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Introduction

L’ancrage dans le milieu se révèle particulièrement important pour les nouvelles entreprises (Van Der Yeught et Bergery, 2012). Cet ancrage leur permet de bénéficier des ressources collectives de toute une communauté (Bérard, Bruyère et Saleilles, 2015). L’effort entrepreneurial peut d’ailleurs être considéré comme un système adaptatif complexe influencé par la relation entre l’entrepreneur et son contexte (Anderson, Dodd et Jack, 2012). D’autres études montrent que les PME qui innovent le plus sont généralement celles qui ont des « pratiques tournées vers l’externe, visant à développer un réseau social étendu » qui, à son tour, permet de développer un capital social facilitant « l’acquisition de nouvelles connaissances et leur exploitation, en permettant la création de valeur à travers les échanges et la combinaison d’actifs intellectuels existants » (Bérard, Bruyère et Saleilles, 2015, p. 214). Les PME les plus innovantes sont ainsi celles qui parviennent non seulement à tirer profit des informations provenant de leurs réseaux de proximité, mais également de leurs réseaux étendus, qui permettent davantage la circulation d’idées nouvelles et disruptives (Julien, Andriambeloson, et Ramangalahy, 2004). Dans un même ordre d’idée, d’autres recherches ont démontré que « la mutualisation des ressources et des compétences pratiquées conduit à une plus grande efficience de l’activité productive » des PME (Van Der Yeught et Bergery, 2012, p. 178). En dépit de la diversité des besoins des entrepreneurs, ces études illustrent l’influence de la communauté dans l’appui à l’entrepreneuriat et la performance des organisations.

Les recherches sur les stratégies entrepreneuriales collectives démontrent aussi l’importance de réunir les diverses parties prenantes autour d’un objectif commun (Noireaux, 2015). Lorsque des acteurs s’engagent dans une stratégie entrepreneuriale collective, ils doivent identifier les différents types de parties prenantes. Plus précisément, « les liens avec les parties prenantes critiques sont essentiels même si ces dernières poursuivent des objectifs individuels qui vont à l’encontre de l’objectif initial de la [stratégie entrepreneuriale collective]. La compréhension des objectifs poursuivis par les parties prenantes critiques permet à la [stratégie entrepreneuriale collective] d’adapter ses objectifs en fonction de son environnement » (Noireaux, 2015, p. 110). De même, la performance d’une organisation peut être évaluée par des critères variés en fonction des intérêts des parties prenantes.

Cet article se consacre à mieux comprendre le rôle joué par les parties prenantes dans un contexte particulier d’entrepreneuriat collectif : les coopératives multisociétaires (CMS). Il s’agit d’une réalité entrepreneuriale encore méconnue qui présente de nombreux éléments novateurs en appui au développement entrepreneurial. La CMS est un modèle d’affaires résolument ancré dans son milieu, faisant appel à l’intelligence collective de la communauté en réunissant de nombreuses parties prenantes au sein de sa structure organisationnelle et de sa gouvernance. En effet, les CMS se distinguent des coopératives traditionnelles, car elles incluent plus d’une catégorie de membres, notamment des membres consommateurs, producteurs et travailleurs (Girard et Langlois, 2009). Les CMS existent au Québec depuis 1997 sous le nom de « coopérative de solidarité ». On les retrouve aussi dans de nombreux pays, incluant la France (Margado, 2005), l’Italie (Thomas, 2004) et les États-Unis (Lund, 2012). Au Québec, la vaste majorité des coopératives de solidarité sont des PME qui comptent moins de 50 employés[2].

Une des principales caractéristiques des coopératives de solidarité est qu’elles admettent aussi l’inclusion de membres non-usagers, les « membres de soutien ». Les membres de soutien appuient la mission de la coopérative sans avoir nécessairement recours à ses services. Ainsi, la structure même des coopératives de solidarité formalise l’internalisation de parties prenantes habituellement externes à l’organisation (Michaud, 2009). Il s’agit d’une pratique propre à ce modèle d’entreprise, grâce à laquelle l’environnement externe soutient les porteurs du projet, les dirigeants et les administrateurs de façon formelle. La présence de membres de soutien représente ainsi un appui important pour les projets entrepreneuriaux coopératifs.

Cet article présente les résultats d’une étude qualitative exploratoire portant sur les membres de soutien dans les coopératives de solidarité et permet de mieux comprendre la manière dont ces membres de la communauté appuient le développement entrepreneurial en milieu urbain et rural. Les résultats de cette étude proviennent d’entrevues semi-dirigées qui ont été réalisées auprès de trente intervenants issus de quatorze coopératives de solidarité de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches, dans la province de Québec. Notre objectif était de mieux comprendre les rôles joués par les membres de soutien en appui à l’entrepreneuriat au sein des coopératives de solidarité. Les résultats indiquent que les membres de soutien des coopératives de solidarité jouent différents rôles, notamment, comme apporteurs de ressources (humaines, financières, matérielles et professionnelles), comme source d’influence formelle et informelle dans les conseils d’administration et les assemblées générales, comme vecteur de promotion de la coopérative ou encore comme source de légitimité pour les décisions qui sont prises par les administrateurs de la coopérative. Ces différents rôles permettent à la communauté d’aider la coopérative de solidarité à atteindre ses objectifs, tant économiques que sociaux.

Dans la suite de cet article, nous présentons d’abord quelques éléments théoriques concernant le modèle coopératif et plus précisément, les caractéristiques de la coopérative multisociétaire. Puis, nous présentons l’approche méthodologique adoptée dans cette recherche ainsi que notre échantillon. Ensuite, nous présentons les résultats de notre étude et les discutons à la lumière de la théorisation autour du modèle coopératif, de la théorie des parties prenantes et de la théorie de la dépendance des ressources. La conclusion précise les limites de l’étude et ouvre sur de futures avenues de recherche.

1. Les coopératives multisociétaires comme soutien À l’entrepreneuriat

1.1. Le modèle coopératif

Les coopératives représentent un pan important du développement entrepreneurial et social, tant au niveau local, national que mondial. Elles procurent un emploi à plusieurs millions de personnes à travers le monde, dont plus de 155 000 au Canada. Elles sont présentes dans presque tous les secteurs d’activités : agroalimentaire, habitation, foresterie, services funéraires, services financiers, arts et spectacles, éducation, santé et services sociaux, etc. Au Québec, les coopératives démontrent un taux de survie presque deux fois plus élevé que les autres formes entrepreneuriales après trois ans (75 % vs 48 %), cinq ans (62 % vs 35 %) et dix ans (44 % vs 20 %) (MDEIE, 2008). Elles contribuent à la stabilité et à la diversité économique, sociale et politique ainsi qu’à l’équité de l’accès aux biens et services (Ansart, Artis, et Monvoisin, 2015 ; Lafleur et Merrien, 2012). Les coopératives sont également considérées comme un levier socioéconomique important en milieu rural et en régions éloignées (Zeuli, Freshwater, Markley, et Barkley, 2004). En outre, ce modèle économique est reconnu pour sa résilience, notamment en contexte de crise économique (Birchall et Ketilson, 2009 ; Carini et Carpita, 2014).

