s alterne avec le travail en plénière)[14]. Elle peut cependant être mal vécue par les détenteurs légitimes du savoir et de l’expertise, comme dans cet exemple de « coformation »[15] entre étudiant.e.s en travail social et personnes en situation de pauvreté qui s’est déroulée dans le sud de la France : « Il y a eu de nombreuses critiques d’une partie des étudiants sur la méthode, sur les principes de la coformation, notamment sur la question des groupes de pair.e.s et les justifications de la séparation très nette entre militants[16] et étudiants. Après avoir animé eux-mêmes des temps de croisement, ils disent comprendre pourquoi ils sont organisés de cette manière, même si cela avait pu être difficile à accepter[17]. »

La non-mixité concernant les femmes ou les minorités ethno-raciales « provoque des réactions négatives, on s’en offusque » (Dupuis-Déri, 2016 : 308). Il en est de même pour les personnes pauvres. Pourquoi ne pas échanger complètement et librement avec elles ? Pourquoi ne pas avoir accès aux enregistrements de leurs discussions en groupes de pair.e.s ? Au sein d’ÉQUIsanTÉ, de fortes tensions sont apparues autour de cette question. Par exemple, l’interdiction faite aux chercheur.e.s, par les volontaires, d’accéder aux enregistrements des échanges du groupe des personnes en situation de pauvreté a été source de conflit. Pour les chercheur.e.s, ces enregistrements représentaient des données, du matériau scientifique utile pour la recherche :

Chez ATD, ils n’ont pas voulu nous donner les enregistrements des discussions des personnes en situation de pauvreté pendant le photovoix. Pour moi, c’était difficile, je n’ai pas pu faire de retranscription ; j’étais très déçue et frustrée mais j’ai compris que ce n’était pas possible. (…) Il n’y avait pas de transparence des données des personnes en situation de pauvreté, ils nous donnaient les choses travaillées et validées en groupe. Pourquoi ? J’ai compris plus tard avec le temps, à force que les volontaires m’expliquent, que pour les personnes, il y avait cette peur d’être instrumentalisées et qu’elles avaient besoin de cet espace ensemble.

Chercheures

Pour les volontaires, ces données devaient rester confidentielles, pour que les personnes en situation de pauvreté puissent faire leur propre analyse. Le fait de pousser ces dernières à livrer un savoir construit collectivement à partir de leurs expériences — et non de livrer leurs expériences sur le registre du témoignage — leur assure une forme de symétrie par rapport aux chercheurs et professionnels :

Les chercheur.e.s ont eu du mal à comprendre qu’on ne transmettait que la pensée collective. Ils trouvaient que beaucoup de données étaient perdues et ressentaient cela comme un manque de confiance. On a tenu bon qu’il n’y ait pas de chercheur.e.s dans les groupes de pairs, mais on a dit que ce n’était pas contre eux. On ne voulait pas transmettre le tâtonnement des personnes en situation de pauvreté, leur vie privée, leurs expériences douloureuses. Par exemple, l’histoire de la mention « attardé mental » sur un dossier médical, tous voulaient savoir qui c’était ! Une chercheure voulait son numéro de téléphone pour l’aider, car elle connaissait un avocat. On a dit non, restons dans la recherche et pas dans le soutien dans la vie privée, parce qu’après, quelle liberté la personne a de te contredire sur le plan de la recherche ? Garder cette distance permet la confrontation.

Volontaires

Travailler les inégalités de savoir passe ainsi, pour les volontaires, par des étapes de non-mixité afin que les personnes en situation de pauvreté puissent travailler la matière première de la connaissance sur la pauvreté — à partir de leur propre expérience de vie, croisée avec celle de leurs pair.e.s — tout en évitant de s’exposer personnellement en public, de verser dans le témoignage, de se fragiliser[18]. Pour les chercheur.e.s, ces précautions méthodologiques équivalent à de la dépossession : leur accès à certaines données est limité, on leur impose une distance avec les personnes en situation de pauvreté[19], ils ou elles n’ont pas la liberté d’utiliser seul.e.s les productions de la recherche. Lors d’ÉQUIsanTÉ, les tensions ont été si fortes, par exemple lorsque volontaires et chercheur.e.s ne réussissaient pas à se mettre d’accord sur la bonne temporalité de publication de résultats, que le comité de pilotage a dû faire appel à une consultante spécialisée sur les enjeux de participation pour dénouer le conflit.[20]

Ces tensions entre volontaires et chercheur.e.s renvoient aux débats sur l’accompagnement dans les processus d’émancipation. Les personnes en situation de pauvreté ne peuvent-elles contribuer seules aux réflexions ? Les volontaires, qui ne sont pas du milieu de la grande pauvreté mais le « rejoignent », ne feraient-ils pas écran entre elles et les chercheur.e.s et professionnel.le.s, ne seraient-ils pas dans la manipulation ? Comment trouver la juste « pédagogie des opprimés » (Freire, 1974) ?

