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L’Atlantique français a longtemps occupé une place modeste[2], voire marginale, dans l’historiographie du monde atlantique de l’époque moderne[3]. Plusieurs hypothèses ont été formulées pour tenter d’expliquer ce phénomène, et en particulier la réticence des historiens français, dont la relation trouble avec le passé colonial, la faiblesse des mouvements migratoires vers les colonies françaises d’Ancien Régime et l’association, aux yeux des historiens marxistes des années 1960 et 1970, du paradigme atlantique avec la propagande de la Guerre froide, qui ferait de l’historien atlanticiste un suppôt de l’OTAN[4]. Mondialisation oblige, l’étude des espaces transnationaux exerce cependant un attrait croissant et les travaux sur l’Atlantique français se multiplient depuis le tournant du millénaire, y compris, ce qui est justement représentatif de ces courants transnationaux, de la part d’historiens anglophones[5].

Ce regain d’intérêt nous donne l’occasion de nous questionner sur ce que l’étude de l’Atlantique français a contribué à la compréhension des relations entre l’Amérique, l’Afrique et l’Europe à l’époque moderne, et à ce que les historiens devront encore accomplir pour nuancer une vision du monde atlantique que nombre d’observateurs ont qualifiée de profondément (voire désespérément) anglocentriste[6] – ou, au mieux, binaire, avec l’espace hispanophone comme point de comparaison quasi obligé en raison des préoccupations naturelles des historiens états-uniens[7]. Catherine Desbarats et Thomas Wien ayant déjà présenté dans la RHAF la contribution du paradigme atlantique à la compréhension de la Nouvelle-France[8], cet article se concentrera sur l’éclairage que l’étude de l’Atlantique français a jeté sur la compréhension globale des interactions entre les phénomènes atlantiques et les contextes locaux – ce que David Armitage qualifiait d’études « cis-atlantiques[9] ». Trois aspects de la question seront examinés : l’Atlantique comme espace économique, et en particulier les frontières plus que poreuses entre commerce légal, contrebande, stratégies locales et idéologie impériale ; les multiples visages de l’esclavage et des résistances qu’il provoque ; enfin, la création et la circulation des savoirs[10].

Le monde atlantique en tant qu’espace commercial

Le modèle canonique du monde atlantique de l’époque moderne, développé par des historiens de l’Atlantique anglo-saxon, repose sur l’existence de grands ensembles intégrés, durables et relativement homogènes. Pour Bernard Bailyn, par exemple, le monde atlantique constitue une « économie pan-euro-afro-américaine stable, s’étirant de l’Europe centrale à la Grande-Bretagne, à la péninsule ibérique, à l’Afrique de l’Ouest et aux Amériques, avec les Caraïbes comme pivot occidental[11] ». Quelles que soient les autres critiques que l’on puisse lui adresser[12], ce modèle sous-estime l’importance des initiatives et des particularités locales – d’autant plus significatives dans l’Atlantique français, géographiquement éparpillé et menacé plutôt que protégé par l’omnipotente Royal Navy.

Ainsi, c’est peut-être par l’étude de la porosité des frontières entre le commerce légal et la contrebande que les historiens qui se sont penchés sur l’Atlantique économique français ont le plus contribué à notre compréhension globale du système. Malgré les volontés mercantilistes[13] des autorités métropolitaines, la contrebande constitue un phénomène endémique dans les colonies, à un point tel que, selon Karen Kupperman, « on pourrait affirmer qu’aucune colonie […] n’aurait pu survivre si ses habitants n’avaient pas commercé avec tout un chacun[14] », qu’il s’agisse d’Autochtones, d’étrangers neutres ou même d’ennemis. Dans le cadre d’une étude sur La Nouvelle-Orléans, Shannon Lee Dawdy décrit même une Amérique parsemée de « fiefs contre-coloniaux » sous l’emprise d’Européens déloyaux, de pirates, de chefs autochtones ou d’esclaves marrons, à la fois causes et effets d’un « colonialisme de coquins » (« rogue colonialism »)[15]. En temps de guerre, la contrebande constitue souvent le seul moyen pour les habitants d’une colonie isolée de s’approvisionner en denrées de base ; en temps de paix, on y a recours pour acquérir des biens de consommation à des prix moins exorbitants que ceux proposés sur les marchés légaux dominés par une poignée de marchands privilégiés, ou encore pour obtenir des devises.

La nécessité de contourner les règles pour assurer la survie de la colonie – ou du moins pour éviter une révolte – permet fréquemment aux contrebandiers d’agir avec la bénédiction tacite ou monnayée des autorités locales, et lorsque celles-ci tentent de faire respecter les lois, ce sont les colons ou les marchands qui interviennent pour les en empêcher. Les parts de marché accaparées par les contrebandiers sont parfois renversantes : 75 % du coton vendu à Saint Domingue entre 1770 et 1790 y entre illégalement, 97 % de tout le commerce de la Louisiane entre 1770 et 1780 échappe aux circuits officiels et plus de 99 % de la mélasse nécessaire au fonctionnement des distilleries de rhum du Massachusetts en 1754-1755 est importé des colonies sucrières françaises, au grand dam des planteurs anglais incapables d’égaler leurs prix[16].

