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Le nord québécois[1] est un milieu géographique complexe et encore peu connu à certains égards. Il s’agit essentiellement de l’ancien territoire fédéral de l’Ungava qui a été rattaché au Québec en 1912. Les autochtones qu’on y retrouve vivaient en relative autarcie[2] jusqu’aux années 1950, malgré la présence de missionnaires, d’officiers de la gendarmerie royale du Canada et de négociants, notamment ceux de la célèbre compagnie de la Baie d’Hudson[3] (Lachance, 1979; Colette, 2012). À partir des années 1950, leur sédentarisation plus ou moins forcée a bouleversé leur mode de vie. Le gouvernement du Québec sera plus présent à partir des années 1960 et les décennies suivantes, prenant en charge une grande partie des frais nécessaires à l’administration de la justice, du logement, de la santé et de l’éducation et au fonctionnement des villages créés par la sédentarisation (Simard, 1994). Malgré l’exceptionnelle beauté des paysages et la richesse culturelle des populations, la cinquantaine de villes et villages que l’on dénombre dans la région administrative du Nord-du-Québec et sur la Basse-Côte-Nord (Désy, 2010) constituent des établissements humains isolés où sévissent un grand nombre de problèmes socio-sanitaires et économiques.

En 2011, l’adoption du Plan Nord par le gouvernement du Québec a insufflé un renouveau d’intérêt envers cet espace singulier, indépendamment des aléas du projet (Gouvernement du Québec, 2011a et 2015). Le Québécois moyen « découvre » alors le nord de la péninsule du Québec-Labrador à travers les médias et les publications du gouvernement. Au-delà des mythes nationaux du Labrador perdu et des prouesses techniques de la Manicouagan et de la Baie James, le nord québécois est présenté comme un lieu sauvage et exotique aux habitants différents de ceux du Québec du sud. Ces derniers ont longtemps parlé du « Grand-Nord » pour distinguer ce milieu de celui des territoires forestiers du Moyen-Nord. Ces territoires forestiers, bien que touchés par des hivers rigoureux, ne possèdent pas toutes les caractéristiques de la nordicité, comme nous le verrons ultérieurement. Ainsi, relativement peu de Québécois méridionaux se sont aventurés dans ces contrées, si ce n’est des chercheurs universitaires, des enseignants du primaire et du secondaire, du personnel médical, tous affectés pendant quelques mois ou années dans les communautés nordiques, et de quelques passionnés de chasse, de pêche et du tourisme d’aventure de passage dans la région. Il faut ajouter à cette liste les travailleurs migrants ou volants de l’industrie minière, lesquels vivent généralement en vase clos, sont présents de manière intermittente, ce qui est peu propice à la connaissance des gens et des lieux.

Ce texte vise à brosser le tableau des grands enjeux et défis qui touchent ce territoire. Ce portrait global aspire à faire la synthèse des apports récents des recherches spécialisées plutôt qu’à développer des connaissances nouvelles dans un champ d’étude spécifique. Une telle entreprise exige de l’audace, voire de la naïveté, considérant la vastitude et la complexité des territoires et des populations concernées ainsi que la tendance actuelle à orienter les recherches scientifiques vers des thématiques spécialisées. Néanmoins, nous tenterons l’expérience. Considérant la portée et les ambitions de ce programme d'intervention, il en sera pourtant fréquemment question. Il ne s’agit pas de faire une évaluation d’ensemble de la politique du Plan Nord. Sur les plans théorique et idéologique, nous proposons une voie intermédiaire entre l’approche traditionnelle qui appuie les interventions de l’État, selon une perspective nationaliste (Proulx, 2014), et celle qui prône de laisser les populations autochtones nordiques planifier et réaliser des démarches d’auto-développement, voire d’auto-détermination complète (Desbiens, 2014). Cet exercice de nature essentiellement empirique se fera à l’aide d’une revue de la littérature, de la compilation de quelques données et d’une réflexion sur le rôle des politiques publiques en matière de développement social, économique et territorial.

Neufs thèmes ou défis majeurs seront abordés afin de contextualiser et d’alimenter les discussions qui pourraient survenir dans différents milieux. Ces neuf éléments nous semblent couvrir l’essentiel des enjeux qui touchent le nord du Québec. Leur traitement devient aussi prétexte à la compilation des connaissances utiles pour tout intervenant universitaire ou professionnel visant à oeuvrer dans le nord, ou pour tout citoyen qui désire s’informer sur les défis d’aménagement et de développement auxquels font face les collectivités et les territoires : (1) Comment délimiter le nord québécois? (2) S’agit-il d’une ou de plusieurs régions géographiques? (3) Quelles sont les particularités politico-administratives de ce territoire et quels changements peut-on y envisager? (4) Quels modes d’occupation du territoire doit-on promouvoir? (5) Quelles sont les perspectives de développement économique dans le contexte des crises cycliques qui touchent les industries forestières et minières? (6) Comment se profilent les défis dans les champs du social et de la santé? (7) Y a-t-il des manières spécifiques de répondre aux défis environnementaux et aux changements climatiques? (8) Quelle place doit être accordée aux stratégies de conservation ou de mise en valeur récréotouristique? (9) Que penser du Plan Nord et de sa mise en application? Les thèmes traités déboucheront sur des questions qui devraient interpeller les universitaires, les acteurs socioéconomiques et les gestionnaires publics.

Délimiter et régionaliser le nord québécois

Cela peut sembler surprenant mais le nord québécois n’est pas facile à délimiter. Bien sûr, on peut établir une limite par règle ou par convention, par exemple le 50e ou le 51e parallèle nord. Toutefois, la nordicité véritable s’illustre comme une caractéristique ardue à localiser. Ainsi, tout lieu sur la terre peut se retrouver au nord d’un autre lieu et tous les points de l’hémisphère nord sont nordiques à quelque degré. Aux États-Unis, la ville de Boston apparaît bien nordique à la majorité des Américains alors qu’elle se situe au 42e degré nord. Au Québec, les colons de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle parlaient du nord pour décrire la région des Laurentides, située juste au nord de Montréal, à une latitude d’environ 46 degrés nord. Il faut garder en mémoire que les États-Unis et le Canada ont été principalement peuplés d’immigrants européens vivant à l’origine sous des climats relativement cléments. Nous avons donc tendance à identifier comme nordiques des milieux à climat tempéré caractérisés par des hivers froids. De plus, l’effet du courant du Gulf Stream rend les températures plus douces en Europe, si on la compare avec la côte est de l’Amérique du Nord pour une même latitude. Le choix d’une frontière du nord dépend donc du contexte, à l’échelle continentale et régionale.

Toujours dans le but de circonscrire le nord, des géographes, des anthropologues et autres « experts nordiques » emploient depuis longtemps des points de repère naturels comme la ligne de limite des arbres ou celle du pergélisol (Bone, 2012). Intéressants au premier abord, ces critères biophysiques et climatiques sont peu satisfaisants car la transformation de la forêt boréale en toundra est progressive dans la taïga, et les conditions du pergélisol varient énormément sur de courtes distances. De plus, leur mesure exigerait des relevés de terrain très nombreux et renouvelés dans le temps. Par ailleurs, des isolignes fondées sur des températures (isothermes) ou des précipitations moyennes (isohyètes) sont souvent mises à contribution pour situer le nord. Celles-ci posent le dilemme des seuils à sélectionner, en plus de mettre en cause des variables soumises aux changements climatiques. Finalement, le caractère côtier ou continental des lieux influence ces indicateurs dont les seuils prennent alors une configuration géographique sinueuse sur la carte, au lieu de former une ligne droite aisément mémorisable.

