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« Aujourd’hui encore, pour la grande majorité de ceux qui connaissent son nom, Ernest Renan demeure, avant tout, l’auteur sulfureux de la Vie de Jésus, et l’ennemi juré du christianisme », écrit Amin Maalouf au sujet de son illustre prédécesseur au fauteuil 29 de l’Académie française[1]. La Vie de Jésus de Renan a en effet été un événement littéraire[2] peu commun : l’éditeur Michel Lévy frères a fait imprimer dix mille exemplaires de ce gros volume in-octavo assez cher, pour sa parution le 24 juin 1863 ; or dès le premier jour la foule se presse. En dix-huit mois, 146 000 volumes sont écoulés[3], et les éditions se succèdent : dix éditions la première année, treize en quatre ans. Le livre est traduit presque aussitôt en allemand, anglais, espagnol, italien, russe, danois, grec, hollandais, hongrois, portugais, suédois, tchèque… Une version populaire abrégée est publiée en 1864, qui connaît elle-même quinze éditions ; en 1870, celle-ci paraît même dans une variante illustrée.

Il faut dire que la sortie du livre a été savamment orchestrée :

La Vie de Jésus de M. Renan paraît définitivement mercredi, 24. Il est complètement faux qu’aucun changement ait été demandé à l’auteur. Le livre paraît tel que l’auteur l’a conçu et, sauf des corrections et des additions de détail, tel qu’il l’avait écrit en Orient,

affirme le prière d’insérer publié dans la presse du 20 au 22 juin précédents. Le livre fait d’autant plus de bruit qu’il s’inscrit dans la continuité de la leçon inaugurale en 1862 de Renan au Collège de France, qui a fait elle-même polémique : il s’agit d’un double scandale[4].

On annonçait depuis plus d’un an que M. Renan allait publier un grand ouvrage où les origines du christianisme seraient enfin expliquées, note le pasteur Eugène Bersier en juillet 1863 ; on donnait à entendre aux croyants qu’ils allaient se trouver fort mal à l’aise en voyant le secret de leur foi livré à la raison commune ; on avait réussi enfin à faire de cette publication un événement littéraire presque aussi retentissant que l’apparition des Misérables de Victor Hugo[5].

Car Renan n’est pas un inconnu. Né en 1823 à Tréguier, dans les Côtes-d’Armor, fils d’un marin qui disparaît tragiquement en mer cinq ans plus tard, il fait ses études au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris, puis aux grands séminaires d’Issy-les-Moulineaux et de Saint-Sulpice ; il y reçoit les ordres mineurs, et commence à étudier l’hébreu, l’allemand, le syriaque et l’arabe. Mais en proie au doute et à une grave crise intérieure, Renan quitte le séminaire en accord avec ses maîtres et s’engage dans une très brillante carrière universitaire : à vingt-quatre ans, il est lauréat du prix Volney de l’Académie des inscriptions que préside Tocqueville ; en 1848, il est reçu premier à l’agrégation de philosophie ; en 1856, il est élu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres et, en 1862, à la chaire de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque du Collège de France. Mais il est surtout une personnalité en vue, au coeur de la « guerre des deux France[6] » qui agite le pays. Le 21 février 1862, devant une salle comble, Renan présente son cours dédié à l’étude De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation[7]. D’après Renan, les sémites n’ont apporté à la civilisation ni la poésie, ni l’art, ni la science, ni la politique, mais la religion. Et il poursuit en évoquant la figure du Christ :

L’événement moral le plus extraordinaire dont l’histoire ait gardé le souvenir se passa en Galilée. Un homme incomparable – si grand que, bien qu’ici tout doive être jugé au point de vue de la science positive, je ne voudrais pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son oeuvre, l’appellent Dieu – opéra une réforme du judaïsme…

L’indignation – et l’admiration aussi, car les deux sont présentes – suscitée alors est telle qu’elle entraîne la suspension du cours, puis la destitution de Renan. La publicité faite autour du livre s’appuie largement sur ce scandale.