Une contrebande d’une telle ampleur n’a rien d’artisanal et ne peut s’expliquer que par la participation des puissants. Pour Kenneth Banks, les grandes familles marchandes françaises profitent du fait qu’elles contrôlent leurs propres navires et que les autorités de la Marine ont fréquemment besoin de ceux-ci pour transporter troupes, denrées et documents officiels afin de se négocier une marge de manoeuvre pour contourner les règles[17]. Silvia Marzagalli étudie le cas spécifique d’une famille de marchands bordelais, les Gradis, qui chevauche la frontière entre la légalité et l’illégalité, agissant tantôt comme fournisseurs de la Marine, tantôt comme intermédiaires dans le commerce illicite avec les colonies espagnoles ou même dans le blanchiment d’argent ibérique entré en Martinique en contrebande[18]. Dans les colonies françaises, la résistance à l’Exclusif entraîne aussi l’apparition de « coureurs des îles », qui commercent illégalement avec les Autochtones dès le XVIe siècle et dont les pratiques se généralisent à la contrebande avec les colonies anglaises et néerlandaises jusqu’au XVIIIe siècle ; Laurent Dubois souligne que ce commerce illégal est particulièrement développé en Guadeloupe, mal desservie par les marchands officiels qui lui préfèrent la riche Saint-Domingue ou les centres administratifs de la Martinique[19]. Même à l’intérieur des réseaux de commerce légaux, la nécessité et l’intérêt financier conspirent pour contourner les règles du mercantilisme. Ainsi, c’est avec la permission du gouvernement royal que les esclaves détenus dans les colonies françaises des Caraïbes sont nourris de boeuf salé acheté en Irlande, moins cher que celui que Colbert tente sans succès de faire produire en France[20].

L’historiographie de l’Atlantique français a aussi contribué à raffiner la vision d’un Atlantique économique dont les conséquences qualitatives dépassent parfois largement sa valeur quantitative, tant à l’échelle des individus qu’à celle des sociétés. Laurent Dubois évoque comment des Guadeloupéennes au statut légal ambigu parviennent à profiter de la tourmente atlantique pour quitter les plantations en temps de guerre et pour administrer le butin qui leur est confié par les corsaires partis en mer[21]. Mario Mimeault explique comment la pêche à la morue a permis de tisser des liens interpersonnels transatlantiques entre les travailleurs saisonniers, les engagés, les immigrants et leurs provinces d’origine[22]. Laurier Turgeon affirme même que la création, en France, d’un marché national pour la morue du Nouveau Monde aurait constitué un facteur d’unification significatif[23], en plus de nourrir la croissance démographique de l’Europe catholique. Même si Pieter Emmer souligne avec raison que la valeur monétaire du commerce atlantique ne pèse pas lourd en proportion des économies continentales[24], ces études de cas démontrent la diversité des effets de ce commerce sur les communautés locales ou proto-nationales. L’étude de telles particularités constitue un riche filon qui suscitera sans doute encore bien des recherches.

Esclavage et ethnogenèse dans l’Atlantique français

Pour des raisons évidentes, les historiens américains ont abondamment étudié le phénomène de l’esclavage. Surtout, mais pas exclusivement, dans les colonies britanniques qui allaient donner naissance aux États-Unis, où les plaies issues de l’esclavage afro-américain sont toujours à vif. Quatre contributions de l’Atlantique français à la compréhension de ce champ historiographique très occupé retiennent toutefois l’attention : l’étude de l’esclavage amérindien, celle des résistances, celle des particularités locales de la traite et celle de la formation des identités en contexte esclavagiste.

Les travaux de Brett Rushforth ont permis de jeter un éclairage nouveau sur l’esclavage amérindien dans le monde atlantique, un phénomène « ni éphémère ni périphérique à l’histoire du colonialisme, de l’impérialisme et de l’exploitation économique dans les Amériques », selon l’expression d’Allan Gallay[25] mais qui, en Nouvelle-France, prend en outre une dimension diplomatique. Les peuples autochtones des Pays d’en Haut intègrent les Français à leurs réseaux d’échange d’esclaves, qui servent à la fois à cimenter les alliances entre leurs membres et à circonscrire ces alliances en provoquant des tensions naturelles entre les détenteurs d’esclaves et les peuples dont les captifs sont originaires. « L’esclavage révèle le côté sombre des accommodements culturels dans les Pays d’en Haut », le fameux middle ground, écrit Rushforth, « en montrant que leur succès était souvent fondé sur un engagement commun envers la violence ». Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la demande croissante pour les esclaves autochtones en Nouvelle-France, notamment pour alimenter en main-d’oeuvre d’éphémères entreprises agricoles à grande échelle sur le modèle des plantations des Caraïbes et pour exporter ces esclaves dans les colonies insulaires, entraîne aussi la multiplication des raids de capture entre nations autochtones, la diminution du nombre de captifs adoptés par leurs ravisseurs pour compenser les pertes dues aux guerres et aux épidémies et la disparition des otages susceptibles d’empêcher les ripostes ou de servir d’intermédiaires. De toutes ces manières, l’esclavage amérindien en Nouvelle-France contribue donc au déclin démographique des peuples autochtones[26].

