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Depuis quelques années, les États cherchent à diversifier leurs sources d’énergie par le développement de nouvelles formes de production de masse, afin de limiter l’exploitation des usines thermiques au charbon, au pétrole ou nucléaires. Cette tendance a mis de l’avant de nouvelles technologies qui ont des répercussions notables sur les territoires. En effet, qu’il s’agisse de turbines éoliennes, de panneaux solaires ou d’« hydromotricité », les installations nécessaires occupent de vastes espaces et peuvent provoquer des changements majeurs dans les paysages et les écosystèmes (Pasqualetti, 2011 ; Leung et Yang, 2012). Dans certaines régions rurales, où les activités économiques traditionnelles sont en déclin, les projets d’industrialisation associés à ces installations sont vus comme étant susceptibles d’apporter de nouvelles sources de revenus et même de devenir une « planche de salut ».

Ces développements soulèvent cependant des questions en termes de durabilité et de reconversion potentielle des économies locales. Entre autres, pourraient-ils entrer en conflit avec les économies existantes, voire créer une dépendance à cette nouvelle source de revenus au détriment d’autres plus traditionnelles ? Parmi les activités qui font régulièrement l’objet d’inquiétude lors de projets de développement éolien, on trouve le tourisme. La beauté des paysages et les panoramas comptent en réalité parmi les principales ressources, sinon la principale dans bien des cas, sur lesquelles est construite l’attractivité touristique d’une région. La question se pose donc toujours de savoir si l’implantation de turbines de grande taille ne modifiera pas le paysage à tel point que cette attractivité et, par extension, l’économie touristique s’en trouveraient affectées.

Pour aborder cette problématique des changements induits par l’insertion de grands équipements dans les territoires, la littérature en sciences sociales sur l’éolien s’est beaucoup développée ces dernières années. Si elle comprend des études qui se concentrent sur les impacts fonciers (Hoen, 2006 ; Hoen et al., 2011) ou sur la qualité de vie et la santé (Knopper et Ollson, 2011), beaucoup d’entre elles cherchent à améliorer la compréhension plus générale de la perception (Stein, 2013) et de l’acceptation sociale de l’éolien par les communautés locales (Devine-Wright, 2005 ; Saucier et al., 2009 ; Wolsink, 2013 ; Feurtey, 2014), ou de son rejet (Pasqualetti, 2011), y compris pour l’éolien en mer (Hagget, 2011 ; Lalancette, 2014). L’un des impacts les plus directs concerne les paysages, qui se trouvent généralement au cœur des contestations contre ces projets. Ce phénomène, auparavant expliqué par le syndrome « pas dans ma cour » ou NIMBY (de l’anglais « not in my backyard »), est désormais abordé dans la littérature de façon plus complexe, intégrant les rapports sociaux, l’attachement au lieu et le sentiment de maîtrise du territoire (Devine-Wright, 2009 ; Fortin et Le Floch, 2010 ; Labussière et Nadaï, 2011). Il faut toutefois relativiser le cas des éoliennes, considérées comme une énergie durable et une source locale de revenus, qui ne génèrent pas une opposition aussi forte que l’exploitation d’autres ressources naturelles (Wolsink, 2000 ; Devine-Wright, 2005 ; Fokaides et al., 2014), mais soulèvent tout de même des inquiétudes quant aux impacts sur les paysages (NFO System Three, 2002 ; Gueorguieva-Faye, 2006 ; Van der Horst, 2007). Certaines études récentes ont d’ailleurs cherché à approfondir les connaissances sur les nouveaux modèles de développement éolien, comme les parcs dits « communautaires » et leur acceptation, qui démontrent l’importance de l’argument économique pour les communautés locales (Cowell et al., 2011 ; Musall et Kuik, 2011). De ces nombreux travaux, on retiendra que les perceptions des sites éoliens sont influencées par plusieurs facteurs qui touchent différemment les sujets, selon leur expérience et leur relation au territoire, mis en perspective avec des facteurs institutionnels, découlant de contextes historiques, comme les politiques publiques en matière énergétique et les modèles de développement économique (Fortin et Fournis, 2014 ; Fortin et al., 2016). En ce sens, selon les territoires, les interprétations et l’acceptabilité sociale varient. Et si les habitants ne constituent pas un groupe homogène susceptible de porter le même jugement sur la présence d’un site de production dans leur quotidien, il en est de même des touristes.

Par ailleurs, les études sur les impacts du développement éolien sur le tourisme se font plus rares. Celles recensées suggèrent qu’il n’y a pas nécessairement d’incompatibilité entre ces deux secteurs, quoiqu’elles mettent en évidence un impact de ces infrastructures sur les perceptions des touristes. Ces travaux portant sur l’étude de l’impact des éoliennes en mer (offshore) sur les usages récréatifs et le tourisme sur les côtes reposent sur des sondages effectués à partir de simulations ou de scénarios d’implantation. Ainsi, les études de Jeremy Firestone, Willett Kempton et Andrew Krueger (2009), de Meredith Blaydes Lilley, Jeremy Firestone et Willett Kempton (2010), et de Craig E. Landry, Tom Allen, Todd Cherry et John C. Whitehead (2012) mettent toutes les trois en évidence, pour les États-Unis (les deux premières au Delaware, la troisième en Caroline du Nord), l’hétérogénéité de réponses quant aux perceptions tantôt positives, tantôt négatives, des éoliennes et quant à l’importance de la distance d’implantation par rapport aux côtes. Dans l’étude de Firestone et ses collègues, 89 % des personnes interrogées disent qu’elles continueraient de fréquenter les plages même si un champ éolien était implanté à plus de six milles des côtes. La conclusion de Lilley et ses collègues (2010) est par contre plus prudente : ces auteurs se limitent à dire que l’impact diminue en fonction du degré d’éloignement des turbines – conclusion qui n’est pas forcément partagée dans d’autres études réalisées auprès de résidents (Van der Host, 2007). Enfin, Landry et ses collaborateurs (2012) arrivent à la même conclusion concernant la distance d’implantation, mais ils relèvent un effet peu significatif sur les activités récréatives, notamment touristiques.

Dans le même esprit, les travaux de Vania Westenberg, Jette Bredahl Jacobsen et Robert Lifran (2013) dans le sud de la France confirment cette importance de la distance, tandis que ceux de Jacob Ladenburd et Alex Dubgaard (2009) au Danemark suggèrent que les coûts d’implantation supplémentaires que cet éloignement suppose pour les promoteurs rend plus judicieux le développement dans des secteurs à usage récréatif moindre. Or, cette suggestion est prise en défaut par un autre résultat que partagent plusieurs de ces études, à savoir que les turbines peuvent représenter une opportunité pour l’attraction de nouveaux touristes, comme simple curiosité, mais aussi comme support du développement de nouvelles activités (Westenberg et al., 2013). Lilley et ses collègues (2010) constatent que les effets d’attraction pour des activités comme les tours en bateau et l’observation des éoliennes sont plus importants que les effets de rejet. Firestone et ses collègues (2009), quant à eux, évaluent que jusqu’à 84 % des personnes qu’ils ont interrogées seraient disposées à visiter une plage avec des éoliennes au moins une fois pour la curiosité qu’elles représentent.

On voit donc, à l’instar du constat de David Rudolf (2014), au moins dans le cas des éoliennes offshore, que la distance d’implantation envisagée a un effet, même indirect. Cet auteur souligne aussi que si les recherches menées et les experts concluent que cet impact demeure faible et qu’un écart semble persister avec les discours des habitants. Ceux-ci continuent en effet d’exprimer des préoccupations quant aux impacts sur le tourisme. Rudolf est d’avis que bien que les arguments invoqués ne reposent sur aucune donnée probante, ils devraient tout de même être pris en compte dans la planification des implantations pour démontrer la volonté d’intégrer les avis des populations locales.

