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Il est 19 heures, la nuit tombe sur Pòtoprens (Port-au-Prince). Attablée à la terrasse de mon hôtel devant un poulet créole, je retrouve avec plaisir le goût du riz national et des bannann peze (galettes de banane plantain). « Ou vle yon lòt bagay pou ou bwè ? » me demande une jeune femme d’une voix douce. Est-ce que tu veux quelque chose d’autre à boire ? Oui, un autre jus, silvouplè. Le ventilateur fait un peu tomber la chaleur ambiante, la télé allumée au-dessus du bar diffuse une chaîne américaine, mais la musique de fond est cubaine. J’ouvre Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon, écrit en 1962 (2002), pour m’aider à préparer le cours que je vais donner demain à l’université qui a financé mon séjour.

Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd’hui à condition de ne pas singer l’Europe, à condition de ne pas être obsédés par le désir de rattraper l’Europe. Ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des États, des institutions et des sociétés qui s’en inspirent, l’humanité attend autre chose de nous que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène. Si nous voulons transformer l’Afrique en une nouvelle Europe, l’Amérique en une nouvelle Europe, alors confions à des Européens les destinées de nos pays. Ils sauront mieux faire que les mieux doués d’entre nous. Mais si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors il faut inventer, il faut découvrir. […] Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf.

J’absorbe doucement ces phrases puissantes tout en laissant mon esprit voguer vers plusieurs expériences vécues récemment dans le cadre d’un projet de recherche-action qui m’a permis d’explorer en profondeur l’expérience universitaire en Haïti et en Afrique francophone. Ce projet, surnommé SOHA, mais dont le titre complet est « La science ouverte comme outil collectif de développement du pouvoir d’agir et de justice cognitive en Haïti et en Afrique francophone », vient de se terminer, le financement de deux ans accordé par le CRDI (Centre de recherches pour le développement international) et son réseau Open and Collaborative Science for Development étant épuisé. Une peau neuve ? Une pensée neuve ? Une science neuve ? Une université neuve pour Haïti et l’Afrique francophone ?

Expériences

Tout d’abord, je revois des étudiants et des étudiantes à Yaoundé, à Ouagadougou, à Dakar, à Cotonou ou à Port-au-Prince m’écouter attentivement leur parler des savoirs créés en Haïti ou en Afrique, qu’il s’agisse des savoirs patrimoniaux, des savoirs pratiques, des savoirs universitaires ou des savoirs issus de l’expérience de l’oppression. Je leur explique que, pour des raisons épistémologiques et politiques, je considère ces savoirs comme étant non seulement intéressants, valables et valides pour enrichir le savoir scientifique universel, mais aussi comme nécessaires au développement local durable de leur pays. C’est pourquoi il est urgent de les fixer et les archiver sur un support numérique accessible dans le monde entier. Un étudiant se lève : « Est-ce que ces savoirs locaux ne sont pas des superstitions ou de la pensée magique dont un peuple décolonisé doit se libérer pour arriver à la modernité, à la rationalité scientifique ? » Je réalise alors que ces jeunes ont « appris » à mépriser les savoirs de leur peuple, de leur monde social, de leurs ancêtres, au profit du savoir européen, leur unique référence. Le savoir produit par les nations esclavagistes qui ont colonisé leur pays est devenu le savoir valorisé. Comment penser et réfléchir dans une telle « diglossie » cognitive ?

Les souvenirs se bousculent. J’entends des étudiants et des étudiantes me raconter le mépris dont les accablent certains de leurs enseignants, leur incapacité à trouver des « encadreurs » pour les aider à finir leur mémoire, la crainte d’une nouvelle grève, le manque de connexion web, leur sentiment d’être bloqués et incapables d’avancer. Certains ajoutent timidement que leur rêve est de partir étudier au Canada. Puis ils se regardent en riant, me racontent leur pays qu’ils aiment tant et m’enseignent des mots de leur langue que je répète tant bien que mal, à leur grand plaisir et amusement.

Je découvre au fil de leurs confidences les humiliations vécues à l’université, potentiellement destructrices. Leurs récits évoquent les dédales administratifs qui entravent leurs parcours, les exigences compliquées pour obtenir des diplômes qui ne leur garantissent aucun emploi, l’absence de bourse si on ne connaît pas quelqu’un, le désir d’un grade académique supérieur dans l’espoir que ça arrange les choses, Inch Allah.

Miroirs des mots de Fanon, ces récits évoquent un système universitaire qui cherche à reproduire les moeurs et les normes de l’université française (que j’ai connue et fuie dans ma jeunesse), mais d’une manière encore plus hiérarchisée. J’entends un professeur africain me dire : « J’ai tellement souffert pour ma thèse. Pourquoi [les doctorants] devraient-ils avoir un chemin facile ? » Ah oui ?

Dans les récits de ces jeunes et dans leur étonnement à propos de mon attitude informelle, affectueuse et non hiérarchique à leur endroit, je reconnais la coupure abyssale entre le maître et l’élève et la croyance dans l’inégalité de leur intelligence qui sont la marque du système d’éducation qui domine au Nord comme dans les Suds (au pluriel, car le Brésil n’est pas le Togo) (Rancière, 2004a).

Cette coupure abyssale construit une différence de nature entre les « sachants » (innovation linguistique parisienne qui désigne apparemment « ceux qui savent », même si on ne sait pas ce qu’ils savent) et les autres qui sont encore dans la caverne platonicienne ou dans la sorcellerie, comme a essayé de m’expliquer un professeur camerounais. Je me rappelle d’ailleurs un étudiant du Bénin ou d’Haïti, je ne sais plus, reprendre cette métaphore de la caverne, y ajouter un grain d’Habermas et de Bourdieu, pour me rappeler qu’il y a ceux qui pensent « pour vrai », qui sont dans la « vraie vérité », et les autres, confinés dans l’obscurité de l’ignorance. Lui-même aspire à faire partie des sachants (d’ailleurs, son propos pourrait émaner d’un Parisien sans être différent) et il s’inquiète que « mes idées » l’en empêchent : si on se met à valoriser les savoirs des paysans de son pays, pourra-t-il continuer à progresser vers le modèle européen qui le fascine et devenir un sachant, un intellectuel ? Je lui réponds doucement que mon concept de « science ouverte juste » ne consiste pas à opposer l’un à l’autre, mais à « développer une pensée neuve », appelée par Fanon, dans laquelle tous les savoirs, scientifiques et non scientifiques, paysans, urbains, pratiques, politiques, environnementaux, traditionnels, etc. pourraient dialoguer dans un universalisme inclusif, ce que Santos (2016) appelle une « écologie des savoirs ».

L’étonnement des étudiants et étudiantes grandit encore quand je leur parle du rôle désormais crucial du numérique dans les universités du Nord. J’entends alors des témoignages qui m’étonnent à mon tour. On me raconte, par exemple, la méfiance de plusieurs enseignants à l’endroit du numérique et du web : craignent-ils d’être dépassés par des jeunes qui savent utiliser Internet pour chercher de l’information scientifique et technique et qui pourraient menacer leur autorité de maître ? Ces peurs nourrissent les blocages absurdes d’une université postcoloniale qui peine à répondre à l’appétit de connaissances et d’action de jeunes de plus en plus nombreux. Au Burkina Faso, les salles de cours sont si remplies qu’une étudiante doit partir de chez elle à 3 h du matin pour espérer avoir une place dans l’amphi à 7 h. Pourquoi ne pas permettre de suivre les cours en direct sur YouTube, Skype, Facebook, WhatsApp, etc. ? Pourquoi ne pas utiliser les logiciels libres pour améliorer le fonctionnement des universités avec des cours à distance et du travail collaboratif ? Il faudrait, pour cela, que le web soit bien plus accessible dans ces pays, sur ces campus — sans parler de l’accès à l’électricité souvent saboté par les délestages locaux imprévus…

« Pensée neuve ? » Je revois de (rares) professeurs africains et haïtiens m’expliquer que les textes sur le web, en libre accès ou non, sont de moins bonne qualité que les livres imprimés, publiés par une maison d’édition française. Ils craignent qu’en les orientant vers la science ouverte, je mette en doute leurs capacités scientifiques, je leur offre une science au rabais. Évoquant le risque, selon eux accru, de plagiat des textes en libre accès, ils ne réalisent pas que leurs livres imprimés en France ne sont pas accessibles à leurs étudiants et étudiantes… Leur autre argument contre la science en ligne leur semble imparable : « toi, tu es blanche, tu ne comprends pas que nos salaires sont minables et que vendre des livres est essentiel pour nous, que le libre accès est un produit de luxe réservé aux scientifiques du Nord qui ont des bons salaires ». Quand je leur dis que ces scientifiques ne sont jamais payés pour leurs articles parce qu’ils reçoivent des fonds pour l’ensemble de leurs recherches et que ce sont les éditeurs à but lucratif au taux de profit très élevé qui encaissent les profits issus de la mise en circulation de ces textes qui leur sont confiés gratuitement (Larivière, Haustein et Mongeon, 2015), ils me croient à peine. Et combien gagnent-ils réellement avec leurs livres ? Silence gêné…

Bien d’autres sont plus réceptifs, en particulier ceux et celles à qui je fais découvrir, au fil de formations très pratiques, les millions de ressources scientifiques librement accessibles sur le web. Je détiens les clés d’un monde de savoirs dématérialisés dont la plupart des étudiants, des étudiantes et même des enseignants et des enseignantes que je rencontre en Haïti et en Afrique ou sur Facebook et WhatsApp ne soupçonnaient pas l’existence. J’ai écrit pour eux et elles un guide de la recherche documentaire dans le web scientifique libre (Piron, 2016b) : en quelques minutes de lecture, une personne comprend qu’avec un peu d’effort « numérique », son travail de recherche sera de bien meilleure qualité que si elle devait se satisfaire de sa bibliothèque universitaire. Ce transfert de connaissances numériques est mon geste d’empowerment le plus efficace et le plus pertinent vers un humain plus « numérique », à défaut d’être neuf.