Avec ces travaux, Rushforth apporte une réponse partielle à la question de Paul Cohen, qui demandait en 2008 si l’histoire des peuples amérindiens avait autant besoin de l’Atlantique que l’histoire atlantique avait besoin des peuples amérindiens[27] : sans l’exemple des Caraïbes pour exciter les ambitions de certains hauts personnages de Nouvelle-France, l’esclavage autochtone et la violence qu’il suscite dans les Pays d’en Haut n’auraient sans doute pas atteint des proportions aussi catastrophiques. Une histoire continentale, celle du déclin démographique des Autochtones d’Amérique du Nord, s’inscrit ainsi dans la dynamique atlantique de l’exploitation du travail servile dans la production de denrées commerciales.

La redécouverte de la Révolution haïtienne, trop longtemps ignorée par les historiens non haïtiens – Jacques Godechot, dans une discussion des mouvements révolutionnaires qui balaient l’Occident entre 1770 et 1848, n’en souffle pas un mot[28] – a aussi permis d’étudier les formes de résistance qui l’ont précédée, accompagnée et suivie. Carolyn Fick documente des pratiques aussi variées que l’avortement et l’infanticide, le vaudou, la falsification des preuves de statut libre, les révoltes à bord des navires négriers, le marronnage, le sabotage économique par empoisonnement et les tensions entre les masses paysannes haïtiennes et les régimes révolutionnaires qui souhaitent les confiner aux plantations au nom de la raison d’État[29]. Laurent Dubois présente un phénomène similaire en Guadeloupe, où les autorités coloniales françaises font appel au sens du devoir envers la République pour garder les affranchis sur les plantations et les condamner indéfiniment à une forme de citoyenneté passive[30]. La constitution d’une base de données regroupant les annonces d’esclaves en fuite publiées dans les journaux de l’Atlantique francophone (et, depuis 2016, anglophone) permet également aux historiens d’étudier le langage employé et de spéculer sur les objectifs des annonceurs, qui ne fournissent pas souvent assez d’information pour permettre la capture d’un fugitif mais qui affirment tout de même ainsi ce qu’ils considèrent comme un droit de possession irrévocable[31].

Les études sur la dynamique de l’esclavage et des relations raciales dans les colonies françaises en ont aussi précisé la nature localement déterminée. À l’échelle macrohistorique, le développement d’une base de données qui documente quelque 36 000 voyages de traite[32] a permis à David Geggus de calculer que 44 % des expéditions de traite françaises commençaient dans la seule ville de Nantes et que Saint Domingue constituait leur destination la plus courante puisque la taille du marché, les prix, les conditions de crédit et la disponibilité de denrées coloniales y promettaient un déchargement et un rechargement rapides – au risque de laisser les autres colonies françaises aux prises avec une pénurie de main-d’oeuvre plus ou moins chronique[33]. À l’échelle microhistorique, Robert Harms a démontré comment des intérêts individuels et des rivalités locales, plutôt qu’un contexte global uniforme, ont influencé toutes les étapes du voyage de traite du Diligent en 1731-1732, y compris la disponibilité des captifs à acheter en Afrique, les conditions peu profitables de leur vente en Amérique et le procès pour fraude intenté par les commanditaires du voyage contre le capitaine du navire[34].

C’est cependant peut-être l’étude des modèles sociaux en Louisiane qui constitue la principale contribution de l’Atlantique français en la matière. Cécile Vidal précise à juste titre que la Louisiane constitue un carrefour (« crossroads ») uniquement atlantique, à la fois par les multiples changements de souveraineté qu’elle connaît au cours du long XVIIIe siècle et par sa position au confluent des sociétés de la Nouvelle-France et des Caraïbes[35], ce qui rend une approche connectée indispensable à sa compréhension ; la notion de carrefour est également reprise par Nathalie Dessens et Jean-Pierre Le Glaunec dans le titre de leur propre collection[36]. Dans ce contexte, les travaux de Sophie White, Guillaume Aubert, Christine Alice Croxall, Jessica Marie Johnson, Alexandre Dubé, Emily Clark et Cécile Vidal démontrent comment les interactions entre la religion, l’idéologie, la culture matérielle, l’économie informelle et l’esclavage, dans ce qui reste pendant plus d’un siècle une société en marge des grands empires, contribuent à la racialisation – plus hâtive et plus rigide dans l’empire colonial français que la plupart des historiens ont tendance à le croire, selon Aubert – des rapports sociaux entre colons blancs, Africains et Amérindiens[37].