Notre étude se rapproche davantage de celle de Bohumil Frantál et Josef Kunc (2011). Ceux-ci s’intéressent à des turbines terrestres et leur analyse repose sur des données empiriques pour un champ éolien existant en République tchèque. Pour eux, alors que les touristes qui visitent cette région sont principalement attirés par la nature, les turbines éoliennes ont un impact mineur, voire nul sur la perception des touristes et leur expérience du paysage. Ces auteurs soulignent néanmoins l’importance de sélectionner des sites d’implantation adéquats (zones moins peuplées, en retrait et sans protection naturelle ou paysagère). Leur étude suggère également que les éoliennes peuvent représenter des occasions de développer de nouvelles activités touristiques (grâce à l’ouverture de territoires auparavant non accessibles ou comme attraits visibles depuis des belvédères et des sentiers de randonnée par exemple). Cette recherche ne concerne toutefois que deux cas précis, un planifié et un construit.

Force est de constater qu’il n’y a que peu d’études scientifiques qui concernent les éoliennes terrestres et qui tentent de comprendre leur impact sur l’expérience touristique. Notre recherche vise à contribuer à enrichir les connaissances par le biais d’une enquête empirique. Le cas de la Gaspésie apparaît particulièrement pertinent à cette fin. D’une part, la région est le berceau de l’éolien au Québec et c’est là que se concentre le plus grand nombre de parcs de production et, d’autre part, le tourisme est une industrie importante dans l’économie régionale. La région avait d’ailleurs fait l’objet d’une étude financée par le TechnoCentre éolien en 2004 (Richard Guay Consultants, 2004). Celle-ci concluait à une perception très majoritairement positive des éoliennes de la part des touristes interrogés (42,3 % en auraient une « impression excellente »). La présente enquête, réalisée cinq ans plus tard, visait aussi à mesurer l’impact des éoliennes sur la représentation que les touristes se font de la Gaspésie et de ses paysages, pour ainsi saisir si l’attractivité de cette région s’en trouve modifiée. La stratégie méthodologique adoptée dans notre recherche[1] diffère cependant sur plusieurs points (contexte, plan d’échantillon, suivi longitudinal). Les résultats obtenus permettent d’avancer quelques pistes de compréhension.

L’article est structuré en cinq points. Après avoir posé le cadre théorique, nous décrirons la démarche méthodologique. Nous exposerons ensuite le cas à l’étude, soit celui de la région de la Gaspésie, ce qui permettra de mieux mettre en contexte les principaux résultats d’enquête que nous exposerons. Dans la discussion, nous situerons ceux-ci par rapport à la littérature confirmant notamment le faible impact apparent des parcs éoliens sur l’expérience touristique et donnant des indications sur les différences de perceptions selon les types de touristes.

Cadre théorique : le sens du lieu… pour les touristes ?

La construction de notre cadre d’analyse repose sur trois concepts principaux que sont le « paysage », en tant que ressource pour le tourisme, et « l’horizon d’attente » qui, conjointement avec le « champ d’expérience », permettent l’intégration des pratiques touristiques dans un ensemble plus large socialement et temporellement. Cette approche, qui s’inspire notamment des travaux sur l’attachement au lieu de Patrick Devine-Wright (2009) et sur une perspective phénoménologique des études touristiques (Jafari, 1987 ; Morisset, 2012), nous amène à introduire la notion de « familiarité ».

D’abord, il apparaît essentiel de définir, sur le plan conceptuel, le paysage, car cette notion peut renvoyer à différentes conceptions selon les disciplines qui s’y intéressent, associées à différents paradigmes non exclusifs : territorial, culturel ou politique (Fortin, 2008). Mais globalement, ce concept carrefour est défini comme multidimensionnel, voire complexe. De la perspective géographique, qui considère le paysage à la fois comme le résultat de processus bio-géologiques et de représentations par les groupes d’usagers (Brossard et Wieber, 1984), à la perspective du développement territorial, qui ajoute un paradigme politique (Bédard, 2009 ; Sgard et al. , 2010 ; Fortin, 2014), le paysage repose sur des dynamiques sociales impliquant les acteurs et leurs représentations de l’environnement dans lequel ils interagissent. C’est notamment le postulat adopté dans la Convention européenne du paysage qui donne lieu à de nombreuses politiques ainsi qu’à des efforts de recherche, et dans laquelle le paysage est défini comme une « partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » (Conseil de l’Europe, 2000). Dans la présente recherche, nous entendons donc la notion de paysage comme la construction d’une représentation de « l’environnement de l’habitat humain perçu et compris par le biais des perceptions » [notre traduction] (Wolsink, 2013).

En ce sens, le paysage peut avoir une signification différente selon le profil et la position du sujet, et particulièrement lorsque l’expérience et la relation au territoire diffèrent d’un individu ou d’un groupe à l’autre. On comprend donc que les paysages des communautés locales et ceux des touristes peuvent différer, car bien qu’ils puissent renvoyer au même territoire, ils sont construits à partir d’expériences différentes et, potentiellement, investis de sens distincts. Cette approche de la notion de paysage semble donc particulièrement pertinente pour comprendre pourquoi certaines études mettent en évidence des différences de perception entre les touristes, les usagers occasionnels des sites affectés par des éoliennes et les résidents les plus proches.

Parmi les différents travaux sur l’acceptation (ou l’inacceptation) de projets d’implantation d’éoliennes, soulignons particulièrement le cadre d’analyse proposé par Devine-Wright (2005 ; 2009). Celui-ci rappelle d’abord les faiblesses des explications construites à travers la perspective NIMBY qui se limitent au critère de proximité des installations et à l’échelle d’une compréhension individuelle teintée d’ignorance, d’irrationalité et d’égoïsme. C’est pourquoi il souligne la nécessité d’un modèle qui intègre les différentes échelles, individuelles et collectives, pour comprendre les réactions aux projets éoliens, entre autres.

Cet auteur propose donc de prendre en compte à la fois l’attachement au lieu ( place attachment ) et l’identité du lieu ( place identity ), et d’envisager le projet d’implantation comme le déclencheur d’une rupture possible de ces attributs, rupture qui affecterait non seulement les aspects physiques, mais aussi les usages sociaux et les relations au lieu. À travers les notions d’objectivation et d’ancrage, issues de la théorie de la représentation sociale de Serge Moscovici (1961), Devine-Wright élabore un cadre d’analyse pour comprendre le processus de perception des groupes sociaux et des individus, en cinq étapes (prise de conscience, interprétation, évaluation, confrontation, action) et quatre niveaux (socioculturel, collectif, inter-personnel, intra-personnel) [notre traduction].

Sans reprendre strictement le modèle proposé par Devine-Wright, nous en retenons cependant les principes tout en les adaptant à cette population particulière que sont les touristes. Ainsi, nous proposons d’aborder l’expérience touristique en général, et la perception des paysages en particulier. Nous mettons aussi de l’avant la dimension de la « familiarité » que les touristes peuvent avoir avec ceux-ci (ex. : nombre de visites antérieures) et avec l’industrie éolienne (connaissance) comme un facteur clé de ces processus. Cette approche semble particulièrement pertinente dans le cas qui nous occupe, on le verra, puisqu’une très grande proportion des touristes connaissent déjà la région ou résident à proximité.

Selon cette perspective, pour comprendre la perception des touristes qui visitent ce territoire, il faut pouvoir prendre en compte ce qu’ils s’attendent à y trouver et, le cas échéant, ce qu’ils en connaissent déjà. Suivant la notion de « circuit des représentations » (Devanne et Fortin, 2011), qui s’attarde à la construction de l’image de la destination à travers les images promotionnelles produites par l’industrie, les touristes sont pareillement influencés par leurs propres connaissances antérieures du territoire en question, mais aussi par celles liées à leurs visites antérieures dans la région ou ailleurs en tant que touristes. Leurs expériences passées influencent leur façon de visiter et de percevoir le paysage. Ces connaissances préalables composent ce que nous pourrions appeler le « champ d’expérience » du visiteur, qui comprend les savoirs qu’il a accumulés au cours de ses précédents voyages et de ses pratiques touristiques antérieures. Cet ensemble se conjugue aux représentations construites avant le voyage par les images, les commentaires ou encore les guides de voyage, pour composer ce que nous pouvons appeler l’« horizon d’attente » des touristes.

