Corps de l’article

Les chiffres de la mortalité maternelle nous rappellent malheureusement une bien triste réalité en Afrique. En 2013, dans le monde, 289 000 femmes sont mortes à la suite de complications pendant leur grossesse, lors de l’accouchement ou dans les jours qui ont suivi. En 2013, sur les 289 000 décès maternels survenus dans le monde, le continent africain en totalise 171 000 à lui tout seul, alors que l’Europe ne compte que 1 900 décès pour la même période (OMS 2014a). Une simple arithmétique montre que le risque pour les femmes de mourir un jour en couches ou pendant leur grossesse est 90 fois plus élevé en Afrique qu’en Europe (ibid).

Une explication par les « excès » (trop d’enfants, trop tôt, trop tard, trop rapprochés) rappelle que la plupart de ces décès sont évitables. Leurs causes sont suffisamment connues (hémorragies, infections, HTA, dystocies, avortement, etc.) et l’on sait aussi ce qu’il faudrait faire pour les éviter (césariennes de qualité, usage de sulfate de magnésie, hygiène lors de l’accouchement, dépistage, transfusion). Si la planification familiale apparaît comme une solution en amont, les chiffres montrent qu’il reste encore beaucoup de chemin à faire.

En Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale, qui représentent plus de la moitié de la population d’Afrique subsaharienne, l’augmentation annuelle de l’utilisation de la contraception moderne pendant deux décennies (1990-2010) a été respectivement de 0,3 point et de 0,2 point par an (Guengant 2010). En 2014, la moyenne de la prévalence contraceptive pour les femmes mariées par région du monde a été estimée à 27 % pour l’Afrique, alors qu’au même moment, elle est de 74 % pour le continent américain et de 46 % pour les pays de la méditerranée orientale pourtant à très forte tradition musulmane (OMS 2014b).

Au Mali, les premiers programmes consacrés à la planification familiale datent du début des années 1970. Depuis cette période, les initiatives se sont multipliées pour obtenir une plus grande adhésion des populations locales tant dans le secteur étatique que dans le secteur des ONG. Malgré le dispositif institutionnel mis en place pour atteindre cet objectif, la relativement bonne disponibilité des produits contraceptifs et les nombreuses campagnes de communication, le taux de prévalence contraceptive reste l’un des plus faibles du continent. Pour les méthodes modernes, il est 9,9 % chez les femmes en union (CPS et al. 2013).

D’une manière générale, les débats sur cette thématique se sont le plus souvent focalisés sur la façon dont les services sont offerts (Bruce 1992 ; Blaney 1993 ; Katz et al. 1993 ; Brown et al. 1995 ; Hardon 1997), sur les obstacles à la pratique contraceptive (Caldwell et Caldwell 1987 ; Campbell et al. 2006), sur l’avortement (Guillaume 1999 ; Bajos et Ferrand 2002 ; Guillaume et Desgrées du Loû 2002 ; Guillaume 2003 ; Rossier et al. 2006) et, plus rarement, sur l’influence des cadres culturels (Russel et al. 2000 ; Johnson-Hanks 2002) ou l’articulation entre les idéologies globales et les idéologies locales (Richey 2004, 2008).

La plupart de ces travaux ont été réalisés dans le domaine quantitatif par des démographes qui ont tenté de comprendre la fécondité selon une modélisation définie depuis le milieu des années 1950 par Davis et Blake (1956) à travers deux catégories de déterminants : les « déterminants directs » ou « intermédiaires » (l’âge à l’union, l’abstinence, la contraception, l’avortement, etc.) et les « déterminants indirects » (variables socioéconomiques, culturelles et environnementales). Au Mali, quelques travaux en sciences sociales ont été réalisés sur le sujet qui ont surtout porté leur attention sur les contextes influençant l’usage de la contraception et les comportements reproductifs (Castle et al. 1999 ; Brand 2001 ; Castle 2003 ; Coulibaly 2010).

Le constat général qui se dégage de la littérature est que les pratiques des acteurs sociaux, la variation de leurs conduites en fonction des contextes et le sens qu’ils donnent à leurs actions ont été très peu questionnés par les chercheurs. Le présent travail a pour ambition de contribuer à combler en partie ce vide.