L’originalité du modèle coopératif repose sur une idée à la fois simple et complexe : permettre aux usagers d’une organisation – qu’ils en soient clients, bénéficiaires, employés ou prestataires – d’en être également les propriétaires et les dirigeants (Birchall, 2011). Ainsi, une coopérative est d’abord une association de personnes qui partagent un besoin commun et créent collectivement une entreprise afin de le combler (MacPherson, 1995). Si ce besoin est de créer ou de maintenir son emploi, on créera une coopérative de travail. S’il s’agit plutôt de se procurer un bien ou un service, on parlera d’une coopérative de consommateurs. Si on cherche au contraire à se donner les moyens de produire, mettre en marché ou distribuer des biens ou services, on proposera une coopérative de producteurs. Par-delà leur diversité de formes, de secteurs et de tailles, les coopératives partagent des valeurs et principes communs (Annexe), formulés et périodiquement révisés par l’Alliance coopérative internationale (ACI). Ceux-ci font partie de « l’identité coopérative » (Novkovic, 2008), et servent d’orientation ou de fondement à la législation concernant les coopératives dans de nombreux pays (Boyer, 2012 ; Henrÿ, 2002).

Trois caractéristiques distinguent les coopératives des entreprises privées traditionnelles. Premièrement, dans une coopérative, la structure de propriété est collective : les usagers sont propriétaires de la coopérative par le truchement d’une société, dont ils sont membres (Nilsson, 2001). La structure de propriété collective s’oppose ainsi conceptuellement au droit de propriété individuel, dont relève la logique de la compagnie par action. La coopérative repose sur une collectivisation du capital qui est mis au service des besoins individuels, mais communs, des membres (Gray, 2004). Deuxièmement, les usagers sont les dirigeants de la coopérative. Dans une coopérative, le contrôle est fondé sur la personne plutôt que sur le capital, selon la règle « un membre, un vote » (Somerville, 2007). Ce principe est le fondement de la « gouvernance démocratique » qui caractérise les coopératives et les distingue de l’entreprise par action (Cartier, Naszalyi et Pigé, 2012). Il incarne l’idéal d’égalité entre les membres (Krishna, 2013) et l’idée que l’humain, et non le capital, doit être au centre de l’organisation (Desroche, 1976). Troisièmement, les usagers retirent des bénéfices de la coopérative, dont ils sont membres, selon deux modalités. La première est le bénéfice résultant directement de la satisfaction du besoin individuel auquel la coopérative permet de répondre. En ce sens, les coopératives répondent à des « failles » du marché (Valentinov, 2012) en permettant à des individus de répondre à un besoin auquel ni l’État ni le marché dominé par l’entreprise privée ne répondent de manière satisfaisante. Le second bénéfice est celui de la redistribution des surplus financiers réalisés par la coopérative, qui sont partagés entre les membres en fonction de l’usage, c’est-à-dire au prorata des opérations effectuées par chacun (services utilisés, biens consommés, heures travaillées).

1.2. Les coopératives multisociétaires

La coopérative multisociétaire (CMS) est un phénomène émergeant dans l’univers coopératif qui attire de plus en plus l’intérêt des chercheurs (Vézina et Girard, 2014 ; Diamantopoulos, 2012). On la nomme « coopérative sociale » en Italie, « société coopérative d’intérêt collectif » en France et « coopérative de solidarité » au Québec. Les CMS incluent formellement, dans leur gouvernance, des représentants d’au moins deux différents types de membres (consommateurs, producteurs, travailleurs, bénévoles, membres de la communauté). Leur grande originalité, au sein du mouvement coopératif, est de s’éloigner du modèle unisociétaire, organisé autour d’un seul type de membre (Girard, 2008). Les CMS profitent ainsi d’une base de membership hétérogène (Lund, 2011). L’acte de naissance légal de la CMS remonte à 1991 en Italie. Depuis ce temps, de nombreux pays (Tableau 1) ont intégré les CMS dans leurs lois existantes ou ont créé de nouvelles lois pour permettre leur émergence (Defourny et Nyssens, 2013).

Pour certains auteurs, ce type de coopérative possède d’emblée, du fait de sa composition multisociétaire, une portée sociale plus importante que les coopératives traditionnelles (Defourny et Nyssens, 2013 ; Diamantopoulos, 2012 ; Borzaga et Spear, 2004). D’une part, les CMS doivent répondre simultanément à divers types de besoins, portés par les différentes catégories de membres. En outre, dans certains pays, les CMS ont nécessairement comme objectif de servir l’intérêt général de la communauté et leur caractère social doit être démontré (Girard, 2015). D’autre part, les CMS permettent à des individus ne faisant pas usage des services de la coopérative d’en devenir membres, invitant ainsi des membres de la communauté à intégrer les structures décisionnelles de l’organisation (Borzaga et Spear, 2004). Ainsi, « certaines parties prenantes traditionnellement externes sont internalisées » au sein des CMS (Michaud, 2009, p. 439). Cette inclusion se reflète également dans la gouvernance, puisque le principe démocratique qui guide les coopératives implique que chacun des types de membres sera représenté au conseil d’administration, lequel est élu par et parmi les membres de chacune des catégories (Defourny et Nyssens, 2013 ; Michaud, 2009).

Tableau 1

Quelques exemples de coopératives multisociétaires à travers le monde

Quelques exemples de coopératives multisociétaires à travers le monde

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Suivant l’exemple de l’Italie, le Québec modifie en 1997 sa « Loi sur les coopératives » pour y inclure la possibilité de créer des « coopératives de solidarité », lesquelles sont définies par le critère de la multiplicité des parties prenantes (Defourny et Nyssens, 2013). Entre 2006 et 2009, plus de 50 % des nouvelles coopératives créées au Canada ont été fondées au Québec et ce sont les coopératives de solidarité qui sont la forme la plus populaire (Girard et Langlois, 2009). Depuis, d’autres provinces du Canada ont emboîté le pas au Québec et permettent également la création de CMS suivant le même modèle (Girard, 2010). La coopérative de solidarité est composée de divers types de membres : utilisateurs (producteurs ou consommateurs), travailleurs ou de soutien. Si, au départ, la loi exigeait d’intégrer les trois types de membres, elle a été assouplie en 2005 ; le modèle requiert désormais au minimum deux types de membres (Girard et Langlois, 2009). Ainsi, la seule exigence pour être une coopérative de solidarité est d’inclure plus d’une catégorie de membres (Vézina et Girard, 2014). La constitution du conseil d’administration s’effectue par « collège électoral », chaque catégorie de membre formant un groupe qui doit élire au minimum un représentant.