Ce double concept, « champ d’expérience et « horizon d’attente », a été initialement défini dans le domaine des études littéraires par Hans Robert Jauss dans sa théorie de la réception, afin de mettre en évidence la subjectivité du lecteur. Mais c’est plutôt leur conceptualisation dans le champ de l’histoire par Reinhart Koselleck (1990), et surtout reprise par François Hartog (2003), qui nous intéresse ici. S’inspirant de Claude Levi-Strauss, Hartog propose de comprendre les modes de relation entre une société et sa perception du temps à travers des « régimes d’historicité » (2003 : 35). Dans ce modèle, la représentation du passé constitue le champ d’expérience, tandis que le futur est représenté dans l’horizon d’attente. L’action présente est alors déterminée par la tension entre les deux. Dans les deux cas, il s’agit de « représentations sociales » dont l’objectivation et l’ancrage dans le présent (Moscovici, 1961) reposent sur le contexte culturel et social du groupe qui les produit, puisque chaque société, communauté ou groupe a sa propre vision commune de son passé et de son futur.

Le fait de transposer et d’adapter ces concepts dans une épistémologie des études touristiques (Morisset, 2012) permet l’insertion des pratiques touristiques dans un ensemble plus large qui intègre à la fois les expériences antérieures, les connaissances préalables et les représentations des touristes, mais aussi le contexte socioculturel et temporel dans lequel ces pratiques s’inscrivent. Cette double intégration permet d’affirmer que les pratiques touristiques doivent être abordées et interprétées en fonction du contexte dans lequel elles sont étudiées plutôt que de façon isolée. Cette approche rejoint, quoiqu’en termes différents, celle socioculturelle développée par Jafar Jafari (1987). D’une part, ce dernier considère l’expérience touristique comme un tout qui s’insère dans une temporalité plus générale en lien avec le passé et le futur du touriste et, d’autre part, il suggère que la compréhension du phénomène touristique implique l’identification des différentes cultures du tourisme (culture d’accueil, culture du touriste, culture résiduelle et culture de l’industrie) (Veirier, 2005, analysant l’approche de Jafari).

Sur le plan de la méthodologie, cette approche a des conséquences sur les études tant qualitatives que quantitatives. Dans les deux cas, cela suppose l’utilisation de méthodes qui permettent d’intégrer dans le corpus analysé la collecte de données concernant les expériences antérieures, les savoirs et les connaissances préalables, ou encore les attentes des touristes, qui s’expriment notamment dans leur perception du territoire, c’est-à-dire leur compréhension du paysage. Par ailleurs, cela implique de situer géographiquement et temporellement l’étude, car les données recueillies et leur interprétation sont liées au contexte des pratiques étudiées et de l’étude elle-même. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’étudier des pratiques et des territoires dont les transformations sont rapides, comme peut l’être le développement énergétique dans l’Est du Québec (Bas-Saint-Laurent et Gaspésie) où plus de mille éoliennes ont été construites entre 2003 et 2015. Nous verrons plus loin comment cela s’est traduit dans notre recherche par l’introduction de la notion de « familiarité » et par la prise en considération des savoirs et des perceptions des touristes quant aux éoliennes en général.

Méthodologie longitudinale

Notre étude cherchait à répondre aux questions suivantes : Quels sont les impacts induits par la présence de parcs éoliens sur la perception des paysages par les touristes ? Quelle place ces paysages occupent-ils (ou non) dans la représentation que les touristes conservent de la région et qu’ils véhiculent dans leurs réseaux ? Notre hypothèse principale (HP) était que la présence d’éoliennes pourrait nuire à l’expérience des visiteurs en Gaspésie et, par extension, être préjudiciable à l’attractivité de la région. Considérant le profil des visiteurs (minorité de première visite) et leurs motivations (paysage, tourisme de nature, etc.) établies par de précédentes enquêtes de l’Association touristique régionale (ATR), nous avons formulé deux hypothèses secondaires : 1) que l’impact des éoliennes serait plus fort sur les perceptions des visiteurs attirés particulièrement par les paysages (HS1) ; et 2) qu’une bonne connaissance de la région aurait une influence sur les perceptions des visiteurs (HS2). Nous définissions de manière opératoire la « familiarité » à travers trois dimensions : les liens directs de connaissance (avoir résidé dans la région ou y avoir de la famille), la proximité (résider dans une région limitrophe, soit le Bas-Saint-Laurent ou Chaudière-Appalaches) et le nombre de séjours déjà effectués dans la région. Nous définissions en outre la « fidélité » comme la propension à revenir dans la région et la « loyauté » comme celle à recommander la région à d’autres personnes.

Pour mener à bien cette recherche et tester nos hypothèses, nous avons élaboré une méthode d’enquête afin de recueillir des informations auprès de touristes qui ont visité la région[2]. Celle-ci comprenait deux phases qui devaient permettre de questionner une population en mouvement que sont les touristes, tout en atteignant trois objectifs : 1) diversifier l’échantillon pour bien représenter la population étudiée, 2) établir leur profil sociodémographique pour fins d’analyse, notamment en vue de 3) comprendre les perceptions et le niveau de satisfaction des touristes par rapport à la présence de parcs éoliens, et ce, pendant et après leur séjour. La première phase s’est déroulée à l’été 2009. Cette période était particulièrement dense en termes de changements dans la péninsule gaspésienne, stimulés par le premier appel d’offres lancé par Hydro-Québec et ciblant uniquement cette région. Sept sites éoliens étaient alors en fonction, totalisant près de 500 éoliennes, la plupart sur le circuit touristique de la route 132.

Étant donné la difficulté de recruter des répondants parmi les touristes qui, par nature, sont en déplacement, un soin tout particulier a été apporté à la mise en œuvre de la méthode d’échantillonnage. En effet, les enquêtes généralement menées par les associations touristiques ou professionnelles ne comptent que peu d’informations sur le profil des répondants. De plus, elles sont souvent effectuées dans les bureaux d’information et les kiosques touristiques, ce qui crée un biais (surreprésentation des touristes de premier séjour), ce que confirme notre enquête (trois répondants sur cinq ne se sont pas arrêtés dans ces kiosques pour prendre de l’information). Pour rejoindre cette population en mouvement, nous avons administré les questionnaires au moment où les visiteurs sont tous théoriquement « immobiles », c’est-à-dire sur les lieux où ils s’arrêtent pour la nuit. L’échantillon a donc été construit sur la base des établissements d’hébergement existants[3] dans la région, choisis selon un mode probabiliste. Au final, 20 établissements d’enquête répartis dans toute la région ont été retenus sur les 332 qui sont membres de l’Association touristique régionale de Gaspésie (ATR Gaspésie). Cette sélection correspond à un plan d’échantillonnage aléatoire stratifié non proportionnel établi sur la base de trois critères : le secteur géographique (les cinq définis par l’ATR)[4], le type d’établissement (hôtel, motel, auberge, gîte ou camping) et la capacité d’accueil de chaque zone touristique. À l’intérieur de chacune de ces strates, des quotas de répondants ont été déterminés pour l’ensemble des établissements sélectionnés pour une même zone. Par ailleurs, dans le but d’assurer la meilleure représentativité possible par la plus grande diversité des profils de répondants, la première phase de l’enquête s’est déroulée sur deux périodes (mêmes établissements visités deux fois), fin juillet et fin août 2009, en évitant celles où avaient lieu des événements exceptionnels liés aux célébrations du 475e anniversaire de la ville de Gaspé.

Pour cette première phase, un court questionnaire (exigeant un temps de réponse d’environ dix minutes) a été administré en face à face, sur les lieux d’hébergement. Celui-ci comportait cinq parties portant sur l’origine géographique, les caractéristiques du séjour, le déroulement du séjour, les paysages de la Gaspésie et les caractéristiques sociodémographiques. La question de l’éolien n’était pas mise alors explicitement de l’avant. Plus de 464 personnes ont été interrogées, ce qui donne une marge d’erreur de 4,55 % pour un intervalle de confiance de 95 %, soit 19 fois sur 20. De plus, pour accroître la validité des résultats, les données obtenues ont été pondérées en fonction de la capacité d’accueil de chaque zone touristique et du taux d’occupation des établissements les jours d’enquête.