Comment les acteurs sociaux agissent-ils face aux multiples répertoires normatifs qui tentent de réguler leurs conduites ? Quelles interprétations font-ils des normes prescrites par les programmes de planification familiale ? Voici quelques questionnements qui vont nourrir notre réflexion tout le long de cet article. Un travail anthropologique assez récent a engagé une réflexion sur les raisons de l’action dans le domaine de la reproduction en Afrique de l’Ouest (Jaffré 2012, 2015). La présente étude, basée sur l’enquête intensive de terrain et donc largement enracinée dans les « cadres de l’expérience » (Goffman 1991) prolonge cette réflexion en s’intéressant particulièrement au cas de la planification familiale et en utilisant l’approche biographique. Loin d’être contradictoire, elle est complémentaire des études quantitatives dont les apports ont certes permis de comprendre les liens entre la fécondité et les variables qui la déterminent, en même temps qu’ils montrent leurs limites dès lors qu’il s’agit d’appréhender la façon dont les individus réagissent dans un contexte de pluralisme normatif.

La notion d’« agency » (agencéité), c’est-à-dire « la capacité d’action des acteurs sociaux » (Giddens 1979, 1984, 1987) sera particulièrement utile pour analyser les choix reproductifs et les procédures d’appropriation des normes des programmes de planification familiale. En ce sens, la démarche est largement celle d’une anthropologie du changement social et du développement dans la perspective développée par Norman Long (1994) et Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995). Face à l’incohérence des représentations du « normal », faites de contradictions et souvent d’affrontements, l’acteur social adopte plusieurs postures. La notion d’« homme pluriel » de Bernard Lahire (1998) convient parfaitement pour désigner ces arbitrages de toutes sortes que l’individu est amené à faire pour se construire une image du monde plus ou moins cohérente et acceptable pour lui. L’analyse de la réception des programmes de planification familiale par les acteurs locaux renvoie à l’étude des rapports entre logiques du global et logiques du local (Appadurai 2005).

Méthodologie

Les données utilisées dans ce travail proviennent en grande majorité de notre thèse de doctorat (Coulibaly 2008). La diversité des discours sur la reproduction nous a amené à conduire des enquêtes auprès d’un ensemble d’acteurs des programmes de planification familiale pour comprendre le contenu de leurs discours, mais aussi auprès des hommes et des femmes utilisateurs potentiels de la planification familiale pour comprendre ce qu’ils disent et font dans ce domaine. Le choix de mener les enquêtes auprès des employés des programmes vient de ce qu’ils sont les médiateurs privilégiés de l’idéologie de ces acteurs. Les enquêtes initiales ont été menées à Bamako, la capitale malienne, entre février et août 2006.

Les 47 acteurs de la santé interrogés dans l’enquête initiale comprenaient des praticiens du secteur public et du secteur privé, des cadres des ONG nationales et internationales, des pharmaciens « officiels », et des responsables des programmes sanitaires. L’échantillon comprenait également des représentants de divers corps professionnels de la santé (médecins, sages-femmes, infirmiers et infirmières, aides-soignants) appartenant à différents échelons de la pyramide sanitaire. Les enquêtes se sont déroulées sur leurs lieux de travail. Les enquêtés ont été contactés soit directement par nous-même, soit par personne interposée. Parallèlement aux entretiens, dix séances d’animation sur le thème de la planification familiale ont été observées dans des centres de santé. Au début de chaque observation, l’enquêteur se confondait aux usagers du centre pour observer discrètement les animations sans éveiller les soupçons et c’est seulement une fois les séances terminées qu’il dévoilait son identité aux animateurs.

En plus de ces acteurs « institutionnels », 68 personnes ont été interrogées au sein de la « population générale », qui répondaient à plusieurs critères de variation. Les 15-30 ans (25 femmes et 16 hommes) et les 31-50 ans (15 femmes et 12 hommes) représentaient respectivement la tranche des « jeunes » et des « moins jeunes ». La répartition selon le sexe indique une prédominance des femmes (40 contre 28). Selon le niveau d’instruction, nous distinguons les « non scolarisés/niveau primaire » (8 hommes et 14 femmes), les individus ayant au moins un niveau secondaire (7 hommes et 12 femmes). Les autres avaient un niveau d’études variant entre le primaire et le collège (13 hommes et 14 femmes). Dix hommes parmi les 28 ayant participé à l’enquête étaient mariés. Cette proportion était d’un individu sur deux chez les femmes, soit 20 femmes mariées au total. Les personnes enquêtées ont été sélectionnées dans les six communes que compte la ville de Bamako et représentent une douzaine de quartiers. La sélection des enquêtés se faisait au hasard des rencontres et il suffisait pour cela que la personne sollicitée donne son accord.