Le premier à avoir tenté de localiser le nord de manière systématique, ou plutôt « les nord », est le géographe québécois Louis-Edmond Hamelin (1975 et 2000). Nous rappelant d’abord que le terme nord était originellement destiné à désigner l’environnement naturel de la Scandinavie dans la civilisation occidentale, il a proposé un indicateur statistique pour déterminer le degré de nordicité des lieux, ce qui l’a amené à cartographier le nord canadien en trois sections : le Moyen-Nord, le Grand-Nord et l’Extrême-Nord. Ces zones sont délimitées à l’aide d’isolignes qui rejoignent les lieux présentant respectivement des indices de valeur polaire ou « VAPO » de 200, 500 et 800 (Hamelin, 2000). Cet indice composite est calculé par le bais de dix indicateurs physiques et humains comme la latitude, les températures moyennes en été et en hiver, l’accessibilité, etc. Juste en deça de la frontière virtuelle du Moyen-Nord, des régions périphériques du Québec comme l’Abitibi‒Témiscamingue, le Saguenay‒Lac-Saint-Jean ou la Haute-Côte-Nord seraient à classer dans le Pré-nord, selon le géographe. Il est à noter que l’indice de VAPO est évolutif à cause des indicateurs qui le composent; la cartographie devrait donc être refaite périodiquement même si les cartes d’Hamelin possèdent toujours une certaine pertinence. Ce caractère évolutif de la VAPO exprime bien la réalité du nord qui est une entité en mouvement, dynamique et non figée dans le froid et la glace, comme on le pense trop souvent.

Plus pragmatique, le gouvernement du Québec a essayé de répondre simplement à l’interrogation « où est le nord » dans le cadre de son Plan Nord (2011), en identifiant un parallèle comme limite sud de la région, soit le 49e parallèle nord. Pour sa part, la région administrative du Nord-du-Québec s’appuie, depuis 1987, sur ce même parallèle pour sa frontière sud-ouest, alors que sa délimitation sud-est remonte jusqu’au… 55e parallèle nord. D’autre part, ce territoire administratif est cerné par le rivage de la péninsule du Québec-Labrador[4] et par la frontière avec le Labrador terre-neuvien, à l’est (voir la carte 1). Ces délimitations administratives ont une fonction utilitaire mais elles sont très réductrices, comme toutes les frontières administratives et politiques. Elles favorisent des décisions discutables comme l’inclusion de Lebel-sur-Quévillon dans la région administrative du Nord-du-Québec, la localité étant située au 49e parallèle, dans le prolongement « naturel » de l’Abitibi, alors que la ville de Schefferville en est exclue malgré son isolement, la forte présence autochtone et sa localisation au 54e parallèle nord.

Carte 1

Les délimitations et les sous-régions du nord québécois

Les délimitations et les sous-régions du nord québécois

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Au-delà du débat sur le découpage régional, il apparaît des plus inappropriés de considérer l’immense territoire nordique péninsulaire du Québec comme formant une seule région. Outre l’omniprésence du froid, la forte composante autochtone et la faible densité d’occupation (0,06 h./km2)[5], lesquelles sont communes à tout le nord, les différentes régions ou sous-régions qui le composent affichent des particularités propres sur les plans environnemental et culturel. Nous en proposons trois : l’Eeyou-Istchee‒Jamésie, le Nunavik et la partie septentrionale de la région administrative de la Côte-Nord, quelquefois désignée comme Nitassinan. Le Labrador constitue également un espace régional particulier de la péninsule du Québec-Labrador mais il n’en sera pas question ici puisque nous traitons du nord québécois. En 2014, le nord, tel que nous le concevons ici, regroupe 60 321 personnes réparties sur 867 627 km2 au sein de 54 communautés territoriales (voir le tableau I).

Ce découpage est bien imparfait, comme toute forme de régionalisation, mais il nous paraît pertinent pour plusieurs raisons. Il se fonde sur la localisation actuelle des grands groupes ethnoculturels, sur certains éléments biophysiques dominants, même s’ils ne sont pas délimités finement (forêt boréale versus toundra, zones de pergélisol, etc.), sur la catégorisation des terres issue de la Convention de la Baie James et du nord québécois (CBJNQ), sur les aires de gestion des organismes administratifs dont l’origine relève de cette même entente. En ce qui concerne le Nitassinan, la délimitation est plus discutable, voire boiteuse. Elle a toutefois le mérite d’attirer l’attention sur le problème de la délimitation d’un territoire innu qui devrait normalement s’étendre beaucoup plus au sud. Reste aussi à voir comment les Naskapis peuvent prendre place dans cette cartographie régionale. En somme, il s’agit d’une proposition préliminaire qu’il faudra bonifier ultérieurement. Ce découpage peut néanmoins être perçu comme une nette amélioration par rapport à la situation qui prévaut, dans laquelle l’on identifie comme « Nord-du-Québec » des territoires divers qui occupent ¾ de million de km2. Décrivons maintenant cette proposition.

Tableau 1

Superficie, population et collectivités par région du Québec nordique

Superficie, population et collectivités par région du Québec nordique

1. Ne sont indiquées ici que les superficies terrestres. Source : MAMOT, [http://www.mamrot.gouv.qc.ca/fileadmin/cartes/region/09.pdf]. De plus, ces chiffres intègrent certains territoires situés au nord du 52e parallèle, en accord avec les revendications du gouvernement du Québec par rapport à la localisation de la frontière interprovinciale entre le Québec et la province de Terre-Neuve-et-Labrador.

2. Ces chiffres incluent les communautés autochtones. Dans le cas de Whapmagoostui, celle-ci a été comptabilisée dans l’Eeyou-Istchee-Jamésie même si elle se trouve dans le Nunavik. De plus, pour les communautés « blanches », nous avons compté séparément Desmaraisville, Joutel, Miquelon, Radisson, Valcanton et Ville-Bois, bien que ces petites agglomérations ne jouissent pas formellement du statut de municipalité locale. Il y aussi les quatre municipalités de Chapais, Chibougamau, Lebel-sur-Quévillon et Matagami, à considérer comme faisant partie des collectivités à forte prédominance non autochtone.

3. Les données proviennent des traitements de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), [http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/population-demographie/structure/index.html].

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Tout d’abord, l’Eeyou-Istchee‒Jamésie peut être décrit en tant que pays des amérindiens de la nation Crie. Localisé à une relative proximité de l’écoumène continu, ce territoire constitué de forêt boréale et de lacs imposants, aux étés relativement chauds, a été profondément marqué par les travaux hydroélectriques de la Baie James. On y compte une forte proportion d’autochtones, représentant 45 % des quelque 31 430 habitants recensés en 2014. Toutefois, le rapport majorité/minorité sera bientôt inversé compte tenu de la forte fécondité des autochtones. La population régionale est regroupée au sein de 19 collectivités locales, dont neuf communautés autochtones. La collectivité la plus jeune, Oujé-Bougoumou, a été instituée en 1992 (Landreville, 2009). Celle-ci a été organisée spatialement autour d’un village modèle planifié par l’architecte-urbaniste canadien Douglas Cardinal (voir la photo 1). Quelques années auparavant, Chisasibi avait aussi fait l’objet d’un plan urbain original (Bhatt et Chagny, 2003). Pour leur part, les communautés à prédominance non autochtone sont au nombre de dix. La principale ville de la région est Chibougamau (7 574 habitants en 2014), reconnue comme chef-lieu régional bien qu’elle soit positionnée en retrait de la sous-région côtière de la Baie James. Remarquons que cette même ville, et sa voisine Chapais, étaient intégrées à la région administrative du Saguenay‒Lac-Saint-Jean avant 1987.