Cette référence au numérique me rappelle comment, progressivement, Facebook est devenu pour nous, membres du réseau SOHA, une porte d’entrée vers la connaissance et vers un élargissement de nos horizons de sens et de vie. Notre principal groupe Facebook compte plus de 8000 membres à l’été 2017. Des savoirs de toutes sortes y circulent, des amitiés improbables y sont nées entre des jeunes du Niger, d’Haïti et du Cameroun, des projets innovants (écriture d’une pièce de théâtre) y ont été lancés et de nombreux concepts y sont débattus. Jamais plus je ne pourrai penser que Facebook est une perte de temps, à condition de suivre les liens ainsi partagés, comme le rappelle judicieusement un jeune étudiant haïtien (Pierre, 2016).

Je revois finalement les sourires un peu inquiets, mais pleins d’espoir, des étudiants et des étudiantes quand j’affirme ma conviction que leur université pourrait devenir un outil d’empowerment si elle réussissait à « faire peau neuve » en s’ouvrant au numérique, à la société civile, à la participation des non-scientifiques à la recherche, aux enjeux locaux du développement ; si elle arrêtait de propager l’idée positiviste que la seule science valable est celle qui suit les règles de la science européenne ; si elle rejetait l’universalisme « orthopédique », réductionniste, de cette science au profit d’un universalisme inclusif (Santos 2016).

Injustices cognitives

Le niveau du jus de goyave dans mon verre est descendu… Banm yon ti ji gwayav ankò silvouplè.

Dans cette douce nuit haïtienne, je réalise que la colère de Frantz Fanon m’atteint profondément. Je suis une Blanche, une bourgeoise intellectuelle du Nord. Je suis aussi une femme et une immigrante dont les ancêtres comptent des familles juives persécutées. Les injustices, je ne les digère pas, je ne les accepte pas, même quand elles apparaissent au fil d’un projet de recherche. Heureusement, j’ai appris à mobiliser des textes, des idées et des personnes pour m’aider à les penser et à éclairer l’action nécessaire. Ces dernières années, je me suis nourrie de la théorie de la justice cognitive issue des travaux de Visvanathan (2016) et Santos (2007a). La réflexion collective menée au sein du projet SOHA et incarnée entre autres dans notre livre (Piron, Régulus et Dibounje Madiba, 2016) et notre premier article (Piron et al., 2016a) nous a permis de contribuer à cette théorie. Nous définissons la justice cognitive comme un idéal épistémologique, éthique et politique visant l’éclosion de savoirs socialement pertinents partout sur la planète et non pas seulement dans les pays du Nord, au sein d’une science pratiquant un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs.

De ce point de vue, nous considérons les difficultés vécues par les universitaires d’Afrique et d’Haïti comme des injustices cognitives qui diminuent leur capacité de déployer le plein potentiel de leurs talents intellectuels, de leurs savoirs et de leur capacité de recherche scientifique au service du développement local durable de leur pays (Piron et al., 2016b). Au fil de nos enquêtes et d’une réflexion qui continuera à évoluer, nous avons identifié dix injustices cognitives, dont la première, transversale à toutes les autres au Nord et dans les Suds, cible la très faible présence des femmes dans les universités haïtiennes et africaines.

Viennent ensuite trois injustices liées aux conditions matérielles dans lesquelles doivent travailler ces étudiantes et étudiants et leurs enseignants et enseignantes. L’absence ou la faible qualité des infrastructures, des bourses et des budgets de recherche dans les universités d’Haïti et d’Afrique est la première d’entre elles (CAMES 2013). Les barrières financières, légales et numériques qui bloquent l’accès des universitaires d’Haïti et d’Afrique aux publications scientifiques du Nord, même au format numérique et web, sont une deuxième injustice qui m’enrage. Par exemple, les éditeurs scientifiques demandent à ceux et celles qui veulent un fichier PDF de payer des frais avec une carte de crédit, alors que rares sont les personnes en Afrique et en Haïti qui sont dotées d’une telle carte… Ce « mur » ne dérange nullement ces éditeurs à but très lucratif dont la libre circulation de la connaissance est le cadet des soucis. L’accès difficile à Internet et la faible littératie numérique des jeunes universitaires, qui découvrent souvent l’ordinateur en entrant à l’université, constituent une troisième injustice cognitive profonde à laquelle j’étais aveugle avant de la constater sur le terrain, partout où je suis allée en Haïti et en Afrique.

Les injustices cognitives d’ordre épistémologique sont nombreuses, à commencer par l’invisibilité normative des savoirs locaux en milieu universitaire (sauf dans quelques projets originaux en sciences sociales, bien sûr), alors qu’ils sont pourtant socialement et culturellement les plus pertinents. En Afrique et en Haïti, même les travaux universitaires locaux sont invisibles, car ils circulent très peu en dehors des rayons des bibliothèques et sont souvent jugés localement comme moins prestigieux que ceux qui viennent du Nord. J’imagine cette invisibilité comme une dissonance cognitive permanente, une sorte de « schizophrénie » culturelle imposée à des peuples qui avaient déjà vécu la dévalorisation coloniale de leur culture au profit d’une survalorisation de la culture européenne.

Nous avons défini d’autres injustices cognitives en Haïti et en Afrique francophone. La langue de la science et de l’université reste coloniale (française), ce qui intensifie la cassure entre les priorités des universités et celles de la société et des communautés locales où le français est très peu parlé. Cette cassure est accentuée dans les pays qui tentent de se lancer dans l’économie du savoir et la marchandisation des connaissances (Foray, 2009). Nous constatons aussi que le régime dominant hypernormé des savoirs scientifiques qui organise le système-monde actuel de la science (Keim, 2010) est presque impénétrable pour les universitaires des Suds qui y publient très peu : 1 % des publications recensées dans The Web of Science en 2011 provient d’Afrique francophone (Alperin 2013). Pourtant, comme le remarque Connell (2016), ces pays sont des sources importantes de données empiriques :

La périphérie continue d’être une riche source de matières premières pour l’économie du savoir comme pour l’économie matérielle. La périphérie produit des données pour la nouvelle biologie, l’industrie pharmaceutique, l’astronomie, les sciences sociales, la linguistique, l’archéologie et d’autres spécialités. Elle est, entre autres, une source importante de données pour la climatologie moderne, comme le montrent les fameux rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Mais c’est toujours la métropole qui continue d’être le site principal, reconnu, de la théorisation.

Connell, 2016 : 61

L’« extraversion » (Hountondji, 2001), c’est-à-dire le fait de s’orienter vers une autorité externe à sa société d’origine, reste le modèle normatif dominant dans les universités des Suds, dont Connell (2016) résume bien les effets :

Cette expérience est familière à tous les universitaires de la périphérie. Peu importe la discipline, on doit lire les revues de premier plan publiées dans la métropole, connaître et citer les plus importants théoriciens de la métropole, tout comme on doit apprendre et appliquer les méthodes de recherche enseignées dans la métropole. […] Pour obtenir du prestige dans son pays, la méthode la plus directe est d’obtenir de la reconnaissance dans la métropole. Ainsi, les structures intellectuelles développées en métropole sont intégrées dans le travail intellectuel de la périphérie — non pas par l’exercice du contrôle direct, mais par la manière dont toute l’économie du savoir est organisée. […] Le problème est que la réalité locale est méthodiquement réduite au statut de « cas » encadré par des conceptualisations issues de la métropole. Dans la périphérie, un article typique en sciences sociales, associe des données locales ou des exemples avec des concepts tirés de l’un des théoriciens de la métropole, qu’il s’agisse de Latour, Foucault, Butler, Marx ou Habermas, et ce, même s’il est publié dans une revue locale.

