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Selon Raymond Breton, la complétude institutionnelle représente le degré de cohésion sociale d’une communauté ethnolinguistique minoritaire en fonction de la force d’attraction que ses organisations formelles et ses réseaux informels exercent sur ses membres et en fonction de la capacité de ces institutions à répondre à leurs besoins dans les différents domaines de leur vie communautaire (culture, langue, éducation, économie, religion, loisirs, etc.). Il a d’abord utilisé le concept pour expliquer les processus d’intégration des minorités immigrantes de la fin des années 1950 à Montréal (1964). Il s’en est ensuite servi afin d’étudier les minorités francophones hors Québec (1985a ; 1985b). Limitée en science politique à l’étude de ces dernières, la complétude institutionnelle apparaît comme une notion transposable dans d’autres contextes marqués par une forte diversité linguistique, notamment en Europe.

L’objectif de cet article est d’élargir la portée empirique de cette notion en l’adaptant aux Sorabes, une des quatre minorités nationales reconnues en République fédérale d’Allemagne[2] et la seule minorité d’origine slave qui a survécu au processus historique d’unification des États allemands. Établis dans la région historique de Lusace depuis le VIe siècle, les Sorabes se subdivisent en deux groupes linguistiques parlant chacun un dialecte standardisé : les Sorabes de Haute-Lusace en Saxe parlent le haut-sorabe, influencé par la langue tchèque ; ceux de Basse-Lusace au Brandebourg parlent le bas-sorabe, proche du polonais. Du point de vue religieux, les Sorabes, que l’on appelle encore parfois les « Wendes[3] », sont majoritairement de confession évangélique, bien qu’une importante minorité catholique subsiste en Haute-Lusace[4]. Estimée depuis 1990 à 60 000 individus, dont les deux tiers en Saxe, la population sorabe a pu jouir pendant des siècles d’un haut niveau de cohésion sociale et de vitalité ethnolinguistique. Ce degré a par la suite fluctué suivant les courbes du processus de construction de l’État-nation sous les différents régimes politiques s’étant succédé depuis la fondation de l’Empire allemand. Nous pensons que la notion de complétude institutionnelle élaborée par Breton permet d’expliquer la résilience de la minorité sorabe face aux contraintes exercées par les institutions de la majorité allemande depuis 1871. Ainsi, nous explorerons comment se traduit la complétude institutionnelle dans le cas spécifique des Sorabes – qui, tout comme les francophones hors Québec, n’ont jamais pu bénéficier d’une autonomie territoriale. À l’aide d’une approche néo-institutionnelle, nous approfondirons la trajectoire de leurs institutions, ainsi que les contraintes formelles et informelles qu’elles subirent de la part des institutions étatiques.

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La complétude institutionnelle à l’épreuve de la contrainte

Breton (1964) affirme que les membres d’une minorité ethnolinguistique peuvent s’intégrer à trois groupes différents. Ils peuvent s’assimiler à un autre groupe minoritaire ou se fondre dans la société majoritaire, ce qui est souvent le cas des immigrants. Mais il est également possible que la socialisation de ces personnes aille dans le sens du maintien de liens intra-ethniques durables, situation que l’on rencontre plus souvent dans le cas d’une minorité historiquement établie, où le groupe pourra assurer la transmission intergénérationnelle de sa culture et de sa langue grâce à un réseau d’institutions reflétant « l’éventail des secteurs d’activités organisées au sein de la collectivité » : ce « système interorganisationnel » (1985b : 9, 6) comprend tant les réseaux informels de relations interpersonnelles que les organisations formelles encadrant les domaines de la vie communautaire (politique, culture, éducation, activités économique et professionnelle, défense contre la discrimination, religion, loisirs, etc.). Breton observait déjà en 1964 un phénomène d’interdépendance entre les deux types de structures : l’existence de réseaux informels était indispensable à l’apparition d’organisations formelles, lesquelles en retour avaient pour effet de renforcer la cohésion de ces réseaux et de leur faire prendre de l’ampleur. Le sociologue notait également l’impact décisif de ces structures sur les choix des individus quant à leur intégration sociale et en concluait que la présence d’institutions formelles avait pour effet de mieux retenir les individus au sein de leur groupe ethnique grâce à un processus de substitution (de leurs institutions à celles de la majorité) – la finalité étant de permettre au groupe minoritaire de se doter d’« une organisation sociale qui puisse retenir ses effectifs, sinon en attirer de nouveaux » (Breton, 1985a : 77).

Le degré de complétude institutionnelle varie selon les minorités, les régions et les époques. La complétude institutionnelle constitue un idéal-type au sens wébérien. Elle représente l’étalon avec lequel on mesure l’étendue de l’intégration à l’endogroupe en situation minoritaire : « plus une communauté ethnique est en ‘complétude institutionnelle’ – plus elle possède des institutions qui lui sont accrochées, des institutions ethniques –, plus ses membres ont tendance à maintenir entre eux une forte intensité de relations interpersonnelles, moins ils ont tendance à s’assimiler aux groupes environnants, notamment le groupe culturel dominant » (Thériault, 2014). À son paroxysme, la complétude institutionnelle d’une minorité implique que ses membres jouissent d’une prestation complète – quasi autarcique – de services dans des domaines communautaires névralgiques tels que l’éducation, la santé, les services sociaux ainsi que l’emploi (Breton, 1964). Cependant, il est assez rare que le type de minorité ethnolinguistique que Breton situe au coeur de son analyse – celle « qui n’a pas de territoire en propre » (1983 : 36) – atteigne ce degré de complétude institutionnelle. Au mieux, cette complétude équivaut à une forme d’autonomie culturelle « sectorielle » (Foucher, 2012), limitée au contrôle de certaines institutions communautaires et à l’exécution de pouvoirs délégués (Poirier, 2012)[5].

Préoccupé par le « problème de la participation » des individus à leur communauté ethnique (Breton, 1983 : 34) et, plus précisément, par le problème du resquillage nuisant à la mobilisation des ressources dont cette communauté dépend pour assurer sa survie et sa vitalité, Breton se tourne vers le paradigme des choix rationnels et la théorie de l’action collective de Mancur Olson (1965). L’étude de la complétude institutionnelle doit donc essentiellement « porter sur les structures et mécanismes qui peuvent exister au sein des communautés ethniques pour motiver les membres ou les contraindre à la participation, et sur les conditions de leur efficacité » (Breton, 1983 : 36). De telles structures prennent soit la forme de la « contrainte institutionnalisée, mais acceptée par chacun », sinon celle des « motivations sélectives », notion qu’il emprunte à Olson (1985a : 83-84). Ainsi, Breton note que l’élite d’une minorité pourrait en principe contraindre ses membres à participer à la communauté. Cependant, de « tels moyens sont assez rarement à la disposition des minorités ethniques, car cela suppose, du moins ultimement, l’usage légitime de la force », ce qui suppose en retour l’existence de l’État (Breton, 1985a : 83), ou, à tout le moins, une forme d’autonomie indirecte ayant une certaine dose de territorialité, situation plutôt rare. « En général, l’État ne leur fournit pas les moyens de taxer leurs membres, sinon parfois de façon indirecte. Ce serait le cas lorsque des unités géographiques établies pour l’administration de certaines fonctions ou programmes publics sont peuplées majoritairement par un groupe ethnique [minoritaire] » (Breton, 1983 : 35).

Cependant, les moyens à la disposition d’un groupe ethnolinguistique historiquement établi sur un territoire qu’il ne contrôle pas sont plutôt de l’ordre de l’informel et « consistent presque exclusivement en pressions sociales, morales et idéologiques » (Breton, 1985a : 83), telles la perte de prestige de l’individu et sa désapprobation dans la communauté[6]. Mais encore, « leur efficacité est limitée parce qu’il est facile pour les individus de s’y soustraire en s’intégrant dans la société majoritaire » (ibid.). Pour autant que l’on veuille faire échec au problème du resquillage, l’adhésion des individus au projet collectif est tributaire du dynamisme des institutions minoritaires dans plusieurs domaines et activités sociaux, ainsi que des avantages qu’ils peuvent aller y chercher. « Les services offerts par la communauté à ses membres (actuels ou possibles) doivent être de nature à les inciter à s’y intégrer, et ce dans une proportion non négligeable de leur vie sociale. » (ibid. : 84)

L’approche de Breton possède aussi une dimension collective identitaire qui lui permet de se détacher du paradigme olsonien des motivations sélectives individuelles. Celles-ci sont contrebalancées par des incitatifs collectifs comme « la valeur de la cause qu’ils sont appelés à soutenir » et des « objectifs pouvant emballer les gens par rapport à une situation ou un problème qui les préoccupent » (1983 : 36). Au-delà des intérêts purement personnels des membres, il existerait non seulement « une volonté de continuité historique », mais également un besoin de « légitimer la participation […] des institutions de la société au maintien de la communauté et à sa vitalité organisationnelle » (1985a : 80, 78). Les individus auraient donc une motivation intrinsèque à défendre leurs institutions communautaires.