Pour rester au plus près des « cadres de l’expérience » (Goffman1991), nous avons privilégié les entretiens semi-directifs et les observations. Les entrevues ont été menées sur la base de guides d’entretien spécifiques et ont été intégralement enregistrées sur cassette audio, puis transcrites. La langue de communication était le bambara ou le français selon le choix de la personne sollicitée. Les entretiens réalisés ont fait l’objet d’une analyse de contenu à travers un traitement manuel des informations. Une lecture thématique a permis d’analyser les logiques de l’action dans le domaine de la planification familiale.

Le discours commun des programmes autour de la planification des naissances

Les arguments sanitaires et les arguments économiques

On ne peut jamais parler assez des avantages de la planification familiale. D’abord la maman et l’enfant seront tous les deux en bonne santé. Des grossesses plus espacées, cela signifie la possibilité de repos pour la maman car l’utérus, c’est comme un sac et en portant toujours quelque chose, il finit par s’abîmer. L’avantage concerne aussi le chef de famille qui aura moins de soucis pour nourrir sa famille, la soigner, assurer l’éducation des enfants, etc.

A.D., sage-femme

Ces propos reprennent presque entièrement les « méta-idéologies » justifiant la pratique de la planification familiale et qui sont véhiculées par les programmes, à savoir : « la santé de la mère et de l’enfant », « le bien-être de la famille et de la nation ». Il s’agit en gros de l’argument sanitaire et de l’argument économique. Des préoccupations liées aux droits de l’homme et à l’équité de genre viennent souvent s’ajouter à ces deux arguments.

Les programmes concernant le domaine de la planification familiale au Mali sont nombreux. Ils font invervenir les institutions sanitaires publiques, privées, confessionnelles, les ONG nationales et les ONG internationales. Certaines d’entre elles jouent un rôle de « courtiers », et d’autres de « bailleurs » (Coulibaly 2008). Ces programmes ont différentes vocations. L’USAID et l’UNFPA, les deux plus grands bailleurs de fonds, interviennent beaucoup dans l’achat des produits contraceptifs. Parmi les ONG nationales et internationales qui travaillent au plus près des publics cibles, les plus connues sont l’ASDAP (Association de soutien au développement des activités de population), l’AMPPF (Association malienne pour la protection et la promotion de la famille), PSI-Mali (Population services international-Mali), MSI (Marie Stopes International), Plan International, et enfin Save The Children UK.

Si les programmes sont nombreux et variés, les discours qu’ils présentent pour inciter à la pratique de la planification familiale sont marqués par quelques constantes. Qu’ils soient bailleurs ou « courtiers », acteurs nationaux ou internationaux, tous les programmes opérant dans le domaine de la santé accordent en premier lieu une place importante à la santé de la reproduction, dont la planification familiale est une des composantes clés. Elle est notamment considérée comme un moyen de lutte contre la mortalité maternelle et infantile.

Lors des séances d’Éducation pour la santé (EPS), l’impact économique de l’espacement des naissances sur l’épargne familiale et sur le développement de la communauté est fréquemment rappelé. Les animatrices font notamment allusion au fait qu’une plus grande épargne familiale permet aux parents d’investir plus d’argent dans l’éducation des enfants. Pour la diffusion de leurs messages, les programmes s’appuient sur un dispositif technique et institutionnel qui s’articule autour des séances d’EPS plus connues sous le nom de « causeries éducatives » ou d’Information éducation communication (IEC). Ces animations sont organisées dans les centres de santé à l’intention des femmes venues en Consultation prénatale (CPN) ou en consultation de planification familiale. Les 12 séances d’EPS que nous avons suivies au cours de l’enquête étaient animées chacune par une sage-femme et réunissaient en moyenne une dizaine de femmes venues en CPN. Elles se sont déroulées globalement de la même manière : une introduction qui annonce le sujet de la discussion, un développement dont les messages clés reposent sur les arguments sanitaires et économiques de la planification familiale, et une conclusion où l’animatrice procède à un contrôle des connaissances des participantes pour s’assurer qu’elles ont bien assimilé ce qui a été dit au cours de la discussion.

Les arguments juridiques

La planification des naissances est souvent présentée comme un droit : celui de disposer librement de son corps. Ces questions de droit recoupent les questions de genre. Après différents sommets internationaux sur la population et le développement (Le Caire, Copenhague et Pékin), l’ensemble des agences des Nations Unies ont réexaminé leurs programmes afin de mieux prendre en compte la question du genre (Locoh 2001).