Au sein de la vaste polémique engendrée par l’ouvrage – la bibliographie des publications relatives à la Vie de Jésus parues entre juillet 1863 et juin 1864 s’élève à plus de deux cents titres[8] –, la présente contribution propose de s’intéresser aux rapports entre littérature et histoire : car si l’ouvrage de Renan se veut scientifique, il est aussi une oeuvre littéraire, ou même principalement une oeuvre littéraire, souvent considérée comme un chef-d’oeuvre de la littérature romantique[9].

Le projet d’Ernest Renan : une oeuvre d’histoire ?

Comme l’arbre cache la forêt, la Vie de Jésus monopolise le regard sur un genre – celui des Vies de Jésus[10] –, sur une figure – celle du Christ –, et sur une oeuvre – ce volume de 1863 –, au détriment des volumes rédigés par Ernest Renan dans la continuité. Car la Vie de Jésus n’est pas un ouvrage isolé dans son oeuvre ; elle s’inscrit dans un projet plus vaste, que Renan esquisse dès 1848 :

Le livre le plus important du xixe siècle devrait avoir pour titre : Histoire critique des origines du christianisme. Oeuvre admirable que j’envie à celui qui la réalisera, et qui sera celle de mon âge mûr si la mort et tant de circonstances extérieures, qui font souvent dévier si fortement les existences, ne viennent m’en empêcher[11].

Renan va consacrer la moitié de sa vie à cette entreprise : vingt ans et sept volumes pour écrire l’Histoire des origines du christianisme, prolongée aussitôt par l’Histoire du peuple d’Israël, en cinq tomes parus de 1883 à 1893.

La figure de Jésus n’a jamais cessé de passionner Renan. Lorsqu’il compose dès 1845 un Essai psychologique sur Jésus-Christ, Renan se défend de faire une biographie : c’est la doctrine qui l’intéresse, et surtout la formation et l’évolution de cette doctrine. En 1849, on retrouve la même perspective dans un article sur « Les historiens critiques de Jésus[12] » ; la biographie du Christ paraît à Renan toute secondaire, bonne seulement à intéresser les archéologues du lieu. Or en 1863, la perspective s’est inversée : l’histoire des doctrines a pris un tour résolument biographique. « J’ai compris, depuis, écrit Renan dans son introduction, que l’histoire n’est pas un simple jeu d’abstractions, que les hommes y sont plus que les doctrines[13]. » Faire l’histoire des origines du christianisme revient donc à faire l’histoire de Jésus, des apôtres, de saint Paul – et c’est ainsi que Renan nomme les trois premiers volumes de sa série.

Renan envisage avant tout son livre comme un travail scientifique, une oeuvre d’érudition qui s’appuie largement sur la critique allemande. Mais à cette science allemande, Renan apporte son expérience du terrain, celle de la mission archéologique qu’il a effectuée en Asie Mineure d’octobre 1860 à septembre 1861. La démarche de Renan se situe pleinement dans le cadre scientifique de son époque[14]. Il s’agit de reconstruire l’histoire de Jésus, différente de celle proposée depuis des siècles par les Églises, c’est-à-dire dégagée de tous présupposés dogmatiques. L’objectif est de restituer une image perdue de Jésus, où les faits sont appréhendés en dehors de toute interprétation ecclésiale. Renan oppose ainsi le travail scientifique dénué de tout a priori dogmatique à l’approche croyante du texte interdisant de fait, selon lui, toute lecture critique. La vérité ne peut surgir que du travail de l’historien : « L’historien n’a qu’un souci, l’art et la vérité […]. Le théologien a un intérêt, c’est son dogme » (VJ, préface, 9).

Cette réflexion de Renan lui-même permet de revenir sur une idée répandue : Renan n’est pas l’incarnation de la méthode historique chère aux historiens positivistes dont on voudrait qu’il soit le modèle. Renan s’est par exemple toujours opposé au mythisme de l’Allemand David Friedrich Strauss, auteur d’une Vie de Jésus ou examen critique de son histoire en 1835 : Strauss ne nie pas l’existence de Jésus, mais pour lui cette existence n’a aucune importance dans la fixation du « mythe » christologique – Jésus n’étant qu’un simple support prédéterminé par l’attente messianique des Juifs. Or Renan refuse cette interprétation car elle gomme justement la personne de Jésus. Le fait historique ne doit pas éclipser le fait biographique.

