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L’objectif de ce travail et sa problématique principale sont les rapports et les interactions entre tourisme international et migrations résidentielles d’agrément, ainsi que leurs conséquences socio-spatiales dans le cas concret du Maroc. Ce pays, qui a représenté pendant les dernières décennies un important attrait pour les investissements multinationaux [1] , dont une bonne partie a été destinée aux secteurs touristique et immobilier, est aussi, comme nous allons tenter de le montrer, un cas d’étude intéressant en ce qui concerne l’articulation des dynamiques touristico-résidentielles et l’évolution des migrations internationales axées sur le loisir.

Le titre de notre article est énoncé sous forme de question, car, pour l’étude de ce processus en cours au Maroc, il nous a semblé pertinent de partir des relations entre, d’une part, le tourisme résidentiel et les migrations d’agrément ( lifestyle mobilities ) et, d’autre part, un type de pratique beaucoup mieux connu des points de vue théorique et statistique, le tourisme international. Notre objectif est donc de cerner, à partir de l’examen de leurs antécédents conceptuels et historiques, ces nouvelles formes de mobilité et de voyage qui marquent le monde contemporain et qui font l’objet de recherches au sein d’un cadre théorique interdisciplinaire très suggestif et prometteur.

Ajoutons qu’il ne s’agit pas de donner une réponse fermée ou définitive à notre question, mais plutôt de réfléchir aux interrelations existantes et à la difficulté de différencier ce qui relève du tourisme proprement dit de ce qui appartient aux migrations.

Cadre de la recherche et mise en perspective historique des activités

À bien des égards, notre étude sur le tourisme résidentiel au Maroc s’inscrit dans la lignée de récents travaux menés par des chercheurs appartenant à divers horizons disciplinaires et qui ont pour problématique commune la lifestyle migration . À ce sujet, voir les travaux des auteurs suivants : Michaela Benson et Karen O’Reilly (2009a) ; Heinz Fassmann, Max Haller et David Lane (2009) ; Raquel Huete et Alejandro Mantecón (2010 ; 2011) ; Niels Martin, Philippe Bourdeau et Jean-François Baller (2012) ; Tara Duncan, Scott A. Cohen et Maria Thulemark (2013) ; ou encore Kate Torkington, Inês David et João Sardinha (2015) . Pour eux, les migrations d’agrément donnent lieu à un ensemble de pratiques de mobilité d’une grande hétérogénéité, certaines foncièrement novatrices et d’autres plus traditionnelles. Néanmoins, elles ont toutes en commun de mettre en jeu des acteurs en quête d’espaces et de territoires leur permettant de vivre des expériences personnelles en rupture avec leur univers quotidien, rupture dont les motivations sont de différents ordres : psychologique, économique, sociologique, anthropologique. Du même coup, l’activité touristique se voit investie d’une nouvelle dimension pour laquelle c’est la personnalité entière de l’individu qui se trouve engagée dans le déplacement, le mouvement, vers un autre espace, au point souvent de soutenir, voire de consolider un véritable projet de vie, comme c’est le cas du tourisme résidentiel.

Dans cette perspective, et comme l’a souligné Olivier Lazzarotti (1994), le tourisme est pour l’essentiel une activité culturelle chargée d’une dimension profondément humaine. Ainsi, si le tourisme international et le tourisme résidentiel peuvent être considérés comme deux phénomènes liés et d’une importance grandissante à l’heure actuelle, ils ne manquent cependant pas d’antécédents historiques qu’il convient de rappeler brièvement en ce qui concerne le Maroc.

À partir des premières décennies du XIX siècle, des voyageurs européens, principalement français ou espagnols mais aussi d’autres nationalités, parcourent le pays pendant de nombreux mois, fixent lorsque c’est possible leur résidence dans les principales villes historiques marocaines et partagent leur vie quotidienne avec celle des habitants du pays. À travers leurs récits et leurs relations de voyage dans ce que l’on appelait, en ce temps-là, l’empire chérifien, ils représentent sous tous ses aspects (historique, politique, religieux) la société où ils ont séjourné, la plupart du temps sous une identité d’emprunt pour ne pas éveiller de soupçons, leur présence étant proscrite du fait qu’ils n’appartiennent pas à la communauté musulmane. Il va sans dire que ces représentations sont loin d’être neutres. Elles sont le fruit des conditionnements idéologiques et des préjugés ethnocentriques propres au siècle des auteurs. Leurs témoignages décrivent, d’un point de vue physique et humain, les territoires traversés, informant sur le milieu naturel et la diversité des paysages, sans compter la mise en valeur des principales villes impériales marocaines et de leurs monuments (Villanova, 2009). De plus, et pour ne citer que le domaine espagnol, il convient de rappeler le rôle fondamental qu’ont joué de nombreux peintres péninsulaires du XIX e  siècle, au premier rang desquels figurent Mariano Fortuny [1838-1874] et Josep Tapiro [1836-1913], qui, pour mener à bien leurs œuvres, avaient dû s’installer durant de longues périodes dans le pays et lier en quelque sorte leur propre projet à une nouvelle réalité géographique [2] . Voyageurs, artistes ou écrivains vont donc par leurs œuvres contribuer à la création, à la consolidation et à la diffusion d’un imaginaire collectif ayant trait au Maroc qui se verra renforcé dans le contexte de la présence coloniale française et espagnole de la première moitié du XX e  siècle, et qui fera que la quête d’orientalisme et d’exotisme [3] , voire du pittoresque, sera l’un des principaux moteurs du tourisme international marocain (Benremdane, 2013).

C’est d’ailleurs pendant l’époque du Protectorat (1912-1956) que les deux pays de tutelle, la France et l’Espagne, ont mis en marche, chacun de leur côté, de nombreuses initiatives pour promouvoir l’implantation au Maroc des premières activités touristiques destinées à permettre la circulation et à accueillir leurs propres populations : fonctionnaires, militaires, commerçants, diplomates, artistes, aventuriers et toute une cohorte d’accompagnants venus de la métropole et y séjournant pendant de longues périodes. Cela comprend la construction d’infrastructures de transport, comme la connexion ferroviaire établie par les Espagnols entre Tétouan et Río Martín (actuel Martil) (1913), la route côtière en corniche entre Ceuta et la zone internationale de Tanger (1924) et la création d’équipements hôteliers, comme le Parador de Chechaouene (Xauén en espagnol) dans le Rif, ou culturels, tel le Musée archéologique de Tétouan créé à la fin des années 1930.