La vitalité du système organisationnel minoritaire dépend cependant en grande partie des ressources que lui concède la société englobante avec laquelle la minorité est « en concurrence […] pour l’allégeance et la participation de [ses] membres » (Breton, 1985b : 9). Dans le cadre de cette concurrence inégale, qui vient limiter le dynamisme interne du groupe minoritaire, ses « conditions objectives d’existence et de fonctionnement […] dépendent, pour une bonne part, de la majorité et du cadre institutionnel qu’elle maintient » (Breton, 1983 : 25). Le degré de complétude institutionnelle de la minorité évolue donc en fonction du degré de contrainte exercé par les institutions de la majorité, qui découle lui-même du rapport de force entre les deux groupes. Cette contrainte pose à son tour la question de la légitimité. Pour que « l’existence de la minorité soit considérée comme légitime », il faut que ses institutions aient la possibilité de « réclamer un certain soutien de l’ensemble de la société » (1985a : 78-79) : « le développement communautaire supposerait alors des conditions constitutionnelles, légales, sociales et financières, que seules les institutions de la société – l’État en particulier – peuvent fournir » (1985b : 18).

L’intérêt de Breton pour l’interaction entre les réseaux informels de relations interpersonnelles et les organisations formelles encadrant les domaines de la vie communautaire, de même que sa façon de concevoir leur impact sur le comportement des individus (comme le révèle son article de 1964), le rapprochent des chercheurs du néo-institutionnalisme. Tout comme eux, il accorde une attention spéciale aux particularités contextuelles et conçoit les institutions de manière flexible, y incluant non seulement des organisations et des règles formelles, mais également des normes, des conventions et des pratiques sociales informelles qui limitent l’étendue des choix possibles et favorisent la régularité du comportement par l’exercice d’une contrainte sur les individus agissant a priori rationnellement (Thelen et Steinmo, 1992). Cette dimension de contrainte est bien présente dans les travaux de Breton : tant celle des institutions communautaires sur les individus que celle de la société englobante sur ces mêmes institutions.

Sa conception des institutions à la fois utilitariste et identitaire le place quelque part entre l’institutionnalisme des choix rationnels et l’institutionnalisme sociologique[7]. Certes, l’appartenance à la communauté ethnolinguistique repose sur un choix individuel, mais elle tente de contrer ce choix en avivant « la fierté d’appartenance » au moyen d’institutions ayant pour fonction de transférer aux membres de la communauté une forme de « capital humain » linguistique et « une certaine expérience de leur héritage culturel » (1985a : 78). La volonté même de préserver un cadre institutionnel autonome pour résister à l’intégration à la société dominante traduit l’importance de cette communauté pour ses membres, au-delà de leurs intérêts utilitaristes. Cette volonté de perdurer se manifeste particulièrement dans « les débats portant soit sur le bien-fondé, soit sur le réalisme de la résistance à l’assimilation linguistique, soit sur le maintien d’institutions culturelles distinctes, ou sur les luttes auprès des gouvernements et autres institutions, pour la reconnaissance officielle, pour des services en français ou d’autres avantages ». Bref, « la continuité culturelle du groupe est valorisée » (ibid. : 81, 80).

Breton a utilisé la complétude institutionnelle à partir des années 1980 pour examiner la persistance du fait français en dehors du Québec après que Danielle Juteau-Lee et Jean Lapointe (1979) y aient eu recours pour analyser la situation des Franco-Ontariens. Rodrigue Landry (2012) a quant à lui étoffé l’approche de Breton et intégré la complétude institutionnelle dans son modèle de l’autonomie culturelle, dont l’une des composantes, la légitimité idéologique, rend bien l’idée de dépendance au cadre institutionnel de la majorité et de contrainte que l’État exerce sur la complétude institutionnelle des francophones hors Québec. Pierre Foucher conçoit la complétude institutionnelle comme un « espace institutionnel » leur permettant « de normaliser l’usage de leur langue en lui procurant non seulement un statut, mais aussi une utilité sociale » (2012 : 91), tandis que Linda Cardinal et Eloísa González Hidalgo (2012) s’inscrivent normativement en faveur d’un droit à la complétude institutionnelle pour les francophones hors Québec, entre le droit à l’autodétermination des petites nations et le droit à la non-discrimination des communautés immigrantes. Enfin, Joseph Yvon Thériault (2014) y voit plutôt un « cheval de Troie ayant facilité la dénationalisation du Canada français » en niant les aspirations nationalitaires légitimes des francophones hors Québec de « faire société » en tant que communauté autoréférentielle. Pour lui, la complétude institutionnelle réduit la nationalité canadienne-française à un groupe ethnique formé d’individus au sens de la sociologie ethnique états-unienne de laquelle Breton s’est inspiré, et dont la finalité est d’« aménager [son] intégration avec la société globale […] qui la dépasse toujours ».

Jusqu’ici, la complétude institutionnelle n’a été appliquée qu’au cas très particulier de la francophonie canadienne en situation minoritaire. C’est donc un concept qui a besoin d’être testé dans d’autres contextes étatiques. Nous croyons que les Sorabes de Lusace s’y prêtent bien, dans la mesure où ils partagent plusieurs caractéristiques avec les francophones hors Québec : une situation de diglossie généralisée et le retranchement de leur langue dans ses fonctions identitaires ; la pénétration et la force d’attraction de la langue dominante dans leur communauté ; leur faible densité géographique et l’absence d’habilitation territoriale ; l’importance de leur vie associative et de leurs institutions communautaires pour leur vitalité linguistique ; le degré limité de légitimité dont ils jouissent auprès de la société majoritaire et de l’État.

Comment se traduit la complétude institutionnelle dans le cas spécifique des Sorabes ? L’analyse de ce cas très méconnu hors de l’Europe centrale et orientale requiert une approche néo-institutionnelle historique, car la situation de dépendance de la minorité sorabe à l’égard des institutions de la majorité allemande et la relation de pouvoir inégale entre les deux groupes suivent le cours de l’histoire et les régimes politiques. Par conséquent, il faut se poser la question suivante : quelles ont été les contraintes exercées par le cadre institutionnel de la majorité allemande sur le degré de complétude institutionnelle des Sorabes sous les différents régimes politiques depuis la fondation de l’Allemagne ?

L’approche néo-institutionnelle historique accorde une attention spéciale à l’État et tient compte de la contrainte que les institutions formelles et informelles de la majorité exercent sur la rationalité du comportement des membres de la minorité et sur leur intégration à leur communauté. Elle insiste sur la périodisation comme façon d’aborder les institutions et distingue pour chaque contexte étatique des périodes de continuité et de rupture critique (Hall et Taylor, 1997). Ces tournants critiques (critical junctures), causés généralement par des chocs exogènes à l’environnement étatique[8] (Skocpol, 1985), ponctuent les périodes de stabilité institutionnelle inhérentes à une dépendance au sentier (path dependency) et sont marqués par l’ouverture de fenêtres d’opportunité (windows of opportunity) que les opposants au statu quo vont saisir pour mettre de l’avant leurs revendications (Harty, 2005). L’apport d’une approche historique permettra de capturer ces tournants, qui correspondent aux changements de régime politique en Allemagne, et d’en comprendre les implications pour le degré de cohésion – ou de désintégration – de la communauté sorabe depuis la Réunification allemande en 1990.

La complétude institutionnelle des Sorabes de Lusace

Dans les prochaines sections, nous présenterons d’abord les composantes du système interorganisationnel sorabe et leurs contraintes sous les différents régimes politiques allemands de 1871 à 1990. Pour ce faire, nous aurons principalement recours aux travaux publiés par les historiens rattachés au défunt Institut de recherche nationale sorabe (Institut za serbski ludospyt en sorabe / Institut für sorbische Volksforschung en allemand) créé en 1952 en République démocratique allemande (RDA), puis à son successeur depuis 1992, l’Institut sorabe (Serbski institut / Sorbisches Institut)[9]. Une attention particulière sera ensuite portée au degré de légitimité dont jouissent les Sorabes au sein de la République fédérale d’Allemagne (RFA) depuis 1990 ainsi qu’aux perspectives futures de la langue sorabe en regard des contraintes institutionnelles actuelles. Dans les deux dernières sections ainsi qu’en conclusion, nous aurons recours à quelques entretiens réalisés avec des politiciens.