Renan affirme mettre en oeuvre la même méthode critique que n’importe quel historien de son temps travaillant sur n’importe quel sujet. Mais le sujet choisi pose précisément des difficultés particulières : l’historien se trouve confronté à des documents peu nombreux, peu fiables, souvent pleins de contradictions. S’il ne veut donner que de l’incontestable, l’historien devrait s’en tenir aux lignes générales, se borner à quelques phrases… Dans toutes les histoires anciennes, le détail prête à des doutes infinis : à quoi se réduirait la vie d’Alexandre, demande par exemple Renan, si on se bornait à ce qui est matériellement certain ? (voir VJ, introduction, 51). Le récit de la Passion du Christ renferme lui aussi une foule d’à-peu-près, mais se borner à dire que Jésus « fut mis à mort par l’ordre de Pilate à l’instigation des prêtres » (VJ, introduction, 51) serait pour Renan une exactitude pire encore.

Alors, que faire ? Renoncer à raconter ces récits parce que les sources disponibles sont contradictoires ou légendaires reviendrait tout simplement à supprimer l’histoire. Il faut donc, si l’on ne veut pas être condamné à se taire, pallier les silences des sources. Renan revendique ainsi une part d’interprétation, une interprétation qu’il entend dans un sens un peu particulier : « une part de divination et de conjecture doit être permise » (VJ, introduction, 57), sans laquelle il est impossible de faire revivre les hautes âmes du passé.

L’obsession esthétique : l’interprétation du goût face à l’incertitude

Une grande vie est un tout organique, qui ne peut se rendre par le simple assemblage de petits faits. Il faut qu’un sentiment profond embrasse l’ensemble et en fasse l’unité, et pour cela, le seul guide est ce qu’il appelle la « raison d’art » (idem) :

Ce qu’il faut rechercher, écrit-il, ce n’est pas la certitude des minuties, c’est la justesse du sentiment général, la vérité de la couleur. […] Ce qu’il s’agit de retrouver, ce n’est pas la circonstance matérielle, impossible à vérifier, c’est l’âme même de l’histoire.

idem

Les détails ne sont pas vrais à la lettre ; mais ils sont vrais d’une vérité supérieure, ils sont plus vrais que la vérité, en ce sens qu’ils sont la vérité rendue expressive, élevée à la hauteur d’une idée.

VJ, introduction, 51

Renan est donc avant tout un historien romantique. Il fait d’ailleurs une comparaison éloquente : essayez de restaurer une statue de Phidias selon les textes, vous ferez au mieux un ensemble sec, heurté, juste mais artificiel ; vous aurez une caricature, non l’esprit général de l’oeuvre (voir VJ, introduction, 51). C’est cet esprit que veut retrouver Renan, une des façons dont il a pu exister en tout cas. Voilà pourquoi Renan peut prétendre corriger les évangiles : « Le caractère de Jésus, loin d’avoir été embelli par ses biographes [les évangélistes], a été diminué par eux[15]. » L’intensité des émotions pourra compenser les défaillances des sources.

La Vie de Jésus porte témoignage de la sensibilité de Renan aux paysages qu’il a visités et qui ont une force magique d’évocation ; c’est comme l’apparition du Christ que Renan a vue en ces lieux, devenus pour lui un évangile vivant :

J’eus devant les yeux un cinquième évangile, lacéré, mais lisible encore, et désormais, dans les récits de Matthieu et de Marc, au lieu d’un être abstrait, qu’on dirait n’avoir jamais existé, je vis une admirable figure humaine vivre, se mouvoir.

VJ, introduction, 53

Parmi les nombreuses Vies de Jésus écrites à l’époque, l’une des originalités de Renan est probablement dans l’obsession esthétique dont il fait preuve.