Au Québec, la participation des membres non-usagers a été formalisée dans la catégorie des « membres de soutien », définie comme « toute autre personne ou société qui a un intérêt économique, social ou culturel dans l’atteinte de l’objet de la coopérative » (Québec, 2003, art. 226.1). Si la majorité des membres de soutien sont des organismes communautaires ou des personnes qui proviennent d’organismes du milieu (Michaud, 2009), ils peuvent également être de simples citoyens (Defourny et Nyssens, 2013). Les membres de soutien jouent un rôle dans la gouvernance démocratique de l’organisation, tant au niveau de l’Assemblée générale annuelle (AGA) que du conseil d’administration (CA). Toutefois, un maximum du tiers des sièges au CA peut être alloué aux membres de soutien ou à des administrateurs externes – c’est-à-dire non-membres de la coopérative – laissant nécessairement la majorité des sièges à des membres usagers (Leviten-Reid et Fairbairn, 2011 ; Girard, 2008).

Deux courants principaux se dégagent des différents modèles de CMS à travers le monde (Tableau 1). D’une part, le courant européen met davantage l’accent sur la finalité sociale de la CMS. Ce courant présente la CMS comme étant en « rupture » avec le modèle coopératif traditionnel en ce qu’il admet que la mission de la coopérative ne soit pas exclusivement centrée sur la réponse aux besoins de ses membres, mais vise à répondre plus largement aux besoins de la communauté, de la société. D’autre part, le courant nord-américain met davantage l’accent sur l’inclusion de multiples parties prenantes. Ce modèle rompt avec la tradition coopérative de se concentrer sur un seul type de besoin et de membre. En outre, la possibilité, commune à tous les types de CMS examinées, d’inclure des membres qui ne sont pas usagers des services de la coopérative concrétise la volonté de créer des coopératives qui font une place aux intérêts des parties prenantes « externes » dans leurs préoccupations. Cette innovation constitue ainsi une troisième rupture au regard du modèle coopératif traditionnel, fondé sur le principe de l’usager bénéficiaire, propriétaire et décideur. Ainsi, l’élargissement de la mission sociale de la coopérative, le multisociétariat et l’inclusion de membres non-usagers constituent à la fois des innovations, mais également des défis qui remettent en question le modèle coopératif traditionnel. Le tableau 2 résume les principales différences entre le modèle coopératif traditionnel et la CMS en contexte québécois.

Tableau 2

Modèle coopératif traditionnel et coopérative multisociétaire

Modèle coopératif traditionnel et coopérative multisociétaire

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Par leur structure multisociétaire, la prépondérance de leur mission sociale ainsi que l’internalisation de parties prenantes externes, les CMS constituent une structure organisationnelle originale permettant de multiplier les interactions entre l’entreprise et sa communauté. Or, le développement d’un réseau social étendu (Bérard, Bruyère et Saleilles, 2015 ; Julien, Andriambeloson et Ramangalahy, 2004) ainsi que la mutualisation des ressources et des compétences que permettent les différentes stratégies d’ancrage communautaire (Van Der Yeught et Bergery, 2012) sont reconnus comme favorables à l’efficience et à l’innovation des PME. Ainsi, l’inclusion de membres de soutien au sein d’une structure multisociétaire semble à première vue constituer une stratégie d’ancrage pouvant générer des retombées positives pour les coopératives. Toutefois, en dépit de l’intérêt grandissant des chercheurs à l’égard des CMS, le rôle joué par les membres de soutien dans ce type de structure organisationnelle demeure peu exploré dans la littérature. Nous présentons ici les résultats d’une étude permettant de combler cette lacune.

2. Méthodologie

L’objectif initial de cette recherche était de mieux comprendre les enjeux découlant de la spécificité des coopératives de solidarité (diversité du membership, prédominance de la mission sociale, inclusion de membres non-usagers) tels qu’ils sont perçus par les gestionnaires et dirigeants de ces organisations. Au moment de la collecte de données en 2014, la province de Québec accueillait environ 600 coopératives de solidarité, dont 70 dans les régions Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches. Ces régions ont été choisies parce qu’elles sont parmi celles qui comptent le plus grand nombre de coopératives de solidarité dans la province de Québec (Comeau, 2009 ; MFE, 2013). L’échantillon de coopératives de solidarité a été tiré d’une liste publique de coopératives. Notre échantillon se compose de quatorze coopératives de solidarité choisies afin de refléter la diversité des coopératives de solidarité dans la région (taille, secteur d’activité, nombre d’années d’exploitation). Cet échantillon représente donc 20 % des coopératives de solidarité actives dans cette région au moment de notre étude.

La collecte de données se base principalement sur des entrevues réalisées auprès de membres, gestionnaires et administrateurs de coopératives de solidarité. Avec la permission des personnes interviewées, les entrevues ont été enregistrées par les auteurs et retranscrites par un transcripteur professionnel. Les entretiens semi-dirigés ont été réalisés au cours de l’été 2014 et étaient d’une durée variant de 46 à 117 minutes, pour un total de 1 424 minutes. Nous avons réalisé des entrevues avec 30 personnes, les questionnant à propos des raisons ayant motivé le choix du modèle organisationnel, des avantages et défis reliés à cette structure vécus dans leur travail quotidien (service aux membres, tâches administratives, gestion). Les répondants ont été sélectionnés selon trois critères (Tableau 3) : a) la durée de leur travail ou engagement dans la coopérative (attesté par leur situation de membre fondateur – voir colonne « Fondateur ») ; b) la centralité de leur rôle dans le processus décisionnel (attesté par leur statut de directeur général ou d’administrateur – voir colonne « Rôle du répondant ») ; et/ou c) l’importance de leurs tâches en tant qu’employé (finances, marketing, vie associative – voir colonne « Rôle du répondant »)[3]. Au total, nous avons rencontré : 17 fondateurs de leur coopérative ; 10 directeurs généraux ; 16 membres du conseil d’administration (incluant 8 agissant en tant que président de la coopérative, 2 à titre de trésorier et 1 à titre de secrétaire) ; et 12 employés responsables de tâches centrales. Il est à noter que plusieurs intervenants répondent à de multiples critères (fondateur et président, ou employé et membre du conseil d’administration, etc.). Finalement, afin d’approfondir notre compréhension du contexte de chaque coopérative étudiée, nous avons complété les entrevues par les sites Internet ainsi que des articles de journaux et de divers médias portant sur les coopératives de solidarité rencontrées.