Connell, 2016 : 62

Ce que nous avons appelé la « pédagogie de l’humiliation » est une autre injustice cognitive douloureuse. Elle peut bloquer le cheminement des étudiants qui y sont exposés : soutenances de thèse bloquées pendant plusieurs années, mauvaise note infligée pour se venger de l’arrogance d’un étudiant trop brillant, travaux égarés…

La dernière injustice cognitive de notre liste est ce que nous appelons l’aliénation épistémique. Elle désigne le puissant sentiment d’obligation des étudiants et des étudiantes des Suds de penser et travailler dans une épistémologie et des catégories de pensée postcoloniales, issues d’un Nord dont les politiques scientifiques actuelles penchent de plus en plus vers la marchandisation du savoir et sont à mille lieues des enjeux du développement local durable. Cette aliénation se lit entre autres dans les travaux universitaires africains qui accordent un privilège (inconscient) aux références bibliographiques du Nord et tendent à ignorer les travaux scientifiques des Suds.

La critique de cette aliénation épistémique semble bien moins vigoureuse dans les universités africaines francophones et haïtiennes qu’en Afrique du Sud (Wolff, 2016), en Amérique latine (Mignolo 2012), sur les campus américains de gauche ou dans le champ des études culturelles, noires, autochtones et féministes (Denzin, Lincoln et Smith, 2008 ; King, 1995 ; Kovach, 2010 ; Smith, 2012 ; Todd, 2016 ; Walsh, 2012 ; Wane, 2008). Lors d’une discussion à Port-au-Prince, seul un étudiant connaissait les études décoloniales, citant Mignolo (2012), Santos (2007a, 2007b) et Quijano (2000). Mais il n’a évoqué aucun auteur africain, féminin ou féministe ; je lui ai dit de lire au moins Felwine Sarr (2016) et Thiong’O (2011). Il faut dire que les études décoloniales sont surtout publiées en anglais, en espagnol ou en portugais, alors que le monde francophone semble y résister malgré quelques efforts (Domenech, 2017 ; Frega, 2014 ; Ivekovic, 2010 ; Naudet, 2011). On se prend à rêver à la contribution qu’aurait pu faire Michel Foucault à ces débats, lui si conscient de la « violence de l’epistémê occidentale » et des régimes de vérité européens, devenus la muse de la plupart de ces auteurs et auteures critiques…

Pratique émancipatrice et aveuglements

En me rappelant ces textes si importants pour la réflexion des universitaires des Suds sur leur situation épistémique, je note avec tristesse et colère que la plupart de ces documents ne sont pas en libre accès. Ils sont donc inaccessibles en dehors des campus qui ont les moyens de s’abonner aux revues qui les publient, et ce, même s’il s’agit de textes qui visent l’émancipation. Quel paradoxe ! La colère mène à l’action. Dans le cadre du projet SOHA, nous avons traduit deux textes importants sur la justice cognitive (Connell, 2016 et Visvanathan, 2016) et les avons mis en libre accès. Nous avons créé un dossier virtuel contenant des dizaines de ces articles critiques au format PDF, parfois téléchargés sur le site pirate sci-hub dont je partage régulièrement le lien web dans les groupes Facebook du réseau SOHA. Nous mettons ainsi en place une pratique émancipatrice (décoloniale ?) de partage de textes en libre accès pour les lecteurs et lectrices bloqués derrière un mur payant en Afrique et en Haïti.

Les auteures et auteurs critiques, féministes et décoloniaux me semblent être souvent aveugles à cette dimension matérielle de l’injustice cognitive entre le Nord et les Suds (sauf Hall et Tandon, 2017). Les textes liés à la critique décoloniale que j’ai lus évoquent rarement les aspects financiers et techniques de la vie universitaire (infrastructure, accès au web, système de publication scientifique, régime pédagogique, politique scientifique). Cette absence troublante peut-elle être associée à un certain aveuglement institutionnel des universitaires du Nord sur cette dimension de leurs propres conditions de travail ? Le manuel sur l’injustice épistémique dirigé par Kidd, Medina et Pohlhaus (2017), inspiré des travaux passionnants de Fricker (2007) et Medina (2012), se vend 225 $ US. Quelle ironie !

Inversement, il me semble que les recherches sur l’accès à l’information ou sur les infrastructures de recherche en Afrique se préoccupent peu d’épistémologie et de postcolonialisme, comme si ces questions étaient des détails, des amusements d’intellectuels puisqu’« il n’y a qu’une seule science ». L’enjeu est avant tout d’en permettre l’accès aux universitaires des Suds en améliorant les infrastructures et la gouvernance, incluant des politiques de libre accès. L’aveuglement concerne ici les injustices cognitives d’ordre épistémologique.

Dans ses recherches et dans son action, le projet SOHA a refusé de séparer ces deux dimensions de l’expérience universitaire haïtienne et africaine. Nous faisons constamment des liens entre les conditions matérielles les plus primaires (besoin d’argent, d’électricité, de web, de formation au numérique, pédagogie autoritaire, manque de respect entre les personnes, etc.) et les débats épistémologiques les plus sophistiqués sur la vérité et les savoirs locaux.

La domination du positivisme dans le régime contemporain des sciences et des savoirs (Pestre, 2013) explique, selon moi, ces deux formes d’aveuglement. D’une part, le positivisme tel que je le comprends demande de mettre « de côté » les considérations financières et matérielles d’une recherche, jugées trop terre à terre pour figurer dans une réflexion scientifique et sans lien avec le savoir présenté ; on peut les inscrire dans une note, une préface, la section des remerciements, mais pas dans le coeur de l’article. Ce schéma normatif positiviste rend aveugle au lien entre le savoir et ses conditions matérielles d’existence et de circulation.

D’autre part, cette épistémologie tente constamment d’effacer le fait qu’elle est une manière de connaître parmi d’autres, qu’elle résulte d’une histoire et de rapports sociaux. Un des grands enjeux de la modernité a été l’universalisation (coloniale) d’une épistémologie qui était à l’origine localisée en Europe du Nord, chez des hommes. Il fallait effacer la trace de tout « local » dans la pensée savante, condition jugée nécessaire à son prestige et à son pouvoir de véridiction (Foucault, 2001). La science du Nord est ainsi devenue « la science » tout court, par un processus qu’illustre très bien Ito (2015) dans son récit de l’arrivée de la science européenne au Japon au 19e siècle. Aujourd’hui, « cet occidentalisme de l’Occident, il est vrai, disparaît dans et par la mondialisation du fait de la rondeur du globe : l’Occident est désormais partout, il n’est plus lui-même en Occident », précise Ivekovic (2010 : 44), ce qui complique encore plus le travail critique visant à le « provincialiser », à le re-localiser (Santos, 2016). L’hégémonie de cette épistémologie dans les universités génère un aveuglement fréquent des scientifiques relativement au caractère historique, géographique et socio-politique de la science actuelle qui leur permet d’ignorer les débats épistémiques au coeur de la critique décoloniale ou féministe.

Je suis convaincue que cette hégémonie reste le blocage le plus puissant sur la route des universités haïtiennes et africaines vers la justice cognitive. D’une part, elle rend peu audibles (au Nord) les plaintes concernant les conditions matérielles de travail de ces universitaires, comme si ce n’était que des détails techniques et non une injustice cognitive. D’autre part, elle complique encore plus le déploiement, dans les universités des Suds, d’une critique de l’aliénation épistémique vécue et d’épistémologies alternatives.

J’appelle donc positivisme une famille épistémologique dont les membres partagent la conviction de base suivante, avec des nuances selon les époques, les approches et la manière de l’appliquer : la vérité peut être découverte grâce au travail scientifique qui exige de ses acteurs et actrices (les scientifiques) le respect scrupuleux d’un cadre normatif garant de la scientificité de leur travail, en particulier la neutralité, c’est-à-dire l’effacement de la « vraie vie » dans leurs textes, cet effacement étant le seul moyen de faire jouer leur privilège épistémologique. Pour moi, c’est une violence faite aux savoirs autres, aux épistémologies autres et aux êtres humains qui les utilisent pour penser leur monde.

Violences de l’épistémologie positiviste

La nuit est tombée sur la terrasse. Mes pensées s’envolent vers des textes et des expériences qui m’ont aidée à cerner les contours de ces violences.