D’une manière générale, les programmes accordent une attention particulière à la protection de certains groupes sociaux assimilés aux « groupes vulnérables » ou « défavorisés » dans la rhétorique du développement, notamment les enfants, les femmes, les jeunes. L’UNFPA fait de la question des droits des femmes, des jeunes et des adolescents une de ses missions fondamentales. Il a notamment aidé à l’implantation des centres d’écoute dans trois villes du Mali (Bamako, Sikasso et Kayes).

Certaines ONG se confondent avec une cible spécifique. C’est par exemple le cas de Plan international, dont toutes les interventions ont comme finalité le « développement harmonieux » de l’enfant. Son slogan « l’enfant est au coeur de nos actions » traduit cette ambition.

Les arguments des programmes sont donc pluriels et construits autour de quelques thèmes centraux. Dans un travail consacré à ce sujet, John Cleland et al. (2006) évoquaient un « agenda infini » de la planification familiale en insistant sur le rôle de celle-ci dans la réduction de la pauvreté, sur ses avantages sanitaires, ou encore ses impacts sur les rapports de genre, les droits de l’homme, l’éducation ou l’environnement.

Après cet ensemble de commentaires sur les messages distillés quotidiennement par les programmes et qui déterminent le sens de toutes leurs interventions, voyons concrètement ce qui se passe sur le terrain dès lors que les populations ciblées par ces énoncés sont incitées à pratiquer la planification familiale telle que proposée par les programmes. À travers des études de cas, notre démarche consistera à montrer dans un premier temps comment les variations identitaires déterminent des choix de vie, et à analyser ensuite comment les acteurs adaptent les prescriptions des programmes de planification familiale aux logiques locales.

Les pratiques d’acteurs « pour de vrai »

Multiplicité des identités et variation des choix normatifs

L’exemple de M., une villageoise « pénétrée »[1] par Bamako

M. est une jeune femme mariée de 28 ans, originaire d’un petit village de la région de Ségou. Née dans une famille paysanne, M. arrive à Bamako à l’âge de 16 ans et travaille au début comme aide-ménagère. Elle finit par violer un engagement qu’elle avait pris vis-à-vis de sa mère : garder sa virginité jusqu’au mariage. Après son premier copain, un ouvrier journalier issu du même village qu’elle, M. a connu plusieurs autres relations amoureuses à Bamako. Au bout de deux ans de séjour dans la capitale commence une vie inimaginable pour elle il y a seulement quelques mois : elle s’adonne à la prostitution et devient rapidement une habituée des bars et des commissariats. C’est dans ces conditions qu’elle rencontre F., qui finit par l’épouser. Elle décide alors de faire une croix sur son passé.

Il y a longtemps que M. a entendu parler de planification familiale mais elle n’a commencé à s’y intéresser que lorsqu’elle est tombée enceinte durant sa vie de célibataire. Elle fait le choix de l’avortement. Elle commence alors à utiliser la pilule, jusqu’à ce qu’elle rencontre celui qui deviendra son mari. Elle n’a véritablement arrêté la contraception que lorsque ce dernier a décidé de la prendre en mariage. Quand elle a commencé à avoir des enfants, M. n’était pas favorable à l’idée d’observer un intervalle entre les naissances parce qu’elle était convaincue que c’est Dieu qui donne les enfants et qu’il ne fallait en aucun cas interférer. Cependant, au bout de cinq maternités qui ont donné lieu à des naissances rapprochées, elle concède volontiers qu’elle est très éprouvée par les grossesses et les accouchements, à tel point qu’elle n’a plus envie d’avoir un autre enfant. Deux jours avant notre rencontre, elle est allée voir la sage-femme pour avoir plus d’éclairage sur les contraceptifs.

L’exemple de S., un wahhabite « fêtard »

S. est un jeune homme de 30 ans. Sa vie, à l’image de celle de M., est comparable à un « manteau d’Arlequin ». Son enfance se déroule dans la pure tradition de l’éducation islamique. Il est électricien, un boulot qu’il exerce parallèlement à celui de chauffeur de taxi pour arrondir les fins de mois. C’est d’ailleurs ce dernier travail qui l’amène à fréquenter les bars et à sortir avec des filles. À présent, S. sort avec une jeune lycéenne qu’il a l’intention de prendre comme deuxième épouse et qui est tout le contraire de la première : elle s’habille en jeans, utilise des téléphones portables de luxe et aime aller en boîte. La planification familiale ? Il en a entendu parler mais trouve qu’il s’agit de produits venus de l’Occident pour empêcher les Africains de se multiplier. Pour lui, il n’est pas question que sa femme l’utilise. D’ailleurs, « c’est Dieu qui donne les enfants », déclare-t-il. Il a maintenant six enfants avec sa femme, et n’a jamais utilisé de contraceptif. Ils se portent tous bien, preuve selon lui qu’on peut bien se porter sans la contraception. Il reconnaît cependant qu’avec sa maîtresse, les choses se passent autrement. Elle utilise la pilule. S. avoue qu’il va interdire la contraception à sa maîtresse, s’il advient qu’il la prend pour épouse.