Mais si aucun des discours rapportés dans l’Évangile de Matthieu n’est textuel, si les deux premiers évangiles ne sont que des livrets où chacun a mis ce qui lui tenait à coeur, si le troisième est une compilation sans critique et le quatrième une composition métaphysique manquée malgré quelques indications dignes de foi, comment Renan peut-il espérer en tirer une histoire de Jésus ? C’est grâce à une méthode délicate qu’il entend parvenir à construire des récits circonstanciés : « Les textes ont besoin de l’interprétation du goût ; il faut les solliciter doucement jusqu’à ce qu’ils arrivent à se rapprocher et à fournir un ensemble où toutes les données soient heureusement fondues » (VJ, introduction, 54).

Pour reconnaître les vraies paroles de Jésus, Renan recherche

cette espèce d’éclat à la fois doux et terrible, cette force divine qui souligne ces paroles, les détache du contexte et les rend pour le critique facilement reconnaissables. Les vraies paroles de Jésus se décèlent d’elles-mêmes ; elles se traduisent comme spontanément.

VJ, introduction, 46

La démarche paraît bien peu assurée, et Perrine Simon-Nahum souligne que la contradiction vient de la méthode même de Renan, qui articule histoire et philologie :

Si Renan se situe du côté de l’histoire positiviste lorsqu’il s’agit de juger de la possibilité des miracles, il congédie cette même histoire dès lors que n’est plus seule en cause la relation d’une vérité historique mais le rapport au Christ des premiers chrétiens et au-delà celui qu’entretient avec lui l’homme du xixe siècle. Une fois réglé le problème de la critique du fait religieux dans le sens de l’histoire positiviste, en rejetant tout recours au surnaturel, la philologie, confrontée au « croire » permet de réfracter le sens, donnant au « vrai » un statut plus flexible[16].

La manière dont Renan tranche les questions de la critique des sources bibliques est donc pour le moins problématique. Lorsque Renan admet l’authenticité d’un document, il le dénigre pourtant, lui refusant tout caractère historique et n’y voyant qu’un ramassis de légendes, et lorsqu’il rejette l’authenticité d’un texte, il l’utilise quand même. Quelques exemples : « Je crois toujours que le quatrième évangile a un lien réel avec l’apôtre Jean » (VJ, préface, 10) ; « Je ne crois plus que saint Justin ait mis le quatrième évangile sur le même pied que les synoptiques » (idem) ; « Sur Lysanias, une étude de l’inscription de Zénodore […] m’a amené à croire que l’évangéliste pouvait n’avoir pas aussi gravement tort que d’habiles critiques le pensent » (VJ, préface, 11). Phrase extraordinaire de prudence, commente Charles-Olivier Carbonell[17], où chaque mot donne un coup de frein à l’élan optimiste vers le savoir et la certitude. Le maître-mot de cet ouvrage semble donc, écrit Carbonell, « je crois » ou, ce qui veut dire ici la même chose, « je ne crois pas ». Le lecteur attentif sera surpris du nombre d’expressions hypothétiques dont use et abuse Renan : « selon moi », « j’ai beaucoup hésité », « je repousse », « je n’ose me décider », « cette hypothèse jamais complètement admise », « cette force probante qui paraît moindre », etc.

Face aux documents, Renan semble ne savoir qu’une chose, c’est qu’il ne sait pas, qu’il n’est pas sûr de savoir. Dès lors, la méthode de Renan appliquée à la figure du Christ est-elle de l’histoire ou du roman ?

La figure du Christ, un portrait contradictoire ?