Tableau 3

Liste des caractéristiques des coopératives de solidarité et des répondants rencontrés

Liste des caractéristiques des coopératives de solidarité et des répondants rencontrés

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Lors de l’analyse des données, le rôle des membres de soutien est rapidement apparu comme un thème récurrent dans les entrevues. L’émergence de ce thème nous a semblé d’autant plus intéressante qu’aucune des questions de la grille d’entrevue ne portait explicitement sur cet aspect. Il nous est donc apparu pertinent d’approfondir notre analyse sous cet angle, guidés par la question de recherche suivante : quel(s) rôle(s) jouent les membres de soutien dans l’appui à l’entrepreneuriat des coopératives de solidarité ?

L’analyse a été réalisée en trois phases. Durant la première phase, les auteurs ont recherché, en utilisant le logiciel NVivo, les mentions des membres de soutien par les répondants interviewés et dans les documents recueillis. Le but était de comprendre les diverses activités réalisées par les membres de soutien au sein des coopératives de solidarité étudiées. Les auteurs se sont par la suite rencontrés pour discuter et résoudre les différences dans le codage. Les passages des transcriptions qui n’ont pas été codés ont aussi été examinés pour s’assurer que toute information pertinente était retenue. Dans la seconde phase d’analyse, les auteurs ont séparément commencé à définir des catégories générales. Ils se sont ensuite encore une fois rencontrés afin de comparer les catégories, débattre à propos des différentes interprétations et se mettre d’accord sur une taxonomie commune de catégories. Durant la troisième phase, le contenu de chaque catégorie a été résumé afin d’être présenté à certaines personnes interviewées pour obtenir leurs commentaires et suggestions. La version finale de la taxonomie est présentée dans la section suivante.

3. Description des résultats : les rôles des membres de soutien

De manière générale, nos résultats montrent que les membres de soutien peuvent jouer des rôles hétéroclites dans les CMS. Ceux-ci prennent une valeur différente selon la nature du membre de soutien (individuel ou organisationnel) ainsi que son statut dans la coopérative (simple membre ou administrateur). Au cours des entrevues, les membres de soutien ont spontanément été présentés par les intervenants comme les « personnes qui croient en notre mission » (J3), « qui sont contentes de notre mission et qui s’impliquent » (C1). Leur présence est considérée comme une contribution essentielle au succès, voire à l’existence même de l’organisation : « les membres de soutien ont été essentiels pour notre projet. Je ne pense pas que ça aurait fonctionné sans eux » (A1). Dans les prochains paragraphes, les principaux rôles mis de l’avant par les personnes interviewées sont décrits en profondeur (Tableau 4).

Tableau 4

Les différents rôles et apports des membres de soutien

Les différents rôles et apports des membres de soutien

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3.1. Le membre de soutien comme fournisseur de ressources

Les répondants affirment que les membres de soutien agissent en tant que fournisseurs de ressources, un rôle fréquemment présenté comme crucial pour la réalisation de la mission de la coopérative. Ces ressources sont de divers ordres : ressource humaine (bénévolat), professionnelle (expertise), matérielle (prêt et don de matériel) et financière (parts de qualification et parts privilégiées). En outre, nos données indiquent que la présence de membres de soutien au sein de la coopérative, jumelée à la prépondérance de la mission sociale des coopératives de solidarité, semble créer un effet d’entraînement grâce auquel des non-membres sont aussi amenés à appuyer la coopérative.

3.1.1. Ressources humaines (bénévolat)

Pour la plupart des coopératives étudiées, la ressource la plus importante apportée par les membres de soutien réside dans le bénévolat. Celui-ci se révèle particulièrement important pour les coopératives en période de démarrage. Selon un interviewé, « sans l’apport des membres de soutien, [la coopérative] n’aurait jamais pris son envol. Les travaux nécessaires à l’ouverture n’auraient jamais été faits. La survie dans les deux premières années n’aurait pas été possible non plus » (J3).

Aux yeux des intervenants, les membres de soutien sont attirés par la mission sociale de la coopérative. Ils en deviennent membres afin d’appuyer, de manière symbolique ou plus concrète, ce projet collectif. La possibilité d’accueillir des membres de soutien apparaît alors comme un avantage pour les promoteurs de la coopérative : grâce à ce statut, les membres de la communauté « peuvent plus facilement se sentir impliqués, ils se sentent chez eux » au sein de la coopérative (A3). Le désir d’appuyer la mission sociale, combiné au sentiment d’appartenance, pousse les membres de soutien à s’engager bénévolement. « Ces gens-là, c’est leur coop, c’est à eux, ils le font pour eux ». Quand un appel de travail collectif est lancé, « tout le monde travaille, puis l’ouvrage avance » (M1).

3.1.2. Ressources professionnelles et techniques

Certains membres apportent aussi leur expertise au profit de la coopérative : ressources comptables, juridiques, informatiques ou expérience pertinente dans le milieu coopératif. Par exemple, dans la coopérative K, « la personne qui fait la tenue de livres le fait bénévolement, et elle a travaillé dans une Caisse populaire [Desjardins] toute sa vie » (K2). Le statut de membre permet de créer une relation d’égalité, présentée comme nécessaire à ce type d’engagement individuel : le membre « a un sentiment d’appartenance, et ça paraît. Nos échanges sont équilibrés, il a son mot à dire, il y a un lien. » (A3).

Cet apport apparaît encore plus important lorsque le membre de soutien est administrateur de la coopérative. « Sur notre conseil d’administration, le membre de soutien, il a le profil du sage. C’est un proche de la coopérative, mais qui permet en même temps d’aller chercher un niveau d’expérience de gestion intéressant » (C1). Dans ce contexte, le membre de soutien administrateur joue un rôle équivalent à celui des administrateurs externes (qui ne sont pas membres de la coopérative) qui peuvent être invités par les coopératives unisociétaires. Ici, la valeur coopérative de l’égalité entre les membres, souvent résumée par « un membre, un vote », est présentée par les intervenants comme un atout permettant d’attirer des individus aux expertises variées : « C’est plus facile d’aller chercher des expertises. Parce que c’est un membre, un vote, c’est plus facile de dire : Tu vas faire une différence dans la coopérative si tu es là » affirme A1.

3.1.3. Ressources matérielles et financières

Les membres de soutien apportent également des ressources matérielles à la coopérative, que ce soit sous forme de prêt ou de don. Par exemple, « si on a besoin de brûleurs [pour un événement social], on a six réponses dans la journée » (K2). Dans une coopérative en milieu rural, les travaux d’aménagement ont donné lieu à une appropriation collective de l’espace physique des lieux, plusieurs membres de soutien faisant don de matières premières provenant de leur propriété (bois, meubles, etc.). « Des matériaux proviennent de différentes granges [des villages de la région]. Les gens le savent ; ils disent C’est moi qui l’ai donné ; ce morceau-là, il vient de chez nous. Lorsqu’ils amènent leurs amis et leur famille à la coopérative, ils aiment le dire et le montrer » (A1).