Photo 1

Réserve crie d’Oujé-Bougoumou, près de Chibougamau, en Eeyou-Istchee–Baie-James

Réserve crie d’Oujé-Bougoumou, près de Chibougamau, en Eeyou-Istchee–Baie-James
Photo Simard, 2015

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Plus au nord, le Nunavik se révèle original à titre de pays des Inuit. Ce désert froid pratiquement dépourvu d’arbres compte une population totale de 12 884 habitants (2014) presque exclusivement composée d’autochtones. Les Inuit se sont progressivement sédentarisés entre les années 1940 et 1960 autour des lieux d’implantation des postes de traite et des points de services du gouvernement fédéral[6] (Lachance, 1979). Ils forment maintenant quatorze communautés isolées situées sur les pourtours ouest et nord de la péninsule du Québec-Labrador. La population du Nunavik a plus en commun avec ses voisins nordiques du Nunatsiavut[7] et du Nunavut qu’avec le Québec du sud (Canobbio, 2009). Les Nunavimmiut ont pourtant rejeté l’autonomie gouvernementale lors d’un référendum sur cette question en 2011 (Papillon, 2011; Hervé, 2014). Le chef-lieu de Kuujjuaq (2 571 habitants en 2014), sur la Baie d’Ungava, concentre les services publics et administratifs. On remarque certaines différences linguistiques et culturelles entre les Inuit vivant le long de la baie d’Hudson, ceux résidant près du détroit d’Hudson, et les groupes qui habitent autour de la baie d’Ungava. Cependant, ces différences ont tendance à disparaître avec l’établissement de structures administratives régionales et les échanges permis par les transports aériens (Lachance, 1979).

La troisième région nordique québécoise est composée des sections nord de la région administrative de la Côte-Nord, sections correspondant aux Municipalités régionales de comté (MRC) de la Caniapiscau, de la Minganie et du Golfe-du-Saint-Laurent. Havre-Saint-Pierre est la principale ville de cette région avec ses 3 508 habitants, en 2014. En fait, c’est toute la région administrative de la Côte-Nord qui pourrait être associée au Québec nordique, n’était le fait que sa moitié sud accueille des villes relativement populeuses (Baie Comeau – 22 104 habitants – et Sept-Îles – 26 055 habitants)[8] et que ce territoire est fermement rattaché au Québec de base par les réseaux de transport et d’échange. Ce troisième espace nordique peut être qualifié de pays des Innus même si cette nation autochtone comporte des communautés situées plus au sud, ainsi qu’au Labrador, et malgré le fait que les Innus sont maintenant minoritaires sur ces territoires. Arrimée au sud de la région administrative par l’hydrographie, les réseaux de transport et l’économie minière, ce pays innu, amalgamé ici au territoire de trois MRC, est unique sur plusieurs points. Notamment, son climat est tempéré par la présence des eaux du Golfe du Saint-Laurent et la pêche commerciale apparaît comme une activité significative sur le plan économique.

Une interrogation s’impose à l’observateur attentif : les trois régions du Québec nordique qui ont été proposées doivent-elles accueillir des structures administratives spécifiques? C’est déjà le cas pour une bonne part, du moins pour l’Eeyou-Istchee‒Jamésie et le Nunavik, comme nous le verrons dans les prochains paragraphes[9].

L’organisation politico-administrative du nord québécois

L’organisation politico-administrative du nord québécois diffère de celle du Québec méridional sous plusieurs angles. De surcroît, des particularités distinguent les trois régions les unes par rapport aux autres, ainsi que certains secteurs à l’intérieur même de chacune de ces régions. Pour débuter, disons que la très vaste majorité des territoires concernés n’est pas municipalisée ni privatisée. Ce territoire est géré par le Ministère de l’énergie et des ressources naturelles du Québec (MERN) à titre de terre publique, dans les limites des ententes avec les autochtones. De plus, cet espace est parsemé d’une quinzaine de communautés autochtones dont cinq ont le statut de réserve. Qu’ils aient ce statut ou non, ces milieux de vie constituent des enclaves fédérales sur le territoire québécois (Dorion et Lacasse, 2011). Par ailleurs, la Convention de la Baie James et du nord québécois (CBJNQ), signée en 1975, impose l’existence d’un régime spécifique de gestion des terres sur une assiette foncière qui correspond, à peu de choses près, aux délimitations de la région administrative du Nord-du-Québec.

Négociée par le gouvernement du Québec, celui du Canada et les diverses nations autochtones en présence, à la suite d’un jugement surprise reconnaissant les droits des aborigènes[10], cette convention est une forme de traité qui contient un grand nombre de dispositions régissant diverses sphères de la vie en société sur un territoire de 1 079 262 km2. Ainsi, la convention de la Baie James et du nord québécois

… a profondément transformé la structure administrative du nord du Québec et des communautés autochtones qui y vivent. La division des terres en trois catégories ayant chacune des droits associés est l’un des aspects centraux de l’accord […]. Le programme de sécurité du revenu des chasseurs et des trappeurs est l’un des éléments novateurs de la CBJNQ […]. La CBJNQ prévoyait également l’établissement de structures d’autogestion pour les Cris et les Inuit (Desbiens, 2014, p. 59-60).

La Convention et les accords complémentaires qui lui sont associés, lesquels contiennent aussi des compensations financières importantes liées à l’extinction de leur statut d’aborigènes et aux impacts environnementaux, ont été entérinés par les Cris et les Inuit[11]. Pour leur part, les indiens Naskapis vivant à proximité de Schefferville ont convenu d’une entente semblable en 1978 (Martin, 2010), la Convention du Nord-Est québécois (CNEQ). Rappelons également que les Cris et le gouvernement ont signé un nouvel accord en 2002, accord dit de « la Paix des Braves »[12]. A contrario, les Innus et les Anishnabés ont été laissés de côté pour diverses raisons. Néanmoins, les Innus négocient depuis une quinzaine d’années avec les gouvernements supérieurs dans l’optique d’obtenir des droits spécifiques sur un territoire qu’ils nomment le Nitassinan, dans le cadre d’un processus de discussion appelé « approche commune » (Rivard, 2013). Au moment d’écrire ces lignes, la signature d’une entente entre certaines communautés innues (Essipit, Mashteuiatsh et Nutashkuan), sous l’égide du regroupement Petapa[13], et les gouvernements du Québec et du Canada, serait imminente. Il faut aussi rappeler que les deux communautés innues du Labrador (Sheshatshui et Natuashish) ont signé une entente globale avec les gouvernements de Terre-Neuve-et-Labrador et du Canada, en 2011[14].

Revenons plus en détails sur deux éléments de la célèbre convention de la Baie James, soit le régime des terres et les structures administratives (Gouvernement du Québec, 1998). Premièrement, le régime des terres distingue les superficies qui sont directement sous la gestion des autochtones des terres publiques de plus vaste superficie où les autochtones disposent de droits exclusifs de chasse, de pêche et de piégeage, tandis que les terres résiduelles du territoire conventionné sont administrées de manière similaire aux terres publiques situées plus au sud (voir le tableau 2). De plus, le gouvernement du Québec encadre les activités forestières et minières sur toutes les catégories de territoire, sauf sur les terres de catégorie IA. Cependant, il doit consulter les administrations régionales pour ses interventions dans ces domaines sur les terres de catégories IB et II. De surcroît, les différentes entreprises actives dans ces milieux proposent, de manière confidentielle, des ententes sur les répercussions et les avantages (ERA)[15] aux dirigeants autochtones, afin d’assurer l’acceptabilité sociale de leurs projets, quelle que soit la catégorie de terres où leurs activités se déroulent (Knotsch, Siebenmorgan et Bradshaw, 2010).