Lorsqu’ils se sont penchés sur les réactions et les réponses au livre de Renan, les historiens ont le plus souvent émis des jugements négatifs. En 1948, Adrien Dansette entend les évêques « exploser en insultes », mais n’opposant guère que « de vieilles dissertations de séminaristes peu propres à entraîner la conviction[18] ». Et il est vrai que l’évêque de Laval, Mgr Wicart, sans avoir ouvert la Vie de Jésus, en interdit la lecture à un curé de son diocèse[19]. Mais ce constat doit être nuancé : d’une part il est moins objectif qu’il n’y paraît, et instrumentalisé comme un argument de polémique contre les chrétiens[20] ; d’autre part il est à l’époque partagé par des partisans[21] de Renan comme par des lecteurs chrétiens[22] qui regrettent les condamnations sommaires et les injures bruyantes. Mais si une bonne partie des réponses sont de simples réfutations emphatiques et improvisées, un certain nombre de chrétiens, cependant, pensent nourrir des discussions critiques mûries, argumentées et sérieuses[23]. Ce sont bien entendu leurs ouvrages, qu’il serait « peu critique de verser indifféremment sous l’équarrissante et commode catégorie de l’obscurantisme[24] », qui serviront ici de supports à l’analyse.

L’histoire de Jésus est découpée par Renan en trois périodes bien distinctes, couvrant environ cinq années de ministère. Au cours de la première période, formant une sorte de prologue localisé essentiellement à Nazareth, le jeune Jésus groupe autour de lui un petit cercle d’amis qui partagent sa pensée ; il rencontre Jean-Baptiste, qui l’attire par sa personnalité et sa prédication.

Pour les critiques chrétiens, Renan présente Jésus, au fil de son récit, comme un campagnard vulgaire, un adolescent difficile en révolte contre sa famille et contre l’autorité paternelle, un villageois assez ignorant – ce qui ne l’empêche pas d’avoir une forte culture morale et un esprit élevé. Or il y a là contradiction aux yeux des auteurs chrétiens : cet homme toujours mal informé, dont la sphère des connaissances est bornée, est-ce bien l’idéal de l’humanité ? L’abbé Alphonse Gratry[25] relève chez Renan dix-neuf citations pour vérifier que Jésus parle volontiers des enfants dans ses paraboles, et aucune pour justifier le sentiment d’infériorité de Jésus par rapport à Jean-Baptiste… Telle serait sa méthode : « l’assertionalisme absolu », et certains préfèrent rire de tous les détails donnés par Renan, qui est au courant des lectures de Jésus[26], qui a décidément vécu dans la plus grande intimité de Jésus[27]. Renan souscrit à un progressisme des plus affirmés, presque caricatural : « Les Évangélistes ne sauraient donc comprendre aussi bien Jésus que les hommes du xixe siècle[28]. »

La seconde phase de l’existence de Jésus commence alors : c’est l’idylle galiléenne, où il se trouve entouré de foules d’auditeurs et d’admirateurs, période merveilleuse d’étroite communion avec la nature, de noble simplicité, de profonde et belle intimité entre des âmes qui se comprennent. Jésus annonce son message d’amour et de douceur.

Mais cette présentation n’est, pour les chrétiens, guère convaincante. Comment expliquer l’apparition de la personne du Christ ? Un paysage pourrait-il inspirer une doctrine ? Tout cela sortirait de l’imagination de Renan… L’influence exagérée attribuée à la nature serait symptomatique : Renan fait de l’Évangile une nouvelle églogue de Virgile[29] ; Renan est victime d’un anachronisme romantique qui fait émerger au coeur de la Galilée un Jean-Jacques Rousseau prédicateur[30]. Bref, on serait plutôt dans un conte de fées que dans un récit historique : « La Belle au Bois Dormant est de beaucoup dépassée[31] », note Mgr Pavy… Le jeune Maître est charmant, il s’entoure de belles créatures pour donner de l’attrait à sa doctrine ; il ne laisse pas indifférente la propre femme de Ponce Pilate, selon Renan[32], et voyant en songe la mort de Jésus, cette dernière aurait prévenu son mari en sa faveur. Pourquoi pas ? ironise l’abbé Orsini : « Ajoutez une guitare, un clair de lune, une jalousie, et vous aurez la plus délicieuse scène espagnole[33]. »