Par ailleurs, le fait que les principales demandes du tourisme international et du tourisme résidentiel marocain procèdent, de nos jours, de ces deux pays européens avec lesquels, au fil de l’histoire, le Maroc a tissé des liens politiques, économiques et culturels multiséculaires, n’est pas le fruit du hasard et montre la transcendance de ces antécédents. Dans la littérature francophone, les réalisations du Protectorat français dans le domaine du tourisme, comme dans celui de l’urbanisme, sont bien connues. En revanche, celles mises en œuvre du côté espagnol (Onieva, 1947 ; Bravo Nieto, 2000), en dépit, il convient de le souligner, de leur importance considérable, demeurent pour la plupart ignorées, car elles ont fait l’objet de peu de travaux de recherche et n’ont jusqu’à présent rencontré que de rares échos (Boumeggouti et Valero, 2006 ; Araque et Crespo Guerrero, 2010). C’est la raison pour laquelle, même si ce n’est pas le sujet principal de ce travail, nous avons voulu citer ces quelques exemples d’activités touristiques relevant de la présence espagnole.

Ces premières mobilités coloniales ont établi les bases de la mise en valeur touristique internationale du territoire, fondées sur la diffusion d’archétypes et de particularismes et faisant ressortir des images stéréotypées et des formes de vie traditionnelles ( illustration 1 ). Bien avant l’implantation du tourisme de masse et le développement actuel des moyens de transport et des nouvelles technologies, le Maroc a été une destination séduisante pour une minorité de voyageurs, de vacanciers et de résidents occidentaux.

Fig. 1

Illustration 1 : Mosquée de Feddan à Tétouan, par Mariano Bertuchi

Illustration 1 : Mosquée de Feddan à Tétouan, par Mariano Bertuchi
Source : Page couverture de la revue Africa, Revista de Tropas Coloniales , época II, n o  26, 1/2/1927, Hemeroteca Digital, Biblioteca Nacional de España (BNE)

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En bonne partie héritières de ces antécédents historiques, les migrations résidentielles, permanentes ou temporelles, en rapport avec le tourisme international, ont aujourd’hui une présence sur le territoire, induisant des conséquences sociales, culturelles et économiques, mais elles demeurent difficilement perceptibles et restent peu étudiées dans des travaux scientifiques. Cette moindre visibilité officielle du tourisme résidentiel face à l’importance manifeste accordée au tourisme international est due, d’une part, à la propre hétérogénéité du concept et des pratiques et, d’autre part, à la difficulté de quantifier avec précision ce phénomène de mouvement migratoire volontaire, lié aux activités de loisir et à la possession ou à la location de propriétés immobilières, s’agissant ici d’un style de vie aisé destiné à des groupes de population non soumis aux restrictions ou au contrôle qui pèse sur le reste des flux migratoires internationaux.

Étant donné ce contexte de moindre visibilité du tourisme résidentiel, les tableaux de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) sont le plus souvent utilisés pour faire référence aux touristes venus de l’étranger. Selon ces données officielles, le Maroc reçoit actuellement plus de 10 millions de visites de touristes internationaux par an, pour une population totale estimée à 33,5 millions d’habitants en 2014. Le nombre de touristes, tout comme les revenus touristiques, n’ont cessé de croître pendant les dernières années dans cet État nord-africain, même si dans d’autres pays du Maghreb affectés par des situations d’instabilité (comme la Tunisie), le nombre de touristes internationaux en 2014 a diminué par rapport à celui att eint en 2013, qui était tout de même inférieur à celui de 2010.

En dehors de ces chiffres basés sur les arrivées des touristes internationaux de passage et déjà prévues dans le Plan Azur [4] pour l’année 2010, il est difficile de comptabiliser statistiquement combien de ces touristes étrangers sont en réalité de nouveaux résidents, puisqu’ils restent au Maroc pendant un nombre considérable de mois d’une année à l’autre, même s’ils retournent par intermittence dans leur pays d’origine. Il n’est pas non plus facile de savoir combien d’étrangers recensés en tant qu’habitants officiels sont des migrants [5] attirés par une atmosphère de vacances, un climat tempéré ou un patrimoine architectural et environnemental privilégié. Il est toutefois notoire que, dans le contexte de mondialisation de ces dernières décennies, les interventions de l’Administration marocaine et des investisseurs étrangers ont conduit à un processus graduel de mise en tourisme du territoire, se traduisant par une implantation croissante d’entreprises transnationales et l’apparition d’espaces touristico-résidentiels, surtout dans certaines zones du littoral ou dans des villes patrimoniales comme Fès, Marrakech ou Tanger. Il en résulte que les différences entre tourisme international et migrations résidentielles d’agrément s’estompent de plus en plus.

Cette mise en tourisme concerne aussi les patrimoines urbain et architectonique, réinterprétés par les différentes formes d’hébergements et d’équipements de loisir. De cette façon, ces éléments adaptés aux besoins des touristes étrangers contribuent à produire et à reproduire des représentations et des imaginaires fondés sur la recherche d’altérité et le désir d’exotisme, utilisés, à la manière de leurs antécédents historiques, comme éléments d’attraction.

Dimensions théorique et méthodologique

Le tourisme international et le tourisme résidentiel sont deux manifestations actuelles, clairement favorisées par le processus de mondialisation, d’ouverture des marchés et de libéralisation des échanges qui font partie du capitalisme global (Navarro et al. , 2015). Ces activités bénéficient du développement des moyens de transport, notamment aérien et en particulier des voyages low cost qui permettent des déplacements rapides et fréquents entre espaces distants, et des technologies de l’information et de la communication qui facilitent la présentation de l’offre sur le marché mondial.