Le rôle des associations dans la construction d’un savoir situé sur la pauvreté : « Sans le pont, on aurait été analysés »

Soulignons en préambule que l’enjeu d’articuler recherche et engagement ne concerne, bien sûr, pas que les acteures associatives. Il se retrouve au coeur des débats actuels sur les relations entre acteur.e.s et chercheur.e.s (Blondiaux, Fourniau et Mabi, 2016) et suscite au Québec d’intenses réflexions et pratiques sur les enjeux éthiques (Godrie, 2015). Si nous ciblons ici sur le rôle des acteures associatives (les volontaires permanentes d’ATD Quart Monde)[21], c’est que ce dernier a été longuement débattu lors de l’évaluation en croisement et qu’il nous paraît par ailleurs moins exploré dans la documentation scientifique.

Le terme de « pont », apparu pendant l’évaluation en croisement des savoirs d’ÉQUIsanTÉ, provient des personnes en situation de pauvreté et a été énoncé dans leur groupe de pairs. Il désigne selon elles le rôle joué par les volontaires dans le croisement des savoirs, essentiel selon elles pour qu’elles puissent participer en tant que sujets — et non objets — de connaissances : « Sans le pont, on aurait été analysés. On pense par nous-mêmes, mais le pont permet de clarifier, d’approfondir notre pensée » (Personne en situation de pauvreté). Ces réflexions sont nées de la discussion sur le compte-rendu du groupe des chercheur.e.s, qui avaient formulé des réserves sur le rôle joué par les volontaires, jugés parfois trop intrusifs dans les échanges, trop protecteurs à l’égard des personnes en situation de pauvreté :

J’ai lu un document écrit par Joseph Wresinski qui dit quelque chose comme “les chercheur.e.s sont des monstres qui instrumentalisent la pensée de pauvres[22]”. Je me suis dit, si on part comme ça, ça ne va pas être simple… Je me disais qu’il fallait que je comprenne. Mais parfois, c’était trop. Parfois on sentait une surprotection des personnes en situation de pauvreté (…). J’admire la vigilance et l’exigence des volontaires, mais en même temps je me suis sentie parfois instrumentalisée dans le processus

Chercheure

En séance plénière de l’évaluation, une volontaire a exprimé son désaccord sur cet extrait du compte rendu des chercheurs, car elle avait l’impression que son travail « a été de tout faire, sauf ça. J’ai créé les conditions pour que les personnes en situation de pauvreté aient à dire ce qu’[elles] pensent et non ce que je pense ! » (Volontaire). De leur côté, les personnes en situation de pauvreté avaient souligné l’importance d’être accompagnées par des personnes qui connaissent leur milieu : « Ça ne pouvait pas être une chercheure qui fasse ce pont. Il faut quelqu’un qui connaît le monde de la pauvreté. Le mieux, c’est de connaître les deux côtés — le monde de la pauvreté et le monde médical (…). Et c’est pas n’importe quel volontaire d’ATD qui peut le faire. Il faut aussi que le volontaire soit accepté par les chercheurs » (Personne en situation de pauvreté). La chercheure avait d’ailleurs choisi cette citation, lors de la discussion collective, et l’a commentée ainsi :

Ça m’a vraiment interpellée parce qu’à la fois, ça soulignait l’importance de l’expertise de la volontaire pour accompagner les personnes en situation de pauvreté : c’était un incontournable, je ne pense pas qu’on aurait pu faire ÉQUIsanTÉ sans ça… Mais jusqu’à quel point ? Comment les chercheur.e.s pourraient être plus impliqués dans le pont avec les personnes en situation de pauvreté ? Dans d’autres démarches de recherche, avec des personnes analphabètes, les chercheur.e.s sont plus impliqué.e.s, donc je me pose des questions