Pour bien comprendre l’évolution des institutions sorabes à partir de 1871 et les contraintes auxquelles elles ont été exposées, il faut d’abord revenir brièvement en 1815. Cette année-là, eut lieu le Congrès de Vienne qui consacrait l’annexion de la Basse-Lusace et des deux tiers de la Haute-Lusace par la Prusse en représailles à l’appui donné par la Saxe aux troupes de Napoléon lors de sa campagne militaire dans les États allemands. Ce morcellement a eu pour conséquence d’interrompre le processus de construction de la nation des Sorabes en les privant d’un centre culturel ainsi qu’en entravant la communication intra-ethnique et la diffusion de la littérature (Šołta et Zwahr, 1974 ; Kunze, 2003 ; Glaser, 2007). Dépourvus d’une bourgeoisie urbaine, les Sorabes étaient à cette époque pour la plupart des paysans travaillant pour l’aristocratie terrienne allemande, propriétaire des grands domaines seigneuriaux. Seule subsistait une petite bourgeoisie sorabe dans les villages, la bourgeoisie étant l’affaire des Allemands qui se concentraient de plus en plus dans les villes de la Lusace. L’élite sorabe se composait surtout d’enseignants, de juristes et de prêtres, en particulier ceux formés au séminaire catholique à Prague depuis 1724. C’est également à cette époque que la charge du bilinguisme devint l’affaire exclusive des Sorabes dans les zones de contact linguistique ; leur ascension sociale s’accompagnait habituellement du passage à la nationalité allemande (Šołta et Zwahr, 1974).

L’établissement du Zollverein (union douanière) en 1834 amplifia les politiques de germanisation des minorités, perçues alors comme un obstacle à l’intégration économique des États allemands sous l’égide de la Prusse et à la diffusion de leur langue commune[10]. On assista dans ce contexte à l’émergence d’un mouvement de renaissance nationale sorabe à la fin des années 1830. Inspiré par le Romantisme allemand, la pensée pluraliste de Johann Gottfried Herder et l’éveil national d’autres minorités européennes, ce mouvement s’appuyait sur l’idée de la « réciprocité slave » et un réseau d’activistes slovaques et tchèques basé à Prague (Kunze, 1999 ; Kelly, 2001). D’abord philologique (standardisation et enrichissement de la langue, développement et échange de littérature entre peuples slaves), le mouvement, qui s’étendait au-delà des clivages linguistique et religieux intra-sorabes, devint politique dans les années 1840. Au moyen de pétitions, les activistes sorabes se mirent à revendiquer en Saxe et en Prusse l’émancipation socioéconomique des paysans sorabes, des droits linguistiques (école, église, administration, tribunaux), l’autonomie et l’égalité des peuples. Le mouvement convergea avec la révolution de 1848-1849 contre les structures féodales et en faveur de la démocratisation de la Confédération germanique, jusqu’à son écrasement par l’aristocratie conservatrice, sans considération des doléances sorabes (Šołta et Zwahr, 1974).

Les institutions sorabes sous l’Empire allemand (1871-1918)

L’année 1871 fut cruciale pour la vitalité institutionnelle des Sorabes puisqu’elle scellait l’unification des États allemands sous la tutelle de la Prusse du chancelier Otto von Bismarck, dont la politique intérieure était particulièrement hostile aux minorités slaves. À l’issue de la guerre franco-prussienne, on assista à la galvanisation du sentiment nationaliste pangermanique et à l’intensification de la politique de germanisation des minorités nationales (Šołta et Zwahr, 1974). Cette radicalisation avait comme toile de fond la relation diplomatique de plus en plus crispée entre l’Allemagne et la Russie. Les minorités slaves étaient ici perçues comme la cinquième colonne d’une entreprise panslaviste derrière laquelle se cachait l’expansionnisme russe. La politique à l’égard des Sorabes en Lusace était alignée sur la politique de germanisation totale de l’importante minorité polonaise (ibid.) et visait les deux principales institutions sur lesquelles reposaient la culture et la langue sorabes : l’école et l’église (Kunze et Pech, 2009).

Au moyen d’une série de décrets, de lois, de directives, de conventions et de codes de conduite, les Länder de Prusse et de Saxe adoptèrent un ensemble de mesures plus ou moins formelles pour évincer la langue sorabe de l’école (Šołta et Zwahr, 1974 ; Kunze, 2003) : réduction des heures hebdomadaires de cours de sorabe et augmentation de celles allouées aux cours d’allemand (au détriment des autres matières si nécessaire) ; remplacement des livres bilingues par des livres unilingues allemands ; proscription de la langue sorabe dans les cours de religion ; fin de l’apprentissage des chansons sorabes ; interdiction aux enseignants du primaire d’employer le sorabe dans les matières tierces pour faciliter la compréhension des élèves sorabes, ou menaces de procédures disciplinaires à l’endroit de ceux qui l’employaient ; fin des exercices de sorabe écrit et parlé dans les premières années du primaire ; abolition des cours facultatifs de sorabe, voire bannissement pur et simple de l’école ; primes offertes aux enseignants selon l’avancement de la germanisation dans leur(s) classe(s).

Tant en Prusse qu’en Saxe, les autorités entreprirent de généraliser une pratique établie consistant à affecter des enseignants unilingues allemands dans les zones de concentration sorabe et à réaffecter les enseignants sorabophones (et bilingues) dans les zones de concentration des germanophones (Walde, 2012). Parallèlement, le clergé allemand fit affecter des prêtres unilingues allemands dans les paroisses majoritairement sorabes alors que les prêtres sorabes étaient envoyés dans d’autres régions (Kunze, 2003). Les cours de catéchisme en sorabe, qui préparaient les jeunes à participer au service religieux en langue sorabe et, plus largement, à la vie communautaire de leur paroisse, furent en outre abolis dans la partie évangélique de la Lusace. L’ensemble de ces mesures eut un impact très négatif sur le degré de complétude institutionnelle de la population sorabe étant donné que ces deux institutions étaient essentielles à sa pérennité (Walde, 2012 : 51) :

La salle de l’église et l’école étaient les deux plus importants centres culturels dans la vie de la population. C’était le monde par excellence de leurs expériences sociales, c’est là jadis en grande partie que se déroulait la vie culturelle et intellectuelle de la population rurale, au sein des paroisses dans lesquelles se trouvait également l’église du village […] Les intellectuels imprégnaient ainsi la vision du monde de la population, lui transmettaient les valeurs éthiques et le sentiment de la vie juste et injuste […] à côté du prêtre, l’enseignant était l’une des plus importantes autorités dans le village […] Dans les limites de cette fonction, ils […] étaient les repères de l’identité collective[11].

L’Allemagne unifiée fut marquée par une intensification de l’industrialisation et le développement d’un marché intérieur qui eurent de profondes répercussions sur la cohésion sociale et institutionnelle des Sorabes (Šołta et Zwahr, 1974 ; Kunze, 2003). La prolifération des machines à vapeur dans le cadre de l’industrie textile en pleine croissance engendra un important besoin en combustibles. Dans ce contexte, l’ouverture des chemins de fer en Lusace en 1870 et en 1874 rendait très attrayante l’exploitation du lignite sur lequel étaient assis les Sorabes depuis des siècles. Cet essor industriel se traduisait non seulement par l’expropriation de plusieurs de leurs villages à cause de l’exploitation des gisements de lignite, mais également par l’afflux de nombreux Allemands unilingues en Lusace, l’exode des Sorabes vers les villes germanisées et ainsi l’augmentation des taux d’exogamie et l’assimilation linguistique. Ces changements sociaux eurent pour conséquence la diglossie généralisée de la population sorabe vers la fin du XIXe siècle (Glaser, 2007).