Dans ce contexte, le tourisme résidentiel observé à l’échelle internationale, en d’autres termes une forme de tourisme dont les principaux acteurs sont des étrangers venus s’établir en tant que résidents à temps partiel ou à temps complet, est aujourd’hui un phénomène hétérogène intégrant deux aspects réputés, a priori , distincts : tourisme et migration. Il est centré sur la recherche d’espaces consacrés aux activités de loisir, ce qui donne lieu à certains patrons de mobilité volontaire et de déplacement à long terme avec des effets variés, des points de vue aussi bien socioéconomique que territorial, culturel ou politique, dans ces espaces de vacances devenus, pour leurs protagonistes, espaces de résidence et de vie quotidienne, de relations avec les autres et de consommation. Par ailleurs, ces conséquences sont différentes selon les spécificités de chaque territoire concerné (Janoschka et Haas, 2014). De cette façon, dans différentes études de cas au Maroc, il est possible d’établir des particularités entre les villes affectées par ces processus, car il s’agit d’un phénomène majoritairement urbain, même si plus récemment on assiste à l’implantation ponctuelle de touristes-résidents étrangers en milieu rural.

C’est donc pour essayer de mieux comprendre les pratiques et les conséquences du tourisme résidentiel, complexes et variées et à cheval entre le tourisme et la migration, qu’il nous semble utile de les inscrire dans le cadre plus ample d’un concept souvent utilisé de nos jours dans les sciences sociales : celui de la mobilité spatiale, interprété par certains géographes comme un style de vie « nomade » qui décrit et structure les rapports des sociétés avec les territoires (Knafou, 1998). Suivant cette approche, il est raisonnable de considérer que les mobilités touristiques et les mobilités résidentielles font partie de la mobilité accrue et généralisée de la société contemporaine, mobilité devenue style de vie. Dans cette perspective, il est parfaitement concevable que des Marocains qui résident et travaillent en Europe, au Canada ou aux États-Unis se déplacent tous les ans vers leur pays d’attache, pour y séjourner comme touristes dans leur résidence secondaire, de la même manière que des Européens s’installent comme résidents temporaires ou permanents dans différentes villes marocaines, loin de leur lieu d’origine.

Ce signe de modernité et d’innovation sociale qui suppose le déplacement continu des individus et des groupes d’un espace à un autre crée des modes de vie fondés sur la mobilité et la recherche d’un meilleur cadre de vie (Benson et O’Reilly, 2009b), s’accompagnant d’une augmentation progressive des distances parcourues de façon régulière ou épisodique. Plus précisément, dans le cas concret du tourisme résidentiel, il est possible de remarquer des liaisons entre pratiques touristiques, mobilité spatiale et dynamiques contemporaines de l’habiter « poly-topique », selon l’expression de Mahius Stock (2015), où l’ancrage et l’enracinement à un seul lieu de résidence voient leur importance classique diminuée face à l’élaboration contemporaine de plusieurs « chez-soi » à partir des expériences biographiques de chacun.

En plus de la recherche d’un cadre conceptuel, nous avons essayé de combiner plusieurs approches méthodologiques lors de l’élaboration de ce travail, selon les différentes problématiques s’y trouvant imbriquées et les sources d’analyse disponibles. Ainsi, en ce qui concerne le tourisme international et son évolution récente au Maroc, nous avons mené notre étude suivant un angle davantage économique, nous appuyant sur des données statistiques référant au nombre d’arrivées, à la provenance des touristes, aux voies d’accès ou à la distribution spatiale des hébergements touristiques.

Cependant, eu égard au tourisme résidentiel, notre approche était davantage qualitative en raison, comme nous l’avons expliqué, de son caractère plus « inaperçu » et moins appréhensible par des données officielles, en dépit de ses conséquences sociales et urbanistiques. Entre les mois d’avril et de septembre 2015, dans les villes de Tanger, de Chechaouene, de Fès et de Rabat, nous nous sommes donc entretenus avec des groupes d’habitants locaux de longue date et de nouveaux résidents, ces derniers principalement Français et Espagnols, compte tenu de leur présence majoritaire.

En addition à ces témoignages rassemblés au cours de cette étape plus récente de notre recherche, nous avons aussi utilisé des informations recueillies lors d’enquêtes de terrain préalables (menées de 2009 à 2011 à Agadir, à Essaouira et à Marrakech) qui ont servi pour des travaux antérieurs sur le sujet (Gil de Arriba, 2011a ; 2011b). Nous avons en outre consulté les pages web de plusieurs agences immobilières [6] nettement orientées vers une clientèle internationale, à preuve le fait que les prix soient souvent indiqués non seulement en dirhams marocains, mais aussi en euros.

Par ailleurs, puisqu’un nombre croissant de villes marocaines attestent aujourd’hui de ce phénomène du tourisme résidentiel, nous avons choisi d’étudier les faits d’un point de vue global, avec la présentation de divers exemples pour établir des ressemblances et des aspects communs. Cette optique d’ensemble prétend servir de base pour de futurs travaux approfondis sur des cas concrets, montrant à quel niveau ce mouvement est varié et sélectif des points de vue spatial et social.

Une fois le cadre théorique et méthodologique explicité, pour revenir sur notre problématique, rappelons que le Maghreb recouvre de nos jours différents types de migrations/mobilités à l’échelle internationale : politiques, économiques, mais aussi d’agrément, appelées également migrations héliocentriques (Lacroix, 2015) ou migrations du bien-être (Berriane et al. , 2010) puisqu’elles concernent, pour la plupart mais pas exclusivement, des retraités européens à la recherche d’un meilleur climat et d’un meilleur cadre de vie. Concrètement, comme nous l’avons signalé en ce qui concerne les antécédents historiques et comme le montre une étude thématique menée en 2009 par la Direction de la statistique du Haut-Commissariat au plan et basée sur le Recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 2004, le Maroc, par sa position géographique et ses différents atouts, a un grand potentiel d’attraction pour beaucoup d’étrangers et particulièrement pour les ressortissants de pays voisins, avec lesquels le Maroc entretient des rapports historiques et économiques. Cette capacité d’attraction est exprimée, tout d’abord, dans le cas des touristes internationaux entendus au sens classique, c’est-à-dire sans aucun lien résidentiel à moyen ou à long terme. Commençons donc par envisager certaines des caractéristiques de ces touristes qui, lors de leurs séjours, explorent de nouveaux endroits pouvant devenir, le cas échéant, des lieux d’accueil qui enrichissent leur qualité de vie et mettent en valeur leur propre vécu.