Le réseau étendu qui se crée grâce aux membres de soutien permet également à la coopérative d’accéder à une multiplicité de ressources issues de ces différents réseaux. Un intervenant estime que sa coopérative a économisé des milliers de dollars grâce aux dons de matériel provenant des réseaux de ses membres (J3). Les coopératives de solidarité créent ainsi un membership « éclaté » (J3) qui leur permet de multiplier les réseaux, au bénéfice de leurs membres : « on est capable de faire volte-face rapidement pour répondre aux besoins des membres. Les membres travailleurs, utilisateurs et de soutien combinent plusieurs contacts dans le réseau communautaire ou de la santé » (H1).

Les membres de soutien jouent également un rôle au regard de la santé financière de la coopérative. Dans certaines coopératives, la part de qualification (coût à l’entrée) associée au statut de membre de soutien est très basse (entre dix et vingt dollars[4]). Pour ces coopératives, l’apport financier des membres de soutien est considéré comme « symbolique » (J2, A3). Néanmoins, la force du nombre permet parfois de créer une mise de fonds substantielle grâce à la participation financière des membres de soutien. « Juste avec les parts de nos membres de soutien, on avait une bonne part de notre mise de fonds » (A1).

D’autres coopératives reposent au contraire sur un investissement initial très important de la part des membres de soutien. Le cas de la coopérative M, qui impliquait le rachat d’une entreprise constituant un moteur économique dans sa région, est un parfait exemple d’une coopérative de solidarité, dont les membres de soutien appuient l’organisation pour des raisons économiques. « Pour nous, le seul modèle qui était viable, c’est le modèle coopératif, qui permettait de soulever la mobilisation. Si [l’entreprise] avait fait faillite, les retombées économiques [négatives] auraient été de 10 000 000 $ ; la région aurait perdu 80 emplois directs ; les habitations auraient perdu la moitié de leur valeur [foncière]. Il était préférable d’investir individuellement 25 000 $, à titre de membre de soutien, pour garder [l’entreprise] en vie » explique l’intervenant M1.

3.2. Le membre de soutien comme source d’influence à l’intérieur de la coopérative

Les membres de soutien constituent également une source d’influence de l’environnement externe à l’intérieur de la coopérative. Cette influence peut s’incarner de deux manières différentes, que l’on peut qualifier de « formelle » (droit de vote dans les instances démocratiques officielles) et « informelle » (implication, avis, moyens de pression).

3.2.1. Influence formelle

Le fait d’accorder un droit de vote aux membres de soutien semble représenter, pour certaines coopératives, une manière d’incarner et d’officialiser leur désir d’inclure la communauté dans leur projet collectif, de réaffirmer leur engagement à faire bénéficier la communauté de leur activité. « Cela permet à la communauté d’être plus impliquée dans la coopérative. Nous essayons de faire en sorte que la communauté sente qu’on travaille pour elle, qu’on fait partie de la communauté, qu’on n’est pas quelque chose à part » (C3). Le statut de membre donne ainsi aux membres le droit formel de voter à l’assemblée générale, « qui est l’instance suprême de décision de la coopérative » (J3).

En ce qui concerne l’apport des membres de soutien administrateurs, leur statut « d’externe » pose parfois problème. N’étant pas présent au quotidien dans l’organisation, le membre de soutien connaît moins les besoins, les défis et la réalité financière de la coopérative : son implication, bien que désirée, apparaît parfois moins pertinente, moins efficace. « [Les membres de soutien sur le CA] perdent beaucoup de temps à se mettre au parfum, et s’intéressent à des problèmes [opérationnels] qui ne les concernent pas. Il y a beaucoup, beaucoup de perte d’énergie à cause de ça » affirme J2. À l’inverse, l’externalité des membres de soutien est parfois perçue comme un atout : « notre membre de soutien qui est sur le CA, on aime bien son avis. Parce qu’il est vraiment détaché de la coop. Il nous apporte une vision extérieure, et ça, ça nous est vraiment profitable » souligne L1.

La présence des membres de soutien sur le CA est également vue comme une bonne manière de faire contrepoids à l’hégémonie décisionnelle des membres usagers, qui, en tant qu’administrateurs, doivent parvenir à mettre de côté leur intérêt individuel pour favoriser l’intérêt de la coopérative. « Un conseil uniquement constitué de membres-utilisateurs devient facilement beaucoup trop centré sur ceux-ci. La coopérative a besoin de gens qui peuvent apporter une autre vision. Elle a besoin de gens de l’extérieur, avec d’autres bagages, qui baignent dans d’autres types d’organisations : c’est un apport important » (N1). Certains leaders apprécient eux-mêmes de se faire mettre au défi par des membres de soutien. L’intervenant C1, président et membre fondateur de sa coopérative, raconte : « Je suis allé chercher [nom du membre de soutien], justement parce que c’était celui qui me confrontait le plus. C’est important d’avoir des gens qui remettent en question celui qui parle le plus fort, ou qui est le plus présent. »

3.2.2. Influence informelle

Par leur implication et leur engagement (en choisissant les projets dans lesquels ils s’impliquent, en offrant leur avis et leur expertise, en agissant à titre de conseiller auprès des gestionnaires), les membres de soutien ont également l’occasion d’influencer, de façon concrète et immédiate, le devenir de la coopérative. Cette manière d’influencer la coopérative est parfois présentée comme étant plus importante que le vote formel : « Pour nous, être membre, ça veut dire : apporte ce que tu veux y apporter. On donne la possibilité à chacun de s’impliquer de la manière qu’il veut, et selon ce qu’il veut. Je pense que c’est davantage comme ça que se vit l’égalité entre les membres que par le vote trois fois par an » affirme J2.

L’implication des membres de soutien génère parfois une certaine lourdeur administrative : « Nos membres sont très impliqués, avec tous les avantages que ça comporte, mais cela implique également des demandes plus fortes de la part des bénévoles. Ils remettent davantage en question la manière de fonctionner de l’organisation. Il faut donc passer plus de temps à gérer les idées de chacun, les nouvelles idées amenées » (G1). L’implication des membres de soutien risque également de brouiller les frontières hiérarchiques entre les membres – qui sont à ce titre décideurs de la coopérative – et les gestionnaires, qui ont un pouvoir de décision opérationnel. « Les membres de soutien s’impliquent beaucoup dans nos activités, mais j’ai dû leur demander, en tant que président, de bien comprendre ce qui était attendu de leur implication. Je leur ai dit : je veux que vous soyez engagés ; mais vous n’êtes pas embauchés. Il ne faudrait pas que les employés sentent qu’ils ont soixante patrons sur le dos ! » (M1).