La compilation de la base de données sur la traite transatlantique a aussi permis de formuler une nouvelle hypothèse en matière d’ethnogenèse. Depuis les années 1940, un débat historiographique résumé par Gunvor Simonsen oppose ceux qui affirment que des foules indistinctes d’esclaves formées d’individus déracinés ayant peu en commun se « créolisaient » rapidement en adoptant un mélange de pratiques inspirées ou imposées par les Blancs, et ceux qui pensent que certaines pratiques culturelles africaines ont pu se conserver parce qu’elles étaient largement répandues en Afrique. En démontrant que la répartition géographique des esclaves était loin d’être aléatoire – il est notamment possible d’identifier des circuits où les mêmes points d’origine et de destination se répètent – la base de données a justifié l’hypothèse selon laquelle il est possible que des cultures associées à des États africains forts aient pu se transplanter en tout ou en partie en Amérique et y absorber des groupes minoritaires. Plutôt que de créolisation, il faudrait alors, selon Gunvor Simonsen, parler « d’africanisation » des Africains en Amérique[38]. James Sidbury et Jorge Cañizares-Esguerra étendent le concept d’ethnogenèse de manière convaincante en soulignant que de nouvelles identités se forment non seulement parmi les esclaves sur les plantations, mais aussi parmi les Africains en Afrique, les Amérindiens en Amérique, les Européens en Europe, et entre tous ces groupes partout où ils interagissent, avant, pendant et après la création du monde atlantique. C’est cette expérience quasi universelle du mélange culturel qui, selon eux, donne aux esclaves la souplesse nécessaire pour forger de nouvelles communautés, allant des Églises noires aux grands marronnages, et qui explique aussi l’apparition d’une identité blanche commune aux États-Unis ou la création de nouvelles nations amérindiennes en réponse aux catastrophes démographiques[39].

L’étude de cas spécifiques dans l’Atlantique français permet d’apporter des nuances à ce portrait d’ensemble. Jean-Pierre Le Glaunec et Gregory O’Malley disputent la faisabilité du modèle d’africanisation des esclaves en Louisiane, puisque ceux-ci arrivent souvent en petits groupes d’origines disparates achetés çà et là dans les Caraïbes et qu’ils vivent à proximité des colons blancs dans des plantations de modeste envergure jusqu’au début du XIXe siècle. Le Glaunec suggère que l’expérience commune de l’esclavage a pu encourager le développement d’un sentiment de communauté sur des bases raciales mais non ethnoculturelles[40]. Il est aussi possible d’envisager l’emploi du même cadre conceptuel pour étudier la formation de communautés autochtones, africaines ou mixtes en Nouvelle-France et dans les Caraïbes françaises et en tirer des enseignements riches de sens. Les travaux de Robert Michael Morrissey sur l’assimilation mutuelle entre Amérindiens et Français au pays des Illinois en constituent un exemple récent[41] ; ceux de François-Joseph Ruggiu, sur l’agrégation relativement rapide d’une partie de l’élite de la Nouvelle-France à la classe dirigeante du Régime anglais, après la Conquête, relèvent peut-être d’un phénomène apparenté[42]. Partout dans l’Atlantique français (et ailleurs), les rencontres provoquent des tensions, des accommodements, des métissages biologiques ou culturels ; c’est par l’étude de ces phénomènes à l’échelle locale qu’il est possible de raffiner la compréhension de leurs dynamiques globales.

Le savoir dans le monde atlantique : mécanismes de production

La production des savoirs dans le monde atlantique a récemment suscité un foisonnement d’études, portant notamment sur le rôle que les empires ibériques ont joué dans le développement des sciences empiriques[43]. Antonio Barrera-Osorio affirme même que la Révolution scientifique a commencé en Espagne dans les années 1520, avec le développement de nouvelles méthodes d’étude des spécimens récoltés dans les colonies, plutôt qu’avec Copernic[44]. Les historiens de l’Atlantique français ne sont pas en reste, et si le cloisonnement fréquent des travaux à l’intérieur des frontières impériales[45] exige du lecteur qui souhaite tirer des leçons comparatives un effort d’imagination, ces leçons n’en sont pas moins significatives.