L’évolution récente du tourisme international au Maroc

Comme nous l’avons déjà suggéré, selon les données de l’OMT (2015), le Maroc a reçu 10 282 944 touristes internationaux en 2014. Il s’agit du chiffre le plus élevé de tous les pays d’Afrique, représentant 18,5 % des arrivées touristiques de l’ensemble du continent. Ces valeurs placent le Maroc devant les deux autres principales destinations touristiques africaines, l’Afrique du Sud et la Tunisie, qui, en 2014 (toujours selon la même source), ont respectivement reçu 9,5 et 6,1 millions de visites. En outre, par rapport à ses voisins de l’Europe du Sud, le Maroc dépasse actuellement le volume de visites internationales du Portugal (9,3 millions en 2014), mais reste encore bien loin du volume touristique de la France, de l’Espagne ou de l’Italie (avec, respectivement, en 2014, 83,7 millions, 64,9 millions et 48,4 millions de visites internationales).

En 2000, le nombre d’arrivées internationales recensées aux postes frontières n’était que de 4 278 120, les Marocains d’origine résidant à l’étranger représentant 45,6 % de ce total [7] (voir illustration 2 ). Le tourisme international s’est donc accru très rapidement pendant les dernières années (Gil de Arriba, 2011a) ;

Fig. 2

Illustration 2 : Évolution des arrivées des touristes aux postes frontières

Illustration 2 : Évolution des arrivées des touristes aux postes frontières

MRE : Marocains résidant à l’étranger

Source : Élaboré par les auteurs, d’après : Ministère du Tourisme du Maroc, « Chiffres clés »

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La majorité des touristes étrangers sont de nationalité française ou espagnole (voir illustrations 3 et 4 ), deux pays qui, comme nous l’avons signalé, en plus de leur proximité géographique, entretiennent d’importantes relations politiques et économiques avec le Maroc depuis au moins l’époque du Protectorat. Cet ordre d’importance des touristes internationaux s’est maintenu pendant toute la dernière décennie, même si le pourcentage des Français sur le total d’arrivées est passé de 35 % en 2000 à 33 % en 2014, tandis que les arrivées des Espagnols qui n’étaient que de 10 % en 2000 ont atteint 12 % en 2014. Ajoutons que la proximité géographique avec l’Europe offre des possibilités sur un marché potentiel d’environ 500 millions de consommateurs.

Fig. 3

Illustration 3 : Arrivées des touristes étrangers selon la nationalité, 2000

Illustration 3 : Arrivées des touristes étrangers selon la nationalité, 2000
Source : Élaboré par les auteurs, d’après : Ministère du Tourisme du Maroc, « Chiffres clés »

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Fig. 4

Illustration 4 : Arrivées des touristes étrangers selon la nationalité, 2014

Illustration 4 : Arrivées des touristes étrangers selon la nationalité, 2014
Source : Élaboré par les auteurs, d’après : Ministère du Tourisme du Maroc, « Chiffres clés »

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La voie d’entrée principale de tous ces touristes est essentiellement aérienne, deux aéroports se disputant la prépondérance : Mohammed V à Casablanca et Marrakech-Ménara. Les deux ont accaparé 43 % des arrivées de touristes en 2014, suivis de l’aéroport d’Agadir qui, de son côté, en a reçu 7 % la même année (Ministère du Tourisme du Maroc, n.d.). La voie maritime, pour un pays qui a pourtant environ 3600 kilomètres de côtes, ne représente actuellement que 20 % des arrivées touristiques, tandis que cette voie d’accès accumulait encore 38 % des arrivées en 2000. Dans ce cas, le port d’entrée prioritaire est aujourd’hui celui de Tanger-Med, inauguré en 2007, à 53 kilomètres au nord-est de la ville de Tanger et à une trentaine de la ville espagnole de Ceuta, à l’est. Situé sur le détroit de Gibraltar, il représente l’une des principales voies maritimes au monde et l’une des zones les plus visitées par les touristes de croisière, sans compter qu’il est à proximité de la péninsule ibérique et donc des ports de Tarifa et d’Algesiras (Cadix, Espagne). Par ailleurs, il faut à peu près une journée de navigation pour atteindre Barcelone, Sète ou Marseille à partir de Tanger-Med . En 2014, selon les données du ministère du Tourisme, ce port a reçu presque 1,3 million de touristes, le même volume qui se concentrait en 2000 sur le port de Tanger, lequel, depuis lors, a vu son trafic de passagers diminuer de plus de la moitié.

En ce qui concerne l’hébergement de ces touristes internationaux, les données les plus utilisées relèvent de la fréquentation et de l’offre hôtelière, caractérisée par un nombre considérable d’établissements de haute catégorie (23 % des hôtels sont classés quatre étoiles et 15 %, cinq étoiles). En 2014 et toujours selon le ministère du Tourisme du Maroc, les principales destinations touristiques du pays ( illustration 5 et 6 ) concentraient une capacité hôtelière de 216 386 lits, dont 30 % à Marrakech et 16 % à Agadir. Depuis 2010, ce volume total de lits a augmenté de 22,5 % dans l’ensemble, mais dans certains cas cette variation a été encore plus importante : 88 % d’augmentation à Ifrane dans le Moyen Atlas, 49,9 % à Oujda-Saïdia sur la côte méditerranéenne, 27,4 % à Tétouan, 27,2 % à Meknès, 26,3 % à Tanger et 24,1 % à Fès. Pourtant, l’évolution des nuitées enregistrées dans ce type d’établissements entre 2010 et 2014 n’a pas atteint, en général, une croissance aussi importante que celle de l’offre, sans compter que certaines destinations, comme Meknès ou Oujda-Saïdia, ont même connu une diminution des nuitées (de ‑12 % et ‑1,7 % respectivement).