Tableau 2

Caractéristiques et superficies des catégories de terres reliées à la CBJNQ

Caractéristiques et superficies des catégories de terres reliées à la CBJNQ

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Deuxièmement, en ce qui concerne les instances administratives issues du traité, sont reconnues l’administration régionale Kativik et la Société Makivik pour le pays Inuit, alors que l’Eeyou-Istchee‒Jamésie dispose de l’administration régionale crie, du Grand conseil des Cris et de la municipalité de la Baie James. La municipalité de la Baie James a constitué, de 1971 à 2013, une sorte de MRC regroupant des localités sans statut juridique ou des territoires non organisés (TNO), pour lesquels celle-ci agissait comme autorité municipale. Des organismes ont aussi été créés pour superviser les services de santé, d’éducation et d’évaluation environnementale[16] dans ces deux régions nordiques. Il y a aussi la Société de développement de la Baie James (SDBJ), qui existe depuis 1971. Omniprésente jusqu’au tournant du siècle, la SDBJ agit à plusieurs niveaux comme organisme de développement économique et d’aménagement du territoire, notamment dans l’exploitation des ressources naturelles (Prémont, 2014). Elle assumait l’administration de la municipalité de la Baie James jusqu’en 2001, et gère directement des emprises publiques liées à l’hydroélectricité, des infrastructures de transport, certains équipements hôteliers ou des relais routiers. Depuis 2014, la région de l’Eeyou-Istchee‒Jamésie expérimente un mode de gouvernance multiculturelle qui tranche avec la gestion antérieure à l’intérieur de laquelle Blancs et Cris adhéraient à des organismes distincts pour l’administration d’un même territoire.

Cette dernière réforme semble ouvrir des perspectives de collaboration intéressantes et met fin à une double gestion territoriale fondée sur des bases ethniques. Est-ce que cette expérience sera un succès? De plus, une telle structure pourrait-elle éventuellement être instaurée sur la Côte-Nord, sur une partie ou sur l’ensemble du territoire régional?

L’occupation du territoire nordique : entre pérennité et mobilité

Les populations nordiques traditionnelles ont longtemps été nomades, laissant peu de traces de leur occupation du territoire. Dans les années 1940, 1950 et 1960, la sédentarisation des autochtones et le démarrage des activités forestières et minières en milieu nordique conduisent à la construction de plusieurs villes et villages, dans ce qui est alors appelé le Nouveau-Québec[17]. On dénombre maintenant plus d’une cinquantaine de lieux de peuplement permanents dans le nord québécois (Eeyou-Istchee‒Jamésie, Nunavik et une partie de la Côte-Nord). Toutefois, ces établissements humains se révèlent relativement fragiles et vulnérables. Cette vulnérabilité, qui soulève des doutes sur la pérennité de plusieurs localités, découle de la faiblesse et de l’instabilité de l’économie nordique (Simard et Brisson, 2013). Sur ce plan, il faut distinguer les communautés autochtones, dont les populations ont un indice synthétique de fécondité élevé en plus d’être fortement attachées au territoire, des collectivités majoritairement peuplées de non-autochtones. Ces dernières paraissent plus vulnérables car leurs habitants sont davantage sensibles aux perspectives économiques. De plus, les populations blanches sont plus fortement attirées par le Québec méridional, en raison notamment de son climat plus clément et de ses aménités ou de l’existence de liens familiaux. Malgré tout, des villes comme Matagami, Lebel-sur-Quévillon, Chapais, Chibougamau, Fermont ou Havre-Saint-Pierre se maintiennent dans l’ensemble. Cependant, il y a des exemples moins heureux liés aux déboires de l’industrie minière, comme la fermeture de Gagnonville en 1972 ou le déclin de Schefferville à partir de 1982 (voir la photo 2).

Photo 2

Schefferville sur la Côte-Nord, près de la frontière Québec-Terre-Neuve-et-Labrador

Schefferville sur la Côte-Nord, près de la frontière Québec-Terre-Neuve-et-Labrador
Photo Simard, 2014

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Un autre phénomène vient mettre en péril les villes et villages du Québec nordique. Il s’agit de la pratique du personnel volant, ou de la main d’oeuvre rotative qui tend à remplacer l’installation d’établissements permanents (Mousseau, 2012), voire à encourager les populations nordiques résidantes à s’installer au sud tout en maintenant leur lien d’emploi. Ce phénomène par lequel les travailleurs demeurent dans le Québec du sud mais effectuent des séjours de travail intermittents dans le nord est communément appelé fly-in/fly-out (FIFO). Il vise à faciliter la recherche de personnel et à réduire les coûts associés au logement de la main d’oeuvre dans des zones éloignées. Cette stratégie semble également correspondre à un contexte culturel dans lequel les gens hésitent à quitter le coeur de l’écoumène pour vivre de manière permanente dans des milieux isolés, du moins pour ce qui est des non-autochtones. Ce navettage sur de longues distances entraîne son lot d’impacts, tant négatifs que positifs, auprès des familles et des collectivités locales (Storey, 2010).

Au Québec, la pratique du fly-in/fly-out a pris son envol en 1997 avec la mise en exploitation de la mine de nickel Raglan, dans la péninsule de l’Ungava. Cependant, la rotation de la main d’oeuvre sur les chantiers de la Baie James s’y apparentait déjà dans les années 1970 ou 1980. Le phénomène est courant ailleurs dans le monde (Perkins, 2012), par exemple en Australie et en Afrique de l’Ouest ou, plus près de nous, dans les territoires du Nord-Ouest ou à Terre-Neuve-et-Labrador. Depuis lors, d’autres mines québécoises implantées à distance des villes et villages existants utilisent ce mode de fonctionnement, notamment les nouvelles mines Éléonore et Renard en Eeyou-Istchee‒Jamésie. Paradoxalement, le personnel volant est également employé dans des villes équipées de logements et de services, comme Fermont ou Schefferville. Le fly-in/fly-out consolide le Québec écouménal, en particulier le Pré-nord qui capte la majeure partie des retombées (construction et taxation des résidences principales des travailleurs, dépenses familiales de consommation autorisées par les revenus d’emplois, contribution à la vitalité socioculturelle des collectivités, etc.). Cependant, il affaiblit les communautés nordiques tout en instaurant une cohabitation qui peut être source de tensions. Ce genre de tensions existe entre travailleurs de passage et populations locales, à l’intérieur de certaines communautés blanches telles Fermont, Schefferville ou Havre-Saint-Pierre. À l’intérieur d’un même complexe industriel, les rapports entre travailleurs de type FIFO et les travailleurs autochtones, peuvent aussi être empreints d’indifférence ou s’avérer tendus, comme c’est quelquefois le cas dans les installations de la mine Raglan (Rodon, Lévesque, Blais, 2013) et dans les chantiers d’Hydro-Québec à la Romaine (Guimond et Desmeules, dans le présent dossier) [18].

Ces nouvelles stratégies de gestion de personnel sont-elles compatibles avec l’occupation durable des territoires nordiques? La plupart des intervenants répondront non, quoique celles-ci permettent d’éviter la construction de villages et villes destinés à être détruits quelques décennies plus tard. Ne devrait-on pas miser davantage sur l’embauche de la main d’oeuvre autochtone vivant à proximité des sites d’exploitation? Certains efforts ont été faits en ce sens mais les travailleurs Eeyoutches ou Inuit représentent encore aujourd’hui un faible pourcentage du personnel dans les diverses mines en activité dans le nord québécois. Par ailleurs, les autochtones peuvent aussi être amenés à travailler en mode FIFO, comme c’est le cas à la mine Raglan, avec également des effets non négligeables sur la vie de famille et sur les collectivités locales (Blais, 2015).

L’économie du nord : quelles perspectives?

L’économie du nord québécois peut être qualifiée de peu développée, du moins dans une perspective de société industrialisée ou post-industrielle. En effet, la région contribue pour moins de 1 % au produit intérieur brut du Québec (Ministère de l’économie, de l’innovation et de l’exportation [MEIE], 2015). Selon la même source, le revenu des ménages est en dessous de la moyenne provinciale, alors que les transferts gouvernementaux sont proportionnellement parmi les plus élevés des régions administratives. Officiellement, le taux de chômage de la région administrative du Nord-du-Québec se situait à 12,8 % en 2011 (Duhaime, Lévesque et Caron, 2015). De prime abord, ce chiffre ne semble pas très élevé même s’il dépasse largement le taux de chômage de l’ensemble du Québec pour la même période. Néanmoins, il faut prendre conscience qu’il s’agit d’une moyenne et que le territoire contient plusieurs collectivités à dominante non autochtone relativement prospères. On peut donc raisonnablement présumer que de nombreuses communautés autochtones affichent des taux de chômage correspondant au double de cette moyenne, voire plus[19].