Si toutes ces contraintes eurent pour effet d’appauvrir la vie communautaire des Sorabes durant cette période, elles ne les empêchèrent pas de maintenir un certain niveau de complétude institutionnelle. Comme le souligne Martin Walde (2012), la contrainte des institutions allemandes et le manque de reconnaissance de la société majoritaire à l’égard des Sorabes les obligèrent à prendre eux-mêmes en charge leur vie institutionnelle, sans le soutien de l’État. Un ensemble d’associations formelles fut mis sur pied à partir d’un réseau informel de relations interpersonnelles afin de contrer les avancées de la germanisation (Kunze, 2008). Dès la première décennie du Reich, un mouvement étudiant militant, les Jeunes Sorabes, mit sur pied un journal, le Lipa Serbska (Le Tilleul sorabe), des cercles de discussion ainsi qu’un ensemble d’associations de protection de la langue et de la culture sorabes dans plusieurs villages. Parallèlement, on vit apparaître de nombreuses associations paysannes dont une association centrale (à partir de 1888), qui comptait des sections dans presque toutes les paroisses de Haute-Lusace, de même que des coopératives agricoles et des caisses d’épargne au bénéfice des fermiers sorabes. Dès 1909, plusieurs nouvelles institutions sorabes virent le jour en Lusace, comme des groupes de théâtre, des concerts de choeurs et des fêtes culturelles ponctuelles, venant s’ajouter aux institutions culturelles antérieures à 1871, comme les journaux, les groupes de lecture et la société scientifique Maćica Serbska (fondée en 1847) en Haute-Lusace (répliquée en Basse-Lusace, en 1880, avec création de la Maśica Serbska).

Il faut souligner le haut niveau de complétude institutionnelle dont jouissaient les Sorabes catholiques, qui leur servit de rempart contre la germanisation. Contrairement aux Sorabes évangéliques, ils n’avaient pas de compte à rendre aux institutions allemandes et s’inséraient plutôt dans une hiérarchie dont le sommet se trouvait à Rome. Leur milieu était caractérisé par des prêtres sensibilisés à la question linguistique (grâce à leur formation au séminaire catholique sorabe à Prague), un presbytère fonctionnant en sorabe (en raison du voeu de célibat du prêtre catholique, ne l’exposant pas à l’exogamie), un degré élevé d’endogamie (la frontière matrimoniale se superposait à la frontière confessionnelle), ainsi que par la vitalité de sa structure associative (grâce notamment à l’Association Cyrille-Méthode [Towarstwo Cyrila a Metoda] et à son journal, le Katolski Posoł [Le Messager catholique]) et un territoire presque ethniquement homogène (le triangle Bautzen-Kamenz-Hoyerswerda). Cette « niche » institutionnelle permit aux Sorabes catholiques de garder à distance à la fois l’État allemand protestant-libéral et la hiérarchie catholique allemande (Walde, 2012).

À l’initiative d’un groupe de militants sorabes autour d’Arnošt Bart, député indépendant au Parlement de Saxe, les Sorabes se dotèrent en 1912 d’une organisation faîtière, la Domowina (Patrie). Forte de ses 31 associations et de ses 2800 membres, cette Fédération des Sorabes de Lusace avait pour mandat de défendre les intérêts socioéconomiques et linguistiques des Sorabes – en tant que nationalité réprimée – vis-à-vis des institutions de la majorité. « Les objectifs de la nouvelle organisation consistaient à contrecarrer la discrimination dans l’Allemagne wilhelmienne, promouvoir les droits des Sorabes, entretenir la culture, consolider la conscience nationale, renforcer l’assise économique du mouvement national. » (Kunze, 2008 : 56) Laïque et progressiste, la Domowina promouvait une réforme agraire tout en remettant en question l’aristocratie terrienne et le militarisme prussien qui caractérisaient l’Allemagne unifiée. Conformément aux « organisations parapluies » décrites par Breton (1983 : 31), elle exerçait une fonction de coordination du système interorganisationnel sorabe, ses membres investissant les comités de direction des différentes institutions membres (écoles, églises, coopératives agricoles, organisations culturelles, etc.) afin de diffuser une vision globale des intérêts nationaux et socioéconomiques du peuple sorabe (Šołta et Zwahr, 1974).

La période de l’entre-deux-guerres (1918-1945)

L’effondrement de l’Empire allemand ouvrit aux Sorabes une fenêtre d’opportunité historique. Au sortir de la Grande Guerre, pendant laquelle la germanisation à l’école avait atteint une intensité inédite, on assista à une mobilisation sorabe sans précédent et à la constitution, dès novembre 1918, d’un Comité national sorabe (CNS) pour articuler un ensemble de revendications économiques et politiques auprès des autorités allemandes : réforme agraire, nationalisation des ressources minières, impôt progressif, mesures concrètes d’équité pour les Sorabes, représentation politique dans les instances parlementaires, droit d’employer le sorabe devant les tribunaux et dans l’administration, création d’un Institut de formation des enseignants sorabes et, enfin, autonomie territoriale de la Lusace (Kasper, 1976 ; Kunze, 2008)[12]. Malgré le rejet de ces revendications par les autorités de la République de Weimar fraîchement fondée, le changement de régime politique permit d’améliorer – du moins sur papier – la position juridique des Sorabes dans l’architecture institutionnelle étatique grâce à l’enchâssement, dans la nouvelle Constitution, d’un article pour la protection des minorités nationales, un fait nouveau dans l’histoire allemande[13].

Les instances étatiques allemandes prirent cependant plusieurs dispositions pour étouffer le mouvement national sorabe, accusé d’activité séditieuse panslaviste, ce qui eut des répercussions négatives sur la cohésion communautaire sorabe. Sous l’impulsion des autorités saxonnes, on mit sur pied en Haute-Lusace un Comité des Sorabes fidèles à la Saxe (Ausschuss sachsentreuer Wenden) rassemblant des Sorabes issus des milieux conservateurs, pour contrebalancer le militantisme du CNS. En plus d’interdire les manifestations du CNS, on fit arrêter et condamner plusieurs de ses membres, accusés de haute trahison. Le président lui-même, le social-démocrate Friedrich Ebert, pressa les trois ordres de gouvernement concernés par la question sorabe (fédéral, Länder de Saxe et de Prusse, puis certains districts administratifs) de mettre sur pied une instance secrète de surveillance chargée d’« oeuvrer au renforcement de la germanité dans les régions sorabes » et de répondre efficacement au « danger de l’irrédentisme wende dans tous les domaines de la vie publique et privée », selon les termes du chef de l’époque du district de Bautzen (cité dans Meškank, 2003 : 44)[14].

Tout comme sous le régime précédent, le degré de complétude institutionnelle de la minorité sorabe fut limité par les institutions majoritaires dans les domaines scolaire et religieux durant tout le régime de Weimar. Car si la Constitution garantissait des droits aux minorités nationales, la faible collaboration des différents ordres de gouvernement rendait ces garanties caduques. En Prusse par exemple, un arrêt de 1920 autorisait les cours de lecture, d’écriture et de religion en sorabe – sous réserve de la disponibilité d’enseignants maîtrisant cette langue. Mais le laxisme du ministère prussien de la Culture à mettre sur pied un centre de formation des enseignants, comme l’exigeaient les représentants sorabes, fit de cette disposition une contrainte informelle à l’endroit des familles sorabes qui n’eurent d’autre option que celle de se tourner vers l’allemand. Du côté de la Saxe, la responsabilité de former les enseignants de l’école publique fut déléguée aux universités de Dresde et de Leipzig qui rejetèrent la demande d’étudiants d’y instituer des cours facultatifs de sorabe (Kunze et Pech, 2009). Puis, en réponse à un mémorandum déposé en 1931 par des instances de représentation sorabes au sujet des obligations constitutionnelles de l’État à l’égard des minorités, le gouvernement fédéral souligna que la culture faisait partie des compétences des Länder et qu’il ne disposait pas de ressources financières à cet effet (Meškank, 2003). Dans ces conditions, « il continuait d’être du ressort des comités et associations privés de répondre aux préoccupations sorabes » (Walde, 2012 : 23).

Dans l’enclave catholique de Haute-Lusace, qui bénéficiait d’un degré plus élevé de complétude institutionnelle, les Sorabes furent également exposés à la contrainte exercée par les institutions de la majorité allemande. La restauration de l’évêché de Meißen en 1921 en Saxe conduisit de fait à la fermeture du Séminaire catholique sorabe de Prague l’année suivante, une institution incontournable pour les Sorabes, où l’on formait dans leur langue maternelle les théologiens et une bonne partie de l’élite culturelle sorabe. À la suite des décisions prises lors du synode diocésain au monastère de Sankt Marienstern en 1923, un décret réorganisa la structure du diocèse en trois districts où les Sorabes étaient partout minoritaires. On assista en outre au cours des années 1920 à une offensive des journaux et des ecclésiastiques catholiques allemands – à laquelle prit part l’évêque lui-même – contre les prêtres sorabes écrivant dans le Katolski Posoł, qui furent qualifiés de nationalistes au service du diable parce qu’ils défendaient l’usage de la langue sorabe dans leur milieu communautaire. Plusieurs rédacteurs du journal catholique furent réaffectés dans des paroisses germanophones (Walde, 2012).