Fig. 5

Illustration 5 : Capacité hôtelière : nombre de lits 2014 et variation 2010 à 2014

Illustration 5 : Capacité hôtelière : nombre de lits 2014 et variation 2010 à 2014
Source : Élaboré par les auteurs, d’après : Ministère du Tourisme du Maroc, « Tourisme en chiffres »

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Fig. 6

Illustration 6 : Nuitées hôtelières 2014 et variation de 2010 à 2014

Illustration 6 : Nuitées hôtelières 2014 et variation de 2010 à 2014
Source : Élaboré par les auteurs, d’après : Ministère du Tourisme du Maroc, « Tourisme en chiffres »

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Pour comprendre ces signes d’un léger décalage progressif entre l’offre et la demande hôtelières, il faut tenir compte du fait que, à côté de cette offre classique orientée en grande partie vers le tourisme international de non-résidents (73 % des nuitées réalisées en 2014), on assiste depuis plusieurs années à la prolifération de complexes résidentiels pour la plupart implantés dans des zones littorales ( Hillali, 2007 ). Un autre élément significatif à prendre en considération est la restauration des zones d’habitat traditionnel dans les villes historiques. Ces deux types d’espaces, ensembles résidentiels modernes et médinas renouvelées, proposant des formes d’hébergements qui permettent de longs séjours, sont devenus le référent spatial du tourisme résidentiel étranger dont nous traiterons dans la section suivante.

Tourisme résidentiel et transformations urbanistiques

La plupart des villes marocaines, dont les plus emblématiques sont Tanger, Tétouan, Meknès, Fès, Rabat, Marrakech et Essaouira, révèlent une double structure urbaine se manifestant aussi, du point de vue de leur perception, sous une apparence de dualité : d’un côté, la ville ancienne, c’est-à-dire la médina, espace patrimonial par excellence, avec ses différentes périodes historiques et, de l’autre, la ville nouvelle européenne dont la planification a été souvent amorcée par les autorités du Protectorat (Mouline, 1987)  ; par exemple : les plans d’élargissement de Larache et de Tétouan (Bravo Nieto, 2000) – cette dernière étant capitale du Protectorat espagnol (Akalay Nasser, 2013) – ou les projets d’aménagement d’Henri Prost et son groupe d’architectes, mis en marche pendant les années 1920 à Fès, à Casablanca, à Rabat, à Marrakech et à Meknès sous l’égide du maréchal Hubert Lyautey (Baudouï, 2001).

Malgré cette apparente dichotomie, ces deux éléments, la ville traditionnelle et la ville occidentale, caractéristiques de l’urbanisme marocain du début du XX e  siècle, ont maintenu un véritable équilibre spatial jusqu’à ce que, à partir des décennies 1970 et 1980, les processus d’exode rural, d’urbanisation, de croissance démographique et de modernisation du pays ont commencé à produire des dysfonctionnements, des pressions et des conflits d’usage. Tout cela s’est traduit par une intensification du bâti et des expansions périphériques, alors que les médinas ayant toujours joui d’une position centrale ont été délaissées par leurs anciens habitants. Ajoutons que le déploiement du tourisme et surtout l’apparition du phénomène du tourisme résidentiel à partir des années 1990 ont créé de nouveaux espaces, en étalant et amplifiant l’urbanisation en cours, ou ont transformé des espaces existants, comme c’est le cas des médinas dont certains quartiers ont été réappropriés par de nouveaux propriétaires venus de l’extérieur, ce qui, pour certains auteurs, représente un processus de gentrification (Colado et al ., 2013 ; et plus particulièrement Escher et Petermann, 2013 ).

Cette création de nouveaux espaces pour le tourisme résidentiel est en lien direct avec l’évolution grandissante de la construction et des activités immobilières, ce qui expliquerait en bonne partie le ralentissement expérimenté dans les années 2009-2010, quand la crise économique généralisée à l’échelle internationale a également secoué ce secteur [8] . Effectivement, à partir de 2009 et en étroite liaison avec la crise du bâtiment en Europe, l’activité immobilière associée au tourisme résidentiel a souffert un désinvestissement considérable au Maroc. C’est particulièrement le cas des entreprises espagnoles qui depuis plusieurs années avaient développé des projets dans le nord du pays (Gil de Arriba, 2011a).

Pendant l’époque de croissance antérieure à la crise, Marrakech et Agadir, en plus d’être les deux principales destinations marocaines pour le tourisme international, sont devenues également les deux exemples les plus remarquables du tourisme résidentiel ou de long séjour au Maroc (Gil de Arriba, 2011b). Comme nous l’avons déjà mentionné, ce sont les aéroports de ces deux villes qui accueillent le plus grand nombre d’arrivées internationales, ce qui est directement en rapport avec les pratiques de mobilité volontaire et les déplacements de loisir.

Marrakech, située à un peu plus de 200 kilomètres au sud de Casablanca, à proximité de la cordillère de l’Atlas, et dont la médina a été déclarée patrimoine mondial de l’humanité en 1985, a connu un fort développement touristique international à partir des années 1970, tout d’abord avec la construction d’hôtels modernes et, à partir des années 1980, avec l’implantation d’appartements touristiques et de villas résidentielles secondaires. Ce processus a été accompagné de l’aménagement ou la construction de nouveaux équipements (terrain de golf, centre hippique, parc aquatique, palais de congrès). Cette dynamique d’expansion tentaculaire a produit une considérable dispersion spatiale des activités, avec la successive occupation et privatisation des sols dans toute la zone périurbaine. Selon Mohammed El Faï z (2002), pendant la période allant de 1989 à 1992, la superficie urbaine de Marrakech est passée de 3200 à 18 000 hectares.

Peu à peu, cette expansion a atteint des niveaux de saturation et touche actuellement des espaces sensibles, comme la Palmeraie d’environ 12 000 hectares dans la partie nord de la ville. Depuis plusieurs années, ce milieu naturel a capté l’intérêt de plusieurs promoteurs immobiliers qui ont élaboré des projets résidentiels avec des villas isolées ou des villas en bande dans des espaces privatifs et sécurisés.

Par ailleurs , à partir des années 1970, l’engouement pour la médina de Marrakech et sa promotion par de nombreuses célébrités étrangères qui viennent y demeurer représentent un cas paradigmatique de la problématique que nous étudions. Il s’y est produit, notamment durant les dernières décennies, des changements considérables, comme en témoigne la transformation de ryads et d’anciennes demeures, afin de satisfaire le besoin de consommation des nouveaux occupants (Saïgh Bousta et Tebbaa, 2005).