En dépit des nombreuses ressources que l’on trouve dans le nord québécois, il y a très peu d’industries de moyenne ou grande taille, mis à part quelques mines ou entreprises forestières. Il faut bien saisir que de multiples collectivités locales n’ont pas la base économique nécessaire pour soutenir les populations. En outre, la distance et la faiblesse des infrastructures de transport restreignent sérieusement les possibilités d’attirer ou de lancer des entreprises manufacturières pouvant être rentables dans le cadre d’une économie de marché. Au demeurant, les emplois dans les services publics et les activités commerciales sont peu nombreux en chiffres absolus, sauf dans quelques villes comme Chibougamau, Kuujjuaq ou Havre-Saint-Pierre. Finalement, la plupart de ces postes de travail sont accaparés par la main d’oeuvre volante venue du sud, en particulier dans les domaines de la santé[20] et de l’éducation.

Cependant, on remarque plusieurs succès entrepreneuriaux chez les Cris et les Inuit. Citons les compagnies d’aviation Air Creebec et Air Inuit, ou encore les entrepreneurs en travaux publics ou équipementiers d’origine autochtone. Par ailleurs, la forte présence du système coopératif dans le domaine commercial et dans des activités comme l’artisanat ou le tourisme procure des retombées notables (Martin, 2003). Dans ces secteurs, la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec joue un rôle très important en opérant les magasins généraux dans les villes et villages du Nunavik (Thomas, 2014). De plus, le programme d’aide aux chasseurs, pêcheurs et piégeurs apporte des revenus à un grand nombre d’autochtones désireux de maintenir un mode de vie traditionnel. Pour le reste, les ménages peuvent bénéficier de différentes formes de transferts gouvernementaux liés à leur statut d’autochtone ou de citoyen canadien[21], sans oublier les redevances monétaires provenant de Québec, d’Ottawa ou de grandes entreprises privées. En somme, chacun se débrouille comme il le peut dans un contexte où la localisation des ménages paraît relever d’une logique dialectique d’appartenance et d’exclusion territoriale, par opposition à la logique de la disponibilité d’emplois qui prévaut ailleurs au Québec et au Canada.

Afin de mieux comprendre les modes d’occupation du territoire, certains chercheurs ont classé les collectivités nordiques québécoises selon le type de système socioéconomique qui les caractérise. Ainsi, quatre « modèles de développement » ont été mis en évidence par Duhaime et Godmaire (2002), à partir d’une série d’indicateurs (revenu des ménages, paiements de transfert, scolarité, population totale, structure par âge, hospitalisation, etc.). La classification, dont l’origine ethnique de la population semble être l’un des principaux facteurs explicatifs, est la suivante : les aires allochtones à économie de marché, les aires allochtones à économie émergente ou de petite échelle, les aires autochtones à économie émergente ou de petite échelle et les aires autochtones à économie de marché. Sans surprise, ce sont les aires allochtones à économie à grande échelle qui se tirent le mieux d’affaire. Autre résultat, pour une même communauté, les Blancs disposent généralement de meilleurs revenus que les autochtones (Thomas, 2014). Ces réalités témoignent de la perpétuation d’inégalités sur une base ethnique dans le nord québécois, et ce, indépendamment du mouvement progressif d’auto-prise en charge observable tant chez les Cris que chez les Inuit.

Dans quelle mesure les autochtones pourraient-ils en venir à contrôler l’ensemble des leviers de développement? Peut-on envisager qu’il y ait un jour des emplois pour la majorité de la population active au sein des communautés nordiques, notamment celles habitées par les autochtones? L’amélioration éventuelle des conditions de vie et du profil socio sanitaire dépend fortement du contexte économique des collectivités.

Les défis sociaux et dans le domaine de la santé

Les villes et villages nordiques, en particulier ceux qui sont peuplés majoritairement par des autochtones, sont affligés de moult problèmes sociaux et de santé. Qualifiés de « tribut de la modernité » par le sociologue Thibault Martin (2003), ces divers problèmes se télescopent au sein de communautés fermées sur elles-mêmes pour façonner, dans plusieurs cas, des milieux plutôt malsains. Il faut mettre ce phénomène en perspective en rappelant que les autochtones ont subi de forts bouleversements de leur mode de vie au cours du dernier siècle, par exemple, la sédentarisation et la transition alimentaire des populations. Ces changements ont été particulièrement profonds et rapides chez les Inuit du Nunavik (Canobbio, 2009). De plus, la faiblesse de l’emploi et l’abandon par plusieurs des activités traditionnelles ont laissé place à une certaine oisiveté qui, combinée à l’exiguïté des logements et à la rigueur du climat, constitue un terreau fertile pour différentes pathologies. Par ailleurs, notons qu’il n’y a pas de marché immobilier privé dans les réserves et dans les villages nordiques. Les logements, qui sont subventionnés pour la plupart, se distinguent généralement par leur exiguïté, alors que les ménages sont le plus souvent de grande taille. En outre, leur état laisse souvent à désirer en dépit des programmes de promotion de l’entretien et de la rénovation mis en place par les organismes publics (Société d’habitation du Québec [SHQ], 2014).

Si l’on regarde cela plus en détail, de multiples données indiquent la forte prévalence en milieu nordique de maladies ou problèmes sociaux, que ce soit le tabagisme, l’alcoolisme, l’obésité, la mortalité infantile, les maladies cardiovasculaires, le diabète, la violence conjugale, les agressions sexuelles, les maladies transmissibles sexuellement ou le suicide (Institut national de la santé publique du Québec [INSPQ], 2009; Conseil Cri de la santé et des services sociaux [CCSSSBJ], 2016). On doit aussi ajouter à ce profil sociosanitaire troublant l’insécurité alimentaire associée au coût élevé de la vie, et une espérance de vie des Eeyoutches et des Nunavimmiut qui demeure bien en dessous de la moyenne québécoise (Duhaime et Grenier, 2012; Laflamme, 2014). Pour finir, les habitants du Nunavik présentent dans le sang des concentrations de mercure, de plomb et de cadmium inquiétantes, quoiqu’en diminution ces dernières années (Dewailly et Owens, 2013). Selon une étude pancanadienne, les écarts importants entre la santé des autochtones et des non-autochtones seraient causés par « de mauvaises conditions socioéconomiques et des antécédents historiques » (Centre de collaboration nationale de santé autochtone [CCNSA], 2009).

La présence de contaminants environnementaux dans les territoires nordiques du Québec est un fait peu connu. Ces substances chimiques (DDT, BPC, etc.) se seraient déplacées sur de grande distances, du sud au nord, à cause des courants marins et atmosphériques (Ministère des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canadien [MAADNC], 2014). Néanmoins, leur quantité et les capacités d’absorption du milieu sont sujettes à débats. Ainsi, des recherches récentes soulignent la plus faible présence des métaux dans certaines zones en fonction des attributs biophysiques (Darnajouxet al., 2015). Autre problème observé, le mercure contenu dans certains poissons se révèle être un danger pour la santé des populations ainsi que le plomb présent dans le gibier chassé à l’arme à feu, tant en Eeyou Istchee qu’au Nunavik ou sur la Côte-Nord. La présence de contaminants, dans l’eau et dans les différentes espèces animales, découle, dans bien des cas, de l’ennoiement de superficies boisées lors des travaux hydroélectriques en Eeyou-Istchee‒Jamésie ou sur la Côte-Nord[22]. Toutefois, le mercure généré par la création de réservoirs pour les centrales hydroélectriques tend à diminuer avec le temps : « Pour la grande majorité des espèces de poissons et des milieux modifiés, les teneurs moyennes en mercure obtenues lors des plus récents relevés permettent à nouveau des fréquences de consommation équivalentes à celles recommandées pour les lacs naturels de la région » (Schetagne et Therrien, 2013, p. 155).

