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Focalisant son analyse sur la Syrie et les pays limitrophes, le livre Syrie. Anatomie d’une guerre civile, publié aux éditions du Centre national de recherche scientifique (cnrs), vient apporter un nouvel éclairage sur le conflit syrien. Situé dans le champ de l’analyse régionale, cet ouvrage aborde également d’autres disciplines des études internationales, soit le droit et l’économie internationale, l’histoire et la diplomatie, et enfin l’analyse de politiques étrangères. On y trouve de même des réflexions propres à la sociologie, à l’anthropologie et, dans une certaine mesure, à l’ethnologie. L’étroite collaboration de l’ensemble de ces disciplines était nécessaire en raison des assises méthodologiques de l’ouvrage. Basées sur des enquêtes orales, les analyses présentées sont construites sur une articulation étroite entre l’utilisation de concepts propres aux études internationales et l’étude approfondie des témoignages de 250 Syriens et Syriennes, ce qui permet de renouveler en profondeur notre vision du conflit.

L’ouvrage propose d’étudier le conflit le long de quatre grands axes : la genèse de la révolution ; une étude des institutions révolutionnaires ; l’analyse de la fragmentation de l’insurrection et enfin une analyse de l’impact de la guerre civile sur la société syrienne. Ces quatre thématiques permettent au lecteur non seulement de bien comprendre les causes du conflit, mais également de saisir la complexité des relations existantes entre les différents acteurs de cette révolution qui, il faut le souligner, est la seule qui a perduré à la suite du printemps arabe de 2011. L’identification de l’ensemble des acteurs au sein de cette révolution et la compréhension des relations sociales, politiques, économiques ou religieuses entretenues entre ces différents groupes est l’une des clés pour expliquer la dégénérescence du conflit syrien à la suite des manifestations pacifiques de 2011.

Afin de bien situer le conflit dans son contexte, les auteurs ont pris soin d’expliquer comment le régime de Bachar al-Assad fut au coeur des contestations populaires syriennes. Les Syriens critiquaient en effet le régime de répression, la libéralisation de l’économie au profit des proches du régime et le manque de services sociaux. Dès lors, les Syriens ont vu, dans les manifestations du printemps arabe, l’espoir de renverser le régime. Grâce aux médias sociaux, ils ont pu, à la suite de la révolte de 2011, mettre en place un réseau de groupes militants armés, acquérir les armes nécessaires et tisser des liens avec les Syriens exilés pour les convaincre d’envoyer de l’argent en soutien à l’insurrection. La quête de financement est si répandue parmi les différents groupes armés que les auteurs de l’ouvrage en viennent à parler de « capital militaire » et de « capital social » pour définir les méthodes de financement employées.

Plus précisément, les auteurs mettent en lumière les stratégies communicationnelles mises en place par les groupes rebelles pour montrer à leurs sympathisants et aux donateurs internationaux leurs prouesses militaires et leur dévotion à la révolution syrienne. Les groupes rebelles consacrent donc beaucoup de temps et de ressources à la préparation de ces vidéos de propagande qui ont pour objectif d’augmenter, d’une part, leur capital militaire du fait qu’ils ont la capacité de réaliser des faits d’armes et de les montrer publiquement, et d’autre part, d’augmenter leur capital social puisque ces vidéos leur donnent un moyen de montrer leurs efforts et leur dévotion dans la lutte contre le régime de Bachar al-Assad. Dès lors, et les auteurs l’ont bien montré, les groupes qui sont capables de jongler avec les concepts de capital social et militaire ont la capacité d’amasser le plus d’argent. Bien entendu, cette quête de reconnaissance a entraîné une forte rivalité entre les groupes pour déterminer lequel allait recevoir le plus d’argent de l’extérieur, ce qui montre, en dernière analyse, que la révolution syrienne est fragmentée.