Pour ce qui est de la ville d’Agadir, située sur la côte atlantique à 250 kilomètres au sud-ouest de Marrakech et connectée à cette dernière par l’autoroute A7 (achevée en 2007), il convient de préciser que son urbanisme présente certaines particularités. En effet, après le tremblement de terre qui a eu lieu en 1960, la reconstruction de la ville a été orientée, en grande partie, vers la promotion du tourisme international (Desse, 2010), d’où la prolifération hétéroclite de grands ensembles modernes. Par suite, cette expansion d’hébergements touristiques a eu pour effet souventes fois d’entraîner une séparation matérielle entre espaces publics et espaces privés. Cette rupture se fait plus évidente dans les zones à proximité du bord de mer et des plages, où les complexes résidentiels et hôteliers édifiés se trouvent littéralement entourés de murs ou autres formes d’enceintes moins ostensibles qui les écartent des rues adjacentes, établissant une sorte de barrière formelle et symbolique avec l’extérieur, tandis que l’intérieur de ces espaces s’organise en plusieurs bâtiments ou villas, parfois sous forme de ryads, distribués habituellement autour d’une ou plusieurs piscines et zones de jardin.

En définitive, Marrakech et Agadir sont des exemples révélateurs des conséquences induites par le tourisme résidentiel et dévoilent comment la création d’entourages luxueux et privatifs pour le tourisme sert à instaurer et à renfoncer des contrastes et des processus de ségrégation spatiale.

Mais si ces deux villes sont des cas caractéristiques du tourisme résidentiel au Maroc, ils ne sont pas les seuls. D’après des études récentes menées par l’Observatoire du tourisme du Maroc, 33 % des touristes allemands, 28 % des touristes français, 27 % des touristes espagnols et 23 % des touristes italiens ont comme lieu d’hébergement une résidence secondaire, une maison d’amis ou de famille, ou préfèrent la location d’un ryad [9] . Ces pourcentages montrent à nouveau les rapports grandissants entre tourisme et secteur immobilier, ce qui dans l’ensemble est possible parce que les conditions politiques et juridiques du Maroc garantissent une certaine sécurité aux acquéreurs étrangers, tout en créant un environnement favorable à l’essor du tourisme résidentiel.

Ainsi, au nord du pays, la région de Tanger-Tétouan est maintenant un espace convoité par une quantité croissante d’étrangers, parmi lesquels un bon nombre d’Espagnols, intéressés par l’achat de biens immobiliers et souvent désireux d’établir leur résidence dans cette partie du territoire marocain pendant une partie de l’année, voire tirer profit des investissements effectués en mettant en location les biens acquis. Dans certains cas, plusieurs mises en vente successives se produisent, ce qui a comme corollaire une augmentation des prix, le tout se transformant en pure spéculation immobilière.

Pour la plupart, ces nouvelles résidences touristiques se focalisent sur la ligne de côte ou à une distance du littoral en deçà de vingt kilomètres. La seule exception remarquable à la norme générale de concentration côtière du tourisme résidentiel dans cette région du nord du Maroc est Chechaouene, sur les contreforts du Rif à 70 kilomètres au sud de Tétouan, où la vente et la location des maisons dans l’ancienne médina – déjà assez transformées par le tourisme et les activités de restauration – ont gagné en popularité auprès de la clientèle étrangère (voir illustration 7 ).

Fig. 7

Illustration 7 : Maison en vente dans la médina de Chechaouene, utilisée provisoirement comme casse-croûte

Illustration 7 : Maison en vente dans la médina de Chechaouene, utilisée provisoirement comme casse-croûte
Photo : Les auteurs

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C’est aussi au cours des dernières années que d’autres villes, considérées comme lieux d’excursion ou de passage à partir des grands axes touristiques du pays, ont commencé à devenir des villes de séjour et à repré senter des exemples de tourisme résidentiel. Le cas le plus remarquable est celui d’Essaouira (ancien Mogador) sur la côte atlantique, à 180 kilomètres à l’ouest de Marrakech, qui, sur une courte période, a connu une augmentation colossale de l’implantation d’entreprises de construction et d’agences immobilières transnationales sur son territoire [10] . L’ouverture de nouvelles liaisons aériennes à bas prix entre Paris-Orly et Essaouira, permettant la connexion entre les deux aéroports en moins de quatre heures (presque le même temps mis pour rejoindre Essaouira depuis Casablanca en évitant Marrakech), aura sans aucun doute joué un rôle important dans cette expansion touristico-immobilière, en dépit de la position excentrée de cette ville littorale. Présentement, ces agences alternent les offres de maisons traditionnelles en médina avec celles de villas et de maisons de campagne aux alentours d’Essaouira, notamment sur le bord de la mer, en direction nord vers Safi ou en direction sud vers Agadir.

À Fès, dont la médina est inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité depuis 1981, le phénomène du tourisme résidentiel est plus récent et moins intense que dans les autres grandes villes marocaines plus proches du littoral. L’agglomération urbaine de Fès est située sur la partie orientale du plateau du Saïs, à 300 kilomètres à l’est de Casablanca et à un peu plus de 200 kilomètres de Rabat. Facilement accessible par autoroute ou par train, elle dispose aussi d’un aéroport international (à 12 kilomètres au sud de la ville). Malgré cette bonne accessibilité interne et externe, les conditions climatiques de Fès, avec des températures trop chaudes en été et un temps parfois assez froid et humide en hiver, sont moins attrayantes pour les longs séjours de touristes étrangers. Néanmoins, à partir des années 1990 et de façon plus marquée depuis les années 2000, on commence à repérer un timide mouvement d’arrivées de nouveaux résidents étrangers, non seulement des Français mais aussi des Anglais et des ressortissants nord-américains et, dans une moindre mesure, des Espagnols. Ces nouveaux arrivants vont s’établir majoritairement dans les deux parties historiques : Fès el-Bal i, et Fès el-Jdid / quartier sefardi du Mellah. Ce processus d’installation s’est fait simultaném ent à c elui de la restauration de vieux immeubles, comme dans le quartier du Mellah.

La ville de Rabat, quant à elle, a aussi deux quartiers historiques : la médina à proprement parler et la kasbah des Oudayas. Comme dans le cas de Fès, l’installation des touristes-résidents y est un processus plus récent que dans d’autres villes marocaines. Par ailleurs, ce processus d’installation résidentielle liée au loisir peut passer ici davantage inaperçu, étant donné que Rabat est la capitale administrative du Maroc, formant un pôle urbain étendu avec le Grand Casablanca, ce qui dans l’ensemble donne lieu à la concentration de plus de 54 % de la population étrangère officiellement recensée au Maroc (RGPH, 2004).

