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L’économie politique internationale est généralement étudiée du point de vue de ses agents et structures. Dans A World of Struggle. How Power, Law, and Expertise Shape Global Political Economy, David Kennedy (professeur de droit et directeur de l’Institute for Global Law and Policy à la Harvard Law School) cherche à se distinguer de ces analyses macroscopiques qui, selon lui, occultent les moments où les règles de ces mêmes agents et structures sont remises en question par des individus. Grâce à une approche multidisciplinaire de l’expertise, il explore plus particulièrement le rôle des experts dans la création et la reproduction de systèmes qui favorisent une distribution inégalitaire des richesses mondiales. De cette façon, il aspire à promouvoir une pratique professionnelle plus consciente et, espère-t-il, responsable.

David Kennedy explore le rôle de l’expertise, et particulièrement du droit comme pratique professionnelle, dans la reproduction de l’injustice au sein de l’économie politique internationale. Selon l’auteur, le domaine de l’économie politique internationale se caractérise par une lutte incessante entre les différents experts qui usent de la légitimité et du pouvoir de coercition que leur offre leur rôle afin de chercher à s’approprier ou à répartir une part de la richesse mondiale, laquelle peut être entendue en termes de ressources comme de pouvoir.

L’argument est présenté en trois parties principales. Premièrement, David Kennedy démontre la centralité de la pratique créative, imaginative et interprétative – qu’il appelle « stories » – dans la définition et la redéfinition des frontières de la vie politique et économique. Par une interaction complexe entre savoir technique et pratique professionnelle, les experts construisent et reproduisent les agents, structures et systèmes qui caractérisent la sphère politique et économique. L’auteur soutient que cette interaction entre les experts s’exerce dans un cadre conflictuel, constante plutôt qu’exception en économie politique internationale. Les experts interagissent non seulement dans un environnement conflictuel, mais c’est surtout par cette conflictualité que la distribution du pouvoir politique et économique est possible.

Deuxièmement, David Kennedy se penche plus particulièrement sur l’expertise afin de comprendre la façon dont le savoir des experts agit dans la constitution des agents et dans la formation des structures tout en servant d’outil aux individus poursuivant des projets de s’approprier et répartir des gains. L’expertise y est perçue comme un langage permettant à l’expert de légitimer la violence, la guerre et la coercition qui caractérisent l’économie politique internationale, tout en mobilisant la prétention de communiquer des résultats en toute objectivité.

Troisièmement, l’auteur présente le droit – l’expertise qu’il considère lui être la plus familière – comme ayant un rôle important dans la lutte distributive, bien qu’il soit généralement associé au maintien de l’ordre, à la résolution de problèmes et à l’expression de valeurs universelles. Selon David Kennedy, dans un monde international en lutte constante, le droit n’a pas pour seul objet la régulation des éléments de base de l’économie politique internationale, mais également leur création. En effet, il présente le droit comme étant l’expertise impliquant, de par son seul pouvoir du langage, les plus hauts niveaux de légitimité et de capacité de coercition. Afin d’illustrer son argument, l’auteur utilise l’exemple du droit de la guerre. Si, d’une part, cette sphère du droit crée pour les experts un espace de lutte doctrinale et institutionnelle concernant la limitation de la guerre, elle crée de ce fait un même cadre permettant de transformer l’exercice du pouvoir et de la violence souverains en droits.

Enfin, en guise de conclusion, David Kennedy formule une critique de la théorie de la réforme, qu’il considère comme étant la théorie médiane située entre, d’une part, la promotion d’un changement systémique radical et, d’autre part, la promotion du statu quo. Bien qu’il reconnaisse la noblesse de plusieurs projets de réforme, il soutient qu’ils rendent plutôt durables (sustainable) les problèmes de l’économie politique internationale et contribuent ainsi à la reproduction de l’injustice par ceux qui cherchent à faire exactement le contraire. L’auteur, au début comme à la fin de son ouvrage, fait référence à l’année 1648 comme ayant été un moment de réinvention – plutôt qu’une simple réforme – institutionnelle et intellectuelle complexe. Il estime qu’aujourd’hui pourrait faire office de nouveau 1648, c’est- à-dire d’une période où tout aurait besoin d’être repensé, mais que, pour que l’on assiste à une réelle réinvention comme ce fut le cas en 1648, il est impératif de prendre en considération les dynamiques conflictuelles de l’économie politique internationale par le biais desquelles l’injustice est reproduite. Selon lui, une telle refonte du monde n’est possible que par de nombreuses luttes se situant à l’intersection entre le pouvoir et le savoir.

Dans cet ouvrage, David Kennedy, associé au constructivisme critique en droit international, apporte un élément original à la théorie, à savoir le rôle de l’individu à travers l’expertise, tout en maintenant une cohérence théorique remarquable. La perspective critique de l’auteur mérite également d’être soulignée dans la mesure où ce dernier cherche à identifier un élément accessible – l’individu – en mesure de modifier les agents et structures en place.

David Kennedy a recours à plusieurs tableaux et schémas afin de vulgariser les dynamiques conflictuelles de l’expertise au sein de l’économie politique internationale. Ses tableaux et schémas – essentiellement théoriques – illustrent notamment les différentes composantes de l’expertise, l’interaction entre les différents domaines d’expertise, le cadre argumentatif de l’expertise et les processus par lesquels l’expertise devient politique.

Au niveau de la structure du texte, un effort supplémentaire de synthèse permettrait à l’auteur de faire ressortir plus facilement l’idée principale de chacun de ses chapitres. En effet, l’auteur reformule souvent les mêmes arguments de façons différentes dans le cours des chapitres sans nécessairement les résumer au début ou à la fin de chacun de ces derniers.

Globalement, A World of Struggle. How Power, Law, and Expertise Shape Global Political Economy peut servir d’outil théorique pertinent, son langage lui permettant d’aller chercher un lectorat qui s’étend au-delà de la sphère juridique, et son élément critique visant à susciter une prise de conscience éthique chez les jeunes experts.