Le déroulement des vies de M. et de S. permet de faire quelques constats majeurs. Dans le contexte étudié, le monde vécu de l’acteur social est constitué de divers répertoires normatifs sur lesquels il tente de réguler ses conduites. Malgré son rigorisme religieux apparent, S. se réfugie derrière ses convictions religieuses quand il s’agit de sa femme, et prend des libertés avec ces mêmes convictions quand il s’agit de sa maîtresse. Tout se passe comme s’il définissait pour lui-même deux normes en matière de sexualité : une sexualité érotique (avec la maîtresse) et une sexualité reproductive (avec l’épouse). Le contraceptif est un moyen de dissocier le plaisir de la procréation. Il est toléré quand il s’agit de la maîtresse et interdit quand il s’agit de l’épouse. L’exemple de S. montre que dans le domaine de la reproduction, le pouvoir décisionnel de l’homme s’impose. Le discours religieux incite à la fécondité et se caractérise par une grande normativité quant aux conditions d’exercice de la sexualité. La biographie de S. montre que ce « pôle idéologique » conserve son influence dans certains contextes et pas dans d’autres.

M., le personnage de notre second récit, a passé son enfance dans une « tradition » villageoise qui met beaucoup d’accent sur la préservation de la virginité préconjugale et où le régime de forte fécondité est la règle. Comme les normes de la religion, les normes de la « tradition » ont un caractère englobant, sont bien sédimentées dans la conscience collective et régulièrement énoncées dans les parlers quotidiens. Cependant, elles ne sont pas toujours prédictives des conduites des acteurs, comme le montrent les données sur le terrain. Ainsi, M. arrive à Bamako avec une volonté ferme de garder sa virginité jusqu’au mariage, mais elle finit par faire des choix opposés puisqu’elle multiplie les partenaires sexuels puis bascule dans la prostitution. Son histoire avec la contraception illustre que la décision de s’en servir à telle ou telle fin ou de ne pas s’en servir se construit au gré des circonstances : 1) elle utilise la contraception pendant sa vie célibataire pour éviter les grossesses accidentelles ; 2) elle renonce à son utilisation après le mariage parce qu’elle considère que « c’est Dieu qui donne les enfants » ; 3) puis elle renoue avec la contraception parce qu’elle ne veut plus enfanter. La carrière contraceptive de M. recoupe celle de beaucoup d’autres femmes et met en évidence le fait que les carrières « contraceptives » des femmes ne se déroulent pas selon un processus linéaire ; elles se construisent au gré des situations vécues qui font qu’entre le début de la carrière et son terme interviennent des insatisfactions, des suspensions, voire des renoncements (Coulibaly 2012).

Les théories démographiques s’accordent généralement pour dire que le niveau d’instruction influence les comportements de fécondité. Là encore, il faut nuancer. En effet, l’analyse des données de notre enquête montre que les logiques sociales peuvent inhiber l’effet de cette variable démographique. L’exemple de F. (28 ans), une femme interrogée au cours de notre enquête, en est une illustration. S. a une maîtrise en sociologie. Elle a quatre enfants et souhaite avoir recours à la planification familiale pour ne pas en avoir d’autres. Quand elle en informe son mari, ce dernier s’y oppose avec comme argument que ce sont des produits qui sont contraires aux principes de la religion musulmane. Pour ne pas aller à l’encontre de la décision maritale et conforter ainsi son statut de « bonne épouse », F. renonce à la contraception et est aujourd’hui enceinte de son cinquième enfant.

Le cas de F. résume la situation de beaucoup d’autres femmes que nous avons interrogées au cours de l’enquête et qui restent largement dépendantes de la décision du mari quant à la possibilité de recourir à la contraception ou pas. Le refus du mari pousse certaines d’entre elles à une pratique clandestine souvent dommageable pour la stabilité de leur couple. Cette dissymétrie de pouvoir entre les genres est confirmée par certains travaux qui ont souligné que le choix et les usages de la contraception sont très largement liés à la décision des hommes (Andro et Hertrich 2001).