Dès le départ (dans les années 1990), cette présence plus récente de touristes-résidents a permis aux nouveaux venus de trouver des maisons traditionnelles dans la ville historique à des prix moins élevés que dans d’autres endroits plus convoités, bien que par la suite des travaux de restauration se soient souvent avérés nécessaires. Quelques-uns de ces acheteurs ont alors constitué des réseaux d’entreprises spécialisées dans la restauration de maisons anciennes, faisant preuve d’un intérêt pour les aspects patrimoniaux. Dans le but d’amortir les frais entraînés par les travaux, certaines de ces maisons, une fois restaurées, ont été transformés en maisons d’hôtes, ce qui a généré un renouvellement des activités dans ces quartiers historiques.

L’examen de tous ces exemples distribués dans différentes zones urbaines du pays fait clairement ressortir que les activités de tourisme résidentiel, insérées dans un processus d’expansion graduel pendant les dernières années, ont des effets considérables sur le territoire et sur l’urbanisme, de même que sur la société marocaine. Pourtant, il s’agit d’un phénomène nettement sélectif sur le plan spatial et qui affecte de multiples façons tous les territoires concernés, non seulement eu égard aux caractéristiques préalables de ces derniers, mais aussi compte tenu des différents agents qui interviennent dans une étape ou l’autre du processus. C’est pourquoi il nous semble opportun de traiter maintenant cette question des agents et tout spécialement de dresser une caractérisation des touristes migrants.

Le profil actuel des résidents étrangers au Maroc et la création d’imaginaires socio-spatiaux

Si, pendant les dernières décennies du XX e  siècle, le sud-est de l’Espagne, le sud de la France ou plusieurs régions de l’Italie ou de la Grèce ont été les récepteurs d’un volume appréciable de retraités du centre et du nord de l’Europe, souvent arrivés en couple et s’y installant pour de longs séjours, plus récemment ces pratiques du tourisme de longue distance et du tourisme résidentiel tendent à s’étendre vers d’autres pays au sud de la Méditerranée, comme la Tunisie ou le Maroc. Les agents touristiques et les directeurs des agences immobilières connaissent bien ce phénomène et utilisent des appellations particulières pour ce type de clientèle, notamment les seniors ou les snowbirds.

Selon notre propre travail d’enquête, hormis le groupe assez nombreux en général de retraités [11] , une catégorie inédite de nouveaux résidents émerge progressivement. Concernés eux aussi par ces pratiques d’expatriation oisive, ils appartiennent à des tranches d’âge différentes et relèvent de catégories socioprofessionnelles bien distinctes : des professionnels libéraux, des artistes ou des intellectuels, des architectes intéressés par le patrimoine urbain, des enseignants attachés à des institutions éducatives étrangères présentes dans le pays, des médiateurs culturels, des gérants de galerie d’art ou des investisseurs immobiliers.

Contrairement aux retraités, et cela constitue une différence notable, ces autres groupes de résidents sont insérés dans la vie active, mais selon des modalités bien diverses. Ils peuvent ne pas exercer directement leur activité au Maroc, jouir de revenus conséquents ou se consacrer à une profession leur permettant des déplacements fréquents et de longues périodes d’oisiveté. Tous ces traits différenciateurs font donc que ces autres groupes disposent d’un niveau de rente et de capital plus élevé que celui des retraités, les autorisant à mener un style de vie huppé. Cela dit, tout comme les retraités ils s’installent souvent en couple ou occasionnellement en famille, bien que nous ayons rencontré quelques individus qui sont venus seuls, mais qui ont des amis marocains ou d’autres liens avec des collectifs de leur propre nationalité d’origine, eux aussi établis au pays.

Pour l’ensemble des groupes observés pratiquant ces mobilités touristiques et résidentielles, nous avons cherché à savoir comment s’est produit leur passage de simples touristes à résidents (même si souvent ils ne sont pas recensés officiellement en tant que résidents étrangers au Maroc), c’est-à-dire à quel moment de leur vie, dans quelles circonstances précises ou après quelles expériences, ils ont décidé de s’installer pendant une période prolongée dans un pays autre que celui de leur résidence habituelle, attirés non par le besoin d’avoir une activité productive ou de gagner leur vie (migration économique), mais en faisant un choix volontaire en rapport avec des pratiques de loisir.

Comme l’équipe de recherche de Mohamed Berriane (2010 : 5) l’a signalé pour le cas des Européens, ces acteurs «  découvrent en tant que touristes de nouveaux lieux de vie à l’occasion de séjours touristiques de plus en plus fréquents ». C’est donc bien cette mobilité accrue des sociétés contemporaines qui fonde chez certaines personnes le passage délibéré de touriste à migrant, ce qui nous a été confirmé par une bonne partie des individus rencontrés , même si quelques-uns ont exprimé des raisons différentes pour s’établir au Maroc ; citons par exemple : des liaisons familiales ou affectives, des expériences vitales antérieures pendant leur enfance ou leur période active, la formation de couples mixtes, des binationaux ou des Marocains d’origine nés à l’étranger et qui décident de rentrer au pays de leurs aïeuls. Dans la plupart des cas, la décision de s’établir dans le pays semble être un choix personnel, un projet de vie s’insérant toutefois dans le cadre de pratiques collectives associées étroitement aux modèles actuels de mobilité et de consommation.

Notre travail nous a conduits à faire une autre constatation : la présence permanente ou par intermittence, en tant que résidents ou touristes, de groupes de différentes nationalités distribués sur le même territoire sert à établir des contacts , d’une part entre les étrangers eux-mêmes et d’autre part entre ces derniers et la population locale. La mobilité e t l’installation de nouveaux habitants «  cosmopolites » donnent lieu à de nouvelles perceptions entre Marocains et étrangers et, par suite, à de nouveaux comportements. Construites socialement, ces attitudes et ces perceptions du soi et de l’autre, ressortissant local ou étranger, définissent aussi deux types d’espaces que nous pouvons appeler, à l’instar de certains anthropologues et sociologues (Rebucini, 2011), les lieux de l’interaction et les lieux de la distanciation.