Violence de l’hégémonie et exclusion

La disqualification par la science des savoirs non scientifiques (à moins de leur faire subir un « traitement » de validation) entraîne celle de la parole de ceux et celles qui les portent et la séparation des savoirs en deux castes : science et non-science. En dehors de la critique décoloniale et féministe, des chercheurs comme Alexandre Grothendieck (1972 [2017]), un des plus célèbres mathématiciens du 20e siècle, ont fini par voir ce processus à l’oeuvre et sentir ce qu’il a de violent, notamment dans les colloques scientifiques :

Ces hautes voltiges de la pensée humaine se font aux dépens de l’ensemble de la population qui est dépossédée de tout savoir. […] dans l’idéologie dominante de notre société, le seul savoir véritable est le savoir scientifique, la connaissance scientifique, qui est l’apanage sur la planète de quelques millions de personnes, peut-être une personne sur mille. Tous les autres sont censés « ne pas connaître » et, en fait, quand on parle avec eux, ils ont bien l’impression de « ne pas connaître ». Ceux qui connaissent sont ceux qui sont là-haut, dans les hautes sciences : les mathématiciens, les scientifiques, les très calés, etc.

Grothendieck (1972 [2017])

L’argument en faveur de cette séparation est que les savoirs « profanes », faits d’opinions, de mythes ou de pensée sauvage, peuvent nuire à l’avancement de la science en gâchant sa pureté. Salomon (2006 : 390) voit derrière cet argument une manifestation de l’aveuglement des scientifiques relativement aux conditions matérielles de leur travail. Selon lui, « la grande majorité des scientifiques continuent d’invoquer l’idéologie de la neutralité et de la pureté de la recherche alors que la vision économique du monde et la pression du complexe militaro-industriel exercent un quasi-monopole sur l’orientation des recherches scientifiques et techniques ». Ce constat s’applique autant aux STEM (sciences, technologies, génie et médecine) qu’aux sciences sociales et humaines qui sont en compétition pour le financement accordé par l’État et pour l’expertise recherchée par l’administration publique. Salomon (2006 : 398) invite alors les scientifiques et leurs institutions à sortir de cette « communauté du déni » et à « reconnaître et assumer le fait que la pratique de la recherche scientifique même fondamentale n’est pas une activité neutre dont les valeurs sont extérieures à celle de la cité » et donc que le savoir scientifique est un savoir parmi d’autres savoirs.

De jeunes chercheurs et chercheures, de France, du Québec, d’Haïti ou d’Afrique me demandent souvent s’il est vraiment possible de sortir ainsi du sens commun scientifique en défiant le cadre normatif positiviste. Ils et elles craignent de ne pas trouver de travail à l’université en s’écartant du modèle dominant. « There is no alternative » (TINA), disait Margaret Thatcher à propos du capitalisme néolibéral. Le positivisme, c’est TINA en science.

Violence de la science néolibérale

Affairés à se situer hors de tout enjeu politique et à justifier leur posture d’experts au-dessus des conflits et des tensions, les universitaires du Nord ont-ils vu ce que le virage néolibéral des politiques scientifiques et universitaires de leur pays allait leur faire ? Ont-ils anticipé les violences en milieu de travail qu’ils allaient subir ? Toujours en quête de financement par concours pour leurs travaux, en compétition les uns avec les autres pour publier ou collecter des fonds, jouant le jeu de la propriété intellectuelle — au détriment du libre accès et des communs de la connaissance — pour se conformer aux principes du capitalisme cognitif (Le Crosnier, 2015 ; Moulier Boutang, 2007), ils et elles se plaignent d’épuisement, de perte de sens au travail, de manque de temps pour lire et réfléchir. Les syndicats universitaires dénoncent la détérioration des conditions de travail qu’ils associent à la diminution des subventions publiques (notamment en sciences sociales et humaines) et à la multiplication des partenariats publics-privés. La population « ordinaire », habituellement ignorée, n’est guère attendrie par les malheurs de ces privilégiés…

Macilwain (2016) constate l’aveuglement des sociétés savantes relativement à la transformation du régime contemporain des sciences et des savoirs sous l’influence du néolibéralisme : « leading scientific organizations do little except chase money and reinforce the ruling nexus of politics and finance — even since the financial crisis of 2008, which discredited the free-market philosophy that underpins that nexus ». Dans ce contexte, la science (du Nord) se révèle en crise, percluse de conflits d’intérêts, de fraudes, d’études mal faites et non reproductibles, d’infrastructures coûteuses rapidement obsolètes, de revues centralisatrices qui uniformisent toutes les productions intellectuelles (Edwards et Roy, 2016 ; Ioannidis, 2005 ; Marcus et Oransky, 2015 ; Young, Ioannidis et Al-Ubaydli, 2008). Elle doit en plus faire face au défi de la post-vérité, des faits alternatifs. Pour y répondre, doit-elle une fois de plus se replier sur la violence hégémonique du positivisme qui rejette toute autre forme de savoir ? Ou peut-elle se réformer pour apprendre l’écoute et le dialogue et renoncer au culte de son privilège épistémologique ?

Violence de l’injonction d’indifférence

Le fil de ma méditation me ramène cette fois près de vingt ans plus tôt. À la fin des années 1990, j’ai écrit ma thèse de doctorat en anthropologie à partir d’un terrain constitué de récits de vie parfois bouleversants, déchirants, recueillis auprès d’adolescents et d’adolescentes de mon quartier à Québec. Je voulais analyser la naissance de la pensée critique dans leur vie quotidienne à partir de récits d’expériences critiques qui les auraient amenés à « voir les choses autrement », à découvrir que ce qui leur apparaissait comme naturel et évident était en fait construit et que d’autres mondes étaient possibles. J’imaginais ces expériences critiques comme des rencontres, des deuils, des émotions exceptionnelles, des décisions, des voyages, etc.

Cette période de ma vie a aussi été le moment de ma découverte de la maternité, avec la naissance de mes deux premiers enfants, mes deux filles, en 1995 et 1998. Me rendant profondément heureuse, ces petits êtres m’ont donné une énergie de travailler et de créer que je n’avais jamais eue auparavant — ne serait-ce que parce que mon temps « libre » s’amenuisait et que je devais devenir très productive pendant les heures de garderie… Tous ceux et celles qui ont eu des enfants le savent : le lien qui nous unit à nos enfants est d’une puissance immense, capable de faire oublier toutes les fatigues, tous les regrets, même la nostalgie de la liberté. Avoir un enfant, c’est se donner la possibilité de vivre une expérience humaine totale et de créer un lien avec autrui d’une force rare.

Me voilà donc en 1998, maman comblée, mais doctorante en souffrance profonde, car, malgré une grille d’analyse correcte, j’étais incapable d’analyser les récits recueillis et de cataloguer les expériences critiques rapportées. Dans mes nuits blanches de cette époque, entre deux doux moments d’allaitement, je suis passée par d’interminables brouillons jamais satisfaisants. Après avoir failli abandonner plusieurs fois, j’ai fini par décider que ce qui m’arrivait n’était pas un signe d’incompétence ou de surmenage, mais un problème plus profond, d’ordre éthique et épistémologique. Et que je devais en faire le coeur de ma thèse. À l’inverse de ce qui est prôné dans les meilleurs manuels, j’ai changé ma question de recherche à la suite de mon terrain : au lieu de la centrer sur les expériences critiques des jeunes, j’ai choisi, avec l’appui légèrement étonné mais bienveillant de mon comité de thèse en cette période du tournant linguistique et postmoderne de l’anthropologie, de travailler sur l’expérience de blocage que je vivais alors.

J’ai fini par comprendre que je vivais très mal la dissociation entre ma posture épistémologique assumée et proclamée (constructiviste et post-moderne) et la norme positiviste d’écriture scientifique qui me travaillait toujours, à mon insu. J’étais bloquée par le sentiment de devoir effacer, dans ma thèse, les liens tacites que j’avais noués en quelques heures avec les jeunes narrateurs et narratrices sujets des expériences critiques qui m’intéressaient. Je n’avais pas réfléchi au fait que l’analyse et la production d’un savoir scientifique (une thèse) pourraient exiger que je rende invisibles, sauf dans la section des remerciements, ces liens qui m’avaient émerveillée, bouleversée, interpellée, dérangée. La partie de moi qui refusait cet effacement m’empêchait d’écrire selon les normes que le cadre institutionnel semblait m’imposer. La puissance du lien que je construisais alors avec mes filles a certainement consolidé à mon insu mon incapacité d’obéir à l’injonction normative de l’absence de la subjectivité et des émotions dans un texte scientifique. Je ressentais cette injonction comme une violence et refusais de la vivre, mais sans comprendre clairement ce qui se passait.