Chercheure

Quel est donc le rôle joué par les volontaires ? S’agit-il de médiateur.e.s, d’empêcheur.e.s de chercher en rond, de gatekeepers ? Ce rôle est peu formalisé à ATD Quart Monde, peu outillé en termes de « bonnes pratiques ». Parfois appelé « médiation », parfois « accompagnement », parfois « animation », ce rôle s’acquiert par l’expérience et l’échange de pratiques, et sa définition fait débat, y compris entre volontaires. La notion de « pont » a en effet provoqué une discussion au sein du groupe de volontaires. Pour Françoise Ferrand, pilier de l’expérience fondatrice des années 1990, au sein de laquelle elle accompagnait les groupes de militants, l’image du pont est problématique car elle renvoie à la médiation. Or, selon elle, son travail n’est pas du registre de la traduction ni de la médiation, mais bien du soutien, d’être « du côté des personnes en situation de pauvreté », avec elles, entièrement de leur côté. Pour les deux volontaires ayant participé à ÉQUIsanTÉ en revanche, l’appellation de « pont », donnée par des personnes en situation de pauvreté impliquées dans ÉQUIsanTÉ désigne bien ce que recouvre une partie des compétences des volontaires, c’est-à-dire non seulement de savoir animer les groupes de pairs, mais aussi de savoir quand déclencher les phases de croisement dans les séances plénières et les comités de pilotage. « Mais une équipe de coanimation, composée d’un animateur associatif qui est du côté des personnes en situation de pauvreté et d’un animateur universitaire ou professionnel qui est du côté des chercheur.e.s ou professionnel.le.s est un pont bien plus solide », ajoute une des deux volontaires.

Volontaires et personnes en situation de pauvreté se rejoignent en tout cas quant aux particularités des savoirs des pauvres et à la nécessité d’accompagner leur construction collective en alliance avec des personnes qui s’engagent à leurs côtés. C’est un savoir présenté comme « ancré sur un vécu », à l’inverse de ce que produisent les universitaires ou les professionnel.le.s, pour qui la matière première de la pensée n’est pas leur propre vie, n’engage pas entièrement leur personne[23] : « Le vécu, c’est plus qu’un vécu, c’est du savoir. C’est le savoir de la vie à travers l’expérience des conséquences d’un système. C’est aussi ça un savoir, il est différent » (Personne en situation de pauvreté). Or, ce vécu est douloureux : la pauvreté suscite de la colère, de la honte, voire du rejet vis-à-vis des plus « abîmés » que soi. C’est donc un vécu difficile à exprimer, à valoriser, qui reste généralement invisible, ignoré ou minoré y compris par les premiers concernés et qui demande donc à être travaillé collectivement pour devenir un savoir. Ce phénomène a bien été analysé par Freire ou plus récemment par Collins à propos des femmes afro-américaines. Leur conscience serait « duale », c’est-à-dire qu’elles ont des points de vue sur leur situation d’oppression, mais ces points de vue sont souvent cachés, voire oubliés, lorsqu’elles adoptent les points de vue des oppresseurs, dans une illusion de protection (Collins, 2000 : 97). Les volontaires expliquent qu’une partie de leur travail consiste à éviter que les personnes en situation de pauvreté ne retombent dans ce silence, cette absence de parole critique en plénière relativement aux chercheur.e.s et professionnel.le.s qui les impressionnent d’expertise et d’éloquence.

Les volontaires ont néanmoins conscience de la complexité de leur rôle et comprennent qu’il peut être pris comme de la manipulation :

Je détestais dire aux personnes en situation de pauvreté, en plénière : “Hier, vous n’étiez pas d’accord avec cette phrase- là, est-ce qu’on peut y revenir ?” Comme [elles] disent, “on a la trouille de dire”, donc je les poussais à le dire. (…) Je pense que notre rôle d’accompagner, comme on connaît le milieu de la pauvreté, il est aussi d’amener notre savoir du monde de la pauvreté. On peut pousser les personnes en situation de pauvreté. C’est compris comme une manipulation, souvent. Mais c’est l’expérience de les côtoyer depuis des années qui fait qu’on peut les pousser dans leurs retranchements, pour qu’ils sortent leurs savoirs, et aussi leurs désaccords

Volontaires

Accompagner les personnes dans la construction d’un savoir sur la pauvreté est essentiel dans une logique de confrontation démocratique avec d’autres savoirs, sous peine de replonger dans des situations d’inégalités, de perpétuer des asymétries. Cette lutte contre les inégalités génère inévitablement des conflits, en ce qu’elle bouscule les habitudes et certitudes. Les conflits entre chercheur.e.s et volontaires ont parfois été si intenses qu’ils ont failli arrêter le projet.

