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Introduction

L’entrepreneuriat est un moteur économique majeur qui permet de lutter contre la pauvreté et de mieux répartir la richesse tant dans les pays développés que dans ceux en développement (Adebayo et Nassar, 2014). Cependant, malgré cette importance accordée au développement de l’entrepreneuriat et à l’augmentation du nombre d’organisations qui ont pour mandat de supporter les entrepreneurs (Ryfman, 2009), une recherche portant sur le soutien à l’entrepreneuriat offert par des entrepreneurs québécois dans un contexte africain a montré que ce soutien est complexe et présente de nombreux défis qui affectent le succès et la portée des interventions des organisations (Brière, Tremblay et Daou, 2015).

Or, devant le manque de modèles contextualisés, la stratégie est souvent d’adopter des approches standardisées ou encore des modèles développés pour des contextes bien différents à plusieurs égards. Ce faisant, l’un des enjeux importants est lié aux limites relatives à la transférabilité des modèles développés et les stratégies d’adaptation déployées par les organisations d’un contexte spécifique à un autre. Bien que plusieurs études mentionnent l’importance de pratiques endogènes dans le développement des entreprises locales (Adebayo et Nassar, 2014 ; Naudé, 2009), la production scientifique qui traite spécifiquement des éléments à considérer dans la transférabilité des pratiques entrepreneuriales et des adaptations nécessaires, tant au niveau des approches que des services offerts, demeure à enrichir. Des travaux permettant le développement de pratiques propres et adaptées à chaque contexte sont également souhaitables.

Certains auteurs analysent les différents services offerts aux entrepreneurs (McKenzie et Woodruff, 2013) et montrent que l’environnement doit être considéré dans le renforcement des capacités des entrepreneurs (GEM, 2011 ; Gwija, Eresia-Eka et Iwu, 2014 ; Mano, Iddrisu, Yoshino et Sonobe, 2012 ; Ozgen et Minsky, 2007). Toutefois, compte tenu de la diversité des contextes, il y a une nécessité de produire davantage d’études qui permettent d’apprécier les besoins d’une diversité d’entrepreneurs notamment les femmes, les autochtones, les immigrants, les jeunes, les groupes ethniques, etc. Tant au Nord qu’au Sud, la pertinence de considérer le contexte local spécifique à la culture entrepreneuriale et aux caractéristiques différenciées de ces entrepreneurs est primordiale pour mieux connaître les déterminants de l’entrepreneuriat ainsi que les facteurs clés du développement des entreprises.

1. La contextualisation pour le développement de connaissances nouvelles

Au sujet des femmes par exemple, des recherches ont questionné plus spécifiquement les obstacles dans le démarrage et la progression des entreprises (De la Cruz, Sánchez-Escobedo, Díaz-Casero, Díaz-Aunión et Hernández-Mogollón, 2014) et d’autres ont porté sur les indicateurs et l’environnement liés aux besoins des femmes entrepreneures dans l’offre de service des organisations (Abdo et Kerbage, 2012 ; Brière, Tremblay et Daou, 2015). Les études réalisées dans cette perspective revendiquent l’émergence de nouvelles approches basées sur des réalités contextualisées (Ahl et Marlow, 2012 ; Bloom, Mahajan, McKenzie et Roberts, 2010).

De la même façon, des auteurs ont fait ressortir l’importance d’une compréhension fine du contexte en matière d’entrepreneuriat autochtone, notamment l’importance des objectifs non économiques chez les entrepreneurs autochtones (Beaudoin et Lebel, 2009 ; Lindsay, 2005). Les auteurs soulèvent ainsi la nécessité de développer des modèles de soutien personnalisés et l’importance d’établir des politiques flexibles qui tiennent compte des particularités locales.

Cette importance du contexte pour lequel des iniquités sociales et structurelles sont présentes fait en sorte qu’il est très difficile de soutenir les entrepreneurs avec des stratégies individuelles en les isolant des acteurs de leurs communautés, particulièrement leur famille ou les autorités locales (Brière, Auclair, Larivière et Tremblay, 2014). Un soutien traditionnel et standardisé développé dans des contextes différents s’avère ainsi souvent peu performant.