Les membres de soutien ont généralement un attachement très fort envers la mission sociale de leur coopérative, mais l’absence de lien d’usage peut parfois reléguer au second rang leur préoccupation à l’égard de la réussite économique : « [Certains membres de soutien] sont très actifs et très organisés, mais [leurs préoccupations] sont à des années-lumière de la rentabilité économique de la coopérative. Parce qu’ils ne la comprennent pas bien, ou ne s’en préoccupent pas : ils ont des préoccupations qui sont, à leurs yeux, plus centrales. » (J3). La coopérative A reconnaît aussi avoir certaines difficultés à gérer les attentes des membres de soutien : « On ressent une pression, qui vient un peu de l’interne, et un peu de l’externe. Elle est reliée à la mission. Je pense que ce serait un peu plus gênant d’entrer dans une entreprise privée et de dire C’est votre mission, vous devriez faire ceci et cela. Mais dans notre cas, les gens sont membres, ils ont le droit d’avoir des attentes par rapport à ça » (A3). Or, ces attentes ne peuvent pas toujours être comblées étant donné les ressources limitées de la coopérative. Dans ces conditions, la coopérative s’en remet à l’engagement des membres pour résoudre le conflit : « la réponse [aux demandes de nos membres de soutien], ça va être : Ce n’est pas lucratif, on ne peut pas payer des membres-travailleurs à organiser cela. Ça nous prend des gens qui vont le faire gratuitement » (A3).

3.3. Le membre de soutien comme lien entre la coopérative et la communauté externe

Si les membres de soutien représentent une manière, pour la coopérative, d’inviter et d’inclure des parties prenantes externes à l’intérieur de sa structure organisationnelle, ils constituent également une manière d’intégrer la coopérative au sein de sa communauté. Les membres de soutien ont ainsi un rôle spécifique à jouer en ce qui concerne la promotion de la coopérative, d’une part, ainsi que son inclusion dans les réseaux existants dans la communauté, d’autre part.

3.3.1. Promotion axée sur les valeurs et la mission sociale

L’adhésion des membres de soutien est perçue comme une preuve de leur intérêt pour la mission sociale de la coopérative et cet intérêt se matérialise dans leur volonté de promouvoir, par différents moyens, la mission et les services de la coopérative. « On reçoit beaucoup de clients qui nous disent qu’ils ont entendu parler [de la coopérative] par nos membres de soutien », affirme A2. Les membres de soutien deviennent ainsi autant « d’ambassadeurs » de la mission et des valeurs de la coopérative : « On n’est pas très performants en communication ou en marketing, en ce sens qu’on n’a pas embauché une firme pour diffuser nos belles valeurs et nos bonnes idées, pour dire qu’on est éthique, et tout ça. Ce sont nos membres qui ont compris ce qu’on est fondamentalement : c’est ce qui fait qu’on est capables de communiquer nos valeurs » (A1).

3.3.2. Partenariats et réseaux externes

Lorsque le membre de soutien est une organisation plutôt qu’un individu, le lien créé entre le membre et la coopérative est présenté comme un partenariat privilégié. « Ça nous permet d’avoir avec nous des entreprises qui croient en notre projet, et de créer avec elles des ententes au bénéfice des membres », souligne L1. Les intervenants souhaitent que les membres de soutien créent ainsi un réseau partenarial qui permette de créer des synergies dans la communauté : « Je pense que plus on va avoir de membres de soutien, issus de la communauté, de l’entreprise privée, de coopératives, et pourquoi pas de fondations, plus on va avoir un impact, pouvoir créer des partenariats par projets, etc. Parce que tous ces gens vont se retrouver », espère D2.

Les membres de soutien organisationnels permettent également à la coopérative de solidarité de bénéficier d’appuis politiques ou structurels non négligeables. L’intervenant G1, dont la coopérative est située en milieu scolaire, souligne l’apport des associations étudiantes à titre de membres de soutien : elles facilitent la communication avec les étudiants, permettent la location de locaux à coût modique ou nul, permettent l’accès aux instances décisionnelles de l’institution, etc. Dans le cas de la coopérative D, les membres de soutien organisationnels sont carrément à l’origine du projet de coopérative, et demeurent des ambassadeurs et des ressources importantes pour la coopérative.

3.4. Le membre de soutien comme source de légitimité

Pour certaines coopératives, le fait que des membres de soutien choisissent de s’engager et d’investir financièrement en tant que membres de la coopérative donne de la crédibilité au projet, notamment aux yeux d’investisseurs externes. « Ça te permet de dire : Regardez, on a potentiellement cent soixante clients qui ont à coeur le projet, qui sont prêts à y mettre de l’argent » soutient A1. Toutefois, le statut de membre de soutien s’accompagne parfois d’un certain flou qui amoindrit la valeur symbolique de leur engagement : « Les gens deviennent membres un peu pour encourager, mais ils ne savent pas trop où ça s’en va » admet K2. Cette posture attentiste des membres de soutien ajoute une pression sur les membres du CA et les promoteurs du projet, qui sentent qu’ils doivent en prouver la valeur à ces membres.

Particulièrement en milieu rural, la participation des membres de soutien permet à la coopérative de s’intégrer dans sa communauté, parce que la communauté peut influencer la coopérative : « pour faire des affaires dans [notre région], il faut se soucier des autres, sinon ça ne passe pas. Si tu arrives Bing, bang, moi j’ai de l’argent, je crée un commerce, ça ne fonctionnera pas. Il faut s’intégrer tranquillement. C’est ce que nos membres de soutien nous ont permis » (A1). En ce sens, les membres de soutien incarnent et concrétisent le désir de la société ou de la communauté de voir naître et croître le projet de coopérative. C’est pourquoi les coopératives désirent généralement accroître le nombre de leurs membres de soutien : « On pense que ça permet de créer un meilleur sentiment d’appartenance de la communauté », affirme C2.

Certaines coopératives comptent également sur quelques membres de soutien de renom pour donner de la crédibilité à leur organisation. Ceux-ci apportent leur renommée en appui à la coopérative. « Ces gens-là, ils étaient en appui, c’était notre comité de sages. Des représentants d’institutions financières m’ont dit : Quand on apprend que M. [nom du membre] est dans le projet, on se dit que c’est solide » (F1). La présence de membres de soutien connus du grand public peut également donner un bon coup de pouce à la coopérative pour gagner en crédibilité dans son secteur d’activité. « Nous avons eu la grande chance d’obtenir le soutien de [nom d’une sportive de niveau olympique], qui est membre de soutien. Elle a investi dans le projet, elle a participé à nos activités avant son départ pour les Jeux de Sotchi. On a vu les retombées économiques de son soutien » (M1). Toutefois, les membres de soutien de prestige ne maintiennent pas toujours l’engagement à long terme que la coopérative attend d’eux. Ainsi, le « Comité des sages » de la coopérative F, malgré sa crédibilité et sa compétence, « dans les faits, ne s’est jamais manifesté autrement que pour venir dire une fois On trouve ça intéressant et mignon ce projet-là. Ils n’ont jamais dit Peut-être que vous faites erreur » (F1). Le cas de cette coopérative, qui avait fait faillite au moment de notre entrevue, laisse entrevoir que le soutien symbolique de membres de soutien de renom ne suffit pas. La coopérative doit travailler à amoindrir la distance et l’externalité qui caractérisent le statut de membre de soutien afin que ceux-ci concrétisent leur appui par un engagement concret.