Selon Peter Kunze (2008), la présence d’un article destiné aux minorités nationales dans la Constitution a, malgré les lacunes quant à sa mise en oeuvre, contribué à faciliter l’activité culturelle des Sorabes – et ainsi rehaussé leur vitalité institutionnelle. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir du Parti national-socialiste en 1933, les années de Weimar témoignèrent de la mise sur pied d’un ensemble d’institutions sorabes allant du Parti populaire sorabe, de la Fédération paysanne de Lusace et de coopératives agricoles (d’achat et de vente), à l’association sportive Sokoł (Faucon, regroupant plus de 2000 membres), en passant par des organisations de production musicale, des groupes de théâtre et une Fédération des clubs de chants sorabes. Ayant pour objectif d’être autonomes sur les plans économique et financier, les Sorabes créèrent, en 1919, la notoire Wendische Volksbank AG, une banque chargée de financer les entreprises agricoles et culturelles sorabes[15].

Le changement de régime politique en 1933 n’offrit pas de fenêtre d’opportunité aux Sorabes pour renforcer leur assise institutionnelle. Bien au contraire, le régime nazi s’appliqua à démanteler le système interorganisationnel de la minorité : perquisitions, prohibition d’institutions sorabes (Conseil populaire sorabe, association sportive Sokoł, journaux sorabes), arrestation et émigration forcée d’activistes. Le régime interdit aux journaux allemands toute couverture de la minorité et fit bannir de l’espace public tous les mots appartenant aux champs lexicaux de sorabe et de wende. L’hymne national et le drapeau sorabes furent proscrits, les noms de nombreuses localités furent germanisés (Kunze, 2008). Lorgnant la situation des différentes minorités nationales allemandes à l’étranger, le régime s’efforça cependant de ménager les Sorabes jusqu’à l’été 1936, sans pour autant légitimer leurs ambitions ni renoncer à les germaniser au moyen de l’école (Meškank, 2003). Mais à la suite du refus de l’organisation faîtière de modifier son appellation « Fédération des Sorabes de Lusace » pour celle de « Fédération des Allemands parlant sorabe » (Bund wendisch-sprechender Deutscher), la Domowina fut mise hors la loi en 1937. On prit ensuite une série de mesures pour étouffer la vie communautaire des Sorabes, telles l’élimination complète de leur langue à l’école, la mutation forcée des enseignants et des prêtres sorabes vers des communes germanophones et la saisie des imprimeries sorabes (Kunze et Pech, 2009).

Durant la guerre, le chef des SS, Heinrich Himmler, esquissa une solution à la « question slave » qui consistait à déporter 23 millions de Slaves, dont tous les Sorabes, dans le Gouvernement général de Pologne (la partie occupée, mais non annexée) et à les réduire au travail forcé (Kasper, 1976). La tournure que prit la guerre après la débâcle allemande à Stalingrad empêcha cependant l’exécution de ce plan.

La République démocratique allemande et la Lusace socialiste (1945-1990)

La chute du régime hitlérien ouvrit aux Sorabes une nouvelle fenêtre d’opportunité. Dans les mois suivant la capitulation allemande, un organe exécutif sorabe, le Conseil national, fut créé afin d’articuler les demandes d’unification des deux Lusace auprès de l’Organisation des Nations Unies et des forces d’occupation. Bien que les revendications territoriales des Sorabes fussent refusées, voire simplement ignorées par les Soviétiques et les autres Alliés (Kelly, 2001), les nouvelles autorités communistes allemandes furent favorables à leur reconnaître un niveau élevé de complétude institutionnelle sous la forme d’une autonomie non territoriale, d’abord concrétisée par l’adoption en Saxe d’une Loi pour la protection des droits de la population sorabe en 1948, puis enchâssée dans la première Constitution de la République démocratique allemande l’année suivante (Pech, 2003).

En écho au mot d’ordre socialiste Die Lausitz wird zweisprachig ! (La Lusace sera bilingue !), un ample réseau d’institutions formelles fut mis sur pied au cours des années 1950 dans les domaines de la culture, de la recherche et de l’éducation (ibid.). Ce réseau comprenait des journaux, des revues et des émissions de radio, un musée, une imprimerie, un théâtre et une troupe de théâtre ; l’Institut de recherche nationale sorabe et un Institut d’études sorabes à l’Université de Leipzig ; un Institut de formation des enseignants ainsi qu’un réseau d’écoles sorabes de types A (enseignement en sorabe) et B (enseignement du sorabe). La minorité bénéficiait en outre d’un accès privilégié aux autorités par l’entremise de départements sorabes intégrés aux ministères de la Culture, de l’Éducation populaire et de l’Intérieur (Kunze, 2008). Les années 1954-1958 furent particulièrement bénéfiques pour la langue sorabe. Grâce à l’activisme de la Domowina et à l’attitude réceptive du nouveau responsable des questions sorabes au sein du Politburo[16], Fred Oelßner, la politique linguistique officielle durant cette période visait à rendre bilingues tous les résidents de la Lusace et à y « réaliser la parité de statut du sorabe et de l’allemand dans tous les domaines de la vie publique ». Le fait que dans plusieurs villages tous les enfants fréquentaient les cours de sorabe durant les années 1950 « confirme que, du moins dans certaines parties de la région, le prestige de la langue avait augmenté » (Glaser, 2007 : 110, 112).

En échange de la reconnaissance de son monopole légitime de la représentation des Sorabes par le Politbüro, la Domowina dut en retour accepter le « rôle de direction » (die führende Rolle) du Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED –Parti socialiste unifié d’Allemagne) qui revendiquait le contrôle de toutes les sphères de la vie sociale pour les inféoder à la démarche marxiste-léniniste de l’avènement de la société communiste. Selon le politologue Klaus Schroeder (1998 : 387) :

Dans sa mission historique, le SED se voyait comme l’exécutant de lois déterministes : à l’ordre du jour se trouvaient le dépassement du capitalisme, la mise en place du socialisme et enfin la transition vers le communisme. Puisqu’il affirmait être le seul à disposer du discernement nécessaire à la compréhension du développement historique ultérieur, tous les partis politiques et les organisations de la société civile se voyaient contraints de se plier à sa prétention à la direction. Selon l’image qu’il se faisait de lui-même, le SED incarnait la vérité, le droit et l’avenir.

En tant qu’« organisation de masse », la Domowina fut intégrée au Front national, « l’organisation faîtière de tous les partis et toutes les organisations de la société civile dans la RDA » (ibid. : 415), qui avait entre autres fonctions la légitimation de l’ordre politique[17]. Malgré l’atteinte d’un degré élevé de complétude institutionnelle durant les premières années de la RDA, les Sorabes demeuraient exposés à la contrainte des institutions majoritaires. Au-delà des concessions du régime socialiste, les années 1950 furent aussi marquées par de « vives altercations » entre la Domowina et le ministère de l’Éducation populaire au sujet du rôle de la langue sorabe (Elle, 2008 : 77). Aux yeux des dirigeants du SED, la langue sorabe n’avait de l’importance que dans la mesure où elle servait de moyen pour propager l’idéologie communiste et sa terminologie. Les considérations identitaires étaient secondaires. On s’efforça donc de placer des gens plus réceptifs à la volonté du régime dans les différentes instances de la Domowina (Elle, 2008).

On constata un refroidissement des autorités à l’égard de la minorité nationale au début des années 1960 en raison de l’attitude de plus en plus hostile de la population allemande face à la présence de la langue sorabe dans l’espace public, mais également à cause d’un durcissement idéologique à l’intérieur du SED où plusieurs cadres considéraient les demandes nationalitaires sorabes comme bourgeoises et réactionnaires – car contraires à leur vision téléologique du matérialisme historique, qui prévoyait le dépassement de la nation avec l’avènement du communisme (Walde, 2012).