Un autre aspect central de l’ouvrage est l’analyse détaillée des institutions révolutionnaires créées à la suite de l’insurrection. Cet aspect fort important a bien été étudié par les auteurs et ils ont su démontrer toute la complexité des relations entretenues entre les différentes instances révolutionnaires. Ils ont illustré comment le vide juridique existant dans les villes conquises par les rebelles a permis l’essor de la charia comme système judiciaire. De plus, les querelles internes qui se polarisaient autour de la création des institutions civiles et sur la manière d’organiser la société après la chute du régime dans les endroits conquis ont causé une « fragmentation de l’insurrection ». La présence de plusieurs groupes armés proches du Jahbat al-Nusra – groupe rebelle prônant la création d’un État islamique et faisant la promotion du djihad à l’international – permit la création, en avril 2013, de l’État islamique en Irak et au Levant (eiil). Ce nouvel acteur dans la région causa de profondes perturbations, à la fois sociales et économiques, en raison du monopole de l’eiil sur les ressources naturelles et énergétiques du nord de la Syrie et de l’Irak. L’eiil est rapidement devenu, pour la population civile, à la fois une source de crainte et d’admiration.

Enfin, concernant le cadre méthodologique, les auteurs ont pris soin de présenter leur méthode d’analyse dès l’introduction en exposant le problème qui se pose lorsqu’il s’agit d’étudier un conflit toujours en cours. Cet enjeu se décline en plusieurs difficultés, notamment celle d’accéder aux zones en guerre, d’entrer en contact avec les rebelles, et finalement d’éviter de prendre position dans ce conflit fortement médiatisé, ce qui pourrait nuire au rétablissement de la paix. En plus d’une réflexion méthodologique soutenue, les auteurs ont bien défini le cadre théorique de leur étude en incorporant à leur livre une bibliographie substantielle qui inclut des travaux de toutes les disciplines reliées aux études internationales. Plus précisément, le cadre théorique de l’ouvrage articule des concepts de la sociologie, de l’anthropologie et de la sociologie : en effet, ces trois disciplines ont permis aux auteurs de dresser un portrait précis et nuancé de la révolution syrienne. La sociologie, et plus spécifiquement la sociologie de Pierre Bourdieu, a permis aux auteurs d’étudier les relations existantes entre les différents groupes sociaux de la révolution pour ainsi mettre en lumière les rapports hiérarchiques et les échanges symboliques entre les groupes armés qui composaient le vocable conceptuellement hétérogène de « rebelles », présenté maintes fois comme conceptuellement homogène en Occident. De plus, cette conscience sociologique permet en effet de proposer des pistes de réflexion afin de situer les différents groupes l’un par rapport à l’autre dans le champ hétérogène et complexe que représente la révolution syrienne.

Puisque l’étude des auteurs se base sur près de 250 témoignages oraux auprès de rebelles tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Syrie, l’anthropologie et l’ethnologie donnent des outils essentiels aux auteurs pour surmonter les différents problèmes qu’apporte l’analyse de témoignages oraux. D’une part, la réflexion anthropologique oblige les auteurs – qui proviennent du milieu universitaire – à s’émanciper du champ académique et des concepts qui en proviennent pour ainsi éviter de plaquer une vision occidentale et « savante » sur l’analyse des témoignages oraux et plus largement à l’étude de la révolution syrienne. Cet effort de se distancier du milieu social de l’université d’où proviennent les auteurs et leur manière de conceptualiser la crise syrienne est au coeur de la réflexion théorique présentée dans l’ouvrage. D’autre part, la réflexion ethnologique vient ici enrichir le cadre théorique du livre puisque cette réflexion oblige à prendre en compte, dans l’analyse des témoignages, la fragmentation de « l’identité syrienne » en différents groupes rebelles et permet ainsi de proposer, en somme, les différentes caractéristiques tant sociales que culturelles de cette fragmentation de la société civile. Afin d’enrichir leur propos, les auteurs ont également ajouté dans leurs références un nombre important de liens Internet vers des vidéos de propagande produits par les rebelles et des plateformes de discussion dans les médias sociaux (surtout Facebook et Twitter) qui nous permettent de comprendre quels étaient les canaux de communication utilisés par les rebelles. En dernière analyse, les auteurs ont su présenter une étude de cas rigoureuse qui nous permet de comprendre le conflit syrien dans toute sa complexité.