Autre fait à noter, sous un angle plus positif, la forte natalité typique des sociétés pré-transitionnelles ne semble pas vouloir fléchir de manière marquée chez les Cris et les Inuit malgré la sédentarisation, qui date maintenant de plus d’un demi-siècle. En conséquence, l’indice de fécondité des populations autochtones est de beaucoup supérieur à celui des Québécois méridionaux. Ainsi, l’indice de fécondité de la région du Nord-du-Québec était de 2,39, en 2014, alors que cet indicateur démographique était de 1,62 pour l’ensemble du Québec la même année (Institut de la statistique du Québec [ISQ], 2016). Cette vigueur démographique crée des défis pluriels en matière de prestation des services publics, d’emploi et de logement.

À la lumière de tout cela, saura-t-on fournir les services et canaliser l’énergie et les compétences de cette jeunesse nombreuse? Le développement social, économique et territorial du nord dépend à maints égards de la réponse qui sera apportée à cette question fondamentale qui se pose également pour les sociétés en voie de développement.

Les enjeux environnementaux et les changements climatiques 

En dépit de son image de milieu naturel vierge aux paysages à couper le souffle, le nord québécois doit affronter des problèmes environnementaux significatifs. Nous avons déjà mentionné le problème des contaminants véhiculés par les courants marins et atmosphériques. Notons aussi les processus d’érosion rapide des berges sur la Basse-Côte-Nord, qui affectent les zones habitées et les infrastructures de transport (Bernatchez et Dubois, 2004). Deux autres phénomènes doivent être soulignés et approfondis. Il s’agit des changements climatiques et des effets de l’exploration et de l’exploitation minière. Dans les deux cas, les enjeux environnementaux restent importants même si les impacts sont localisés à des endroits précis dans le cas des activités minières.

Les changements climatiques sont observables grâce à plusieurs indicateurs dans le nord de la péninsule du Québec-Labrador mais la principale transformation est l’augmentation des températures (Ross et Lemay, 2013). Les principaux effets de ce phénomène climatique sont la variation des conditions de glace sur les lacs et les transformations dans la fonte estivale du pergélisol. L’évolution des conditions de glace sur les lacs se répercute sur les pratiques de chasse, de pêche et du piégeage en hiver et au printemps, notamment en Eeyou-Istchee‒Jamésie (Bouchard-Bastien et Brisson, 2015). Autre changement, les modifications de l’ampleur et de la durée de la fonte du pergélisol produisent des effets aussi néfastes que soudains sur la construction et l’entretien des bâtiments et des infrastructures de transport, en particulier au Nunavik (Allardet al., 2013). Il faut se souvenir qu’au pays des Inuit, les bâtiments sont fréquemment construits sur pilotis et qu’il n’y a pas de réseaux souterrains d’aqueduc et d’égout, à cause du pergélisol[23]. De plus, les risques environnementaux comme les avalanches et les glissements de terrain sont multipliés dans le cadre d’un réchauffement climatique, même si le nord québécois présente généralement un relief plat[24]. Finalement, les modifications probables du régime hydrique pourraient avoir plusieurs impacts, notamment sur la gestion des barrages et la production d’hydroélectricité (Barette et al., 2013).

Les activités minières représentent une autre menace environnementale majeure (Mousseau, 2012). L’exploitation minière a entraîné et entraîne toujours des retombées sur l’environnement dans le nord québécois. Mentionnons d’abord les sites miniers abandonnés et peu ou pas restaurés, notamment dans la région de Schefferville et aux alentours de Chibougamau et de Chapais. Le milieu naturel autour de Schefferville a été particulièrement transformé et présente aujourd’hui une vingtaine de cratères miniers d’importance et d’innombrables tas de résidus miniers (Dufour et Tremblay, 2002). Les sites miniers inutilisés renferment également nombre de contaminants liquides qui ont souillé les sols ou les cours d’eaux avoisinants. De plus, l’exploration minière produit diverses conséquences sur le milieu naturel nordique, notamment dans les secteurs des fosses du Labrador et de l’Ungava (voir la carte 2). En effet, on estime à plus de 700 les sites d’exploration abandonnés au Québec sans aucun effort de réhabilitation (Shields, 2015). Ces sites, qui sont en très grande majorité concentrés dans le Nord-du-Québec, peuvent receler des échantillons de carottes minérales, du matériel métallique ou des barils de carburant rouillés et percés. En dernier lieu, il faut dire que l’industrie minière produit des quantités impressionnantes de CO2. Donnons pour preuve le site de la mine Mont-Wright d’ArcelorMittal (Fermont) et l’usine de bouletage associée (Port-Cartier), qui généraient ensemble plus de 900 000 tonnes métriques de CO2 en 2013 (Ministère du développement durable, de l’environnement et de la lutte aux changements climatiques [MDDELCC], 2015).

Autre phénomène lié en partie à l’environnement, les troupeaux de caribous de la rivière aux Feuilles et de la rivière George sont actuellement dans un cycle bas de reproduction. Ces troupeaux, qui comptaient respectivement environ 400 000 et 600 000 individus en 2001, ont subi des pertes gigantesques, en particulier celui de la rivière George qui ne regrouperait plus qu’une quinzaine de milliers de têtes (Ministère des forêts, de la faune et des parcs [MFFP], 2014). Cependant, la chasse est fermement réglementée, au grand déplaisir des propriétaires de pourvoiries. Toujours au sujet de la faune, il est intéressant de souligner que les communautés du Nunavik peuvent chasser la baleine, le phoque et le boeuf musqué, sous certaines conditions. Ces autorisations restreintes visent à préserver ces activités traditionnelles dans la culture inuite (Langevin, 2012).

En somme, il faut tenter de trouver comment conjuguer société, économie et environnement dans le nord québécois. Malgré les volontés fréquemment exprimées de respecter les principes du développement durable, notamment dans le cadre du Plan Nord, les difficultés persistent sur le terrain. En effet, il est fort difficile d’qharmoniser la rencontre entre une industrie minière, que l’on peut estimer lourde d’impacts, et un milieu naturel des plus fragiles qui fonctionne généralement selon des rythmes lents, en dépit des changements climatiques qui peuvent avoir des effets soudains, par exemple sur le pergélisol.

Carte 2

Les zones minières et les parcs nationaux dans le nord québécois

Les zones minières et les parcs nationaux dans le nord québécois

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Les stratégies de conservation ou le récréotourisme

Dans le cadre de ses engagements envers l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), le gouvernement du Québec cherche à augmenter les superficies d’aires protégées pour atteindre le seuil de 12 % du territoire (Gouvernement du Québec, 2011b). Un effort considérable a été fait au cours des dernières années, le pourcentage de territoire protégé du Québec passant de 2,84 %, en 1999, à 9,35 % en mars 2017, pour un total de 155 885,04 km2[25]. Une bonne partie de cet effort visait la région administrative du Nord-du-Québec. Ainsi, le nord accueille depuis quelques années de nouveaux parcs nationaux tels que le parc des Pingualuit (2004), Kuururjuaq (2009) et le parc Tursujuq (2012). D’autres parcs sont planifiés dans les années à venir : Albanel-Témiscamie-Otish, Baie-aux-Feuilles et Ulittaniujalik. Ces nouveaux parcs se mettent en place selon une approche de partenariat avec les autochtones (Desroches et Freedman, 2012). Les immenses aires protégées encore peu fréquentées visent notamment le développement du tourisme dans le nord québécois (Montpetit, 2015).