En troisième lieu, c’est la pierreuse Judée, brûlée de soleil, qui jette son ombre mortelle sur la luminosité idyllique de la Galilée. Le visionnaire sublime devient peu à peu possédé par l’idée dont il s’est fait l’apôtre ; Jésus est entré en lutte avec les docteurs de la loi et les pharisiens de Jérusalem. Le Maître si doux devient le « géant sombre » (VJ, 196), le prophète du jugement dernier. Il prêche maintenant la ruine de Jérusalem, le rejet d’Israël, de ses chefs et de son peuple entier. Jésus s’exalte jusqu’au fanatisme, mais le rôle qu’il assume est impossible à soutenir, et la mort vient dénouer une situation tendue à l’excès :

Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur. Ton oeuvre est achevée ; ta divinité est fondée. Ne crains plus de voir crouler par une faute l’édifice de tes efforts. Désormais hors des atteintes de la fragilité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux conséquences infinies de tes actes. Au prix de quelques heures de souffrance, qui n’ont pas même atteint ta grande âme, tu as acheté la plus complète immortalité.

VJ, 247

Pour les critiques chrétiens, c’est en fait la philosophie morale de Renan qui se révèle dans ces phrases. Pour Renan, jamais l’idéal ne se réalise qu’en se détériorant et en se flétrissant ; Jésus n’aurait pas pu incarner cet idéal pendant soixante ans : sa mort au contraire scelle sa divinité. Une telle représentation du Christ apparaît finalement aux auteurs chrétiens, dans l’assemblage difficile de ces différentes facettes, comme un portrait sans grandeur. Le décor est beau, mais le héros n’a point d’âme. Renan aurait été incapable de comprendre la grandeur de la sainteté : son Jésus n’est ni un saint exceptionnel ni un grand homme. Deux figures de Jésus se superposent : le juif de Nazareth, avec ses qualités et ses défauts, et l’homme incomparable, l’auteur du « plus beau code de la vie parfaite qu’aucun moraliste ait tracé » (VJ, 94), à la divinité tout humaine. Jésus ne serait-il alors que le Socrate des bords du lac de Tibériade, provocateur et moqueur, grand maître en ironie, indifférent aux puissances temporelles ?

Portrait, ou autoportrait ?

Si bien que l’énigme demeure : l’ouvrage de Renan n’expliquerait pas le problème des origines du christianisme. Il n’apporterait pas non plus de vues nouvelles, même si certains auteurs chrétiens reconnaissent n’être pas restés insensibles au style de Renan. Ainsi l’abbé Loyson : « Qui ne s’oublierait près de lui, par exemple sur la hauteur de Nazareth, sur les bords du lac de Généraseth ! […] À coup sûr, Renan a subi le premier cet attrait, puisqu’il le rend si bien[34]. » Et c’est peut-être là le noeud de cette affaire :

Se mettant sans cesse à la place de Jésus-Christ, il cherchait dans ses propres impressions la clef de cette vision vivante et animée qu’il rencontrait partout. Il s’asseyait où Jésus-Christ s’était assis, il aspirait les parfums des vallées où Jésus-Christ s’était plu, il gravissait les mêmes collines pour contempler les mêmes horizons. […] Toutes ses pensées, toutes ses sensations, tous ses enthousiasmes, tous ses ravissements, il les prêtait à Jésus-Christ […].
Jésus-Christ n’était donc pas précisément le héros du roman. M. Renan en a pris l’idéal en lui-même[35].

Dans le portrait du Galiléen, il y aurait beaucoup de son auteur breton : le Jésus de Renan ressemblerait plus au peintre qu’à l’original[36]. Ce n’est donc pas une « vie de Jésus » que Renan aurait écrite, mais le « roman de Jésus », et les innombrables citations de bas de page n’auraient fait que tromper les lecteurs. Interprétations fantaisistes, citations fausses ou incomplètes, secret de ses sources, hypothèses démontrées de façon tortueuse, affirmations sans preuves… l’arbitraire scientifique du travail de Renan prendrait alors sens. Voilà pourquoi en Allemagne, la Vie de Jésus n’aurait pas recueilli les éloges des théologiens, fort déçus de leur attente : « C’est un roman…, écrit Karl Theodor Keim, professeur de théologie et spécialiste de la vie de Jésus[37] ; ce sont de Nouveaux Mystères de Paris, écrits avec rapidité pour amuser, sur un terrain sacré, un public de profanes… Sur toutes les questions graves, le livre est nul scientifiquement[38]. »