Cette phase a permis de recueillir les coordonnées de 353 répondants potentiels pour la deuxième phase d’enquête. Celle-ci, menée au printemps 2010 (mai et juin), avait pour objectif de recueillir les représentations des touristes plusieurs mois après leur séjour (de 9 à 11 mois) afin de comprendre ce qu’ils retiennent de celui-ci et ce qu’ils en disent. À l’instar des travaux – notamment en psychologie – suggérant une relation entre la construction de la mémoire et les représentations sociales (Bonardi, 2003), ce délai devait donner aux répondants le temps de poursuivre la construction, ou la déconstruction, des représentations de leur séjour, particulièrement dans leurs interactions sociales subséquentes avec leurs proches. Le questionnaire de la deuxième phase comportait quatre sections : déroulement du séjour, paysages de la Gaspésie, satisfaction à l’égard de ce séjour et perception des éoliennes. Sur les 322 questionnaires envoyés par courriel ou par la poste, 120 ont été retournés valides, soit un taux de réponse de 37,3 % avec une marge d’erreur de 8,95 % pour un intervalle de confiance de 95 %. Par ailleurs, les distributions de fréquences de l’échantillon de la phase 1 ont été comparées au sous-échantillon de la phase 2 pour les variables descriptives (âge, revenu, nombre de séjours, origine, etc.). Il apparaît que le sous-échantillon de la phase 2 reste relativement représentatif de l’échantillon de la phase 1, à l’exception de la variable de l’origine géographique pour la sous-population des visiteurs de proximité, en raison du trop faible taux de réponse (5 % seulement). En conséquence, les poids que nous avons utilisés pour pondérer l’échantillon de la phase 1 ont été appliqués au sous-échantillon de la phase 2, mais nous nous sommes abstenus de tirer des conclusions concernant les visiteurs de proximité.

Une série d’analyses statistiques a été faite, entre autres pour tester nos hypothèses, en croisant des variables comme la « familiarité » (nombre de visites) avec diverses réponses obtenues. Les tests de chi carré ont ainsi permis de voir s’il y a un lien entre deux variables, sans permettre pour autant d’induire de lien causal. La prudence est de mise sur les conclusions qui peuvent être tirées des résultats, dont les principaux sont exposés et discutés plus loin. Mais d’abord, décrivons à grands traits le contexte plus large de la région à l’étude.

La Gaspésie : une économie des ressources

La région administrative de la Gaspésie, composée de moins de 100 000 habitants[5], fait partie des secteurs où de nombreuses municipalités rurales luttent pour maintenir leur population. En fait, sur les 84 municipalités que compte la Gaspésie touristique, 50 étaient déclarées dévitalisées en 2006 selon l’indice du MAMOT (ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du Territoire) (indice inférieur à ‑5). Dans un contexte où l’économie éprouve des difficultés structurelles dans les secteurs d’activité plus anciens (pêche, forêt, mines), la région a misé depuis plusieurs décennies sur l’accroissement du tourisme, présent dans la région depuis les années 1930.

Comme ailleurs au Québec, l’histoire du tourisme est liée au développement de l’automobile (Lambert, 2014). C’est d’abord par les routes que les touristes venus surtout d’Amérique du Nord, puis d’Europe, ont découvert la province, son patrimoine (Morisset, 1999) et ses paysages. Dans l’ensemble des régions, la Gaspésie occupe une place à part dans le circuit touristique. En effet, si la péninsule était déjà une destination de villégiature à la fin du XIXe siècle, elle deviendra célèbre à partir des années 1930 pour sa route 132 qui ceinture la péninsule en longeant la côte (Guérette et Hétu, 1995). Ce circuit, un classique des séjours touristiques dans la région, a été recommandé parmi les meilleures destinations dans plusieurs publications internationales (classement 2011 du magazine Travel du National Geographic, revue de la National Geographic Society de 2009). La région est populaire pour ses paysages (42 %), ses parcs nationaux (32 %) et les activités de plein air (32 %) (ATR Gaspésie, 2014). Selon les estimations de 2012, la « Gaspésie touristique[6] » aurait reçu 740 000 personnes pour 3,6 millions de nuitées, ce qui suggère que les touristes qui visitent la région y restent plus longtemps qu’ailleurs dans la province de Québec. Ce résultat est cohérent avec l’étendue et l’éloignement de la région par rapport aux centres urbains. Enfin, toujours en 2012, les visiteurs auraient généré 277 millions de dollars en recettes[7]. Le tourisme apparaît donc comme une activité importante pour l’économie régionale, et il est en croissance.

Pas étonnant alors que les acteurs régionaux continuent de s’y investir et de travailler à mieux structurer le secteur. Dans les années récentes, ils se sont engagés dans des actions de promotion nationale et internationale et dans l’accroissement et l’amélioration de l’offre (activités d’hiver et d’été) et des infrastructures nécessaires, tant pour le transport (routes, sentiers) que pour l’hébergement (hôtellerie, restauration, etc.). En 2002, par exemple, le tourisme a été reconnu comme un créneau d’excellence de la Gaspésie pour le développement d’une politique d’Action concertée de coopération régionale et de développement (ACCORD) afin de distinguer la région dans l’offre touristique internationale comme « destination entre mer et montagne ». La défunte Conférence régionale des élus (CRÉ) a animé une démarche menant à l’adoption d’une « Politique-cadre du tourisme durable de la Gaspésie », en 2012, puis d’une « Charte des paysages », en 2013.

Mais l’économie touristique s’inscrit dans un territoire lui aussi convoité par d’autres acteurs. Elle doit cohabiter avec des secteurs touchant l’extraction de ressources naturelles, certains plus anciens comme la pêche, la forêt et les mines, d’autres plus récents, notamment l’éolien depuis le tournant des années 2000.

Après une étude sur la capacité de production menée en 1995, des projets ont vu le jour à partir de 1998. Le parc Le Nordais, entré en fonction en 1999 sur deux sites (Cap-Chat et Matane), est alors le plus grand au Canada. Mais c’est véritablement en 2003 que le secteur éolien prend de l’importance avec un premier appel d’offres lancé par Hydro-Québec[8] et ciblant la seule région administrative et la Municipalité régionale de comté (MRC) de Matane, limitrophe à la Gaspésie et située dans la région administrative du Bas-Saint-Laurent. La production est associée à un projet d’industrialisation, alors que l’ambition est d’implanter une expertise nouvelle dans la région autour de la fabrication de turbines en visant à devenir un leader dans le secteur et dans l’exportation. Depuis 2005 donc, avec la construction d’une dizaine de grands parcs (30, 60 et même 150 turbines), le nombre d’éoliennes en « Gaspésie touristique » a augmenté constamment, passant de 492 en 2009 (moment de notre enquête) à 991 turbines en 2015[9].

Sans conteste, la croissance forte et rapide de cette industrie, par le biais de grands parcs, modifie les paysages régionaux, du moins dans leurs dimensions matérielle et visuelle. Considérant l’importance de la ressource paysagère pour l’attractivité touristique, des acteurs territoriaux, à commencer par l’ATR, s’interrogent. Ceux-ci ont voulu développer une approche du tourisme plus en accord avec les principes du développement durable et le principal élément pour y parvenir a été de favoriser la préservation des paysages. Les liens entre le paysage et le développement du tourisme, et les éventuels impacts de l’implantation de parcs éoliens, sont donc objets de questionnements, voire de tensions aux niveaux local et régional. Dans cette perspective, la Gaspésie constitue un cas pertinent pour tenter de comprendre si l’énergie éolienne et un tourisme construit sur la nature et les paysages peuvent se développer conjointement sur un territoire donné. L’enquête menée auprès de touristes indique que cela apparaît possible du point de vue des visiteurs.