Ralph Bauer a décrit le système de production des connaissances dans le monde atlantique comme une forme de « mercantilisme épistémologique » dans lequel le savoir, jalousement gardé à l’intérieur des frontières impériales, dépend de la collecte de données brutes dans la périphérie et de leur compilation en métropole. Ce processus, qui exige « l’effacement des sujets coloniaux et la transparence des textes coloniaux[46] », s’apparente au modèle des centres de calcul proposé par Bruno Latour[47] auquel se superposent les contraintes imposées par les objectifs géopolitiques. La machine coloniale française, décrite (voire célébrée) par James McClellan et François Regourd, s’inscrit dans cette logique : il s’agit d’un réseau centralisé formé d’institutions patronnes comme le secrétariat d’État à la Marine, la Maison du Roi, les ordres religieux et la Compagnie des Indes ainsi que d’institutions scientifiques clientes comme le Jardin du Roi, l’Académie des sciences, l’Observatoire royal ou la Société royale de médecine, qui « interagissent, ont des membres en commun, entreprennent des projets collectifs, et s’entremêlent sur le plan bureaucratique à un point tel que la Machine Coloniale devient plus que la somme de ses parties ». Ses fonctions sont similaires à ce que l’on retrouve dans les empires ibériques : faciliter la navigation par la cartographie et l’astronomie, rationaliser l’espace colonial par l’ingénierie des infrastructures et la mesure cadastrale, protéger la santé des marins – et des esclaves enchaînés sous les ponts de leurs navires – en cooptant le savoir des Africains et des Amérindiens, acclimater des plantes lucratives d’une zone coloniale à une autre et faciliter leur exploitation dans les plantations[48]. Les voyages transatlantiques étant de plus en plus fréquents et sécuritaires au cours de la période moderne, les autorités savent également tirer avantage des navires marchands pour faire transiter l’information entre deux voyages de navires officiels, du moins en temps de paix[49].

Mais en pratique, l’équilibre de ce modèle est constamment perturbé par la résistance des auteurs coloniaux qui refusent d’être cantonnés à des rôles de simples pourvoyeurs – Bauer attaque lui-même un de ses fondements en présentant une série de ces coloniaux récalcitrants[50] – et par la porosité des frontières impériales, que les ouvrages savants franchissent sans trop de difficultés même en temps de guerre. Pour Neil Safier, des « histoires impériales [des sciences] qui ne tiennent pas compte des emprunts à travers les frontières culturelles, linguistiques et géographiques n’auraient pas eu beaucoup de sens aux yeux des contemporains » – que l’on parle de frontières entre empires ou entre Européens, Africains et Amérindiens, d’ailleurs[51]. Quelles qu’aient été les intentions des administrateurs impériaux, il semble bien que le mercantilisme de l’époque moderne n’était pas plus imperméable en matière scientifique qu’en matière commerciale.

Une étude critique du concept de machine coloniale démontre également que ce modèle surestime sa propre cohérence. La machine française met du temps à s’organiser, et ses envoyés sont à la merci des itinéraires des marchands au cours des années 1670 et 1680 parce que l’Académie des sciences est incapable d’affréter ses propres navires, ce qui entraîne des retards, des annulations ou des détournements de missions[52]. Par ailleurs, si tant Daniela Bleichmar (pour l’Espagne) que McClellan et Regourd (pour la France) affirment que la machine coloniale qu’ils ont étudiée est la seule qui intègre véritablement la science à l’administration impériale, Antonio Barrera-Osorio souligne que la science portugaise est restée largement entre des mains privées, notamment celles des monastères, ce qui ne l’a pas empêchée de fonctionner. L’existence d’une machine coloniale intégrée n’est donc ni absolument nécessaire ni absolument suffisante pour expliquer le développement du savoir atlantique[53].

À l’opposition centre-périphérie inspirée de Latour et incarnée, à divers degrés, par les « machines coloniales » des différents empires, l’historiographie récente ajoute un modèle basé sur une multiplicité de types de réseaux d’échange d’information au sein desquels coloniaux, métropolitains, Africains et Amérindiens négocient leurs places respectives, s’approprient les connaissances les uns des autres et les adaptent à leurs propres conceptions culturelles ; ce que James Delbourgo et Nicholas Dew décrivent comme « un monde de réseaux entrelacés, de pratiques hétérogènes et d’itinéraires multiples […] qui démontrent jusqu’à quel point il était difficile de créer du savoir – et d’imposer un contrôle efficace – à distance[54] ». En 2013, Jordan Kellman remerciait les contributeurs au numéro spécial d’Atlantic Studies qu’il venait de diriger d’avoir « fracassé l’image de l’Atlantique français en tant qu’espace rationnel » contrôlé et centralisé, pour révéler « une toile complexe de négociation, d’improvisation, d’auto-création et même de tromperie »[55], présentant par la même occasion la machine coloniale française bien huilée de McClellan et Regourd comme une anomalie historiographique qui rouvrait un débat que Kellman jugeait clos. D’une manière plus générale, l’historiographie récente s’intéresse aux facteurs locaux et contingents dans la production des savoirs ; notons spécialement les travaux de Londa Schiebinger sur l’appropriation des connaissances médicales des Africains et des Amérindiens dans les Caraïbes ainsi que ceux de Christopher Parsons sur la découverte du ginseng en Nouvelle-France et le caractère écologiquement insoutenable de sa mise en marché[56]. Il semble probable que ce filon de recherche soit loin d’être épuisé.