À la recherche de concepts ou d’idées pouvant expliquer ces mystérieux liens surgis pendant mon terrain, je me suis alors plongée dans les textes du philosophe Emmanuel Lévinas. Ma lecture idiosyncrasique de ces textes m’a donné une métaphore éclairante, me permettant de réinterpréter l’expérience que j’avais vécue lors de mes conversations avec ces jeunes : celle de la rencontre inattendue avec le « visage » d’un autre que moi (autrui) qui crée immédiatement, sans raison ni médiation rationnelle, le sentiment d’une responsabilité pour elle ou lui. Cette responsabilité pour autrui est d’autant plus radicale qu’autrui est vulnérable, ce qui était le cas de la plupart de ces jeunes (Piron, 2000). De ce point de vue radicalement antipositiviste, une entrevue de récit de vie m’est apparue comme bien plus qu’un instrument de collecte de données : c’est une rencontre chorégraphiée par deux sujets éthiques engagés dans un échange délicat de confidences, d’expressions prudentes de curiosité, de don de mots quand la confiance est établie et de promesses tacites de prendre soin de l’autre et de ne pas trahir la parole reçue. Ma « responsabilité pour autrui », selon le terme de Lévinas, a été mobilisée dès que mes yeux ont croisé ceux de ces jeunes prêts à « tout me dire » pour m’aider dans ma recherche, tout comme a été mobilisée ma responsabilité de leur répondre et de répondre, dans ma thèse, de ce qui nous était arrivé lors de cette rencontre : la naissance d’un « lien éthique ».

Poursuivant ma réflexion dans l’ombre du travail de Zygmunt Bauman sur l’éthique post-moderne, j’ai reconnu dans mon blocage le signe d’un refus profond, non négociable malgré ma socialisation positiviste, d’effacer ce lien éthique dans l’écriture de ma thèse. Le positivisme m’est alors apparu comme une injonction d’indifférence à l’autre par la négation des liens qui nous relient, ce que j’ai ressenti comme une violence.

J’ai aussi refusé de séparer mes identités dans mon écriture : celle de la chercheure en devenir désireuse d’obtenir son diplôme, celle de la femme touchée, émue par ces rencontres encore inoubliables 25 ans plus tard, celle de la mère éperdument en amour avec ses enfants et bouleversée par leurs premiers mots qui appelaient aussi une réponse. Pourquoi effacer tout cela au nom de la science ? Torture insupportable qui avait bloqué mon écriture, violence épistémique que j’ai ressentie profondément jusqu’à remettre en cause mon appartenance à la science. Une fois que tout ceci a été compris, après avoir vécu ce que j’appelle aujourd’hui une « libération cognitive », ma thèse a été écrite d’une traite !

Cette expérience de lecture puis d’écriture, parallèle à ma découverte expérientielle de la maternité et de la puissance indicible du lien entre une mère et son enfant, a scellé ma rupture définitive avec le positivisme et mon ouverture, mon appétit pour les épistémologies centrées sur le lien, notamment le lien entre les âmes, entre les cultures, entre les univers sémantiques. Telle allait être désormais ma vocation de chercheure et de femme.

Violence de la pensée séparatrice

En méditant sur ces violences épistémiques, je ne peux que constater la place centrale de l’injonction normative de séparation au sein de l’épistémologie occidentale, source du positivisme : séparation entre l’esprit et la chair, entre les sentiments et la rationalité, entre l’engagement (les valeurs) et la connaissance, entre la personne qui cherche et la personne qui est étudiée, entre un savoir et ses utilisateurs, entre la théorie et la pratique, entre les émotions et le raisonnement, entre les faits et les valeurs, entre la personne et son corps, entre les bons savoirs et les mauvais savoirs, entre la politique et la science, entre le sens commun et la science, entre la société et la science, entre les disciplines, entre les laboratoires, et ainsi de suite.

Achille Mbembe (cité par Abadie, 2017 ; Mbembe, 2015) décrit très bien cette épistémologie de la séparation :

Western epistemic traditions are traditions that claim detachment of the known from the knower. They rest on a division between mind and world, or between reason and nature as an ontological a priori. They are traditions in which the knowing subject is enclosed in itself and peeks out at a world of objects and produces supposedly objective knowledge of those objects. The knowing subject is thus able to know the world without being part of that world and he or she is by all accounts able to produce knowledge that is supposed to be universal and independent of context.

Mbembe, 2015 : 9

Disséquer, diviser, séparer pour mieux catégoriser et étiqueter le monde : cet exercice de pensée associé à l’épistémologie positiviste se retrouve, par exemple, dans les analyses sociologiques quantitatives qui visent à isoler, donc séparer, des variables les unes des autres, puis à les éliminer successivement pour ne garder que celle qui serait « signifiante ». Mais il est aussi présent dans le travail qualitatif de codage d’entrevues ou de textes qui vise à identifier des éléments signifiants distincts à l’intérieur d’une idée ou d’un paragraphe et à les « séparer » de la personne qui les a énoncés et de la situation dans laquelle ils ont été énoncés pour les recomposer dans des ensembles thématiques nouveaux. Cette « douce violence » au réel passe inaperçue aux yeux des praticiens de la science positiviste pour qui il s’agit de routine. Elle me touche parce qu’elle résonne dans les autres violences issues du positivisme dont je vois les ravages en Haïti et en Afrique.

Mon chemin critique m’a lancée à la recherche d’une épistémologie qui propose autre chose que l’indifférence et la séparation : une épistémologie du lien, dans la lignée de la proposition de Morin (1995) d’une épistémologie de la « reliance ». Je ne suis qu’au début de cette recherche. À quoi pourrait ressembler cette épistémologie ?

Trois savoirs dans une épistémologie du lien

Une épistémologie du lien serait une manière de connaître et de créer des savoirs sociologiques qui ferait l’économie de l’injonction de séparation et d’indifférence, du privilège épistémologique et de l’effacement de l’auteur ou de l’auteure ; une épistémologie qui valoriserait, au sein du texte scientifique, la présence explicite et assumée de la subjectivité des auteurs, de liens multiformes, d’une sensibilité à autrui et en particulier d’une conscience des injustices cognitives matérielles et épistémologiques. Les savoirs produits dans cette épistémologie feraient partie, tout comme les savoirs positivistes, de ce que Santos (2016) appelle l’écologie des savoirs : un écosystème où coexistent et dialoguent une infinité de savoirs diversifiés, sans hiérarchie ni privilège (« d’une manière contre-hégémonique », dirait Santos), sans être séparés de leur contexte de création.

Plutôt que de chercher à construire un cadre « relationnel » normatif qui serait le reflet inversé du cadre normatif positiviste, je vais explorer trois savoirs qu’il m’a été donné de connaître au fil de mes lectures anciennes et récentes, car ils me semblent pouvoir incarner cette épistémologie que je cherche.

La révolution haïtienne et le vodou

Le premier savoir que j’explore repose sur quatre articles à propos des liens entre la révolution haïtienne et le vodou. Le premier (Bhambra, 2016) s’inscrit dans la sociologie des absences, « une sociologie transgressive [qui] viole le principe positiviste qui consiste à réduire la réalité à ce qui existe et à ce qui peut être analysé avec les instruments méthodologiques et analytiques des sciences sociales conventionnelles » (Santos, 2016 : 251). L’objet principal de ce texte est l’absence de la révolution haïtienne dans la pensée européenne sur la démocratie. Il propose un exercice de « sociologie des formes absentes de savoir » qui identifie les « formes de savoir que l’épistémologie hégémonique réduit à la non-existence » (Santos, 2016 : 164). Bhambra (2016) constate en effet que la révolution haïtienne, qui se déroula de 1791, date du début de l’insurrection, à 1804, date de proclamation de la première République noire, est à peine mentionnée dans les livres d’histoire du Nord, alors qu’il s’agit de la révolution la plus radicale jamais menée par des humains. En treize ans, les esclaves d’une colonie française, dont la plupart venaient d’être arrachés d’Afrique, étaient devenus les citoyens et les citoyennes d’un État souverain. De nombreux intellectuels haïtiens (Geggus, 2002 ; Panier, 2017 ; Trouillot, 1995, 2012) essaient toujours de comprendre à la fois comment cette révolution a été possible, pourquoi elle n’a pas donné naissance au pays libre auquel aspiraient les révolutionnaires, mais aussi pourquoi elle est si peu mentionnée, étudiée et donnée comme exemple du paradigme révolutionnaire. Bhambra (2016) prend l’exemple du livre La société des égaux de Pierre Rosanvallon (2013). Il montre que cet historien français bien connu est incapable d’intégrer le récit de cette révolution anti-esclavagiste dans son propre récit de l’avènement de l’égalité dans le monde à cette période. La révolution haïtienne n’est mentionnée qu’une fois dans son livre qui, pour le reste, privilégie la révolution française et la révolution américaine. Dans cette mention, Rosanvallon n’utilise pas le nom « Haïti » choisi par les révolutionnaires, mais en reste au nom « Saint-Domingue », appellation coloniale de l’île. Pourquoi cette « absence » de la révolution haïtienne dans une histoire de l’égalité ? En tenir compte sérieusement, explique Bhambra (2016), aurait obligé Rosanvallon à modifier sa théorie de l’égalité pour y inclure la question des rapports sociaux de race ou d’ethnicité, point aveugle de la pensée politique française. Cette absence témoigne surtout de l’impossibilité pour la mémoire savante française d’assumer son histoire esclavagiste qui va à contre-courant de la glorification de son passé émancipateur, héritier des Lumières.