Résultats : des touristes « familiers » pour qui l’éolien s’insère dans les paysages de nature

Notre enquête a mis en évidence plusieurs constats qui viennent dans la plupart des cas confirmer des résultats d’enquêtes antérieures. En ce qui concerne le profil des touristes, nos données sont cohérentes avec celles des enquêtes de l’ATR Gaspésie (2014). Elles montrent cependant une proportion plus importante de touristes de « proximité », c’est-à-dire résidant dans une région voisine (Bas-Saint-Laurent, Chaudière-Appalaches). Cela peut s’expliquer par le fait que l’ATR mène ses enquêtes dans les points d’information touristique où s’arrêtent sans doute moins les touristes qui connaissent déjà la région qu’ils visitent.

Dans notre échantillon de 464 touristes, 84 % résidaient au Québec, tandis que les autres provenaient en majorité de l’Europe et de l’Ontario. Environ les deux tiers des personnes interrogées avaient 45 ans et plus (65 %), alors que les jeunes de 24 ans et moins ne représentaient que 6,5 % de l’échantillon. Par ailleurs, 44 % des répondants ont dit avoir un revenu familial annuel supérieur à 80 000 $. Deux variables étaient posées en hypothèse : la « familiarité » et le « champ d’expérience ». Sous l’angle de la « familiarité », notons qu’un tiers des répondants ont déjà habité dans la région, qu’un tiers y ont de la famille et que les deux tiers étaient déjà venus (au moins à cinq reprises pour un tiers d’entre eux). Au total, ce sont plus de trois touristes sur quatre (77 %) qui connaissaient déjà la région (familiarité) ou qui résidaient à proximité de celle-ci, soit en Gaspésie, soit dans la région voisine du Bas-Saint-Laurent. À l’inverse, 80 % des visiteurs résidant à l’extérieur du Québec venaient en Gaspésie pour la première fois. C’est donc dire que de nombreux touristes ne sont plus si « étrangers » à la région qu’ils choisissent pour un nouveau séjour. Leur champ d’expérience comprend déjà des savoirs sur la région et leur horizon d’attente correspondrait davantage à l’expérience effective de visites antérieures. Cette correspondance produirait une plus grande satisfaction et ils pourraient, en ce sens, être conscientisés et sensibles aux changements vécus dans le paysage. Ce trait particulier du touriste en Gaspésie pourrait avoir un effet (HS2) sur la perception des éoliennes dans les paysages.

À cet égard, les données recueillies pendant que se déroulait le séjour (phase 1 de l’enquête) ont montré que le « circuit des représentations » de la Gaspésie touristique (c’est-à-dire la correspondance entre les attentes et le réel) n’était pas brisé malgré certains décalages entre les images promotionnelles produites par l’industrie touristique (qui n’incluaient pratiquement pas d’éoliennes) et la réalité des paysages observés par les touristes (Devanne et Fortin, 2011). En effet, lorsque nous demandions aux enquêtés quelles étaient les quatre principales raisons (parmi 28 choix possibles) qui avaient motivé leur choix de visiter la région, « les paysages » ont été retenus par plus d’un répondant sur deux (53,1 %) (et même un sur cinq comme premier incitatif), tandis que presque autant ont choisi « l’observation de la nature » (47,5 % parmi les choix identifiés, dont 14,9 % comme premier choix). Sur la base de l’itinéraire suivi par les touristes, qui faisait partie des informations recueillies, nous pouvons supposer que la très grande majorité d’entre eux sont passés à proximité de plusieurs parcs éoliens. Pour tester si cette présence était retenue dans les représentations de la région, nous leur avons demandé de choisir cinq photos, parmi 24 différentes, qu’ils montreraient à leurs proches pour leur présenter la Gaspésie. Si la majorité des touristes ont choisi des paysages emblématiques, naturels et maritimes, un tiers d’entre eux sélectionnaient des photos avec des éoliennes, tout en accompagnant spontanément ce choix de propos sinon positifs, du moins neutres. Au-delà du faible impact que peut avoir ce décalage entre l’image promotionnelle et le paysage vu, les résultats nous amènent à penser que les touristes considèrent la présence des éoliennes comme un élément constitutif de ce paysage. Nous verrons comment les données collectées pendant la phase 2 tendent à appuyer cette hypothèse.

La deuxième partie de l’enquête, menée rappelons-le plusieurs mois après le séjour fait en Gaspésie, a permis de mettre en évidence un certain nombre de constats concernant la satisfaction, les attraits visités, les intentions et les motivations de retour et, surtout, la perception a posteriori des éoliennes dans les représentations de la Gaspésie. D’abord, nous notons que la satisfaction globale des touristes est élevée, puisque pratiquement les deux tiers des répondants (64 %) se disent « très satisfaits » de leur séjour. Ce niveau était d’abord mesuré par l’évaluation d’un énoncé global, puis détaillé autour de 16 énoncés proposés selon une échelle de Likert allant de 1 (très insatisfait) à 9 (très satisfait) ; la moyenne et l’écart-type ont été calculés pour chaque énoncé. Par ailleurs, une même proportion de répondants (65 %) ont dit avoir une « forte intention » de revenir et 80 % avaient conseillé cette destination à des proches (famille, amis ou collègues) au moment de l’enquête. Une forte proportion des touristes interrogés expriment donc une fidélité et une loyauté face à la Gaspésie, et ce, malgré la présence d’éoliennes dans certains des paysages. Mais alors, quelle est la place occupée par le paysage dans l’expérience touristique généralement positive ?

Tel que nous l’avons mentionné précédemment, le paysage et l’observation de la nature sont deux raisons dominantes pour venir en Gaspésie. Ces deux raisons restent en tête de liste pendant le séjour. À preuve, interrogés sur leurs activités principales pendant leur séjour, la première activité mentionnée par plus du quart des répondants (27 %) est l’observation des paysages et, plus généralement, le tourisme de nature contemplatif (41 %) ou récréatif (28 %). Surtout, nous remarquons que pratiquement tous s’entendent sur la beauté des paysages (73% sont totalement satisfaits – de loin la plus forte proportion). De façon cohérente avec ces résultats, nous observons que les paysages constituent la principale motivation de retour pour 47 % des répondants : ils demeurent donc un attrait important malgré la présence de parcs éoliens.

L’administration du questionnaire plusieurs mois après le séjour (phase 2) visait également à connaître les perceptions des touristes à l’égard des éoliennes en général et pendant leur voyage en particulier. Pour cela, les répondants devaient évaluer deux séries d’énoncés proposés selon une échelle de Likert allant de 1 (pas du tout d’accord) à 9 (tout à fait d’accord). Une première série de 16 énoncés visait à comprendre leur perception de l’impact des éoliennes sur le paysage gaspésien. Les résultats (tableau 1) font ressortir que les répondants sont nettement en désaccord avec les énoncés qui suggèrent un impact négatif des éoliennes sur le tourisme et sur les paysages : la très grande majorité des touristes sont en désaccord avec l’affirmation qu’ils ne reviendraient pas à cause des éoliennes (94,4 %), tandis que près des deux tiers ne croient pas que les parcs éoliens enlèvent du cachet aux paysages (64,8 %), ni même qu’ils les dégradent (56,7 %).

Fig. 1

Tableau 1 : Degré d’accord avec des énoncés concernant l’impact des éoliennes dans les paysages gaspésiens

Tableau 1 : Degré d’accord avec des énoncés concernant l’impact des éoliennes dans les paysages gaspésiens
Source : Les auteurs

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Sous un angle prospectif, une seconde série de 17 énoncés visait à mesurer la perception du développement de la filière éolienne de façon plus générale. Les réponses sont très diversifiées. Dans l’ensemble, nous observons que les énoncés favorables au développement éolien obtiennent une note moyenne élevée (supérieure à 7), les énoncés défavorables, une note moyenne faible (inférieure à 4,6).

Le croisement de ces deux résultats montre que ceux qui ont une perception plus positive des éoliennes dans les paysages sont aussi ceux qui sont les plus favorables au développement de l’énergie éolienne de façon générale (tableau 2), percevant même les éoliennes comme étant caractéristiques du paysage (χ² < 0,01), voire comme une attraction touristique (χ² < 0,05).