La construction de savoirs situés sur la pauvreté passe donc, comme dans les épistémologies postcoloniales, par l’expression de conflits, qui résultent de la mise en récit, du cumul et de l’analyse de récits d’oppression. Ces « histoires alternatives » permettent de reconnaître les connexions historiques générées par les processus de dépossession tels que le colonialisme (Bhambra et Santos, 2017). Cette attention portée aux récits d’expérience, supports de conscientisation et de construction d’un savoir sur la pauvreté, figure également parmi les points communs repérés entre le croisement des savoirs et l’épistémologie féministe (Luyts, 2016 : 21). Un autre aspect important est la dimension collective : il s’agit de passer du témoignage au savoir, du « je » au « nous », comme l’explique un texte sur les particularités du savoir collectif sur la pauvreté, présenté par des personnes en situation de pauvreté à Villarceaux (France), lors du séminaire de lancement d’une recherche internationale en croisement des savoirs sur les dimensions de la pauvreté[24]. Pendant l’évaluation d’ÉQUIsanTÉ, le groupe des personnes en situation de pauvreté a lu ce texte de Villarceaux et a réagi avec émotion :

Une chose qui m’a beaucoup frappée, c’est quand les [personnes en situation de pauvreté à Villarceaux] disent : “On pense que la parole des personnes en situation de pauvreté, elle a plus de poids quand on est à plusieurs.”… [Elle braille[25]]… Je me rends compte qu’il y en a d’autres qui disent : “On a le sentiment que la parole des universitaires a plus de poids.” On sait que la nôtre a du poids, mais le premier réflexe, c’est : “Est-ce que ce qu’on dit a autant de poids ?”

Personne en situation de pauvreté

Enfin, l’aspect cumulatif des savoirs est également pointé. Le savoir situé sur la pauvreté est un savoir cumulatif, qui se forge au sein des associations, au gré de la sédimentation d’analyses. Comme pour le savoir universitaire, les personnes ne partent pas de zéro : elles mobilisent certes leurs expériences, mais elles s’appuient également sur des connaissances déjà forgées au sein de leur association, notamment dans les échanges et les interactions ordinaires. Les associations qui travaillent depuis des décennies dans le milieu de la grande pauvreté avec une approche émancipatrice sont d’un apport indéniable dans ces processus. Comme le rappellent Bhambra et Santos à propos de l’épistémologie postcoloniale, les mouvements sociaux des pays du Sud ont joué un rôle important dans la remise en cause du caractère universel et neutre du savoir scientifique (Bhambra et Santos, 2017).

Soulignons, pour terminer sur cette question du « pont », qu’elle a également nourri une réflexion sur le type de connaissances produit dans le croisement des savoirs. Est-ce un « savoir situé des pauvres », en écho au « savoir situé des femmes » dans l’épistémologie féministe ? S’agit-il d’un savoir des pauvres uniquement ou d’un savoir sur la pauvreté construit avec une association engagée dans une lutte pour la suppression de la misère ? Les volontaires ont critiqué le concept de « savoir situé des pauvres », car il laisserait entendre que ce savoir se construit tout seul, ce qui est improbable dans notre société inégalitaire. Le risque de n’assister qu’à une succession de témoignages individuels, de ne pas creuser les logiques structurelles inégalitaires qui traversent les situations décrites, est selon elles trop grand. Cette analyse rejoint celle de Nancy Hartsock dans son projet d’épistémologie féministe, qui consiste à valoriser des ressources cognitives invisibilisées et dépréciées, déterminées par — et élaborées depuis — les conditions matérielles d’existence des femmes (Dorlin, 2008 : 7). Si Hartsock parle de « point de vue féministe » et non de « point de vue des femmes », c’est bien pour marquer que la connaissance construite est politique, engagée. Il ne s’agit pas d’une connaissance essentialisée, réduite au témoignage des femmes. Il en est de même pour le savoir produit par et avec les pauvres au sein d’ATD Quart Monde : un savoir qu’on pourrait qualifier de « savoir de lutte contre la pauvreté ». Il comporte forcément une dimension militante qui bouscule les chercheurs : « ATD est quand même un regroupement militant, et nous, on ne travaille pas du tout dans ce paradigme-là en général. On arrivait plein de bonnes intentions, pensant collaborer, tout ça, eux sont habitués d’être dans une dynamique plus militante. Il a fallu qu’on s’ajuste, il a fallu qu’on fasse nos preuves… » (Chercheurs).

Nous avons vu que le croisement des savoirs est complexe à organiser et qu’il suscite des résistances et des tensions dans le cours de son déroulement. Sur le plan épistémologique et politique, qu’en est-il des effets de ce type de recherche participative sur la connaissance et la lutte contre la pauvreté ?