Ainsi, en tant qu’espaces de fréquentation et de détente, les lieux publics des villes (rues, places, promenades, jardins, plages…) (Choplin et Gatin, 2010) et les lieux précis de sociabilité (cafés traditionnels ou modernes, bars et terrasses, commerces, souks etc.) forment des lieux d’interaction du fait qu’ils attirent aussi bien les promeneurs locaux que des visiteurs venus d’ailleurs, nationaux ou étrangers ( illustration 8 ). De ce fait, ces endroits de déambulation, de rencontre et de mixité sont aptes à créer des contextes assez mélangés socialement et contribuent à l’établissement, du moins en apparence, de nouvelles formes de sociabilité et d’un certain modèle multiculturel et cosmopolite, déterminé aussi par l’évolution globale et la modernisation de la société marocaine [12] .

Fig. 8

Illustration 8 : Vue d’une terrasse à la médina de Chefchaouen : lieu d’interaction et de rencontre, lieu aussi d’observation

Illustration 8 : Vue d’une terrasse à la médina de Chefchaouen : lieu d’interaction et de rencontre, lieu aussi d’observation
Photo : Les auteurs

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Par ailleurs, en tant qu’espaces de distanciation ou d’altérité, un bon nombre des nouvelles urbanisations touristiques et des complexes résidentiels privés s’organisent physiquement et morphologiquement de manière séparée du reste de l’habitat, tel que nous l’avons signalé dans le cas d’Agadir. Conçus pour répondre au besoin de bien-être et de divertissement des touristes, ils sont destinés, pour la plupart, à une clientèle aisée et internationale capable d’assumer des prix élevés. Par conséquent, une partie des nationaux, appartenant notamment aux classes moyenne et populaire, évitent de fréquenter ces espaces [13] considérés comme des lieux exclusifs et élitistes.

Pour d’autres raisons, culturelles, religieuses ou identitaires, des espaces associés à certaines pratiques rituelles ou culturelles, comme les alentours des mosquées, les faubourgs populaires ou encore certains hammams de quartier et commerces traditionnels, en dehors des lieux recommandés spécifiquement dans les guides touristiques comme symbole d’exotisme, sont évités non seulement par les touristes mais aussi par la plupart des résidents étrangers qui ne partagent pas les mêmes valeurs culturelles qui sont la norme pour les habitants de ces endroits, ni les mêmes conditions sociales (Berlanga, 2015). C’est pourquoi les lieux auxquels nous avons fait allusion peuvent être modelés par la présence de ces nouveaux habitants et par les relations qui se tissent entre les différents groupes sociaux qui y demeurent, comme ils peuvent tout aussi bien constituer des barrières symboliques face auxquelles chaque groupe établit des distances et des a priori . Ces circonstances participent à la production et à la reproduction de représentations et d’imaginaires socio-spatiaux souvent ancrés dans des conceptions atemporelles et exotiques, utiles pour persuader le touriste ou le nouveau venu, mais bien éloignés d’une réalité urbaine et sociale beaucoup plus complexe.

Conclusion

Pour essayer de comprendre les liens entre tourisme international et tourisme résidentiel posés à partir du titre de cet article dans le contexte théorique de la lifestyle migration , nous avons analysé de façon distincte les phénomènes suivants : l’évolution récente du tourisme international au Maroc et le tourisme résidentiel et ses transformations urbanistiques. Au fil de notre recherche nous avons essayé d’expliquer comment les lieux de résidence touristique sont rattachés aux dynamiques de la mobilité transnationale et de la mondialisation. Ce cadre théorique nous permet de comprendre ce mouvement de migration nord–sud non seulement dans le contexte marocain, mais aussi dans d’autres pays ou régions où les caractéristiques géographiques ou les circonstances sociales y sont favorables.

D’ailleurs, rappelons que la présence de touristes et de résidents étrangers n’est pas un phénomène nouveau au Maroc, même si par le passé ces faits ont été minoritaires et beaucoup plus restreints du point de vue spatial. Ce qui est relativement récent est l’augmentation des pratiques touristiques internationales et d’expatriation volontaire, liées à la mobilité spatiale et à l’hégémonie de l’économie libérale. Selon l’expression de Michaela Benson et Karen O’Reilly (2009b), la lifestyle migration serait une nouvelle extension d’un phénomène avec une histoire. Cette extension a été rendue possible dans le contexte actuel de mondialisation. Dans ce cadre, le Maroc réunit un ensemble de conditions propices au déploiement de ce phénomène du tourisme résidentiel et des migrations internationales d’agrément.

Il en ressort que la croissance du nombre de touristes internationaux et de résidents étrangers est en rapport avec les transformations urbanistiques et la production spécifique d’espaces de séjour et de loisir. Ceux-ci ont pour conséquence une occupation souvent excessive de terrains, construits et aménagés pour attirer et satisfaire cette clientèle extérieure, ce qui, sous prétextes de régénération urbaine et de mise en valeur du patrimoine bâti, voire des alibis du « cosmopolitisme » et de l’intégration, contribue en réalité à maintenir ou à créer encore plus de ségrégation spatiale et d’inégalités sociales. Ces circonstances sont rendues manifestes par l’existence d’espaces enclavés, conçus pour ces vacanciers et contrastant avec le reste du territoire que les entoure.

Par ailleurs, des quartiers historiques dans les anciennes villes sont aussi transfigurés par l’arrivée de ces nouveaux résidents, des activités traditionnelles comme l’artisanat cèdent la place à des activités commerciales, les anciennes demeures se transforment en résidences secondaires ou chambres d’hôtes ; en d’autres termes, le patrimoine et les valeurs identitaires deviennent une part du marché. Du reste il faut ajouter que ce processus de transformation matérielle de certains espaces élus de manière sélective par cette clientèle étrangère va de pair avec la production d’une multiplicité de significations qui font partie des propres représentations mentales des nouveaux migrants et de leurs rapports symboliques à des lieux devenus pour eux lieux de vie.

Comme nous l’avons expliqué, étant donné l’envergure du processus en cours au Maroc, nous avons préféré mener une réflexion générale sur l’ensemble du territoire à partir de plusieurs exemples éloquents, mais il va de soi que des travaux empiriques sur des lieux concrets restent à faire pour confirmer certaines hypothèses et intuitions de recherche, aussi bien dans le cas de médinas que dans celui des nouveaux espaces urbains.