Fig. 2

Tableau 2 : Perception des parcs éoliens dans les paysages selon la perception du développement de la filière éolienne

Tableau 2 : Perception des parcs éoliens dans les paysages selon la perception du développement de la filière éolienne

Note : Pour des questions de clarté, ce tableau se lit horizontalement pour les 100%.

Source : Les auteurs

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Il faut préciser par contre que quelle que soit la perception (groupe 1 : perception positive [m  3,8] ; et groupe 2 : perception plus nuancée, même négative [m > 3,8] ; voir tableau 2), une bonne proportion de répondants hésitent à répondre à plusieurs énoncés[10]. Nous pensons que ce phénomène met en évidence le manque de connaissances sur les impacts et les orientations de la filière éolienne pour une proportion significative de touristes interrogés, ou encore que leur opinion n’est pas arrêtée à ce sujet. Les représentations « pour » ou « contre » l’éolien ne sont donc pas aussi figées que le laissent entendre les débats ou les médias.

Ce besoin d’information ressort également dans les réponses concernant le niveau de connaissance et le besoin d’information de la part des touristes. En effet, près d’un touriste sur deux ne se considère pas bien informé sur le dossier éolien en Gaspésie (46,6 %), contre seulement 8,2 % qui se considèrent tout à fait bien informés. Les analyses statistiques croisées permettent de préciser que ces besoins sont différents en fonction de l’âge des répondants. Nous constatons que les moins de 35 ans sont les plus nombreux à considérer qu’ils sont moins informés, alors que les 35-54 ans se disent plutôt bien informés[11] et que la majorité des 55 ans et plus sont plutôt neutres et indécis. En outre, plus de la moitié des touristes interrogés se disent intéressés par les sites d’interprétation de l’éolien (56,4 %) et presque les trois quarts croient qu’il est nécessaire de proposer de l’information dans les parcs (72,1 %).

Ces résultats d’ailleurs s’accordent avec le classement des attraits visités pendant leur séjour, puisque 16,1 % des répondants ont indiqué avoir visité le centre d’interprétation de l’éolien « Éole » à Cap-Chat, ce qui place ce site en huitième position sur la liste de 25 attractions proposées. Ce résultat aurait pu étonner vu la taille très modeste de ce centre d’interprétation, mais l’image iconique de l’éolienne verticale expérimentale Éole et le besoin d’information mis en évidence par l’enquête pourraient l’expliquer. Là encore, les analyses statistiques révèlent que les répondants qui se sont arrêtés pour voir les éoliennes, notamment pour visiter le centre d’interprétation Éole, ont une perception des éoliennes sensiblement plus positive que les autres (corrélation très forte, λ = 0,229)[12].

Il reste que la majorité des touristes que nous avons interrogés ont une perception positive du développement de la filière éolienne, que ce soit dans la région visitée ou de façon générale. Toutefois, certains résultats nuancent un peu la faiblesse apparente de l’impact de l’éolien sur le tourisme et la perception des paysages. En effet, les répondants dont les principales activités étaient le plein air ou l’observation des paysages tiennent des propos plus nuancés, même si pour ces derniers la proportion de ceux dont les propos sont surtout positifs dépasse les 60 %. Par ailleurs, nous observons que ce sont plutôt ceux qui sont tournés vers un tourisme de détente et de divertissement qui sont les moins favorables à la présence d’éoliennes.

Nous avons de même présenté aux répondants des scénarios futurs d’implantation d’éoliennes, selon les types de paysages (à proximité des villages, en mer, dans les zones agricoles, dans les terres intérieures), selon les attractions touristiques à proximité (patrimoine, musée, parc, plage, etc.) ou selon la répartition géographique (grands parcs éoliens dans peu d’endroits, ou répartis dans toute la région, etc.) (tableau 3). Dans l’ensemble, la plupart ne semblent pas vraiment leur poser problème, mais nous notons tout de même une perception plus négative lorsque la présence d’éoliennes est plus visible dans les situations suivantes : « à proximité des villages », « à proximité et visibles des sites panoramiques ou autres lieux touristiques », « à proximité et visibles des sites d’interprétation et des parcs nationaux ». Cependant, quand nous leur posons directement la question, la très grande majorité des touristes (88 %) disent ne pas avoir été dérangés du tout par les éoliennes au cours de leur séjour. De même, les énoncés suggérant que les répondants pourraient ne pas revenir à cause des éoliennes ou qu’ils éviteront des endroits où ils savent qu’il y a des éoliennes obtiennent des notes moyennes d’assentiment très basses (0,89 et 2,26), sans compter que plus des trois quarts des touristes déclarent que l’augmentation du nombre d’éoliennes dans la région n’aurait aucun impact sur leur intention d’y revenir.

Fig. 3

Tableau 3 : Évaluation de la perception des différentes situations d’implantation des parcs éoliens

Tableau 3 : Évaluation de la perception des différentes situations d’implantation des parcs éoliens
Source : Les auteurs

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Enfin, nous constatons un lien statistique entre la perception positive de l’éolien et le fait d’en avoir parlé une fois de retour du séjour. Sur les 65 % de répondants ayant déclaré avoir parlé des éoliennes à leur entourage à leur retour, les deux tiers disent avoir tenu des propos surtout positifs, contre 4,6 % des propos surtout négatifs. Ces chiffres soulignent le peu d’impact négatif de la présence des éoliennes sur l’expérience de visite de ces touristes, ainsi que sur leur « loyauté » (propension à recommander) et leur « fidélité » (propension à revenir) envers la destination.

Discussion

L’objectif de la présente étude était de déterminer si la présence d’éoliennes pouvait nuire à l’expérience des visiteurs en Gaspésie (HP) et être préjudiciable à l’attractivité touristique de la région. Plus exactement, nous voulions vérifier si les touristes étaient susceptibles de revenir (fidélité) et de recommander la destination (loyauté) à la suite de leur séjour. Plus spécifiquement, nous posions deux hypothèses, soit que l’impact négatif des éoliennes serait plus fort 1) sur les perceptions des visiteurs attirés particulièrement par les paysages de nature (HS1), et 2) aussi chez ceux qui connaissent bien la région (HS2). Nos résultats d’enquête réfutent ces hypothèses. Situons-les au regard des autres études consultées et aussi du concept d’horizon d’attente pour avancer quelques pistes d’explication.

D’abord, les résultats concernant le faible impact négatif des développements éoliens sur l’expérience de visite des touristes sont cohérents avec les résultats d’autres études. À l’instar de Frantál et Kunc (2011), notre étude ne montre qu’un faible impact sur l’expérience touristique. Par ailleurs, le changement sur les paysages, dont Rudolf (2014) démontre bien l’existence, se révèle dans notre cas aussi, mais il est plutôt perçu positivement ou de façon indifférente.

Sous l’angle de la cohabitation visuelle et spatiale, notre étude rejoint aussi celle de Frantál et Kunc (2011) quant à l’importance du choix de localisation des parcs éoliens. L’évaluation par les touristes interrogés des scénarios d’implantation proposés fait voir que la proximité de certaines attractions touristiques est plus sensible que d’autres. Cela rejoint aussi les conclusions de Firestone et coll. (2009), Lilley et coll. (2010) et Landry et coll. (2012). En effet, et bien que ces trois études portent sur des développements maritimes (offshore) plutôt que sur des parcs terrestres, elles indiquent que la perception de l’implantation des turbines éoliennes est influencée par leur distance par rapport à la côte, et donc par leur localisation. En revanche, ces études confirment une plus grande hétérogénéité de réponses qui pourrait être due à leur échantillon plus diversifié, intégrant dans certains cas des résidents. Enfin, toujours en accord avec d’autres études, notamment celles de Firestone et coll. (2009), de Landry et coll. (2012) et de Westenberg et coll. (2013), la présence des éoliennes – telle qu’au moment de l’enquête – n’a qu’une faible incidence à la fois sur la perception des paysages de la région et sur l’expérience de visite. Et même si ces enquêtes s’intéressaient à des territoires où la composante balnéaire est la plus importante et que notre propre enquête souligne l’importance de la nature et des paysages dans le cas gaspésien, les éoliennes sont dans les deux cas implantées au cœur de la principale attraction qui motive les touristes à séjourner dans ces régions.