Les effets du croisement des savoirs sur la connaissance et l’émancipation : des avancées en débat

Si un consensus semble régner sur le fait que les recherches participatives ont des visées démocratiques, qu’elles facilitent les processus d’émancipation des opprimé.e.s, le débat est plus houleux lorsqu’on en vient aux apports épistémologiques de telles recherches. Le croisement des savoirs produit-il de la connaissance scientifique ? Différentes conceptions du savoir entrent ici en jeu. La majorité des universitaires conçoit l’objectivité comme marquée par l’héritage positiviste, incompatible avec l’idée d’une pluralité des savoirs. Selon cette perspective, les recherches participatives représentent un moyen de contribuer à la lutte contre les inégalités, mais sur le plan scientifique, elles n’apportent pas de connaissances généralisables en tant que telles. Pour schématiser, on peut dire qu’elles ne représentent pour certains universitaires qu’une source supplémentaire de récolte de données, qu’ils analysent ensuite « objectivement » dans le champ scientifique. Les études féministes des sciences estiment à l’inverse représenter un tournant politique de la philosophie des sciences, car elles contribuent à transformer la science, à la rendre plus « objective », à améliorer les connaissances scientifiques (Ruphy, 2015). L’ensemble de la communauté scientifique est encore loin d’être convaincu de ce tournant, même si on note au Québec comme en France un développement des débats et un début de reconnaissance, par les organismes scientifiques, de la portée de ces questions épistémologiques[26].

Des connaissances pour l’action ou pour la science ?

L’évaluation d’ÉQUIsanTÉ fait apparaître l’apport des recherches en croisement des savoirs en termes de production de connaissances sur la pauvreté. Pour certains professionnels et chercheurs, qui travaillent pourtant depuis des années dans le secteur de la santé communautaire au Québec, c’est une découverte assez incroyable, comme l’expliquent ces deux participantes : « ÉQUIsanTÉ m’a fait rendre compte à quel point j’étais ignorante malgré mes quinze ans en santé communautaire à Montréal » (Infirmière). « On n’a pas assez de connaissances sur la pauvreté dans le monde médical » (Chercheures). La production de connaissances a été particulièrement importante concernant les barrières à l’accès aux soins. Celles-ci ont été nouvellement analysées non seulement sous l’angle des interactions entre patients et professionnels, mais aussi sous l’angle des systèmes de santé, des tarifications et des modes de formation des professionnels (Loignon et al., 2015). La confrontation de savoirs produit des « chocs » et génère des prises de conscience par les professionnels et chercheurs de la nécessité d’accéder à d’autres types de connaissances sur la pauvreté, complémentaires des leurs : « Un choc qui a fait des chocs, c’était par exemple sur la formation des professionnels. On avait choisi un bloc de glace, ça a fait un choc chez les professionnels. [On a démontré qu’ils sont bien formés sur le plan scientifique, mais que beaucoup ont de la difficulté avec les relations.] » (Personne en situation de pauvreté).

Mais alors, s’agit-il de connaissances pour l’action, qui aboutissent par exemple à améliorer la formation des professionnel.le.s, de connaissances pour les populations concernées, qui contribuent à leur émancipation, ou de connaissances pour la science, qui aboutissent à transformer les diagnostics, les analyses et les publications scientifiques ? Et d’ailleurs, les avancées cognitives sont-elles dissociables des avancées politiques ? Après Foucault, qui avait montré l’imbrication forte entre savoir et pouvoir dans nos sociétés, l’épistémologie féministe a explicité le double apport d’une mise au centre du savoir féministe dans l’analyse scientifique : « Le savoir produit par et depuis le positionnement féministe constitue à la fois une ressource cognitive et une ressource politique » (Dorlin, 2008 : 15). D’une part en effet, l’épistémologie féministe explore des nouvelles pistes de connaissances et produit une meilleure science, plus objective. La physicienne et philosophe des sciences E. F. Keller a ainsi analysé comment les travaux sur la fertilité ont progressé lorsqu’ils ont été bousculés par la perspective féministe : l’activité de l’ovocyte a commencé à être étudiée. Il ne s’agissait plus d’étudier uniquement les spermatozoïdes qui étaient vus jusqu’alors, du fait d’une métaphore genrée, comme les seuls actifs dans la fertilisation (Dorlin, 2008).