Le savoir dans le monde atlantique : circulation francophone

L’existence de données d’une grande valeur potentielle pose l’épineux problème de leur circulation. Comment transmettre l’information sur les lieux, les courants marins, les vents, les marchés et les techniques de navigation à l’intérieur de l’empire pour qu’elle soit opérationnelle tout en minimisant le risque qu’elle ne glisse jusqu’entre des mains rivales[57] ? Le traitement des informations recueillies par les États de l’époque moderne est loin d’être systématique, et parfois soumis aux aléas des changements de personnel, ce que les historiens reconnaissent depuis longtemps ; déjà, au début des années 1980, Hervé Le Bras citait en exemple une étude statistique commandée en 1745 par le ministre Orry qui, en quittant son poste, « [a laissé] la liasse des résultats dans un recoin » où ils n’ont été retrouvés qu’en 1954[58]. L’existence d’une information de qualité n’est pas non plus un gage de son bon usage : le projet colonial français le plus abondamment préparé par des rapports d’experts, celui de Kourou en 1763-1764, s’est soldé par un désastre financier et par la mort de 6000 à 9000 personnes dans des conditions épouvantables ; un fiasco que François Regourd attribue à un mélange d’ambition démesurée, d’incompétence et de négligence, puisque « les responsables de ce projet semblent avoir agi comme s’ils n’avaient eu aucune information à leur disposition[59] ». Loïc Charles et Paul Cheney estiment même que le savoir produit peut nuire à la performance de l’administration impériale en submergeant des officiers trop peu nombreux pour en tirer bénéfice ; problème dédoublé par les naturalistes eux-mêmes qui, en coulant leurs rapports dans l’espace public pour attirer l’attention sur ceux-ci, minent la crédibilité des politiques soutenues par les autorités[60].

Ces tiraillements entre le secret et la circulation sont rendus encore plus délicats par le fait que la raison d’État exige que l’on dresse des cartes où les revendications territoriales de la Couronne sont décrites de manière assez spécifique pour s’imposer dans les circuits diplomatiques[61]. Renommer les lieux constitue, pour reprendre les termes de Gilles Havard, une « arme d’empire au sens où elle permet de s’approprier mentalement, par le langage, un lieu ou un espace donné » et d’assurer une « conquête intellectuelle » dans un contexte où « la conquête militaire [n’est] ni réalisable ni vraiment souhaitable »[62]. Mais il s’agit d’une arme à double tranchant qui n’impose le respect que par ce qu’elle dévoile… Secret et publication, contradictoires mais tout aussi nécessaires l’un que l’autre : comment assurer l’équilibre ? Voilà qui a de quoi perturber le sommeil d’un administrateur impérial, avant même qu’on ne lui ordonne de s’emparer, coûte que coûte, des secrets d’un empire étranger.

Le même dilemme s’applique à plus forte raison dans le cas d’un groupe à la position intérieure instable, comme les huguenots du XVIe siècle, ou dans le cas d’un individu porteur d’un savoir qui attire sur lui l’attention des grands. Mickaël Augeron explique comment les dirigeants du parti huguenot obtiennent des informations vitales à leurs aventures coloniales en traitant avec des protestants anglais, en utilisant des réseaux d’espions dans la péninsule ibérique ou en capturant des pilotes espagnols ou portugais pour les intégrer à leur propre flotte de gré ou de force. Que d’histoires fascinantes pourrait-on raconter au sujet de ces individus passés au service du réseau colonial semi-privé de l’amiral de Coligny, qui risquent leur vie si jamais ils sont repris, « non pas tant parce qu’ils [ont] trahi leur nation d’origine ou qu’ils [personnifient] l’hérésie protestante, mais bel et bien en raison du savoir “géographique” et maritime dont ils [sont] dépositaires et qu’ils [sont] par conséquent susceptibles de transmettre à d’autres individus[63] » ?

Le savoir dans le monde atlantique : motivations et dérèglements

C’est aussi en s’intéressant à des cas spécifiques et localisés que les historiens de l’Atlantique français ont contribué à notre connaissance des motifs, d’une honorabilité parfois plus que discutable, qui justifient la création des connaissances. C’est que l’information constitue une marchandise de grande valeur dans le monde atlantique de l’époque moderne et que, bien que la soif d’honneurs[64] et les justifications religieuses[65] constituent des facteurs de motivation qui ne peuvent être ignorés, ceux qui produisent cette information cherchent avant tout à en tirer profit[66]. Lorsque les intérêts des producteurs d’information concordent avec les objectifs impériaux, la machine coloniale fonctionne comme prévu[67]. Lorsque ce n’est pas le cas, elle peut se dérégler, s’emballer ou même se retourner contre elle-même.