Pendant les années suivant l’adoption d’un nouveau mot d’ordre en 1958, Die Lausitz wird sozialistisch ! (La Lusace sera socialiste !), on restreignit la place du sorabe à l’école : disparition du sorabe dans les cours de science et de mathématique, classes de sorabe déplacées à des heures défavorables, levée de l’obligation pour les enfants germanophones de suivre des cours de sorabe langue seconde (Pech, 2003). La nouvelle politique culturelle de la RDA, qui rompait avec la politique des nationalités de l’après-guerre, mena à une dépolitisation de la question sorabe et conduisit « à un amalgame de la culture sorabe avec le folklore » (Dołowy-Rybińska, 2014 : 247). Une grande partie des subventions à la protection de la minorité fut détournée vers les coutumes traditionnelles sorabes (groupes de danse populaire, chorales, fêtes folkloriques, festivals) à des fins touristiques (ibid.). Un ancien porte-parole libéral aux affaires sorabes au Landtag de Potsdam résume ainsi la situation : « Sous le 3e Reich et en RDA, les Sorabes ont été choyés et bichonnés pour leur image à l’extérieur, et étaient ainsi vus comme des Sorabes de vitrine. Mais ils ont en fin de compte été rabaissés au rang de ‘Sorabes folkloriques’. » (Jens Lipsdorf, entrevue réalisée à Cottbus le 8 avril 2015.)

Cette acculturation généralisée sous les auspices de l’appareil d’État eut des répercussions jusqu’à l’intérieur de la Domowina, qui parvenait de moins en moins « à retenir ses effectifs » et à « en attirer de nouveaux », pour reprendre la formule de Breton (1985a). Son principal problème consistait en son incapacité à imposer des critères d’inclusion linguistique, la défense des intérêts linguistiques sorabes étant pourtant au fondement même de l’existence de l’organisation faîtière. La fédération acceptait de plus en plus de membres n’ayant aucune connaissance de la langue sorabe, ce qui causa de fortes tensions avec ses sections locales qui refusèrent d’intégrer les unilingues allemands pour ne pas germaniser leurs comités et événements, comme c’était le cas dans un nombre grandissant d’associations de district, surtout en Basse-Lusace (Elle, 2008). « De toute évidence, on ne peut pas supposer que tous les membres de la Domowina s’identifiaient réellement comme Sorabes » en RDA (ibid. : 90).

L’État sévit également contre la niche catholique sorabe qui gardait ses distances avec l’idéologie totalitaire du parti. Critique par rapport à celle-ci, le Katolski Posoł fut régulièrement sommé de retirer des articles jugés hostiles à l’ordre politique de la RDA jusqu’à ce que le rédacteur en chef finisse par être renvoyé, à la demande du ministère de l’Intérieur. Le refus des Sorabes catholiques de laisser leurs enfants adhérer à l’Organisation des pionniers Ernst Thälmann, le mouvement jeunesse du régime pour endoctriner les enfants de six à quatorze ans, irritait particulièrement les autorités et exposait les familles à des représailles (Pech, 2003)[18]. Par ailleurs, la hiérarchie catholique allemande demeura largement hostile aux Sorabes durant l’ère socialiste. On refusa par exemple d’affecter des prêtres sorabes dans les paroisses à forte concentration sorabe (comme Wittichenau, à 80 % sorabe) ; on interdit la langue sorabe dans l’enceinte du monastère Sankt Marienstern à Panschwitz-Kuckau ou encore lors des baptêmes. L’incapacité de la Domowina de défendre adéquatement les intérêts des catholiques fut la cause de plusieurs défections dans ses rangs (Pech, 2003 ; Walde, 2012).

L’infrastructure économique de la majorité exerça une extraordinaire contrainte sur le degré de complétude institutionnelle de la minorité nationale et fut un facteur prépondérant d’assimilation. Pendant cette période, 46 villages et 27 quartiers furent rasés pour permettre l’exploitation de mines de lignite à ciel ouvert (Kunze, 2008)[19]. De plus, « la population fut relogée non pas dans de nouveaux villages sorabes mais par familles isolées dans des quartiers de telle ou telle ville où les voisins étaient germanophones. Le résultat est clair : non seulement ces villageois perdirent leur territoire mais aussi leur cohésion sociale » (Sanguin, 1996 : 60). Et puisqu’il n’existait pas de tribunaux administratifs en RDA, comme l’indique Renate Harcke en entrevue (le 25 mars 2015), il leur était impossible d’empêcher légalement ces déplacements forcés. Qui plus est, la mise en place de la centrale thermique Schwarze Pumpe en 1955 attira de nombreux germanophones dans la région de Hoyerswerda, en plein coeur de la zone sorabe, ce qui accéléra l’assimilation linguistique. « Les mines à ciel ouvert en Lusace centrale sectionnèrent le continuum linguistique sorabe et l’afflux d’ouvriers venant de toute l’Allemagne de l’Est conduisit à une augmentation des mariages exogames et de l’émigration. Les déracinés eurent tendance à modifier leur comportement linguistique en faveur de l’allemand » (Glaser, 2007 : 111). Enfin, la politique de collectivisation forcée du SED contribua à accentuer l’assimilation linguistique en Lusace, étant donné qu’elle faisait entrer les Sorabes dans les coopératives allemandes de production agricole du régime où l’allemand s’imposa comme langue de travail, avec des répercussions négatives sur la langue parlée à la maison. Le sorabe arriva à mieux se maintenir comme langue de travail dans les coopératives agricoles de la région catholique (Pech, 2003).

Malgré les avancées institutionnelles notoires de la minorité sorabe durant l’existence de la RDA, sa population passa d’environ 100 000 à 60 000 individus au moment de la chute du régime, selon les estimations officielles allemandes.

La situation institutionnelle des Sorabes depuis le tournant de 1989

L’effondrement du régime du SED à l’automne 1989 représenta un nouveau tournant critique pour les Sorabes. Une Assemblée populaire sorabe fut constituée pour tirer profit de cette nouvelle fenêtre d’opportunité. Face à la réunification de plus en plus imminente des deux Allemagnes, elle réclamait des protections constitutionnelles dans les domaines de la culture et de l’éducation, l’unification administrative des deux Lusace, la protection de la zone d’établissement sorabe contre l’industrie du lignite ainsi que la démocratisation de la Domowina, cooptée par le régime communiste. Après une intense période de restructuration interne, la Domowina parvint à faire garantir la reconnaissance de la langue et de la culture sorabes dans le procès-verbal touchant au Traité d’unification (Kunze, 2008). Malgré la reconduction de la plupart des institutions sorabes créées en RDA, conformément aux assurances données aux Sorabes durant les négociations en vue de la réunification, l’adhésion de la RDA à la RFA s’est accompagnée d’une refonte importante de l’infrastructure étatique qui eut des répercussions majeures sur le degré de complétude institutionnelle des Sorabes.

Dans le cadre du fédéralisme allemand, les droits et les institutions sorabes sont garantis par la Constitution des Länder de Saxe (art. 2, 5 et 6) et de Brandebourg (art. 25) – tous deux restaurés en 1990 après leur dissolution en 1952 – et précisés dans la Loi sur les Sorabes/Wendes (SWG) au Brandebourg (1994)[20] et la Loi sur les Sorabes (SG) en Saxe (1999)[21]. Ces lois comportent un ensemble de clauses définissant l’appartenance nationale, la zone d’établissement des Sorabes, leurs droits en matière d’éducation, de culture, de recherche, de médias et d’affichage. Elles garantissent en outre l’usage de leur langue dans l’administration et devant les tribunaux. Elles leur reconnaissent le droit de représenter leurs intérêts politiques au sein d’une organisation faîtière et mettent en place, dans chaque Land, un Conseil pour les affaires sorabes (au moyen duquel la minorité peut présenter ses doléances auprès du gouvernement, du Parlement et des comités parlementaires), ainsi que des responsables aux Affaires sorabes dans les arrondissements (Landkreise) et les communes de la zone d’établissement historique sorabe. Ces lois cadres instaurent des mécanismes de coopération visant à promouvoir la langue, la culture et les institutions sorabes entre les deux Länder[22]. C’est enfin par le truchement de ces lois que la fédération allemande remplit ses obligations à l’égard du Conseil de l’Europe et laisse le soin aux Länder de mettre en oeuvre la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (Elle, 2014).