Le tourisme fait partie de l’économie du Nord-du-Québec mais le gouvernement du Québec et les organismes régionaux souhaiteraient faire croître davantage cette industrie, qu’on la nomme tourisme autochtone, tourisme nordique, tourisme arctique ou tourisme polaire (Hall et Saarinen, 2010). En 2007, les Inuit signifiaient leur intention de stimuler le secteur du plein air et du tourisme d’aventure (Administration régionale Kativik [ARK], 2007). Plus récemment, on a cherché à faire connaître le nord québécois à titre de « destination de tourisme durable de classe mondiale » (Gouvernement du Québec, 2011c). En Eeyou-Istchee‒Jamésie, un plan de développement touristique a été adopté en 2014, résultat d’une collaboration entre des organismes cris et jamésiens (Tourisme Baie James [TBJ], Tourisme Eeyou Istchee [TEI] et Cree Outfitting and Tourism Association [COTA], 2014). Finalement, le tourisme nordique est aussi l’un des créneaux de spécialisation du programme ACCORD pour la région administrative numéro 10[26].

Outre les parcs nationaux, le nord offre aux touristes des activités de chasse et pêche en pourvoirie, des visites industrielles au complexe La Grande, des visites culturelles dans les villes et les villages autochtones ainsi que des activités de plein air et de tourisme d’aventure dans ses vastes étendues. Néanmoins, le développement touristique fait face aux contraintes que créent une accessibilité difficile, la faiblesse des structures d’accueil et d’encadrement ainsi que les coûts élevés des forfaits, en particulier au Nunavik (Chaire de tourisme Transat, 2011). Le tourisme de croisière dans l’Arctique détient également un certain potentiel. À l’instar du Groenland et du Nunavut, certaines localités du Nunavik, comme Kuujuuaq, Kangiqsujuaq ou Inuvik, reçoivent occasionnellement des croisiéristes depuis une douzaine d’années (Dupré, 2009).

De manière générale, le tourisme demeure un potentiel à exploiter mais les emplois actuellement reliés à ce champ d’activités sont habituellement temporaires ou saisonniers (Duhaime, 2008). De plus, il s’agit généralement d’un tourisme spécialisé de petits groupes aux retombées économiques assez modestes. D’autre part, le tourisme nordique impose la cohabitation de deux cultures, de deux imaginaires (Antomarchi, 2009). Cette rencontre peut être vue comme enrichissante mais elle comporte aussi des effets potentiellement néfastes sur les communautés d’accueil (Hall et Saarinen, 2010). Dans le cas des croisières dans l’Arctique, il peut émerger un sentiment d’envahissement chez des communautés isolées lorsqu’un grand nombre de touristes débarquent en même temps et circulent dans un village ou une ville côtière de petite taille (Tommasini, 2012).

En conséquence, quelle forme et quelle intensité seraient adéquates pour l’industrie touristique nordique? L’authenticité du milieu, qui agit comme facteur d’attraction, ne sera-t-elle pas ruinée par le tourisme de masse? S’agit-il d’un créneau de développement porteur ou d’une activité d’appoint destinée à rester marginale?

Le Plan Nord, quel bilan après cinq ans de mise en application?

Annoncé une première fois en avril 2011 et relancé en 2015, le Plan Nord du gouvernement québécois aspire à planifier globalement le développement des territoires nordiques situés au-delà du 49e parallèle. Le « projet d’une génération », qui fait miroiter des dizaines de milliards d’investissements sur 25 ans, s’articule autour de cinq orientations principales (Gouvernement du Québec, 2011a) : développer une vision commune pour relever les défis du nord, assurer le mieux-être et le développement des communautés, mettre en valeur l’immense potentiel économique du nord québécois, rendre le nord accessible en termes de transport et de communication et, pour finir, veiller à la protection de l’environnement. Le plan de 2015 reprend la rhétorique du premier document, avec des montants d’investissement plus modestes, mais il se focalise sur trois des cinq orientations initiales, qui sont ensuite précisées par une série d’objectifs (Gouvernement du Québec, 2015 : 18). Ces trois orientations sont les suivantes :

  • Mettre en valeur de manière responsable le potentiel économique diversifié du nord québécois, au profit des populations qui y habitent et de l’ensemble du Québec;

  • Soutenir le développement de l’ensemble des communautés sur le territoire du Plan Nord, tant sur le plan de la mise en valeur de leur potentiel que sur celui de leurs conditions de vie;

  • Protéger l’environnement et préserver la biodiversité distinctive du nord québécois en s’assurant de mettre en place des mécanismes devant permettre de consacrer, d’ici 2035, 50 % du territoire du Plan Nord à des fins autres qu’industrielles, à la protection de l’environnement et à la sauvegarde de la biodiversité.

Le Plan Nord a suscité beaucoup de critiques et de scepticisme. Dans le milieu universitaire, divers spécialistes ont fait état des faiblesses de ce programme, ou carrément dénoncé ses fondements. Le plan a été qualifié successivement de « monstre à deux têtes [et de] chimère géographique » (Rivard et Desbiens, 2011), d’« entreprise de colonisation » (Dufour, 2012), de « malédiction associée à la présence de ressources naturelles » (Asselin, 2012), de projet « mal foutu [et] improvisé » (Villeneuve, 2013) et de « retour à l’ère des mégaprojets » (Simard, Tremblay et Diallo, 2014). Néanmoins, le Plan a reçu l’appui symbolique du père des études nordiques au Québec, soit Louis-Edmond Hamelin. De plus, certains chercheurs y ont vu une opportunité de développement économique pour les régions périphériques et le nord du Québec (Proulx, 2014). Dans la sphère publique, le Plan Nord a d’abord été reçu avec enthousiasme, mais les intervenants économiques et les populations locales ont vite déchanté, la mise en oeuvre du plan ayant coïncidé avec la chute rapide du prix des métaux et l’abandon de plusieurs projets industriels. Du côté des autochtones, on n’assiste pas à une contestation systématique, mais le plan a été dénoncé à plusieurs reprises, notamment par les Innus (Vincent, 2011).

Pour ce qui est de l’industrie minière, quelques investissements de grande ampleur ont été faits dans le nord québécois au cours des dernières années (voir le tableau 3). Par exemple, dans les mines Éléonore de Goldcorp (or) et Renard de Stornoway (diamant) en Eeyou-Istchee‒Jamésie (EIJ), ainsi que dans la Canadian Royalties dans la péninsule de l’Ungava (nickel et cuivre). Néanmoins, les fluctuations des prix des matières premières ont retardé ou remis en question plusieurs projets miniers. De plus, deux mines dont l’exploitation a commencé en 2011 ont déjà fermé leurs portes (carte 2)[27]. Il s’agit de la mine de fer du lac Bloom, près de Fermont, et de l’exploitation de la Labrador Iron Mines, à Schefferville. En outre, une mine plus ancienne, la mine TIO de Rio Tinto fer qui est localisée à proximité d’Havre-Saint-Pierre, a fermé temporairement d’octobre 2015 à mars 2016, en plus de réduire ses effectifs du tiers. Fort heureusement, du point de vue des intervenants socioéconomiques du milieu, le grand projet hydroélectrique de La Romaine stimule les activités économiques dans cette dernière région. Finalement, d’autres projets miniers n’ont jamais abouti : les projets de mines de fer du lac Otelnuk (Adriana Ressources) et Attikamagen (Champion Minerals), au Nunavik, le projet de Métaux Blackrock (fer, titane et vanadium), près de Chibougamau, et l’éventuelle mine de phosphate Arnault qui serait située à proximité de Sept-Îles.

Tableau 3

Mines nouvelles ou redémarrées dans le nord québécois depuis 2011[28]

Mines nouvelles ou redémarrées dans le nord québécois depuis 201128

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Sous le couvert d’une vision généreuse qui parle de bien-être des communautés et de développement durable, le plan mise fortement sur l’industrie minière pour consolider le développement du nord. Le gouvernement du Québec cherche alors à concilier développement industriel et développement des communautés, ce qui peut être vu comme un pari difficile, voire une entreprise utopique. De plus, le Plan Nord se limite, dans la pratique, à faire la liste des projets publics et privés qui devraient se concrétiser à court ou moyen terme. Les montants et projets énumérés sont généralement des initiatives déjà prévues, qui découlent des travaux d’Hydro-Québec ou des responsabilités habituelles du gouvernement provincial en matière d’aide au logement, aux transports ou aux services municipaux. Entre 2011 et 2016, il y a eu peu de changements sur le terrain, si ce n’est la construction d’une route semi privée entre Chibougamau et les Monts Otish. En outre, le Plan Nord version 2015 ne prévoit plus la construction de ports en eau profonde ni de prolonger le chemin de fer jusqu’à Kuujjuaq, contrairement à sa version de 2011.