Le deuxième texte (Regulus, 2010) quitte la sociologie des absences pour plutôt réfléchir au traitement infligé au vodou, un savoir local d’une grande richesse, par les savants et membres de l’élite haïtienne tout au long de l’histoire de ce pays, incluant la période révolutionnaire. Le vodou est une religion polythéiste africaine, dotée d’une médecine traditionnelle, arrivée sur l’île avec les captifs des colons esclavagistes. Selon l’histoire orale, ce savoir mystique, porteur d’une cosmologie complexe remplie d’esprits et de dieux, joua un rôle majeur dans la cérémonie du Bwa-Kaiman (Bois-Caïman) de 1791, point de départ de la révolution haïtienne. Cette cérémonie vodou s’est appuyée sur le savoir local des esclaves insurgés pour sceller leur alliance avec les divinités africaines : « quand les meneurs de troupe n’étaient pas eux-mêmes prêtres vodou, ils consultaient au préalable un ougan ou une manbo » (Regulus, 2010 : 9). Selon le récit de Regulus, ce serait cette alliance qui réussit à « transformer la résistance individuelle en une résistance collective » capable de renverser le pouvoir colonial esclavagiste. Dès ce moment fondateur de la nation haïtienne, les savoirs vodou, relevant d’une épistémologie refusant la coupure « occidentale » entre le monde des vivants et celui des morts, furent associés à l’idée de révolte radicale. Est-il étonnant, alors, que les contre-révolutionnaires, les élites, aient ensuite cherché à dévaloriser le vodou, diffusant l’image de « Nègres sauvages, cruels et barbares, avides de vengeance et de sang », dont le principal crime fut d’avoir « attaqué le système esclavagiste dans ses racines profondes » (Regulus, 2010 : 9) ? La suite de l’histoire d’Haïti met en scène le combat des élites et des puissances occupantes pour détruire le vodou, ce savoir révolutionnaire menaçant les structures de pouvoir : « le vodou était devenu un objet embarrassant en raison de son africanité et un danger potentiel, source des idées subversives au regard de son passé au sein du système colonial » (Regulus, 2010 : 9).

Le troisième texte, celui de Shilliam (2017), estime lui aussi que la pensée coloniale (occidentale) a très vite condamné le vodou en invoquant sa dimension « surnaturelle » incompatible avec le christianisme des colons. Il pose la question suivante : un texte scientifique, ancré dans une épistémologie occidentale, peut-il comprendre l’épistémologie vodou ? Il lui semble que, pour analyser le rôle des Lwa, agents spirituels qui peuplaient l’arrière-pays haïtien où ont eu lieu la mobilisation et l’organisation des esclaves révoltés, il faut être capable de quitter, temporairement, la pensée scientifique (occidentale). Il prend soin de nous dire que lui-même « n’est pas au service des Lwa même s’il aimerait mieux les connaître » : « I recognize how difficult it is to sincerely place the Lwa in a quotidian, unexceptional fashion alongside the elements of colonial science. » (Shilliam, 2017 : 23). Comprenant le pouvoir subversif des Lwa dans leur capacité à mobiliser des esclaves insurgés, il se demande en terminant si ce combat vodou contre le colonialisme n’a pas quelque chose à nous apprendre à propos des combats actuels pour la justice globale. Ce faisant, il universalise la pertinence d’un savoir très local, méprisé et craint par la pensée occidentale et coloniale.

Mocombe (2017) propose lui aussi un voyage au coeur de l’éthique vodou qu’il relie à une cosmologie et à une manière de construire et de connaître le réel selon le principe du « communisme ». Il y voit la volonté de maintenir une dimension profondément collective de la vie malgré les efforts du protestantisme et du catholicisme d’instaurer une pensée plus individualiste. Surnaturel, subversif, refusant l’individualisme, « associé étroitement aux souffrances et aux traumatismes qu’ont connus les ex-esclaves qui allaient constituer la majorité de la population haïtienne » (Regulus, 2010 : 25), le vodou apparaît dans cette épistémologie comme un savoir de l’insurrection, de la résistance et du lien vers le désir d’émancipation.

Je note que les trois articles en anglais sont publiés dans des revues payantes. Quels universitaires haïtiens pourront les lire ? Le texte de Regulus est, quant à lui, déposé en libre accès dans la bibliothèque numérique Les Classiques des sciences sociales.

Le travail relationnel des femmes contre le poison de la guerre

Un des moments clés de ma libération cognitive a été la lecture d’un article de Veena Das, anthropologue indienne : « Voice as Birth of Culture » (Das, 2010 [1995], qui n’est toujours pas en libre accès malgré sa date). Cet article commence par une superbe évocation de la figure mythique d’Antigone et de sa « voix » réclamant justice et dignité pour son frère mort. Das nous présente ensuite le récit de la vie d’une femme indienne, Asha. À l’occasion de la partition de l’Inde, Asha a été séparée de la famille de son mari décédé et, en particulier, d’une belle-soeur et d’un enfant auxquels elle était très attachée. Son choix de se remarier et donc de quitter son état de veuvage aurait pu lui fermer à jamais la maison et le coeur de sa belle-soeur et de son neveu. Mais Asha a quand même continué de leur écrire pendant de longues années, jusqu’au moment où des retrouvailles furent possibles.

Quel savoir tirer d’une telle histoire ? Dans une note de bas de page, Das explique qu’elle s’est inspirée des motifs d’une danse traditionnelle indienne pour faire l’exégèse de ce récit :

The technique of exegesis that I have used here is taken from certain dance forms in India in which each segment of a verse may be elaborated through movement and gesture for anything up to an hour. Seeing this dance form made me realize how each statement was bristling with unsaid ones that need to be amplified for the act of understanding to take place.

Das, 2010 : 178

Avec une infinie délicatesse, Das nomme et reconstruit les non-dits du récit d’Asha pour nous faire comprendre son âme. Nous comprenons ses hésitations, ses regrets, ses dilemmes, ses joies et ses peines, sa culpabilité de se remarier, sa nostalgie, son désir de maternité. Das nous montre en particulier que cette femme a refusé avec constance, résolument, « le poison » de la séparation, de la haine et de la violence, pour travailler au contraire, patiemment et discrètement, au fil de ses lettres « interdites » à sa belle-soeur, à maintenir les liens entre les humains, comme Antigone. Asha a ainsi donné une « âme » à sa culture.

L’exégèse du récit que propose Das est aussi une rencontre avec une période complexe, marquée par l’exaltation de l’indépendance et les tragédies de la guerre civile et de la séparation des familles qui a suivi la partition de l’Inde. Comment, au fil de la lecture, ne pas penser à la Syrie de 2017 ? Le récit d’Asha médiatisé par la plume de Veena Das nous fait atteindre à l’universel de l’expérience vécue des personnes déplacées, réfugiées, séparées. Il nous humanise en développant notre sens de la responsabilité pour autrui. Pour créer ce savoir, Das a fait appel à une épistémologie non positiviste, multidisciplinaire, subjective, littéraire et ouverte à tous les savoirs, de la danse traditionnelle indienne à Antigone en passant par Foucault et d’autres. Cet article nous en dit aussi beaucoup sur l’âme de l’anthropologue, féministe en colère contre ce que la guerre fait subir à la culture et aux liens humains.

Ce que j’ai appris de ce texte, qui, en fin de compte, nous raconte quelques années de la vie d’une femme en Inde dans les années 1940, est immense. J’ai appris que les femmes travaillent continuellement à maintenir les liens, le lien social, malgré les savoirs empoisonnés qui voudraient les séparer de ceux et celles qu’elles aiment. J’ai appris qu’il était possible de parler de l’âme et de l’amour dans un texte anthropologique. J’ai appris que la séparation entre l’écriture scientifique et l’écriture littéraire était un artifice qui pouvait être dépassé par une écriture porteuse de savoirs diversifiés entre références mythiques, littéraires, épistémologiques et paroles de femme.

La lecture de ce texte a été décisive pendant l’écriture de ma thèse. Pourquoi me forcer à l’indifférence imposée comme condition de scientificité, alors que ce texte me montrait au contraire que l’ouverture à l’âme de l’autre était aussi un chemin vers la compréhension et la connaissance de l’autre ? La théorie phénoménologique de la fusion des horizons (Gadamer et Dutt, 1998) a pris alors un sens très concret pour moi. Rejetant l’idée de ramener l’autre au même pour mieux le faire entrer dans les catégories d’analyse issues de la tradition disciplinaire ou scientifique, j’ai appris à m’ouvrir à la différence au niveau de l’âme.