De façon plus large, l’analyse de notre corpus de terrain permet d’identifier des pratiques différenciées renvoyant à plusieurs formes de contrastes normatifs mises en avant par les théories de la fécondité pour expliquer les variations du niveau de fécondité. D’abord la rupture entre la campagne et la ville (parcours de M.), qui montre bien que malgré les apparences, les normes de la ville et celles de la campagne ne sont jamais dans un rapport d’exclusion mais de cohabitation. Une autre rupture est celle qui marque les rapports entre les générations. Elle souligne une transformation sans précédent du domaine de l’intime (Giddens 2004). De plus en plus, les jeunes revendiquent un plaisir recherché pour lui-même. La planification familiale fait partie de ces mutations profondes qui ajoutent une dimension supplémentaire à la recherche du plaisir sexuel en le dissociant de la procréation. L’analyse des données montre que les personnes scolarisées et les personnes non scolarisées n’ont pas le même rapport à la reproduction. Les premiers sont dans une logique où l’investissement dans l’avenir de l’enfant est la priorité et pousse beaucoup d’entre eux à faire moins d’enfants pour mieux s’en occuper, contrairement aux seconds chez lesquels de tels arguments trouvent peu d’échos. Enfin, le contexte de réception des programmes de planification familiale est marqué par les normes qui incitent à la fécondité, d’une part (coutume, religion), et les normes qui valorisent la sexualité inféconde, d’autre part (cinéma, presse, programme sanitaire).

Pour les besoins de l’analyse, nous avons présenté tous ces univers normatifs en les séparant un peu abusivement. Mais l’analyse des récits biographiques montre que dans une situation réelle, il est difficile de noircir ainsi les traits car l’acteur social passe souvent de l’un à l’autre en fonction des contextes de vie. Il s’agit d’un « agir » qui amène également les acteurs sociaux à traduire les propositions des programmes de planification familiale dans leur système de sens local. C’est ce que nous allons analyser à présent.

La réinterprétation des normes des programmes

Le recours fréquent aux réseaux de proximité

Les multiples contextes de vie de nos interlocuteurs font que la « communication », loin de se résumer à un échange entre un « émetteur » (les programmes sanitaires) et un « récepteur » (les publics-cibles), englobe divers lieux d’énonciation, de multiples énoncés, des rumeurs, des propos nombreux et souvent opposés. La rumeur représente notamment une « parole populaire » qui se nourrit des informations (justes ou erronées) du discours officiel qui ne cesse de la dénoncer. Le discours officiel a cette paradoxale faculté de créer la rumeur en même temps qu’il la nie (Farges 1992 : 16-17). Dans le domaine de la planification familiale, la rumeur associe les produits contraceptifs à divers risques, comme le soulignent les extraits suivants : « Quand on utilise le planning, ça fait grossir » (K.C., femme, 21 ans) ; « Ces produits rendent stériles » (R.Y., femme, 42 ans) ; « Si tu le prends, tu auras des jumeaux après » (T.L., homme, 45 ans).

Ces propos soulignent l’idée que le contraceptif se trouve au confluent de diverses perceptions, le présentant tantôt comme un « médicament » (fura)[2], tantôt comme un « risque » pour la santé. Selon l’une ou l’autre de ces perceptions, l’individu choisit de l’utiliser ou de ne pas l’utiliser, d’encourager son utilisation, ou, au contraire, de contribuer à le dénigrer. Il s’agit généralement d’énoncés dont la légitimité s’appuie sur la confiance accordée à l’énonciateur. Cette communication informelle est une des composantes clés du processus de diffusion de l’information sur ce sujet, comme cela a été constaté ailleurs (Buhler et al. 2004).

L’exemple ci-après porte sur un mode d’usage de la pilule pratiqué par certaines femmes et qui s’écarte aussi des normes énoncées par les programmes. Au lieu que la pilule soit prise quotidiennement, son usage devient fonction du rythme des rapports sexuels, comme le souligne l’extrait ci-après :

Q : Qu’est-ce que tu fais alors pour éviter de tomber enceinte ?
R : Je prends les comprimés (furakisè).
Q : C’est quelqu’un qui te l’a recommandé ou c’est quoi ?
R : Oui, c’est quelqu’un qui m’a recommandé.
Q : Qu’est-ce que la personne t’a dit ?
R : La personne a dit de prendre la « pilule » et de la prendre le jour où ton mari couche avec toi. Elle m’a dit de ne pas le prendre le jour où il ne couche pas avec moi.