La réaction des autochtones au Plan Nord, au-delà de quelques déclarations ou gestes anecdotiques, s’est voulue constructive, du moins en ce qui concerne les Eeyoutches et les Nunavimmiut, qui ont proposé des plans d’action contenant des mesures complémentaires ou alternatives. Tout d’abord, les Cris de l’Eeyou-Istchee‒Jamésie ont pressenti l’intervention du gouvernement provincial, ce qui les a amenés à présenter leur vision du développement nordique dès février 2011 (Cree of Eeyou Istchee, 2011), soit avant le lancement officiel du Plan Nord. En parallèle, les projets miniers au « pays des Cris » sont discutés au cas par cas avec les entreprises concernées. Ces discussions sont généralement suivies d’ententes sur les répercussions et les avantages (ERA), ou d’ententes de partenariat plus sophistiquées. De leur côté, les Inuit du Québec ont répondu au Plan Nord en concoctant leur propre plan, en novembre 2011. Il s’agit du plan Nunavik connu également sous le nom de Parnasimautik (ARK, 2011). En 2013 et 2014, un processus de consultation dans chacun des villages nordiques a suivi le « Plan Nunavik ». Cette démarche a culminé avec l’adoption d’une déclaration intitulée « Fiers, unis et déterminés », le 26 mars 2015[29]. En somme, les plans autochtones ne rejettent pas les projets industriels mais mettent l’accent sur la qualité de vie, la santé et l’environnement tout en soutenant certaines revendications.

De toute évidence, le Plan Nord du gouvernement du Québec a cherché à profiter de la vague des prix élevés des métaux et minerais sans véritablement insuffler une réelle dynamique de développement dans le nord québécois. D’ailleurs, l’essoufflement de la demande en ressources naturelles a sapé les effets potentiels du plan dès la fin de l’année 2012. Quel est l’avenir de ce plan qui a suscité plus de manchettes de journaux que créé d’emplois, pour l’instant du moins?

Le nord québécois est un espace vaste et complexe. On devrait d’ailleurs parler des « régions nordiques » tellement les différences sont majeures entre l’Eeyou-Istchee‒Jamésie, la Côte-Nord et le Nunavik, sans compter le Labrador et le Nunatsiavut. Ces territoires font face à de nombreux problèmes et défis. Déterminées à obtenir plus de reconnaissance et d’autonomie, les populations autochtones qui y résident et y sont majoritaires se prennent en main peu à peu. Il va sans dire que leur participation doit être au coeur des processus décisionnels. D’aucuns arguent qu’ils n’ont peut-être pas la masse critique pour amorcer seuls les transformations qui paraissent s’imposer. À notre avis, cette situation doit ouvrir la voie à des partenariats intéressants, selon des horizons postcoloniaux, et non à l’unilatéralisme et à la reproduction des inégalités. Est-ce que les Québécois, qui ne forment pas historiquement un peuple de conquérants, font ou pourront faire mieux ou différemment de leurs voisins canadiens et américains ou de leurs amis brésiliens afin de favoriser ou d’appuyer le développement en milieu autochtone?

Dans cette optique, le Plan Nord ne semble pas être le plan d’action le plus approprié pour le nord québécois et ses populations. Ce plan, qui est drapé de bonnes intentions, a eu très peu d’effets réels. Il faut dire que le nord dispose d’infrastructures de transport incomplètes et d’un réseau urbain anémique. Il devient ainsi presque impossible de capter au nord les retombées des divers projets qui y sont réalisés. Sans avaliser tous les postulats de la théorie des pôles de croissance et de développement, approche qui était populaire dans les années 1970 et 1980, il faut bien admettre que les villes jouent le rôle de points d’ancrage territorial où se concentrent les entreprises et la main d’oeuvre. Dans notre type d’économie, il est malaisé de développer un territoire sans la présence de pôles urbains interconnectés par des infrastructures multiples. Sur ce plan, le Labrador terre-neuvien semble mieux équipé pour croître et prospérer grâce à Labrador City et Happy-Valley‒Goose-Bay, deux villes reliées par la route 500 et qui accueillent des infrastructures et des équipements utiles aux résidents et aux industriels.

À la lumière de ces réflexions, il est permis de se demander si l’économie de marché classique et les grands projets industriels ou énergétiques constituent un type de développement adéquat pour un territoire de très faible densité traditionnellement peuplé de chasseurs-cueilleurs. Une approche de développement local ou communautaire ne serait-elle pas plus en phase avec le milieu, en dépit de son caractère moins flamboyant? Une démarche qui s’attaquerait directement aux problèmes les plus pressants (le logement, la santé, l’emploi au sein des communautés autochtones, etc.) paraît nécessaire. Dans cette perspective, les parcs nationaux et les aires protégées existants ou projetés se révèlent intéressants car ils sont mis en oeuvre en partenariat par le biais de processus collaboratifs à l’échelle locale. Ces milieux non industriels à gestion partagée pourraient éventuellement occuper jusqu’à 50 % du territoire nordique québécois, selon le Plan Nord. Néanmoins, pourquoi ne pas simplement administrer l’ensemble des terres sur la base du développement durable plutôt que d’administrer le territoire de manière dichotomique entre zones à conserver et zones ouvertes à l’industrie (voir Rogel, 2015)?

Le développement du nord québécois soulève la question de la cohabitation des communautés autochtones et blanches. La période de la gestion séparée semble bel et bien révolue, comme l’ont démontré la formation du gouvernement région d’Eeyou-Istchee–Baie-James, en 2014, et les célébrations multiculturelles des 60 ans de Schefferville, le 28 août 2015 (Rosier, 2015). Cette collaboration naissante est essentielle pour instituer un développement par et pour les gens du nord. Vu sous cet angle, le Plan Nord restera toujours plus ou moins en porte-à-faux avec une majeure partie de son territoire de référence et des populations du nord québécois : il s’agit d’un plan fait par des gens du Québec du sud, pour le Québec du sud. À titre de comparaison, combien de MRC du Québec méridional accepteraient que leur schéma d’aménagement et de développement soit conçu à Québec? La réponse est aucune. Dans le cas du nord québécois, cette dissonance est d’autant plus grande qu’il s’agit d’un programme d’intervention de grande amplitude, qui s’exerce sur des communautés résidantes culturellement distinctes, qui aspirent légitimement à un certain degré d’auto-détermination.

In fine, il reste la question de la place de l’industrie minière au Québec. À nos yeux, il s’agit d’un mal nécessaire dans une société moderne avancée. Nous avons besoin des minerais et métaux pour ériger des ponts, construire des automobiles et des avions et faire fonctionner nos appareils électroménagers et nos téléphones intelligents. Il n’est donc pas envisageable d’interdire cette industrie. Nonobstant ce fait, sommes-nous obligés de susciter à tout prix l’intérêt des sociétés minières et d’accepter leurs activités sans restriction? Selon nous, une attitude plus indépendante et responsable est nécessaire face à cette industrie, incluant l’imposition de redevances justes et le respect intégral des normes environnementales. À cet égard, le nouveau régime minier du Québec ne contient pas beaucoup de mesures innovantes pour permettre d’atteindre ces objectifs. De toute façon, à l’exception de quelques gisements particuliers (diamant, or, argent et niobium), le Québec constitue un domaine minier de second plan, distant des marchés asiatiques, dont l’amiante repousse et dont le fer devient utile et profitable seulement lors de courtes périodes de forte demande.