D’autre part, l’épistémologie féministe permet aux femmes de développer leur réflexivité, de passer d’un statut d’objet à sujet de connaissance : en produisant des savoirs sur leur sexualité et leur santé, elles se sont réapproprié leur corps, ont réinventé des techniques de plaisir et de soin, ont gagné des batailles historiques comme le droit à l’avortement. Il en est de même dans les combats d’associations comme ATD Quart Monde pour le droit à un revenu minimum d’insertion par exemple, à travers l’extension d’un « savoir émancipatoire » (Defraigne-Tardieu, 2015).

Ainsi, le cognitif et le politique sont intimement liés. À ce constat, ajoutons que les pratiques ordinaires, telles que préparer son dossier avant d’aller chez le médecin ou éprouver un sentiment d’injustice dans le diagnostic, comportent une dimension théorique, comme le courant pragmatiste l’a établi de longue date (Ogien et Laugier, 2014). L’éthique du care a également montré que les connaissances pratiques, dans le travail quotidien effectué traditionnellement par les femmes et qui renvoie à une myriade de gestes et d’affects ayant trait au soin, à la compréhension et au souci des autres, sont aussi des éléments de théorie : les raisonnements formels et abstraits sont « retissés dans la texture de vie » (Laugier et Paperman, 2011).

Cela dit, y compris entre chercheurs qui défendent ce double apport cognitif et politique des épistémologies donnant une place aux savoirs issus de l’expérience de l’oppression, les avis divergent sur les transformations à apporter aux mécanismes de production de la science. Anderson et Fricker, par exemple, sont en désaccord sur la manière de lutter contre les injustices épistémiques. Pour Fricker, l’important est de travailler sur la vertu individuelle, d’inviter les détenteur.e.s de légitimité scientifique à écouter d’autres formes de savoir, à reconnaître les points de vue habituellement discrédités. Pour Anderson, cette vision reste trop centrée sur les interactions individuelles et ne prend pas suffisamment acte du caractère intériorisé des stéréotypes. On ne peut pas demander aux gens de s’extraire de leurs conditions, dit-elle : « It is not wrong to promote practices of individual testimonial and hermeneutical justice in these contexts. Such individual virtues can help correct epistemic injustices. But in the face of massive structural injustice, individual epistemic virtue plays a comparable role to the practice of individual charity in the context of massive structural poverty. Just as it would be better and more effective to redesign economic institutions so as to prevent mass poverty in the first place, it would be better to reconfigure epistemic institutions so as to prevent epistemic injustice from arising. Structural injustices call for structural remedies » (Anderson, 2012 : 171). La solution réside ainsi, selon Anderson, dans une révision structurelle des modes de production de la connaissance. Pour l’heure, dans la plupart des situations de coopérations de recherche entre universitaires et société civile, la place du chercheur.e se résume à la posture du « sociologue engagé » de Burawoy. Il descend dans l’arène, écoute, s’implique dans les groupes qu’il étudie en leur donnant au final un retour sur leur action, mais l’analyse et l’écriture restent sa propriété personnelle (Burawoy, 2005). Pour Santos, en revanche, la reconnaissance d’une pluralité de savoirs engendre une perte plus grande du pouvoir du chercheur.e sur la production du savoir : il faut « décoloniser les méthodes sociologiques » (Santos, 2014). C’est un processus proche de ce que Wresinski a nommé le « renversement » : « Que les universitaires aillent dans la rue, non pas pour enquêter, non pas pour stocker des informations pour eux-mêmes, mais pour se faire enseigner, se faire corriger, prêts à remettre en question, non seulement leur savoir, mais les fondements, la méthode, la signification du savoir. (…) C’est cela le renversement » (Wresinski, 2007 : 109)[27]. Ceci n’a rien d’évident pour les universitaires : « On n’est pas habitués de travailler comme cela : c’est long et ardu » ont expliqué les chercheurs ayant participé à ÉQUIsanTÉ.

Empowerment pour tous ? Jusqu’où ?

Si savoir et pouvoir sont imbriqués, les productions alternatives de connaissances enclenchent-elles des processus d’empowerment ? Et si oui, de quel type ? Dans le cas d’une épistémologie post-pauvreté, dont l’horizon est la suppression de la misère, on s’attend à une conception radicale de l’empowerment « nourri(e) des théories de transformation sociale comme celles de Paulo Freire (…), qui prend sens dans une chaîne d’équivalences qui lie les notions de justice, de redistribution, de changement social, de conscientisation et de pouvoir » (Bacqué et Biewener, 2013 : 15). Les transformations à l’oeuvre atteignent-elles, alors, les mécanismes structurels de production des inégalités ? Dans l’évaluation d’ÉQUIsanTÉ, il a été frappant de constater à quel point la majorité des participant.e.s — pas tous, on y reviendra — ont exprimé un accroissement de leur conscientisation et de leur pouvoir d’agir. Nous l’avons retrouvé dans le discours des personnes en situation de pauvreté, des professionnel.le.s comme des chercheur.e.s :