Ces témoignages montrent l’influence réelle des réseaux de proximité et soulignent la nécessité de poursuivre le travail de communication avec les publics ciblés en mettant à leur disposition des informations permettant de lever ce genre de confusion. Un tel travail pédagogique évitera que la rumeur n’occupe le terrain pour remettre en cause l’efficacité de la pilule en cas de grossesse.

Le détournement

Un des exemples les plus emblématiques du « détournement » est l’utilisation des produits pharmaceutiques non destinés à la contraception par le fabricant à des fins contraceptives. En effet, les mésaventures avec les contraceptifs conventionnels incitent certains individus à se tourner vers des moyens non conventionnels dont la découverte se fait un peu par hasard : « Le planning que j’utilise maintenant, c’est la “nivaquine forte” (en français). C’est un antipaludéen, mais il empêche aussi la fécondation » (L.T., femme, 26 ans).

K.C., 32 ans, une femme plus âgée, préfère les comprimés de nivaquine avec une posologie bi-séquentielle : avant et après : « Je les prends à raison de deux avant et deux après les rapports sexuels ».

Par une sorte de logique inversée, les effets secondaires – le « risque » lié à l’usage du produit – devient l’effet recherché par son utilisatrice. La décision d’« expérimenter » le produit intervient généralement à la suite de la lecture d’une notice qui attire l’attention sur son effet « infécondant » ou abortif. Ce « contraceptif » apparaît comme moins « contraignant » que la pilule, d’autant plus que les comprimés de nivaquine ne sont avalés que pendant les jours à risque de fécondation et seulement au moment des rapports sexuels, à la différence de la pilule qui fait l’objet de prises quotidiennes. Ils sont donc utilisés pendant un temps très court et avec moins de risque d’oubli. Les constats issus de cette enquête incitent à penser qu’il s’agit là de pratiques assez limitées et observées essentiellement chez les personnes peu scolarisées (niveau primaire) ou pas scolarisées du tout.

La centration sur le « je » dans les propos des usagers à travers l’usage des pronoms personnels (« le planning que j’utilise maintenant… ») montre que pour les acteurs concernés, il y a un « contraceptif pour soi » réservé au corps pour soi, et un « contraceptif pour autrui » destiné aux autres. Ils prennent alors la décision de s’engager dans une démarche d’exemption à la règle que l’intime connaissance de leur corps est supposée permettre. Cette impression de s’accorder avec son corps justifie le choix d’utiliser tel ou tel moyen contraceptif spécifique.

Le recours au lexique local de la planification familiale

Dans la langue bambara, qui est la langue dominante au Mali, la planification familiale est communément appelée pilaningi par les uns et pilaniki par les autres. Ce terme est employé pour désigner tout moyen contraceptif proposé par les programmes de planification familiale. Il est par ailleurs intéressant de noter que dans leurs interactions avec les usagers, les agents de santé utilisent le mot « planning » en lui donnant le même sens que celui du discours populaire, c’est-à-dire « un moyen contraceptif quelconque ». Ainsi se construit entre les deux interlocuteurs que sont les agents de santé et les usagers un espace de compréhension mutuelle. Si « planning » désigne dans le langage populaire la contraception d’une façon générale, chaque produit contraceptif spécifique arrivant sur le marché reçoit une appellation en langue bambara. Le tableau suivant est un récapitulatif de ces différentes désignations (figure 1).

La ressemblance de forme entre les contraceptifs et les objets dont les noms servent à les désigner démontre que le lexique local de la planification familiale est une construction analogique. Si les termes désignant les contraceptifs parmi les plus connus (la pilule, le stérilet, les implants) sont largement partagés, certains termes comme wotorosen (néo-shampooing) et kononi (collier du cycle) sont beaucoup plus en usage chez les personnes non scolarisées.

Figure 1

Lexique de la planification familiale

Lexique de la planification familiale

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Une lecture morale du médical

Dans tous les lieux où nous avons mené les enquêtes, le « dire » sur la sexualité est contraint par une sorte de pudeur marquant les dialogues entre agents de santé et usagers. Elle se manifeste souvent à travers des « dire » et des « faire » sans paroles.

Dans les officines de pharmacie par exemple, l’achat de la pilule par beaucoup de femmes se fait sans échange verbal. Il leur suffit pour cela de déposer une pièce de 100 FCFA sur le comptoir pour se voir délivrer le paquet de pilules. C’est dire tout simplement que la contraception s’inscrit dans un régime de discrétion, voire d’invisibilité : on peut faire, mais on ne doit pas dire ou montrer (Jaffré 2012).