Enfin, les membres de soutien – particulièrement les membres organisationnels – jouent parfois un rôle de médiateurs culturels, de point de contact entre la culture de la coopérative et la culture des réseaux préexistants, dont son environnement est constitué. Lorsque les membres de soutien possèdent eux-mêmes de la légitimité et de la reconnaissance dans certains réseaux, ou auprès de certaines institutions, leur présence au sein de la coopérative permet à celle-ci d’être reconnue auprès de ceux-là. L’intervenant G1, président d’une coopérative en milieu scolaire, affirme : « Moi, j’ai l’impression que [les associations étudiantes] ne s’intéresseraient pas tant que ça à ce que la coop fait s’ils n’étaient pas membres de soutien, s’ils n’avaient pas une place sur le CA. Et sans eux, j’ai l’impression que la coop pourrait manquer un certain nombre d’opportunités, être oubliée des instances décisionnelles de [nom de l’institution] ». Parallèlement, les membres de soutien organisationnel découvrent également la culture et le milieu qui accueillent la coopérative ; en ce sens, celle-ci devient également une médiatrice culturelle de son milieu au bénéfice du membre de soutien. « On a eu dès le départ un membre de soutien institutionnel très reconnu. […] Il découvre l’ensemble des défis auxquels est confrontée [notre coopérative], qui propose une culture en soi. Et il constate que ces défis sont à surmonter, tant dans le milieu communautaire, dans la communauté territoriale, que dans le milieu coopératif » (D2). La coopérative devient ainsi un lieu d’échange mutuel : entre les communautés locales, qui expriment leurs besoins par le biais de cette structure organisationnelle, et les institutions formelles, qui cherchent à se rapprocher des besoins de la communauté.

4. Discussion

Les résultats de notre recherche permettent de mieux comprendre les rôles joués par les membres de soutien dans l’appui à l’entrepreneuriat au sein des coopératives de solidarité. Les données recueillies permettent d’envisager trois principaux apports théoriques.

Premièrement, l’inclusion de membres de soutien au sein de la structure coopérative vient modifier la conception même de ce qu’est une coopérative, et ce, d’au moins deux manières différentes. Rappelons que le modèle coopératif se définit notamment par la centralité du rôle du membre-usager, qui est à la fois propriétaire, bénéficiaire et dirigeant de l’organisation (Nilsson, 2001 ; Dunn, 1988). En accueillant au sein de sa structure de membership et de gouvernance des individus non-membres, les coopératives de solidarité remettent en question ce principe de centralité de l’usager. De fait, les membres de soutien sont bel et bien membres de la structure de propriété collective que constitue la coopérative et bénéficient, à ce titre, des mêmes droits décisionnels que les membres usagers (représentation au CA, droit de vote à l’Assemblée générale). Cette participation se fait toutefois en l’absence de lien d’usage entre le membre et la coopérative. De cette position ambigüe, inédite dans l’histoire de la coopération, découlent à la fois des avantages et des inconvénients pour les CMS. D’une part, les membres de soutien sont souvent vus et présentés comme des éléments neutres et externes, des « sages » qui appuient le développement de la coopérative, qui s’y intéressent sans y avoir d’intérêt pécuniaire. D’autre part, leur apport exacerbe parfois la tension entre la réussite économique et sociale de la coopérative (Zahra, Gedajlovic, Newbaum et Shulman, 2009 ; Battilana et Dorado, 2010), les membres de soutien ayant parfois tendance à prioriser la seconde aux dépens de la première. Ensuite, l’inclusion de membres de soutien dans une CMS remet en question la notion traditionnelle de bénéfices pour les membres. De fait, les membres de soutien ne bénéficient pas de la coopérative comme le font les membres usagers : ils ne bénéficient ni des services de la coopérative ni des ristournes liées à l’usage. Si un bénéfice est retiré, il est davantage à chercher au niveau du bénéfice à la communauté : le membre de soutien bénéficie du travail de la coopérative parce que sa communauté en bénéficie. On peut même proposer que ce soit la coopérative elle-même qui bénéficie le plus de la participation des membres de soutien, étant donné la diversité des ressources, des réseaux et de la légitimité qu’ils lui apportent. En ce sens, l’inclusion des membres de soutien permet une interpénétration de la coopérative et de sa communauté, chacune bénéficiant de l’autre via la multiplicité des apports individuels. Les CMS constitueraient ainsi un modèle particulièrement intéressant en vue d’incarner le septième principe coopératif défini par l’ACI, l’engagement envers la communauté (Annexe).

Deuxièmement, les deux principales caractéristiques des coopératives de solidarité – présence au conseil d’administration de différentes parties prenantes, inclusion de parties prenantes externes issues de la communauté – font d’elles un modèle particulièrement intéressant, notamment en tant qu’incarnation de la « stakeholder democracy » (Moriarty, 2014). De fait, les coopératives de solidarité constituent un exemple concret d’organisation qui accorde à une variété de parties prenantes, en tant que membres de l’organisation, la possibilité de participer au pouvoir décisionnel ainsi qu’au partage des bénéfices de l’organisation. De surcroît, l’inclusion de membres de soutien représente un exemple concret de participation de « la communauté » à titre de partie prenante, un sujet souvent ignoré par la littérature. En effet, sous l’angle théorique, la plupart des études concernant la participation de parties prenantes au pouvoir et aux bénéfices de l’organisation se concentrent principalement sur le rôle des employés dans ce processus (Matten et Crane, 2005). En outre, du point de vue pratique, l’identification des acteurs pertinents afin de représenter « la communauté » au sein de l’organisation a souvent été soulignée comme l’une des faiblesses de la théorie des parties prenantes (Moriarty, 2014). Notre étude contribue à combler cette lacune dans la littérature et la pratique, en montrant les différents apports concrets, dont peut bénéficier une entreprise lorsqu’elle intègre formellement des membres de sa communauté dans sa structure de production et ses processus décisionnels. En outre, la coopérative de solidarité apporte un bon exemple de la manière, dont peuvent être invités et sélectionnés les membres de la communauté à titre de parties prenantes : dans ce contexte, il s’agit simplement de permettre aux individus et personnes morales qui ont un intérêt envers la réussite de l’organisation d’y prendre part. Toutefois, notre étude met également de l’avant que l’inclusion de membres non-usagers aux structures décisionnelles de la coopérative ne va pas sans heurts. L’engagement des membres de soutien reposant principalement sur leur intérêt envers la mission de la coopérative, il existe un risque que ceux-ci perdent de vue les intérêts économiques de l’entreprise. L’intérêt comme unique critère d’inclusion des parties prenantes issues de la communauté doit ainsi être considéré avec prudence. Les organisations souhaitant donner plus de pouvoir démocratique à de telles parties prenantes auront tout intérêt à accompagner cette inclusion d’une solide stratégie d’information et d’éducation. Il est intéressant de noter que l’information et l’éducation correspondent au cinquième principe coopératif de l’ACI.