Cette contextualisation de l’entrepreneuriat concerne également la nécessité de diversifier les critères permettant d’évaluer la performance des entreprises créées par cette pluralité d’entrepreneurs. Il est intéressant dans cette perspective de réfléchir également sur de nouvelles façons de mesurer l’efficacité des entreprises créées par exemple dans des milieux formés d’autochtones ou d’immigrants. Des enquêtes comme celle du Global Entrepreneurship Monitor présentent des portraits d’ensemble sur les types d’entreprises créées, mais elles demeurent incomplètes, car elles ne permettent pas de distinguer le type d’entreprises créées (privée, coopérative, familiale, sociale, etc.) ni la performance d’un modèle en particulier. C’est pourquoi d’autres études, intégrant des indicateurs qualitatifs tels que l’évolution du climat local, la participation, l’apprentissage et les répercussions sur la communauté (Mano et al., 2012 ; McKenzie et Woodruff, 2013) s’avèrent nécessaires pour mieux rendre compte de l’impact de l’entrepreneuriat sur le développement économique.

Au plan théorique, ces questionnements et approches prennent ancrage dans les théories sociocognitives de l’entrepreneuriat, lesquelles intègrent à la fois des dimensions individuelles et contextuelles pour expliquer le cheminement entrepreneurial (Chabaud et Ngijol, 2005 ; Lent, Brown et Hackett, 2002). L’approche considérant l’entrepreneuriat comme un système adaptatif complexe mettant de l’avant la complexité de la dynamique entre l’entrepreneur, l’entreprise et l’environnement (Anderson, Dodd et Jack, 2012) est également privilégiée. La perspective post-structuraliste est aussi pertinente en se concentrant sur le contexte et en abordant le processus entrepreneurial comme une construction sociale et comme un processus sensible à la diversité et au changement social (Ahl et Marlow, 2012 ; Knight, 2014).

Dans ce contexte, les études permettant d’analyser les approches et les résultats progressifs de ces expériences ainsi que le développement de la diversité des réalités entrepreneuriales ont nourri ce numéro thématique. Nous avons cherché à sélectionner des textes portant sur l’entrepreneuriat dans différents contextes et plus spécifiquement ceux mettant en lumière les enjeux, stratégies et modèles endogènes pour soutenir une diversité d’entrepreneurs au Nord comme au Sud. Différents questionnements ont alimenté notre réflexion, notamment sur les éléments suivants :

La définition des projets entrepreneuriaux : comment se fait la définition des projets entrepreneuriaux dans un contexte spécifique ? De quelle façon les acteurs locaux sont-ils impliqués ? De quelle façon les besoins et motivations spécifiques des entrepreneurs et entrepreneures selon leur contexte sont pris en compte ? Comment les barrières et opportunités sont-elles contextualisées ?

Le soutien aux entrepreneurs : quels sont les différents modèles de développement à privilégier pour soutenir des entrepreneurs oeuvrant dans des contextes différenciés ? Comment l’appui à ces entrepreneurs est-il différent compte tenu de leurs besoins spécifiques ? Quels services doivent être développés en fonction des besoins des entrepreneurs locaux ? Comment renforcer les capacités organisationnelles des organisations qui appuient ces entrepreneurs ?

La performance des entreprises : de quelle façon les entrepreneurs conçoivent-ils la performance de leur entreprise dans leur contexte ? Quels types d’indicateurs permettent de traduire la performance de leur entreprise le plus adéquatement selon leur réalité ? Quels sont les impacts des entreprises créées sur le développement économique et social de la communauté ? Quels sont les déterminants endogènes et exogènes de la performance des entreprises ?

Vous constaterez que les textes du numéro spécial, tout en étant variés, adoptent cette vision de contextualisation et permettent d’illustrer la nécessité de continuer à le faire dans le développement et la poursuite de nouveaux travaux de recherche.

2. Présentation des contributions à ce numéro spécial

Christina Constantinidis, Manal El Abboubi, Noura Salman et Annie Cornet proposent, dans leur article, une analyse des femmes entrepreneures marocaines, à travers laquelle les spécificités du contexte sont prises en considération. Elles illustrent trois profils de femmes entrepreneures offrant un regard beaucoup plus précis sur les réalités de leur parcours, en faisant ressortir notamment les paradoxes auxquels elles sont confrontées tout au long de leur parcours entrepreneurial. Il s’agit d’un texte d’une grande richesse, dont le travail empirique considérable (60 entretiens) permet de sortir des généralités sur les femmes entrepreneures et de montrer l’importance de la contextualisation dans le soutien et l’accompagnement.