Dans les centres de santé comme ailleurs, la contraception chez les adolescents est d’autant moins bien acceptée par certains agents qu’elle traduit chez eux une précocité sexuelle fortement découragée par les prescriptions morales. Il s’agit d’une situation d’interlocution entre, d’un côté, un prestataire pressé d’en finir avec un adolescent considéré comme un « transgresseur » de normes et, de l’autre, un adolescent tout autant pressé d’en finir avec un adulte dont l’attitude lui rappelle sans cesse qu’il a commis une « faute » morale. K.M., femme, 16 ans, souligne à ce propos : « j’ai compris que la “femme docteur” n’était pas très ravie de me voir là et j’étais pressée que l’entretien prenne fin ».

La manière de prescrire les produits contraceptifs est aussi une dimension de cette intégration du moral dans le médical. En effet, elle renvoie souvent à des implicites de morale. C’est ce que traduit par exemple le choix de ne prescrire les stérilets qu’aux femmes mariées, supposées avoir une vie sexuelle plus « maîtrisée » et donc moins concernée par les infections que celle des célibataires.

Pour certaines femmes que nous avons interrogées, la contraception est une pratique clandestine vis-à-vis d’un mari opposé à cette pratique. Elles prennent alors diverses précautions pour ne pas courir le risque d’être surprises. Ces précautions les poussent à garder les comprimés de pilules contraceptives hors de leur emballage ou encore à cacher les produits contraceptifs dans des lieux peu accessibles au mari et considérés comme des espaces « féminins » par excellence. M.F., femme 24 ans explique à ce propos : « Moi j’ai l’habitude de garder le paquet de pilules dans la cuisine, je suis sûre que mon mari ne rentrera pas là-bas ». Une interlocutrice plus âgée (S.H., 33 ans) répond : « le panier à provision me sert de cache, parfois c’est sous la jarre, là ils sont moins exposés au regard des hommes ».

Ainsi, les agencements d’actions sont en mouvement et les pratiques sont dans un processus de configuration-reconfiguration. En adaptant les normes des programmes, les acteurs concernés procèdent à une forme de « prise de parole » (Hirschman 1995). En tant que modèles reproductifs proposés aux acteurs locaux, les programmes de planification familiale représentent « une image qui ne livre son sens que dans les discours et les actes des individus » (Passeron 1991 : 269). Ce que montrent en définitive ces multiples pratiques, c’est que les acteurs sociaux, loin d’être des « consommateurs » passifs des préconisations des programmes, les soumettent au contraire à leurs propres rationalités. Ce sont des « entrepreneurs » de normes dont les choix reproductifs sont caractérisés par « le passage de la réception passive à la compréhension critique » (Jauss 1978 : 49). Face aux « stratégies » des programmes, ils multiplient les « tactiques » qui prennent souvent la forme d’un « braconnage » (De Certeau 1990). La leçon majeure qui en découle est que les flux idéologiques issus de la globalisation ne s’imposent pas sans heurts du fait qu’ils sont influencés par les systèmes de sens locaux qui les transforment (Hours 2002 ; Gobatto 2003). Sous l’influence des multiples « mondes imaginés » par les acteurs locaux confrontés à ces flux globaux se met en place un phénomène d’hybridation et de résistance à l’homogénéisation (Appadurai 2005).

Conclusion

On peut dire qu’il est vain de contester l’apport inestimable des théories démographiques qui ont le mérite de donner un bon éclairage sur la façon dont un ensemble de variables sociodémographiques détermine les conduites reproductives des acteurs sociaux. Mais à travers une analyse microsociologique, les données de notre recherche montrent qu’au-delà de cette vision « déterministe » du phénomène, l’acteur social est amené à faire des arbitrages entre divers pôles normatifs qui tentent chacun d’influencer ses conduites. Faire une ethnographie des rationalités d’acteurs dans le domaine de la planification familiale, c’est s’intéresser nécessairement aux interactions entre ce flux idéologique global qu’il représente et les faits ou discours triviaux de la quotidienneté (discussions, rumeurs, etc.). C’est ainsi seulement que nous pouvons voir que l’acteur social est engagé dans une véritable dynamique de négociation. Pour terminer, un regard pluridisciplinaire est particulièrement heuristique pour explorer des situations nécessairement complexes. Une nouvelle subjectivité du corps fait son émergence et il serait intéressant de chercher à comprendre comment elle se construit en fonction des catégories sociales, et comment elle influence la pratique de la planification familiale en tant que choix reproductif. Mener une telle réflexion, c’est s’orienter vers l’étude des structures de sentiments individuelles et collectives.