Par exemple, Gordon Sayre présente les cas de quatre aventuriers français qui parcourent la Louisiane, non pas pour en développer eux-mêmes les ressources, mais pour appâter la convoitise des puissants en recensant des routes de commerce hypothétiques, des mines aux gisements plus ou moins imaginaires et de vagues possibilités d’alliances autochtones susceptibles d’être profitables un jour. Ces explorateurs, selon Sayre, « ont senti que l’information était une marchandise dont la valeur pouvait dépasser celle des produits coloniaux, ou peut-être plus précisément qu’un individu pouvait amasser un plus grand capital sous forme d’information que sous forme de produits tangibles[68] » et ainsi obtenir pour eux-mêmes des pensions et des titres de noblesse en forgeant ce qui pourrait fort bien n’être que le premier maillon d’une interminable chaîne de spéculations vides. En pareilles circonstances, le gain net que la machine coloniale finit par tirer des connaissances produites est pour le moins équivoque.

Le rang social n’est pas, non plus, garant d’une adéquation entre les aspirations individuelles et les objectifs de l’État. Lorsque le chevalier Jean-Antoine de Mirabeau, gouverneur de la Guadeloupe, s’improvise botaniste en espérant ainsi faire progresser sa carrière, ses rapports ne génèrent que peu d’intérêt auprès de ses supérieurs, submergés sous des masses d’information produite par des hordes d’ambitieux[69]. Et comment un officier métropolitain qui n’a jamais mis les pieds en Amérique doit-il interpréter les rapports d’un administrateur colonial qu’il ne peut vérifier d’aucune manière ? Comment, par exemple, savoir si une lettre qui vante l’efficacité des secours lors d’un naufrage sur le Saint-Laurent n’a pas pour but de cacher les failles d’une administration responsable de la supervision du pilote fautif, ou si un intendant n’exagère pas les risques d’une infestation de chenilles pour forcer la main qui, en France, tient les cordons de la bourse coloniale bien serrés ? À la lecture de certains de ces rapports, Thomas Wien conclut que leurs rédacteurs savent que, « pour justifier, voire provoquer [des] dépenses extraordinaires, il ne faut pas faire dans la dentelle. Mieux vaut forcer le trait. » Une conclusion que les destinataires, incités au scepticisme par leur propre connaissance des réalités de l’Ancien Régime, sont en mesure de tirer eux-mêmes en lisant entre les lignes, ce qui risque d’entraîner une surenchère. Mais à force de brouillages volontaires et de décodages à l’aveugle, que reste-t-il du savoir[70] ?

C’est peut-être à ce niveau de granularité, qui permet de révéler le tourbillon d’intérêts individuels et de particularismes locaux camouflés par la vision macroscopique de la machine coloniale, que l’on trouvera le champ de recherche historiographique le plus fécond au cours des prochaines années.

Commerce, esclavage et science : la boucle bouclée

Enfin, il serait impardonnable de conclure cette discussion de la science atlantique et de ses motivations sans aborder brièvement son côté le plus sombre, soit la manière dont elle sert à soutenir une économie basée sur l’esclavage et sur la dépossession des Amérindiens. Qu’il s’agisse de la découverte ou de l’acclimatation de végétaux susceptibles d’être exploités dans des plantations travaillées par des esclaves, du rôle de la médecine coloniale dans la préservation de l’entreprise coloniale ou encore du rôle de la science maritime dans la diminution du risque et dans l’augmentation de la rentabilité des commerces transatlantiques reposant sur le travail forcé, il est impossible de considérer la science pratiquée dans le monde atlantique comme totalement innocente.

McClellan et Regourd, dans leur discussion de la machine coloniale française, émettent le même constat : « Lorsqu’on considère le rôle que la science et de la médecine du XVIIIe siècle ont joué en tant que fondements des systèmes profondément régressifs du mercantilisme et de l’esclavage, on ne peut que tempérer le postulat des Lumières et le nôtre selon lequel la science et la médecine constituent inévitablement des sources de progrès dans l’histoire moderne[71]. » La science de notre époque étant aux prises avec ses propres dilemmes éthiques, qu’il s’agisse d’exploitation de l’intelligence artificielle à des fins militaires, de manipulations du génome humain ou du développement de nouvelles méthodes d’exploitation des énergies fossiles, il ne serait pas étonnant d’assister à une recrudescence des travaux historiques sur les questionnements des savants du passé ; peut-être y aurait-il là un rôle utile à jouer pour les historiens sur la place publique.