Sophie Brière, Isabelle Auclair et Maripier Tremblay présentent les résultats d’une étude exploratoire, réalisée en Afrique du Sud et au Rwanda. Elles proposent une analyse de l’adéquation entre les services de soutien aux femmes entrepreneures et leur réalité spécifique. Ce travail repose sur une combinaison d’approches théoriques féministes, entrepreneuriales et de développement international. Les auteures montrent que le soutien offert par les organisations demeure inadapté et souvent désincarné du contexte des femmes dans ces pays. Les résultats de leur démarche montrent que le soutien des femmes entrepreneures s’inscrit encore trop souvent dans une logique stéréotypée et adopte une vision de la performance fondamentalement masculine. Les auteures insistent sur la nécessité de revoir les stratégies de soutien en adoptant une approche dynamique mettant de l’avant l’interinfluence du contexte, des services de soutien de la performance.

Un autre article, celui de Tinaosoa Razafindrazaka et Pierre-André Julien, s’intéresse au rôle du capital social dans le développement entrepreneurial. Par le biais du récit phénoménologique, une méthode propice à la prise en compte du contexte, les auteurs décrivent les phases de construction du capital social dans le secteur laitier de la région de Vakinankaratra, à Madagascar. Ils proposent une représentation historique de la construction du capital social et font ressortir de quelle manière l’écosystème qui en résulte s’inscrit dans une dynamique territoriale précise et contextualisée et se veut spécifique à la réalité du territoire, de ses acteurs et des interrelations.

Thierno Bah, Sonia Boussaguet, Julien de Freyman et Louis César Ndione s’intéressent, dans leur article, à la transmission des entreprises familiales au Sénégal. Ils se questionnent notamment sur les spécificités culturelles influençant le processus. Neuf cas de successions sont étudiés. Le cadre utilisé est celui de Cadieux (2004). Or, les résultats de leur analyse montrent les limites de ce cadre en raison des spécificités culturelles. La façon d’aborder le processus de succession diffère dans les entreprises sénégalaises et dans les entreprises occidentales. Les résultats amènent les auteurs à proposer un modèle adapté aux réalités sénégalaises et confirment la nécessité pour les chercheurs dans le domaine à se préoccuper de la contextualisation des modèles utilisés en recherche.

Finalement, le texte de Luc K. Audebrand, Myriam Michaud et Kyriam Lachapelle s’intéresse à un mode d’entrepreneuriat spécifique, soit celui des coopératives multisociétaires (CMS). Ce modèle d’entrepreneuriat collectif s’appuie sur une gouvernance plus élargie, impliquant plusieurs catégories de membres, dont les membres de soutien. Ces derniers, contrairement aux normes usuelles dans les coopératives, ne sont pas des usagers. À l’issue de leur étude, réalisée auprès de 30 membres issus de 14 CMS, les auteurs proposent une catégorisation des rôles joués par cette catégorie de membres. Ils montrent comment, dans le contexte précis d’une CMS, le caractère entrepreneurial de l’organisation est soutenu par le collectif de membres impliqués dans la gouvernance. Ce modèle d’organisation illustre la nécessité de sortir des cadres habituellement utilisés en entrepreneuriat – entre autres celui de l’entrepreneuriat individuel – et offre une meilleure compréhension des dynamiques entrepreneuriales collectives pouvant être vécues dans certains contextes.

Conclusion

La prise en compte du contexte dans le processus entrepreneurial rend extrêmement difficile la généralisation des modèles entrepreneuriaux, en raison des différents déterminants variant d’un contexte à un autre. Pour cette raison, l’utilisation d’une approche contextuelle est à favoriser dans l’étude du phénomène entrepreneurial. Notre objectif en proposant ce numéro thématique, était d’alimenter la réflexion sur cette question et de proposer des articles mobilisant cette approche. Vous pourrez constater que les contributions à ce numéro thématique sont diverses, tant par leurs questions, méthodes ou implications, mais qu’elles partagent toutefois cette mise en lumière de la nécessité de prendre en compte le contexte dans les études réalisées. Nous espérons sincèrement que vous en apprécierez la lecture.