Ça m’a donné du pouvoir de renégocier, d’aller renégocier des situations quand je me rends compte qu’on ne s’est pas adaptés à la situation de la personne. Je vais voir le médecin : « Tu ne peux pas lui demander ça, faut trouver un autre moyen ! »

Infirmière

Maintenant j’ose dire au médecin que je n’ai pas les moyens ; et je suis capable de faire de l’humour avec mon médecin.

Personne en situation de pauvreté

Je ne me posais pas la question du pouvoir au départ, je pensais qu’on était égaux. En fait, j’ai compris que je m’étais trompée : j’ai plus de pouvoir que les personnes en situation de pauvreté dans mon quotidien. Et le fait de ne pas avoir conscience de cette différence de pouvoir, ça peut renforcer les inégalités (…). Ça m’a conscientisée sur le pouvoir que je pouvais avoir comme chercheure ou comme médecin. Un pouvoir à utiliser à bon escient !

Chercheure

Maintenant, selon la situation de la personne, je n’applique plus la règle des 20 minutes.

Infirmière[28]

Cependant, les transformations issues d’ÉQUIsanTÉ semblent avoir été moins marquées à l’échelle structurelle : « La difficulté la plus grande pour moi, c’est quand on est revenus dans la clinique pour essayer de tirer des leçons de ce projet : ça n’a pas été bien reçu. Il y a énormément de résistance (…). À propos du formulaire qui coûte 60 $ par exemple, on suggérait de ne pas charger les frais[29]. Plusieurs médecins le font gratuitement, peut-être ils le font un peu plus maintenant… Mais les médecins n’ont pas voulu d’une politique officielle » (Infirmière). Ce constat a suscité la réaction des personnes en situation de pauvreté, déçues de l’absence de changements structurels dans la clinique en question. Il s’en est suivi une discussion sur la nécessité d’inclure davantage les responsables hiérarchiques des structures dans ce type de recherches : « Si je devais refaire ÉQUIsanTÉ, j’exigerais la présence d’un médecin de mon unité au comité de pilotage, pour que ce soit plus porteur de changements. Moi, toute seule, je n’ai pas assez de poids pour peser sur l’institution » (Infirmière).

Ainsi, les recherches participatives incluant les plus pauvres produisent des effets variés, comme le montrent d’autres études, par exemple sur l’Incubateur universitaire « Parole d’excluEs » au Québec[30]. Certaines recherches « ont permis de mieux comprendre un phénomène sans que cette compréhension alimente en retour la pratique », tandis que dans d’autres, il y a eu « sédimentation des connaissances coproduites et augmentation du pouvoir d’agir collectif » (Fontan, Longtin et René, 2013 : 135). Dans tous les cas, poursuivent les auteur.e.s, les apprentissages en question ont une « résonance limitée tant dans les communautés universitaires que scientifiques » (Fontan, Longtin et René, 2013 : 136). Le même constat se dégage du projet québécois « Chez soi », dans lequel des « pair.e.s aidant.e.s » [31] sont embauchés pour prendre part à des recherches collaboratives et à des équipes médicales dans le domaine de la santé mentale (Godrie, 2016). Parmi les trois formes d’implication des pair.e.s aidants dégagées, seule une, la plus rare, aboutit à transformer les pratiques de recherche et de soins. Ces trois formes d’implication sont la médiation (lorsque le pair aidant fait passer les savoirs des uns et des autres, sans influence sur le contenu de la recherche ou de la décision), la professionnalisation (qui conduit à ce que le pair aidant soit considéré comme un professionnel et s’éloigne du vécu des personnes) et, cas le plus rare donc, la reconnaissance de compétences propres aux pairs, leur savoir d’expérience, qui conduit au croisement des savoirs, aux critiques des modes de faire de l’institution et à des transformations des pratiques de recherche et de soins (Godrie, 2016).