Le talent de Renan serait donc mal employé : « Il est vraiment le Gustave Doré de la théologie », affirme Edmond de Pressensé[39]. « Depuis les Trois Mousquetaires, c’est le roman le plus charmant que j’aie lu », déclare malicieusement un rédacteur du journal La Vie parisienne[40]. Loin des prétendues recherches scientifiques dans lesquelles il s’est fourvoyé, sa voie serait celle de la littérature, où se développe sa véritable puissance. L’abbé Michon avoue :

Il arrivera à des milliers de lecteurs […] ce qui m’est arrivé à moi-même en vous lisant : si les convictions de la foi sont contre vous, on est de moitié avec l’écrivain qui a su nous séduire, nous enchanter presque par la magie de son langage[41].

On apprécie le style de son livre, qui multiplie les élégances de forme et les hommages attendris envers un christianisme « délicieux et champêtre ». « Si M. Renan est homme à recevoir un conseil, écrit l’abbé Loyson, je lui dirais de revoir son roman », d’en changer le titre, d’en retrancher la lourde introduction, d’en effacer toutes les arrière-pensées de système, et alors son roman restera pour ce qu’il est : un chef-d’oeuvre du genre, comme Atala et René le furent en leur temps.

La génération qui s’en va emporte avec elle ses poètes. La nôtre grandissait déshéritée des muses. Fils de la nébuleuse Armorique, rejeton des Bardes celtes, salut ! La muse de vos pères s’est rajeunie sur vos lèvres. Ah ! n’affublez pas sa naïve beauté des vains oripeaux d’une science menteuse. Ne mêlez pas à sa fraîche et virginale parure ces haillons empruntés à l’épaule de je ne sais quels mauvais historiens et pires philosophes. Ne la retenez même plus captive dans cette savante classe de l’Institut où vous l’avez fourvoyée. L’Académie française l’attend au seuil, elle la prendra par la main et l’assoira dans l’unique fauteuil qui vous convienne[42] !

*

Mais s’il est critiqué par les milieux chrétiens, Renan l’est aussi sur son autre flanc. Jules Michelet, par exemple, s’afflige de cette Vie de Jésus qui respire trop l’esprit et l’accent chrétiens : il s’affirme contre Renan et le Christ. Sainte-Beuve demande pardon au public de l’élément mystique et de la religiosité excessive qui s’expriment encore chez Renan[43]. Certains s’interrogent sur les intentions de Renan : quel sens la dédicace du livre[44], célébration de teinte vaguement mystique, peut-elle avoir dans un ouvrage qui se veut scientifique ? Pourquoi avoir apparemment humanisé en Jésus le Dieu chrétien, si c’est pour rediviniser l’homme en lui ?

Ainsi, malgré la voie de l’érudition empruntée par Renan, ne faut-il pas en conclure que celui-ci est resté, à sa manière, un défenseur de la figure du Christ ? « Pour faire l’histoire d’une religion, disait Renan lui-même, il faut en quelque sorte ne plus y croire, mais il faut y avoir cru[45] » ; « [j]’ai tout critiqué et, quoi qu’on en dise, j’ai tout maintenu […]. Notre critique a fait plus pour la conservation de la religion que toutes les apologies[46]. » Le rationalisme n’a nullement éteint chez lui l’admiration pour le Christ. Et c’est probablement l’une des causes du succès du livre : Renan a porté sur la place publique un débat historique et théologique jusque-là réservé aux initiés ; il a proposé un regard nouveau et personnel sur la figure de Jésus. Un regard personnel, Jésus revêtant bien souvent l’image de son propre historien… Car au fond rien n’est plus subjectif que les vies objectives de Jésus.