Troisièmement, notre analyse permet d’appuyer l’idée selon laquelle le développement stratégique des coopératives s’appréhende davantage sous l’angle de la théorie de la dépendance des ressources que du point de vue de l’école du positionnement (Malo et Vézina, 2004). En effet, Vézina et Legrand (2003) soulignent que le développement des coopératives s’effectue davantage en fonction de la satisfaction des besoins des membres-usagers qu’au regard de la position qu’elles peuvent occuper dans le marché. Notre étude met en valeur le fait que les coopératives se bâtissent non seulement en fonction des besoins des membres, mais également en fonction des ressources que ceux-ci apportent. L’attention portée aux rôles des membres non-usagers permet de mettre en évidence cette caractéristique, puisque leur participation à la coopérative se traduit davantage par le soutien (les ressources) qu’ils apportent que par les besoins (le « marché ») auxquelles elles répondent. Les différents apports des membres de soutien aux coopératives de solidarité constituent ainsi des ressources, dont le coût est « significativement moindre que leur valeur économique », ce qui permet à ces organisations d’obtenir un « résultat supérieur » à celui qui serait normalement attendu dans le marché (Barney, 1986, p. 1237).

La présence et l’engagement des membres de soutien mettent toutefois à l’épreuve la compétence de la coopérative, c’est-à-dire sa « capacité à déployer les ressources pour atteindre un objectif voulu » (Tywoniak, 1998, p. 170). En effet, les différentes ressources apportées par les membres de soutien – bénévolat, expertise, ressources matérielles, promotion, légitimité – doivent être canalisées par les gestionnaires et administrateurs afin de se traduire en avantages concurrentiels ou en bénéfices sociaux. Par exemple, la ressource humaine que constitue l’engagement bénévole, tout en étant considérée comme essentielle au succès de l’organisation, est en même temps coûteuse en temps et en énergie pour les gestionnaires. Ainsi, les CMS auraient sans doute intérêt, à l’instar des organismes à but non lucratif, à développer davantage de compétences liées à la gestion des ressources humaines – autant les employés que les bénévoles – dans leur portfolio (Saksida, Alfes, et Shantz, 2017). Elles devront néanmoins, ce faisant, se garder de pencher trop avant dans une stratégie de professionnalisation, au risque de s’éloigner des valeurs légitimatrices qui attirent et retiennent les membres de soutien en leur sein (Dart, 2004 ; Valéau, 2013). De même, l’influence formelle et informelle qu’exercent les membres de soutien est généralement considérée comme un facteur positif, en ce qu’elle permet une évolution de la coopérative qui tient compte des besoins de la communauté. Cependant, elle implique également des efforts en ce qui concerne le dialogue organisationnel et d’éducation à la démocratie coopérative. Il semble ainsi que l’internalisation de parties prenantes externes au sein de la structure organisationnelle et décisionnelle des CMS soit génératrice de paradoxes spécifiques (Smith, Gonin, et Besharov, 2013), que de futures recherches pourraient explorer afin de mieux comprendre le rôle et la participation de la communauté dans le développement des entreprises sociales.

Conclusion

La coopérative de solidarité est une innovation relativement récente qui n’a toutefois pas été suffisamment étudiée, malgré le fort engouement qu’elle suscite auprès des acteurs du développement socioéconomique dans plusieurs régions et communautés du Québec. Dans la littérature en entrepreneuriat, ce modèle est méconnu, même s’il présente de nombreux éléments en appui au développement entrepreneurial. En effet, les coopératives de solidarité permettent le développement des communautés, autant économiquement que socialement, ainsi que la lutte contre les inégalités, spécialement en milieu rural.

En outre, le rôle spécifique des membres de soutien n’a jamais, à notre connaissance, fait l’objet d’une étude empirique. Les résultats de notre recherche permettent de mieux comprendre les rôles joués par les membres de soutien dans l’appui à l’entrepreneuriat au sein des coopératives de solidarité. Les acteurs présents dans la communauté sont internalisés pour permettre à la coopérative de profiter de leurs ressources et compétences afin de créer une synergie et améliorer la performance sociale et économique de la coopérative. L’inclusion de membres de soutien au sein de la structure organisationnelle et décisionnelle des coopératives de solidarité constitue ainsi une invitation formelle adressée à la communauté afin de lui permettre d’appuyer et d’influencer le développement des entreprises qui la composent. Notre analyse des données permet en outre de supposer que le membership « élargi » que permet la catégorie des membres de soutien, combiné à la mission sociale fortement affirmée des coopératives de solidarité, ouvre également la porte à l’engagement d’individus non-membres, dont l’apport ponctuel est souvent fort utile au développement d’une coopérative. Cette découverte inattendue émergeant de notre étude invite à repenser les frontières entre membre et non-membre de la coopérative, d’une part, et entre coopérative et organisme à but non lucratif, d’autre part. Des recherches plus approfondies pourraient se pencher sur ce phénomène.

Il convient néanmoins de souligner certaines limites de cette étude, qui ouvrent également la voie à de nombreuses avenues de recherche. Premièrement, l’échantillon présentait une proportion élevée de jeunes coopératives (4/14) et de coopératives en démarrage (3/14), ce qui se reflète dans les préoccupations des intervenants. Cette limite est toutefois à nuancer, d’une part en raison de la récence de l’existence de ce modèle (introduit en 1997), et d’autre part parce que certaines de ces « jeunes » coopératives étaient en fait des reprises d’entreprises déjà existantes. Néanmoins, la récence même de ce modèle appelle à la multiplication d’études diachroniques portant sur les CMS. Deuxièmement, notre échantillon contient peu de membres de soutien, puisque nous cherchions surtout à comprendre la perception des dirigeants et administrateurs à l’égard de cet aspect des CMS. Cette étude aurait donc tout intérêt à être complétée par de nouvelles recherches qui sonderaient davantage la perception des membres de soutien eux-mêmes quant à leur(s) rôle(s) au sein de la coopérative.