Soulignons enfin que l’évaluation d’ÉQUIsanTÉ a également indiqué que certain.e.s participant.e.s n’ont pas vécu les processus d’empowerment décrits plus haut. Une personne en situation de pauvreté a quitté la recherche, trop éprouvante pour elle. Ce départ a été vécu comme un échec, en particulier pour les volontaires. Par ailleurs, une chercheure a exprimé une expérience plus proche de la dépossession que de l’accroissement du pouvoir d’agir, dans le processus du croisement des savoirs : « Le chercheur s’autocensure en partie. J’ai dû me mettre en retrait, je n’osais pas prendre la parole en groupe, je restais plutôt en observation » (Chercheure). Ce constat a été débattu dans les groupes et en plénière lors de l’évaluation. Les volontaires se sont finalement questionnés sur leur propre pouvoir dans l’animation de telles démarches : « Nous volontaires, on s’est dit que les personnes en situation de pauvreté n’avaient pas beaucoup de pouvoir et qu’il fallait le renforcer. Peut-être on l’a fait à tel point que les autres ont perdu du pouvoir. Il faut réfléchir pour trouver le moyen de ne pas faire l’inverse, que les personnes en situation de pauvreté aient tout le pouvoir et que les chercheurs “s’écrasent” » (Volontaire). Au coeur de la posture de ces intervenants se déploie ainsi un travail réflexif incessant, comme l’explique également Saïd Bouamama à propos de son rôle auprès d’un groupe de femmes issues de l’immigration postcoloniale au Blanc-Mesnil (France). Il faut trouver la justesse d’intervention qui permette « d’éviter que ne soit produit qu’un discours attendu, de permettre que les participantes s’autorisent à dire le réel tel qu’elles le vivent et le pensent » (Bouamama, 2013 : 28). Les modalités de cette alliance entre intervenants et opprimé.e.s pour faire émerger des savoirs et les croiser avec d’autres formes de savoirs restent encore à explorer.

Conclusion

La recherche en croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté produit des effets cognitifs et politiques. Elle a des implications sur la connaissance et l’émancipation des personnes, y compris des professionnel.le.s et des chercheur.e.s. Landemore a bien analysé, à propos des liens entre inclusion, intelligence collective et démocratie, que le fait de privilégier la diversité des manières d’aborder un problème produit de l’intelligence collective et améliore la capacité d’une société à résoudre des problèmes communs (Landemore, 2013). L’exemple d’ÉQUIsanTÉ montre cependant que ces effets cognitifs et politiques concernent davantage les personnes qui participent directement aux recherches participatives que les institutions. Si les expérimentations démocratiques ont un potentiel révolutionnaire, c’est bien d’abord dans cette dimension individuelle, personnelle, « micro », qu’il se déploie (Dupuis-Déri, 2016). Dans un monde inégalitaire, le point de départ des luttes contre les injustices et de l’amélioration des connaissances se loge précisément dans ces formes « d’activisme délibératif », à petite échelle, dans le quotidien, dont on attend qu’elles essaiment, diffusent, révolutionnent progressivement nos structures (Fung, 2011).

À l’issue de cet article, il nous semble que les points de dialogue entre le croisement des savoirs et les épistémologies féministes et postcoloniales esquissés ici mériteraient d’être creusés, autour de la non-mixité, de la dimension collective, de la conflictualité que de telles formes de lutte contre les injustices épistémiques nécessitent. La métaphore du « pont » proposée par deux personnes en situation de pauvreté pour décrire le rôle des intervenants associatifs dans ces formes alternatives de production de savoirs et les débats qu’elle a suscités montre l’importance de la construction autonome de savoirs dans chacune des sphères (universitaire, professionnelle, sociale) tout comme la nécessité d’inventer des modalités de confrontation démocratique entre ces sphères. Tout comme les expériences participatives bouleversent progressivement les modes de fonctionnement de la démocratie, les recherches participatives bousculent les cadres méthodologiques, épistémologiques et théoriques des sciences. Bhambra et Santos en appellent à l’abandon d’une conception de la sociologie comme une discipline unique, et à la construction de différentes sociologies globales alternatives (Bhambra et Santos, 2017). Devant de tels enjeux, les universitaires, les professionnel.le.s et les militants associatifs devront probablement dans les années qui viennent développer le « dialogue sur le dialogue », c’est-à-dire ouvrir des espaces de confrontation sur les questions épistémologiques telles que l’objectivité, la portée politique du savoir et la portée cognitive du politique, ou encore les modalités de construction des savoirs issus de l’expérience de la pauvreté, du patriarcat ou du colonialisme. Pour ce faire, une attention particulière devra être portée à la question de l’évaluation : cet article aura, on l’espère, montré l’intérêt de procéder à des modalités participatives d’évaluation, permettant de progresser dans les méthodologies travaillant à la fois à l’amélioration des connaissances scientifiques et à la lutte contre les inégalités.