L’ensemble de ces dispositions dessine les contours d’un régime linguistique de personnalité faible (exécutif et administratif) venant renforcer le degré de complétude institutionnelle des Sorabes. L’esprit et la lettre de ces lois sont imprégnés par la légitimation du nouveau régime à l’endroit des Sorabes, et notamment le préambule de la toute nouvelle SWG de 2014, où l’on reconnaît explicitement les tentatives d’assimilation répétées des régimes politiques antérieurs. Le gouvernement fédéral est également conscient de l’importance de la langue pour l’identité des minorités nationales en Allemagne :

Dans les groupes où elles sont parlées, l’utilisation de ces langues est fondatrice d’identité. Particulièrement aussi pour les minorités nationales et les groupes ethniques traditionnellement autochtones, le maintien et le développement de la langue représentent la base nécessaire à la conservation de leur culture, de leur tradition et de leur identité. Sans le maintien de leur langue propre, les locuteurs de langues régionales ou minoritaires sont menacés de perdre leur identité culturelle.

Bundesministerium des Innern, 2000 : 4

Traduction concrète d’une forme de reconnaissance par l’État allemand, le financement des infrastructures sorabes est assuré par l’intermédiaire de la Fondation pour le peuple sorabe (Załožba za serbski lud en sorabe / Stiftung für das sorbische Volk en allemand)[23], née d’un accord signé en 1991 par le gouvernement fédéral, l’État libre de Saxe et le Land de Brandebourg, lesquels s’engagent à couvrir respectivement trois sixièmes, deux sixièmes et un sixième d’un budget annuel de 18 600 000 euros (Stiftung für das sorbische Volk, 2016).

La Domowina est au coeur du système interorganisationnel sorabe. En tant qu’organisation faîtière enregistrée conformément aux dispositions de la SWG et de la SW, la Fédération des Sorabes de Lusace compte 7000 membres répartis dans cinq associations régionales et treize associations sectorielles (culture, enseignement, recherche, économie, tourisme, sport). « Sa mission principale consiste à représenter politiquement les intérêts du peuple sorabe face aux parlements et aux gouvernements […] [à] entretenir et élargir ses relations […] avec d’autres minorités nationales et groupes ethniques ainsi qu’avec leurs instances de représentation » (Domowina, s.d.). La Domowina remplit précisément le rôle d’organisation parapluie décrite par Breton (1983). Elle incarne une organisation ayant une structure fédérative, à qui les organisations membres ont délégué des pouvoirs de coordination sans perdre leur autonomie. Elle domine le système interorganisationnel sorabe grâce à « un certain prestige basé sur son ancienneté, sur le nombre de ses membres et sur ses fonds », de même que « sur ses succès antérieurs dans ce champ d’action » (ibid. : 31). C’est une organisation opérant simultanément dans plusieurs secteurs (les domaines énumérés plus haut), régions (Haute- et Basse-Lusace) et niveaux (Europe, Allemagne, Länder, arrondissements et communes) (voir Breton, 1985b).

Certes, les Sorabes ont atteint en principe un haut niveau de complétude institutionnelle par rapport aux périodes antérieures. Mais dans les faits, les garanties juridiques et leur système interorganisationnel interviennent rarement comme rempart contre la contrainte institutionnelle de la majorité allemande et n’arrivent pas à pallier l’érosion de leur langue, à la source même de leur identité nationale. Pour contrer le déclin du sorabe à l’école au cours des années 1990, on a institué deux programmes scolaires. À l’initiative de la Domowina et inspiré par l’expérience bretonne, on a créé en 1998 en Saxe et au Brandebourg le programme d’immersion linguistique en garderie Witaj (Bienvenue) qui s’est révélé un atout majeur pour la revitalisation de la langue. Puis, on a mis sur pied en Saxe, à partir de l’année 2002-2003, le programme 2plus, qui offre une formation bilingue sorabe-allemand aux élèves répartis en trois classes (selon leur niveau de langue), à quoi s’ajoutent d’autres langues au choix (anglais, français, tchèque et autres). Cependant, la garderie et l’école sorabes se butent au problème du recrutement des enseignants, qui sont si peu nombreux que l’on « encourage les sorabophones appartenant à d’autres professions à se former pour devenir enseignants », comme le note la présidente de l’Association scolaire sorabe à Bautzen (Maćijowa, 2014 : 314). Par ailleurs, les parents germanophones demeurent peu enthousiastes à l’idée d’envoyer leurs enfants dans ces écoles. À défaut de renverser la tendance défavorable des années 1990, ces programmes ont malgré tout eu le mérite de stabiliser le nombre d’inscriptions dans les institutions d’enseignement sorabes (voir le tableau 1).

Outre l’éducation, la complétude institutionnelle des Sorabes est limitée depuis 1990 dans d’autres champs où la promotion de la langue est particulièrement déficiente. Dans l’administration par exemple, la loi « garantit à tous les citoyens sorabes le droit de parler le sorabe, mais ne demande pas aux fonctionnaires de la [sic] connaître » (Dołowy-Rybińska, 2014 : 244). Non seulement l’État n’encourage pas la population sorabophone à faire usage de ses droits linguistiques dans l’administration, mais il n’y a aucun suivi interne pour connaître les départements administratifs qui emploient des personnes maîtrisant le sorabe. Tenant pour acquis que les Sorabes parlent tous allemand, on fait peu d’efforts pour leur trouver des interlocuteurs au sein de l’administration. Dans le domaine économique, la langue sorabe est pratiquement inexistante et se limite à des initiatives privées, particulièrement dans la niche catholique de Haute-Lusace. Dans le domaine des télécommunications, aucun quota n’est imposé aux médias privés sous prétexte qu’une telle disposition violerait le droit constitutionnel à la liberté de presse. Il en va de même de la poste allemande (privatisée) qui justifie son refus d’employer les toponymes des langues minoritaires sous réserve de son droit à l’indépendance entrepreneuriale (Elle, 2014). La liste des manquements est encore longue. Ludwig Elle, chercheur retraité de l’Institut sorabe de Bautzen, cerne bien l’enjeu dont il est ici question : « Les mesures de promotion de la langue ne sont pas pensées uniquement en fonction des gens qui ne maîtrisent pas suffisamment la langue officielle. Elles ont plutôt pour objectif de conférer un plus grand poids public à la langue [minoritaire] » (ibid. : 54).

Tableau 1

Évolution du nombre d’élèves inscrits aux cours de sorabe

Évolution du nombre d’élèves inscrits aux cours de sorabe
Sources : Kunze et Pech, 2003 ; Anonyme, 2014

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Comme le remarque Nicole Dołowy-Rybińska (2014 : 243), « malgré les subventions accordées à leur langue, cette dernière n’a jamais gagné la ferveur de la population majoritaire, ni le statut de deuxième langue de la région ». Dans un autre article (2012), l’anthropologue polonaise constate que la transmission intergénérationnelle de la langue, pratiquement limitée à l’enclave catholique, est entravée par deux facteurs institutionnels. Après avoir analysé une trentaine d’entretiens avec des jeunes Sorabes sensibilisés à la sauvegarde de leur identité nationale, elle identifie deux causes importantes de la défection de la jeunesse face à la cause sorabe : le peu de prestige dont souffre la langue, conséquence directe de la discrimination et d’une attitude hostile de la population majoritaire à l’endroit des Sorabes ; puis la crainte de ne pas pouvoir trouver un bon emploi à cause de la situation économique précaire de la Lusace, source de nombreux départs[24].

Il semble d’ailleurs que ces deux facteurs (discrimination de la minorité et précarité de l’économie) soient interreliés, comme il ressort d’entrevues réalisées avec des responsables politiques aux Affaires sorabes. En allusion au budget de la Fondation pour le peuple sorabe, une députée des Verts souligne : « Il y a une jalousie sociale étonnamment grande. Les Sorabes sont constamment soupçonnés d’avoir incroyablement beaucoup d’argent. C’est le classique jeu des reproches […] Mais c’est toujours le même argument qui circule : ‘ils reçoivent tout cet argent et il ne reste rien pour nous’. » (Entrevue avec Franziska Schubert, réalisée à Dresde le 30 mars 2015.) Un ancien député social-démocrate note que « les ressentiments dissimulés […] en lien avec les minorités ne sont pas sortis de la tête des gens […] Aujourd’hui comme hier, il faut évidemment toujours qu’on entende quelque part ces slogans étranges : ‘Oui, les Sorabes ont tout cuit dans le bec.’ ‘Les Sorabes obtiennent tout ici et nos enfants n’ont pas ceci, pas cela’. » (Entrevue avec un fonctionnaire anonyme réalisée à Dresde le 16 avril 2015.) Bien que les Sorabes jouissent d’une certaine reconnaissance symbolique auprès des instances politiques fédérées et fédérales, ils ne disposent que d’une faible légitimité au sein de la population allemande, qui tend à surestimer leurs avantages et à sous-estimer leur dépendance économique face aux institutions étatiques.