J’ai pleuré — Mwen kriye

Un jour de 2016, j’arrive sur la page Facebook de Djedly François Joseph, un étudiant haïtien en science politique de 20 ans. J’y lis ce texte, J’ai pleuré.

Chairs prêtes à partir en lambeaux sous les griffes impitoyables d’un soleil ardent, on s’empresse tous de rentrer chez soi. C’est la canicule ! Tohu-bohu à la rue 10, une foule s’entasse à l’arrière d’un tap-tap. Cela fait plus d’une heure qu’on est là, on n’en peut plus. En l’espace d’un cillement, la camionnette est remplie. Il va falloir s’en faire. On n’ira pas tous en même temps.
J’arrive à me tailler malencontreusement une petite place presque à la queue du véhicule. Je somnole, je suis terrassé dans un embouteillage infernal.
Quelque chose a cogné, m’a du coup extirpé de mon léger sommeil. C’est la destination d’un des passagers qui prend fin.
— Petit, fais-moi la monnaie ! ordonne l’homme.
Je pensais qu’il s’adressait à moi, arrive-t-il à me traiter ainsi ? Non.
— Allez retrouver le chauffeur, dit une voix tremblante, quasi inaudible, accablée du poids de la misère. Mes yeux sont rivés sur un véritable « petit », chétif aux cheveux crépus, visage blafard, l’air hagard, qui recherche vainement quelques piastres dans son petit pantalon troué. C’est le contrôleur (chargé de la recette), appelé à tort kochon kamyon ou bèf chenn (porc ou boeuf) : « Ale chofè » (Roulez !), ordonne t-il au chauffeur.
Le vent semble l’emporter, ses yeux embués de larmes à cause des rayons du soleil. Mais tenace, il continue à vociférer : « Madeline-Madeline, où prale ? » (Vers Madeline. Où allez-vous ?)
Il trouve un nouveau passager. « Avanse tanpri nan ban sa » (Faites un peu de place, je vous prie). Personne ne daigne le regarder.
Une femme de grande corpulence rétorque avec véhémence : « Voye machin nan ale ti nèg, nan pwen plas » (Dites au chauffeur de s’en aller, plus d’espace pour un nouveau passager).
Le nouveau passager s’accroche à l’arrière (sèso) et ordonne au petit de cogner.
Mon coeur commence à saigner, ma conscience se réveille de sa langueur. Je me questionne sur l’avenir de ces petits. Qui pense à eux ? Où dorment-ils ? J’ai l’impression d’entendre la faim frapper à la porte de son estomac. Sans un sou de plus, je me sens impuissant face à cette scène révoltante. Mon âme se noie dans un flot d’amertume, la vague de tous les maux enfouis dans mon subconscient bouillonne dans ma tête et s’échappe à grosses larmes. J’ai pleuré.
J’ai pleuré la misère de mon pays, le tableau noir d’un futur incertain. J’ai aussi pleuré pour cette femme enceinte mourant sous les yeux des médecins grévistes. J’ai pleuré pour le désespoir d’un amoureux suicidaire, pour les étudiants qui meurent sans pouvoir offrir un lendemain meilleur à leurs parents. J’ai pleuré pour les jeunes immergeant leurs inquiétudes dans l’alcool. Pour les finissants, les chômeurs, les enfants d’aujourd’hui. J’ai pleuré pour mes camarades et pour moi-même.
— Banm pran pou nou. (C’est l’heure de la recette), arrive à faire sortir le petit, difficilement, de sa bouche.
— Talè m pa peye w. (Je ne peux ne pas te payer), menace l’autre à l’air bredjenn (vagabond).
Sa petite main poussiéreuse se tend vers chacun pour faire la recette. Je lui donne les cinq gourdes et je descends.
Je marche, mais mon esprit reste collé à la queue de la camionnette. L’image de ce petit au maillot vert et au pantalon kaki troué restera gravée dans ma mémoire.
J’ai pleuré et je pleure encore mais je reste positif.

Comme bien d’autres, j’ai été saisie par ce texte que j’ai publié plus tard sur le blogue SOHA comme « analyse socio-politique en forme de récit poétique » (Joseph, 2016). Pourquoi ? Après tout, ce texte décrit une scène du quotidien haïtien qui n’a pas dû durer plus de quelques minutes. Mais j’ai été touchée par le portrait de ce jeune garçon dont j’ai senti la misère, la vulnérabilité, la sensibilité, mais aussi la détermination à faire son travail et à gagner sa croûte malgré le mépris et le harcèlement, dans la chaleur et la poussière. Ayant immédiatement adopté le point de vue du narrateur, j’ai vécu avec lui la sortie de son indifférence à la suite de sa rencontre avec l’âme du « petit ».

Au lieu d’adopter une rhétorique de la dénonciation qui risque constamment de heurter et de culpabiliser ceux et celles qui veulent être heureux sans porter le poids du monde sur leurs épaules, l’auteur a rédigé un bref récit au « je » dans lequel il a donné un rôle central à un sans-voix, mettant ainsi en action dans son texte une revendication universelle de justice sociale et cognitive qui mobilise la responsabilité pour autrui de ses lecteurs et lectrices. Ne montre-t-il pas le savoir-faire d’un jeune homme dont la position subalterne dans la société haïtienne pourrait faire penser qu’il n’en a aucun ?

Ce récit plurilingue met en scène toute la complexité du lien social : il montre l’impossibilité de l’indifférence, mais le désir de distance ; la compassion, mais l’inévitable séparation des chemins des uns et des autres… En utilisant la forme d’un court récit poétique, parsemé de mots créoles, il réussit à communiquer de manière universelle, compréhensible par tous et partout, une expérience politique complexe propre à Haïti : inégalités des chances, problèmes du transport en commun, manque de solidarité, menace du chômage, emploi précaire. Ce texte propose une analyse sociopolitique d’un phénomène hyperlocal, dont les enjeux sont tellement universels que nous nous y reconnaissons d’une manière ou d’une autre. L’inclusion de la subjectivité de l’auteur et sa démarche esthétique renforcent la portée du savoir sociopolitique proposé par le texte au lieu de lui nuire. Ai-je appris quelque chose en lisant ce texte ? Oui ! Dans ce bref texte hyperlocal, fictif et réaliste à la fois, plurilingue, subjectif, j’ai trouvé de l’universel.

Comme l’article de Veena Das dont il est pourtant si différent par le style, l’origine et le genre, et comme le groupe de textes sur la révolution haïtienne, ce texte fait vivre aux lecteurs et lectrices un moment symbolique de ce que Rosa (2017) appelle la « résonance » :

un mode de relation avec le monde dans lequel le sujet se sent touché, ému ou concerné par les gens, les lieux, les objets, etc. qu’il ou elle rencontre. [La résonance ajoute à cette] capacité de se sentir affecté par quelque chose, et à son tour de développer un intérêt intrinsèque pour la partie du monde qui nous affecte, […] la capacité de « répondre » à cet appel. [… La résonance est] ce double mouvement d’af ← fection (quelque chose nous touche de l’extérieur) et d’é→ motion (nous répondons en donnant une réponse et en établissant ainsi une connexion).

Rosa, 2017 : 449, ma traduction

La résonance en mode épistémologique, c’est accepter la nécessaire présence de liens entre les personnes, les lieux et les âmes au sein d’un texte sociologique afin de le rendre plus « humain » et ainsi plus proche de la vérité intersubjective de l’expérience humaine et du refus de l’indifférence. Pourquoi la connaissance légitime devrait-elle être froide et indifférente aux injustices cognitives et sociales ? Écouter les voix des subalternisés, les rendre audibles aux dominants dans un texte scientifique, c’est un geste épistémique puisque c’est reconnaître que :

les personnes marginalisées peuvent avoir un accès privilégié à la connaissance sociale car elles ont tendance à développer une lucidité subversive [à partir de laquelle elles] sont susceptibles de détecter et de résoudre les points aveugles et de développer de nouvelles formes de lucidité capables d’enrichir la cognition sociale.

Frega, 2014 : 985, à propos de Medina 2012

C’est aussi un geste éthique visant le renforcement du lien social mis à mal par la production politique de l’indifférence propre à notre monde néolibéral (Piron, 2003).

Bien d’autres épistémologies du Nord et des Suds proposent une manière de penser notre rapport au réel qui inclut cette résonance, ce désir de lien avec autrui : les épistémologies autochtones (Kovach, 2010), l’éthique du care ou de la sollicitude (Gilligan 1986 ; Metz, 2013), l’épistémologie ubuntu qui propose une vision relationnelle de la vie et des savoirs (Battle, 2009 ; Gaie, 2010 ; Koulayan, 2008 ; Ouane, 2014), le mouvement du retour vers les communs (Bollier, 2014 ; Briand, 2015 ; Calame et Ziaka, 2015 ; Crétois et Guibet Lafaye, 2015), le karma, « concept philosophique riche, renvoyant à une responsabilité partagée, au sens interpersonnel, social, intergénérationnel, voire inter-espèces » (Ivekovic, 2010 : 6) et tant d’autres à explorer. L’écologie des savoirs contribuant à une épistémologie du lien est riche !