Par rapport à ces précédents travaux, notre enquête apporte une connaissance nouvelle, fondée sur la méthode longitudinale retenue. Elle permet d’aller plus loin en ce qui concerne les représentations que les touristes conservent plusieurs mois après leur retour, et la façon dont ils parlent à leur entourage de la Gaspésie et de ses paysages. Nous avons vu qu’après leur retour leurs propos sont positifs dans les deux tiers des cas. Par ailleurs, si nous considérons le paysage comme une représentation construite et que nous tenons compte du faible impact des éoliennes, voire des perceptions plutôt positives, nous pouvons alors formuler quelques pistes d’explication.

La première explication possible serait de considérer que la présence d’éoliennes fait partie de l’horizon d’attente des touristes et que, ce faisant, leur présence est perçue positivement puisqu’elle correspond à cette attente. Plusieurs raisons pourraient conduire à une situation de ce type. D’abord, notre enquête montre que la majorité des touristes viennent du Québec (84 %) et qu’ils connaissent déjà la région (plus des deux tiers y ont déjà séjourné). Il est donc possible qu’à défaut d’avoir anticipé la présence des éoliennes par la promotion touristique, ils aient été conscients ou aient entendu parler (dans les médias ou leurs réseaux, famille et amis) du développement éolien au fur et à mesure de son installation en Gaspésie et qu’ils l’aient intégré progressivement à leur connaissance de ce territoire.

Une seconde explication possible de ce faible impact pourrait renvoyer à la représentation généralement positive dont bénéficie la filière éolienne, pour des raisons écologiques notamment (ex. : énergie verte). Nous pourrions alors considérer qu’elles peuvent s’inscrire positivement dans les représentations de paysages censés représenter la nature et que recherchent les touristes, comme ceux de la Gaspésie. En d’autres termes, les touristes s’attendraient à trouver des éoliennes comme un élément à part entière des littoraux qu’ils visitent. Cette attente pourrait alors se traduire par l’intégration des éoliennes à l’offre récréotouristique, par exemple dans les circuits de visites et dans les attractions touristiques, comme le suggèrent aussi les équipes de recherche de Firestone (2009) et de Westenberg (2013). Cette dernière étude rapporte que cela pourrait être à l’origine d’une meilleure intégration paysagère des éoliennes et de leur perception plutôt positive, puisqu’elles contribueraient à l’expérience de visite des touristes, et ne seraient plus seulement un outil de développement économique qui risquerait de nuire à l’environnement et à sa mise en valeur touristique. Afin d’opérationnaliser cette hypothèse, dans la perspective éventuelle d’en tester la validité, nous proposons une interprétation de la notion d’« intégration paysagère » selon l’approche développée dans notre cadre théorique. Cette notion est souvent comprise comme « l’ensemble des actions permettant de réduire la perception visuelle » (AFOM, 2004 : 8), ce qui repose sur une définition du paysage compris comme une perspective visuelle cadrée et figée. Cependant, une définition basée sur la représentation du territoire, les interrelations entre facteurs naturels et humains et les interactions sociales invite à revoir cette notion pour lui conférer un caractère dynamique. Dès lors, l’intégration paysagère peut être envisagée comme un processus cognitif de transformation des perceptions qui reposerait entre autres sur des actions d’information, de consultation, même de médiation des éléments nouveaux dans le paysage.

Toutefois, cette intégration paysagère des éoliennes n’est pas nécessairement automatique et cette hypothèse repose également sur la demande des touristes d’avoir accès à davantage d’information et sur l’intérêt qu’ils portent aux sources d’information existantes comme le centre d’interprétation « Éole » à Cap-Chat. Dit autrement, l’intégration paysagère pourrait être pensée comme une démarche proactive d’intégration des éoliennes dans la promotion de la destination en amont de la visite touristique, et par l’accompagnement pendant la visite grâce à la mise à disposition d’informations et d’outils d’interprétation. Reste à savoir si cette hypothèse pourrait être validée à l’échelle de la région ou pour des cas particuliers qui s’y trouvent.

Finalement, nos résultats reflètent bien entendu une situation vécue à un moment spécifique et pour une région en particulier. Le paysage évolue constamment, avec de nouvelles éoliennes qui s’ajoutent (499 depuis l’enquête), mais aussi à travers d’autres types de changements (autres industries, développement urbain, routier, etc.). D’une part, nous pouvons nous demander si l’augmentation du nombre d’éoliennes pourrait avoir un impact plus fort et s’il pourrait exister un point d’équilibre pouvant être dépassé et faire basculer cette situation. En l’état, rien ne permet cependant de l’affirmer. D’autre part, la phase deux de notre étude porte sur les représentations qui se cristallisent à la suite de séjours dans la région de la Gaspésie considérée dans son ensemble, comme destination touristique. Or, la représentation de certains lieux pourrait différer de la représentation plus globale de la région. D’ailleurs cette possible différence se voit dans les réponses aux différents scénarios d’implantation, où la proximité des sites patrimoniaux ou des parcs naturels semble moins appropriée aux yeux des touristes interrogés. En ce sens, de nouvelles études pourraient être conduites en ciblant plus précisément l’expérience paysagère vécue dans différents sites d’implantation pour vérifier si elle est plus sensible autour de certains sites en particulier.

La situation a également évolué depuis le moment de l’étude et certaines tendances semblent confirmer ces résultats, tandis que la situation générale de l’industrie dans la région a connu de son côté des changements importants. Selon les données les plus récentes de l’organisme Tourisme Gaspésie, la saison 2016 a été très bonne, avec des hausses très marquées de fréquentation dans ses lieux d’information (27 % au centre d’information touristique de Mont-Joli en juillet) (cité dans Bérubé, 2016). Dans le même temps, de nouveaux parcs éoliens continuent de s’implanter. Selon ces statistiques de fréquentation, le tourisme ne semble donc pas pâtir du développement de cette industrie. Il y a par ailleurs de nouvelles initiatives de mise en valeur touristique des parcs, par exemple au Mont-Saint-Joseph à Carleton-sur-Mer, où un belvédère a été construit près des chemins de randonnée du sommet pour observer le parc éolien, avec un panneau d’interprétation qui insiste sur les aspects positifs de cette énergie pour l’environnement. De même, la mise en scène des paysages éoliens est assumée dans la promotion locale, dans ce cas sur des napperons en papier disponibles dans tous les restaurants de la ville sur lesquels les touristes peuvent voir les principaux attraits de la région, dont le parc éolien. Il s’agit là d’un changement du point de vue de la promotion touristique si l’on considère que seul le site d’interprétation de Cap-Chat était mis en valeur les années précédentes (Devanne et Fortin, 2010).

L’industrie éolienne a connu des changements importants, surtout dans ses liens avec les communautés locales et leurs perceptions de ceux-ci qui, éventuellement, pourraient avoir un impact aussi sur le tourisme. En effet, par leurs discours et leurs actions de mise en valeur, les communautés peuvent influencer la perception des touristes. Si les populations locales venaient à voir les éoliennes plus négativement, nous pouvons supposer que cela pourrait avoir un impact sur la vision des touristes. Or, le contexte change rapidement, parfois selon des mouvements contradictoires. Ainsi, en mai 2016, le gouvernement du Québec a mis un frein au développement éolien en Gaspésie en décidant de ne plus obliger sa société d’État Hydro-Québec à acheter l’énergie produite si elle n’en a pas besoin (Baril, 2016). Cette décision pèse sur les carnets de commandes des usines manufacturières, considérées par plusieurs comme les principales sources de retombées en matière d’emplois. Mais ce contexte d’incertitude n’est pas nouveau dans la région. C’est d’ailleurs pourquoi les élus ont régulièrement fait pression sur le gouvernement pour lancer de nouveaux appels d’offres. Jusqu’à récemment, la réponse a été positive. En 2013, un quatrième appel lancé était encore plus favorable aux collectivités locales en leur permettant d’être « partenaires », augmentant de façon considérable les retombées économiques (Bérubé, 2017). Dans tous les cas, il semble que les parcs éoliens resteront pour longtemps encore un élément incontournable des paysages de la région et il sera sans doute intéressant de vérifier si les perceptions des touristes se maintiennent ou se transforment au fil du temps.