Elle (2014) a dressé le portrait de la situation actuelle de la langue sorabe en Lusace et inventorié les facteurs favorisant ou non son maintien. Il souligne, d’un côté, la reconnaissance juridique (mais non officielle) de la langue sorabe aux niveaux fédéral et fédérés, le rôle positif joué par les accords internationaux signés par la RFA, ainsi que la densité du réseau institutionnel sorabe. Il dénombre cependant, de l’autre côté, un ensemble de contraintes qui menacent partout, à moyen et à long termes, l’existence du sorabe : le faible nombre de locuteurs, leur dispersion géographique, le peu de domaines publics où la langue est employée, la promotion insuffisante de la langue par les autorités publiques, de même que la faiblesse économique de la région et l’intolérance d’une partie de la population allemande.

En résumé, les Sorabes se retrouvent confrontés sur le terrain à un « problème massif de mise en oeuvre [des dispositions légales] dans les différents domaines » de leur vie sociale (Maria Michałkowa, entrevue du 23 avril 2015) ainsi qu’à un manque de cohésion sociale dû à leur situation fortement minoritaire. Enfin, malgré certaines exceptions[25], la mise en oeuvre des dispositions constitutionnelles dépend largement de la bonne volonté des arrondissements et des communes, laquelle n’est pas toujours garantie (Lipsdorf, entrevue réalisée à Cottbus le 8 avril 2015). Selon Roswitha Schier, députée chrétienne-démocrate au Brandebourg, ce sont « précisément les localités où les Sorabes vivent [qui] dépendent de l’empathie des conseils municipaux et des décideurs sur les lieux […] C’est donc toujours une question de bonne volonté de la part de ceux qui veulent les soutenir. » (Entrevue réalisée à Potsdam le 28 avril 2015.) De l’avis de son collègue de parti Marko Šiman, député sorabe au Landtag de Dresde, il resterait un pas essentiel à franchir par la majorité pour sanctionner la légitimation de la minorité : « Il serait très souhaitable pour le maintien de la substance linguistique sorabe, si, en plus du respect et de l’acceptation de ce petit peuple – et donc de la plus petite langue –, il y avait une plus grande inclinaison vers cette langue de la part de la population majoritaire » (Entrevue réalisée à Bautzen le 21 avril 2015).

Conclusion

Pour les Sorabes, comme pour plusieurs minorités nationales, le nerf de la guerre de la complétude institutionnelle est la question linguistique. De l’unification des États allemands en 1871 à la Réunification allemande en 1990, leur trajectoire historique a montré que les transferts linguistiques vers l’allemand – généralement pour des raisons de mobilité sociale et d’intolérance intercommunautaire – se sont accompagnés d’un glissement d’identité nationale. À cet égard, la complétude institutionnelle et la vitalité linguistique des Sorabes sont interdépendantes. Il en va de même de l’interrelation entre leurs institutions formelles et informelles. Nicole Dołowy-Rybińska a souligné l’importance des institutions communautaires (garderies, écoles, organisations jeunesse et sportives, etc.) et des réseaux informels (maisons de jeunes, événements communautaires dans les villages) nécessaires à la cohésion communautaire de la jeunesse sorabe, sur laquelle on compte pour prendre la relève des générations plus âgées (2012). Ces lieux de socialisation ont une portée considérable sur les choix des personnes quant à leur intégration sociale. Il s’agit du même type de structures décrites par Raymond Breton qui ont pour vocation de retenir les individus au sein de leur groupe ethnique grâce à un processus de substitution. L’existence de réseaux informels forts, qui ont su empêcher l’assimilation des Sorabes dans les périodes les plus sombres de leur histoire, a été indispensable à l’apparition d’organisations formelles qui sont venues renforcer la cohésion de ces réseaux et leur faire prendre de l’expansion pendant les périodes d’essor culturel.

Malgré de nettes avancées dans le cadre de la RDA puis de la RFA, le système interorganisationnel sorabe demeure incomplet. En écho à Breton, on peut soutenir que celui-ci arrive de moins en moins à retenir ses effectifs. Et c’est sans doute ici que réside le paradoxe de la complétude institutionnelle des Sorabes. Nonobstant les minces concessions de la République de Weimar et le soutien plus substantiel des deux derniers régimes qui se sont succédé dans l’est de l’Allemagne, le nombre de locuteurs du haut- et du bas-sorabe n’a jamais cessé de diminuer (voir le tableau 2). Ce fait incontournable est dû à un ensemble de contraintes formelles et informelles inhérentes au contexte historique et découlant, pour chaque époque, du cadre institutionnel de la majorité germanophone. Ces contraintes, qui sont venues court-circuiter le degré de complétude institutionnelle essentielle à la cohésion sociale et à la vitalité linguistique des Sorabes, se sont traduites de nombreuses façons : dispositions interdisant ou limitant la langue sorabe à l’école ; répression légale des mouvements de revendications sorabes ; convention de mutation des enseignants et des prêtres sorabes et allemands ; normes comportementales d’hostilité de la part de la hiérarchie religieuse et de la population ; pratiques étatiques folklorisantes et codes de conduite auto-imposés correspondant à la perte de prestige qu’elles induisent ; décrets d’expropriation des villages sorabes par le régime communiste ; refus – devenu une convention largement acceptée – de collaborer à la mise en oeuvre des dispositions de protection et de promotion de la langue et de la culture sorabes, norme convenue de l’unilinguisme allemand.

Tableau 2

Évolution des locuteurs maternels de la langue sorabe (haut- et bas-sorabe)

Évolution des locuteurs maternels de la langue sorabe (haut- et bas-sorabe)
Sources : Elle, 2003 et 2014 ; Walde, 2012 et 2014

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Comme l’illustre le cas des Sorabes, la prise en compte des institutions formelles et informelles de même que leurs dimensions utilitaire et symbolique comme modalité d’appartenance des individus contribuent à la valeur heuristique de la complétude institutionnelle élaborée par Breton. Il en va autrement de la dimension de contrainte. En tant que variable indépendante, cette notion explique en grande partie le degré de fluctuation de la complétude institutionnelle d’une minorité – dans le temps et en relation avec d’autres groupes. Les articles publiés par Breton dans les années 1980 laissent voir qu’il est conscient de cet aspect, sans pourtant lui accorder suffisamment d’attention. Les dimensions utilitaire et identitaire de la complétude institutionnelle sont certes essentielles à l’explication du dynamisme des institutions minoritaires. Cependant, le trop grand focus de Breton sur ces dimensions l’amène à négliger les fondements historiques de la subordination et de la dépendance des minorités vis-à-vis du cadre institutionnel de la majorité, ce qui en retour vient limiter la valeur heuristique de la complétude institutionnelle. Son historicisation insuffisante des relations de pouvoir entre groupes ethnolinguistiques dans l’élaboration de la complétude institutionnelle est d’autant plus curieuse qu’il thématise ailleurs la résistance historique des francophones face aux tentatives répétées de la majorité anglo-canadienne d’imposer une « anglo-conformité » partout hors du Québec, ce qui aurait contribué à cimenter les francophones autour de leur identité collective et les aurait poussés à « demander les moyens institutionnels nécessaires à la préservation de la langue française à travers le pays » (1988 : 90, nos italiques). Breton ne s’engage cependant pas plus loin dans cette avenue. Au-delà d’une perspective instrumentale et symbolique des institutions, une approche ancrée dans le contexte historique est donc nécessaire. De la même façon que le nationalisme canado-britannique du temps de l’Empire britannique a eu un impact sur la vitalité linguistique des francophones jusqu’à la fin du XXe siècle – ce que semble indiquer Breton dans son article –, l’environnement externe d’une communauté minoritaire (les régimes politiques de son État tutélaire, de même que les changements internationaux et les tournants critiques redéfinissant ces régimes) influence considérablement son degré de complétude institutionnelle.

Cela n’enlève pourtant rien à sa contribution qui s’est toujours voulue modeste et ouverte aux révisions que d’autres se sont efforcés d’apporter en « complétant » la complétude institutionnelle. À cet égard, notre contribution a consisté à approfondir la notion de contrainte institutionnelle et à l’opérationnaliser dans le contexte particulier d’une petite minorité nationale slave. Élaborée pour comprendre la situation particulière des francophones dans le Canada bilingue et multiculturel des années 1970-1980, la complétude institutionnelle se révèle transposable dans d’autres contextes. C’est ce que cet article a cherché à démontrer.