Les sciences sociales et l’épistémologie du lien

De nombreux travaux et démarches en sciences sociales contribuent déjà à l’épistémologie du lien, même si leurs auteurs et auteures n’ont pas toujours une conscience très claire des conditions matérielles de la diffusion de leurs savoirs… Trop de textes ne sont pas en libre accès !

Je pense aux méthodologies participatives à visée compréhensive (Charmillot et Dayer, 2007 ; Fernandez-Iglesias, 2016 ; Schurmans, 2006), à la sociologie clinique (De Gaulejac, Hanique et Roche, 2007), à la recherche-action participative et surtout aux récits de vie, ces moments d’intersubjectivité qui permettent la mise en valeur des savoirs locaux portés par les hommes et les femmes du monde entier. D’ailleurs, la multiplication en grand nombre de récits de vie ou d’entretiens racontant des vies me semble être une réponse possible des sciences sociales à l’appel du philosophe José Medina pour un « contextualisme polyphonique », seul capable de combler l’injustice herméneutique faite aux voix éteintes ou ignorées par les groupes dominants (Medina, 2012a).

En fait, toutes les méthodologies participatives ouvertes semblent pertinentes pour contribuer à l’épistémologie du lien, en particulier celles qui font entendre les voix et les savoirs autrement ignorés ou invisibles aux yeux de la science ou des savoirs hégémoniques (Fontan, Longtin et René, 2013 ; Hall et Tandon, 2017 ; Séguin et Tremblay, 2005) et qui s’inspirent plus ou moins directement ou explicitement de la théorie féministe du point de vue et des travaux plus récents sur l’épistémologie de l’ignorance (Alcoff et Potter, 2013 ; Espínola, 2012 ; Fricker, 1999, 2009 ; S. Harding, 2004, 2011 ; Martín Alcoff, 2011 ; Medina, 2012b ; le livre sur l’injustice épistémique de Kidd et al., 2017). Ces méthodologies sont variées. Elles peuvent, par exemple, viser la coconstruction des savoirs (Audoux et Gillet, 2011) et ouvrir la recherche à la participation de personnes externes, non scientifiques, qui pourraient ajouter des données, commenter la théorie ou analyser les résultats, dans l’esprit de la science citoyenne (citizen science) (Charvolin, 2009 ; Grey, 2011 ; Irwin, 2001 ; Kilfoyle et Birch, 2014). Les boutiques des sciences offrent la possibilité de construire des savoirs dans une collaboration entre une association et une université (DeBok et Steinhaus, 2008 ; Mulder et DeBok, 2006 ; Piron, 2016a).

Le projet SOHA est en train de construire, au coeur de son utopie concrète (Piron et al., 2016a), une épistémologie du lien qui n’est pas sans rapport avec la redécouverte des pensées relationnelles au coeur des épistémologies haïtienne et africaines, ces savoirs locaux souvent oubliés ou ignorés par le positivisme dominant. L’émerveillement réciproque de la rencontre et du penser-ensemble médiatisé par Facebook ou WhatsApp repose sur un lien de confiance aussi puissant qu’étonnant et se manifeste par une curiosité amicale, un désir authentique d’écouter et de comprendre l’autre et de construire une fraternité panafricaine-haïtienne significative à travers des projets de livres et d’articles… en libre accès !

L’abandon du positivisme ne signifie pas l’abandon de la recherche et de la production de connaissances. Il signifie l’abandon de l’injonction à adopter des pratiques normatives qui y sont liées, comme l’emploi du « nous », le respect du schéma conventionnel de l’article scientifique, l’invisibilité de l’auteur ou de l’auteure, de ses valeurs, de son ancrage, de son corps ou de son individualité dans le texte, l’absence de réflexivité sur les conditions matérielles et politiques qui ont rendu possible son activité de recherche, le privilège épistémologique d’un narrateur froid et impersonnel qui énonce des faits et des causes. Une écriture au « je », une présence de l’auteur ou l’auteure et des personnes qu’il ou elle a entendues dans le texte (avec une narration ou des extraits), une méta-réflexivité permanente sont des choix plus cohérents avec une épistémologie du lien. C’est ce que j’ai voulu faire dans cette méditation haïtienne.

Fin du voyage

« Ou vle yon lòt bagay pou ou bwè ? » me demande une jeune femme d’une voix douce. Veux-tu quelque chose d’autre à boire ? Non merci, c’est fini.

À la différence d’autres articles inspirés par le projet SOHA, j’ai écrit ce texte seule. Pourquoi ? Parce que son écriture a été une aventure très personnelle, peuplée de visages, d’images, d’émotions, de souvenirs, de savoirs du monde entier, de textes, de rencontres et de liens inoubliables noués avec des êtres et des lieux particuliers qui ont fait de moi qui je suis. Je l’ai écrit comme une méditation vagabonde au cours de laquelle j’ai mis en scène de nombreuses voix de tous les âges, savantes et étudiantes, féminines et masculines, du Nord et des Suds, directes ou rapportées, en montrant le lien qu’elles ont eu avec moi plutôt qu’en le cachant.

Penser dans l’épistémologie du lien développe notre sensibilité à l’autre et à sa possible vulnérabilité, révèle notre incontournable responsabilité pour autrui ancrée dans la condition humaine et nous conduit à refuser l’indifférence dans la création de savoirs, aussi bien envers les personnes dont parle notre savoir qu’envers le monde où il circule et ceux et celles qui en prennent connaissance. J’aspire, dès que j’écris, à créer un lien avec celles et ceux qui me liront, au Nord comme dans les Suds, en les invitant à entrer dans un univers de sens humanisé et humanisant dans lequel l’amitié, la curiosité de l’autre, la réflexivité, l’affectivité, les chemins imprévus de la réflexion et le corps, mais aussi l’indignation et la mention des conditions réelles de vie et de travail, ne sont pas exclus de la quête de savoir.

Il me semble donc qu’un engagement dans la pensée décoloniale devrait conduire vers une telle épistémologie, incluant le souci des injustices cognitives matérielles. J’ai toutefois constaté une cécité assez troublante des sociologues et philosophes critiques envers les aspects matériels de l’injustice cognitive vécue par les universitaires d’Afrique et d’Haïti (du moins au sein des textes que j’ai lus), ainsi qu’un respect tout aussi troublant des conventions d’écriture positiviste et des normes imposées par les éditeurs scientifiques à but lucratif. J’ai donc ponctué mon récit de remarques sur ce paradoxe. Comme le rappellent les efforts de Bhambra et Santos (2017), Savranski (2017) et Tilley (2017) pour évacuer toute trace de « colonialisme » de leur projet de justice cognitive, les défis de la pensée postcoloniale en sociologie (du Nord) sont immenses ! L’attention aux conditions matérielles du travail épistémique des uns et des autres est aussi essentielle que la colère contre la colonisation de l’esprit. Dans le monde universitaire d’Haïti ou d’Afrique, les défis matériels sont indissociables de la difficulté de produire des savoirs dans des contextes profondément marqués par les injustices cognitives. Mais la vie intellectuelle y bouillonne et l’épistémologie du lien pourrait y être féconde, comme l’expérience SOHA nous le montre à travers ses textes et ses conférences à multiples voix.

Le processus de création d’un savoir traverse de multiples couches signifiantes : des souvenirs de moments particuliers, de rencontres ou de discussions plus ou moins repérables dans le temps et l’espace, des textes qui les figent et les archivent en « données », des interlocuteurs ou interlocutrices qui interpellent, une sensibilité à des configurations cognitives variées. Ces couches signifiantes sont toutes traversées par des liens entre des humains qui se parlent, s’écoutent, essaient de se comprendre, de faire « fusionner leurs horizons de sens », selon la belle métaphore qu’utilise le philosophe Gadamer pour nommer ce processus d’intercompréhension typique de la condition humaine.

Sans ces liens et sans ma capacité proprement humaine d’imaginer la possibilité d’un autre monde que celui dans lequel je suis, je serais incapable d’écrire et de produire de la connaissance. Une épistémologie du lien non seulement rejette la mise à distance comme condition violente de scientificité d’un savoir, mais elle intègre dans le fil de l’écriture scientifique la condition de proximité sans laquelle aucun savoir authentiquement humain ne peut être créé. L’épistémologie du lien « ramène l’autorité du savoir à la condition poétique de toute transmission de paroles » (Rancière, 2004b) parce que, comme le dit Safie du Burkina Faso, « tout savoir a une couleur, comme toute connaissance a un horizon, qui les situent ».