Conclusion

La problématique de l’implantation d’infrastructures industrielles de production d’énergie dans les territoires et leur cohabitation avec d’autres activités existantes est au cœur de questionnements de recherche récents. Les travaux ont été particulièrement nombreux sur les relations entre l’éolien et l’habitat, souvent vues comme conflictuelles (Hagget, 2011 ; Pasqualetti, 2011 ; Lalancette, 2014). Ils sont néanmoins beaucoup plus rares en ce qui concerne l’activité touristique. Notre recherche s’inscrit dans ce cadre. Par le biais d’une enquête réalisée en Gaspésie, elle cherchait à répondre à la question des impacts induits par la présence des parcs de 30, 50, 150 éoliennes sur les paysages, sur l’industrie du tourisme (notamment de nature) et sur l’expérience des touristes.

Si les acteurs territoriaux sont généralement préoccupés par ce phénomène, les études restent peu nombreuses. Le cas de la Gaspésie est particulièrement intéressant en raison de l’importance et du type de tourisme présent dans la région depuis plus d’un siècle. Il s’agit principalement de tourisme de nature depuis le XIXe siècle, mais aussi d’un tourisme mobile qui emprunte le circuit côtier de la route 132 depuis le début du XXe siècle (Lambert, 2014). Aujourd’hui encore, la région a choisi de se démarquer sur le marché international comme une destination unique « entre mer et montagne » reconnue, depuis 2002, comme un « créneau d’excellence » de développement par la politique d’Action concertée de coopération régionale et de développement (ACCORD). Ce contexte de développement accéléré de l’industrie éolienne, selon un modèle industriel fondé sur de grands parcs, dans une région qui mise sur le tourisme pour son développement, pose nécessairement la question de la cohabitation entre ces deux secteurs d’activités.

Le circuit touristique se concentre historiquement le long de la route côtière 132, reconnue pour la beauté des paysages qui la bordent. Or, c’est justement dans les secteurs côtiers que se trouvent la plupart des grands parcs éoliens, rassemblant facilement de 30 à 60 turbines. Comment est vécue cette proximité spatiale et visuelle de l’équipement éolien dans l’expérience touristique ? Le cas de la Gaspésie apparaît alors pertinent pour tenter de comprendre mieux les raisons qui pourraient expliquer comment l’énergie éolienne et un tourisme construit sur la nature et les paysages peuvent se développer conjointement sur un territoire donné. Une enquête menée à l’été 2009 auprès de 464 touristes, alors qu’étaient mis en place la plupart des parcs issus du premier appel d’offres selon un rythme accéléré, visait à rendre compte de l’impact de leur présence dans le paysage gaspésien, tel que perçu par les touristes.

Notre hypothèse principale était que la présence d’éoliennes pouvait nuire à l’expérience touristique des visiteurs venus chercher des paysages de « grande nature » et par là même à l’attractivité touristique de la Gaspésie. Nous avons vu que cette présence avait en fait peu de répercussions sur l’expérience touristique et sur le désir de fréquentation future (fidélité). De plus, à partir d’une approche phénoménologique et contextualisée des études touristiques, et en prenant appui sur les concepts de champ d’expérience et d’horizon d’attente des visiteurs, nous avons défini la notion de « familiarité » afin de formuler nos hypothèses secondaires (HS1 et HS2) et de prendre en compte les connaissances préalables des touristes.

En ce sens, les constats suggérant un faible impact devraient faire l’objet d’un suivi pour vérifier s’il se maintient ou, au contraire, mettre en évidence d’éventuelles inflexions suffisamment tôt pour apporter les actions correctives nécessaires afin de ne pas nuire au secteur touristique dans son ensemble. Concernant la possibilité d’un impact accru sur les visiteurs plutôt attirés par les paysages et la nature, nous avons constaté que, contrairement à notre hypothèse HS1, l’impact ne varie pas significativement pour les touristes attirés par la nature. Il ressort que ce sont plutôt les individus tournés vers un tourisme de détente et de divertissement qui sont les moins favorables à la présence d’éoliennes. Enfin, concernant notre hypothèse d’une influence de la « familiarité » des visiteurs sur leurs perceptions à l’égard de la présence d’éoliennes (HS2), les données nous portent à croire qu’il est possible que cela joue un rôle et influence les résultats.

D’une façon plus générale, nous devons souligner plusieurs limites. D’abord, ce type d’enquête représente toujours un défi de représentativité. Dans ce cas, nous avons choisi de constituer un échantillon aléatoire stratifié non proportionnel en fonction des lieux d’établissement disponibles (hôtellerie/camping, capacité d’hébergement, secteur géographique). Nous avons établi des quotas de touristes à l’intérieur de ces strates. Si nous pouvons généraliser les résultats en fonction des lieux d’établissement, il serait plus hasardeux de le faire pour l’ensemble des touristes, parce que nous ne pouvons pas établir de facteurs de correction à l’égard des catégories de touristes. Ensuite, il a été difficile d’obtenir un nombre de répondants important, spécialement lors de la deuxième phase de notre enquête. Par conséquent, notre marge d’erreur pour certains résultats reste élevée (9 %), ce qui limite la portée de l’enquête puisque de nombreuses analyses croisées n’étaient pas utilisables en raison des valeurs d’effectifs théoriques trop basses (en particulier le sous-échantillon des résidents de régions limitrophes, dit « de proximité »). Pour tous ces motifs, nous résultats peuvent être considérés comme de grandes tendances, mais ne permettent pas de généraliser à l’ensemble des touristes en Gaspésie.

Enfin, la méthode d’enquête quantitative choisie pour notre étude nous a permis de mesurer les tendances, mais moins d’en comprendre le sens ou de saisir la signification du paysage pour les touristes interrogés. D’autres études seraient souhaitables pour appréhender comment les répondants comprennent le paysage qu’ils perçoivent, son évolution et la place des éoliennes dans celui-ci. À cette fin, nos résultats permettent tout de même de proposer des interprétations qui pourraient faire l’objet de recherches qualitatives plus ciblées pour affiner cette compréhension de la perception des paysages et des éoliennes par les visiteurs. Par exemple, au-delà des représentations attribuées à la région de la Gaspésie, objet de notre enquête, des études plus ciblées pourraient mettre en évidence certains sites désignés comme étant plus sensibles par des répondants (ex. : près de lieux patrimoniaux, des villages ou des parcs naturels), ainsi que des variations pour les touristes qui restent plus longtemps au même endroit. Ces derniers pourraient certes percevoir différemment le paysage où ils se trouvent et l’impact des éoliennes sur celui-ci. Les données de notre enquête révèlent entre autres la sensibilité accrue des touristes face à certains usages ou à la proximité des parcs naturels et des villages. Des études complémentaires sur des sites particuliers pourraient donc générer des données différentes et enrichir la compréhension. Enfin, nos données ne sont valides que pour une période donnée du développement éolien dans la région. Or, depuis notre enquête, rappelons que ce développement s’y poursuit et que de nouveaux parcs ont été construits ou sont en cours de construction, le nombre d’éoliennes ayant pour ainsi dire doublé. Il serait alors pertinent de renouveler et de mettre à jour les données de l’enquête et, éventuellement, d’assurer un suivi non seulement des tendances identifiées, mais aussi de l’évolution des pratiques tant des touristes que du secteur touristique et de l’industrie éolienne.

En somme, les représentations des paysages éoliens sont dynamiques, en lien avec différents facteurs changeants. Tel est le cas en Gaspésie avec l’ajout constant de parcs de production, certains comportant de nouveaux partenaires régionaux, et le contexte québécois de surplus énergétique. En ce sens, ce territoire marqué par des transformations accélérées depuis douze ans constitue un terrain toujours riche pour avancer la connaissance sur ces phénomènes complexes.