Conclusion

Empires in the Atlantic World, la grande histoire enchevêtrée des empires britannique et espagnol de J. H. Elliott, constitue sans contredit l’une des oeuvres maîtresses de l’historiographie atlanticiste[72]. Jusqu’ici, aucun projet de semblable envergure n’a donné la chance de comparer l’Atlantique français à ses rivaux. Cependant, des études ciblées portant sur les phénomènes locaux observés dans les colonies françaises et sur leur interaction avec le monde atlantique ont permis d’obtenir des résultats révélateurs, notamment dans les domaines de l’histoire du commerce, de l’esclavage et de la production des savoirs, sur lesquels cet essai s’est concentré, et dans ceux de l’histoire des révolutions, où les études sur Saint-Domingue/Haïti ont acquis une telle ubiquité qu’il n’est ni possible ni nécessaire d’en rendre compte dans un article d’une taille raisonnable. Ces résultats ont notamment rendu possible la déconstruction du mythe de l’omnipotence de l’État absolutiste français et de nuancer la dichotomie simpliste opposant les modèles de relations raciales en Nouvelle-France et dans les colonies britanniques. Ils ont aussi, bien sûr, suscité l’émergence de nouvelles questions de recherche sur les points de convergence et de divergence avec les autres Atlantiques.

Il faut souhaiter que ces tendances s’amplifient. En particulier, espérons qu’une nouvelle génération d’historiens bilingues ou multilingues, capables de maîtriser à la fois les sources et l’historiographie de l’Atlantique français et celles des Atlantiques anglo-américain, hispanique, portugais et néerlandais, sera en mesure d’établir encore plus fermement les connexions, les entrelacements et les différences entre les différentes composantes de ce qui, nous en sommes de plus en plus convaincus, formait un monde conscient de sa cohérence. Encore en 2013, Jorge Cañizares-Esguerra et Benjamin Breen déploraient que « les recherches sur les Atlantiques britannique, néerlandais, français, espagnol et portugais suivent des trajectoires séparées, avec le malheureux résultat que les savants du XXIe siècle sont parfois incapables de discerner des influences qui auraient semblé évidentes aux yeux d’individus de l’époque moderne[73] ».

Mes propres explorations de l’historiographie récente des différents Atlantiques m’incitent à croire que la leçon a été bien retenue, ne serait-ce que par la multiplication des publications en anglais concernant les Atlantiques non britanniques et par les pollinisations croisées que ces publications rendent possibles. Une bifurcation vers des études plus explicitement comparatives, dans lesquelles l’Atlantique français pourrait occuper une place importante, constitue peut-être la prochaine étape naturelle du développement de l’atlanticisme. En 2007, Trevor Burnard invitait la profession à entreprendre de telles études en raison du rôle important de la pensée française du XVIIIe siècle dans la vie intellectuelle coloniale et dans la critique de l’impérialisme[74]. L’année suivante, François Furstenberg démontrait le potentiel d’une telle approche dans un article qui formulait l’hypothèse d’une « longue guerre pour l’Ouest » transappalachien, entre 1754 et 1815, au cours de laquelle le sort de l’Amérique du Nord se serait joué entre Britanniques, Français, Espagnols, Amérindiens et États-Uniens lors d’une série de conflits où les intérêts atlantiques de l’une ou l’autre puissance auraient entraîné des renversements de rôles et d’alliances parfois extrêmement soudains[75]. Janet Polasky, dans Revolutions without Borders, va plus loin en intégrant des sources néerlandaises et polonaises à l’étude de la circulation des idées révolutionnaires dans l’espace atlantique et en intégrant de façon convaincante les révolutions ratées de Genève, des Pays-Bas ou de la Sierra Leone à l’habituelle triade « France, États-Unis, Haïti[76] ».

Il est souhaitable de voir bientôt s’ajouter à la liste l’examen comparatif des stratégies locales dans chaque colonie, voire dans chaque communauté, en matière de commerce légal et de contrebande ; la manière dont les flux migratoires ont été influencés par l’image des colonies propagée dans les journaux, les ouvrages savants ou les documents de propagande disponibles dans chaque région d’Europe ; la comparaison des mécanismes qui encouragent la création et la propagation du savoir, y compris les systèmes de récompense ; et les différences dans la pratique de l’esclavage et dans la pensée abolitionniste.

Si les Européens qui ont traversé l’océan Atlantique à l’époque moderne ne représentent qu’une petite fraction de la population continentale, Emma Rothschild nous rappelle que « le monde océanique était en bordure du champ de vision de presque tout le monde [et] de temps en temps au centre de celui-ci » parce que chaque individu connaissait un marin ou un colon potentiel qui avait tout au moins envisagé de faire le voyage pour améliorer son sort ou un soldat qui avait peur d’y être contraint[77]. Qu’il en ait été conscient ou non, le Lakota du coeur du continent nord-américain qui échangeait pour la première fois ses fourrures à un marchand français contre des outils en métal emménageait lui aussi sur les côtes virtuelles de l’océan, tout comme le guerrier africain qui vendait au village voisin un captif qui, de maître en maître, se retrouverait éventuellement dans la cale d’un négrier en partance pour Saint Domingue. Le monde atlantique est immense, mais il est aussi individuel. Je soupçonne fortement que c’est à l’échelle de l’individu, et de la comparaison entre individus, que se cachent ses enseignements les plus riches[78].