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La littérature sur la gouvernance alimentaire oppose de plus en plus la sécurité alimentaire à la souveraineté alimentaire. La première, apparue à la suite de la crise alimentaire des années 1970, était initialement porteuse d’une solution progressiste. Elle fait désormais l’objet de nombreuses critiques en raison de sa tendance à transposer le discours néolibéral de la productivité en occultant les conflits d’intérêts des différents acteurs impliqués et la manière dont les aliments sont produits. Le concept de souveraineté alimentaire a été élaboré pour pallier ces manquements et pour réinstaurer le droit des paysans à choisir quoi et comment produire. L’ouvrage de Nora McKeon s’inscrit dans cette seconde approche, tout en cherchant à transcender l’opposition entre la littérature critique et la littérature praticienne pour mettre en lumière les relations de pouvoir au sein de la gouvernance alimentaire. Il s’appuie pour cela sur les observations faites de l’intérieur lors de l’engagement professionnel de l’auteure au sein de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (fao) et avec plusieurs mouvements sociaux et paysans. Le but de l’ouvrage est également de rappeler l’existence de systèmes alimentaires alternatifs sur la base desquels une gouvernance alimentaire tenant compte des intérêts des petits paysans est possible.

Trois questions constituent le fil conducteur de l’ouvrage : qui exerce le pouvoir, avec quels effets et au profit de qui ? Pour y répondre, le premier chapitre pose les bases historiques et théoriques de la sécurité alimentaire à partir de l’approche néomarxiste des régimes alimentaires. De 1870 à 1930, l’Empire britannique a dominé le premier régime alimentaire grâce aux importations en provenance de ses colonies. Le plan Marshall et les politiques de développement ont amené l’hégémonie de la puissance américaine, qui caractérise le deuxième régime alimentaire et s’étend jusque dans les années 1970. Depuis, la production agro-industrielle est intimement liée aux processus de financiarisation. L’ébranlement du dénommé régime alimentaire entrepreneurial depuis la triple crise de 2007-2008 (alimentaire, financière et environnementale) a généré une phase de troubles. Le débat porte sur la possibilité que celle-ci marque la fin de ce troisième régime ou qu’elle débouche simplement sur une reconfiguration.

Dans le deuxième chapitre, l’auteure dévoile les interactions des acteurs engagés dans le régime alimentaire entrepreneurial, en discutant les limites de différents cadres conceptuels : chaînes de valeur, réseaux et systèmes alimentaires. Ce régime est caractérisé par la concentration du pouvoir et du profit ainsi que par le rôle de la spéculation et de la volatilité des prix. En se référant à la littérature sur la financiarisation de l’agriculture et de l’alimentation, d’une part, et sur le pouvoir des entreprises, d’autre part, Nora McKeon illustre les dangers de l’agriculture contractuelle visant à lier les petits paysans aux marchés globaux, les défis des réseaux alimentaires globaux ainsi que le rôle de l’Organisation mondiale du commerce (omc) dans la régulation de l’agriculture. La critique de notions néoclassiques, telles que la modernité, la croissance ou la durabilité, se poursuit dans le troisième chapitre.

L’auteure y remet en question plusieurs mythes de la gouvernance alimentaire, notamment celui de la nécessité de doubler la production alimentaire d’ici à 2050 afin de nourrir la population mondiale et le discours de la Banque mondiale sur le supposé choix des petits paysans entre augmenter leur productivité ou migrer en ville pour exercer d’autres emplois. Elle contrebalance ce paradigme néolibéral de la sécurité alimentaire limitée à l’accès à l’alimentation avec le droit à l’alimentation, mettant en avant son caractère contraignant ainsi que la nécessité d’assurer également l’accès aux ressources productives.

Jusque dans les années 1990, la gouvernance alimentaire a été cantonnée aux négociations multilatérales entre gouvernements et organisations internationales. L’inclusion progressive de la société civile dans les forums de discussion est retracée dans le chapitre 4. Hormis l’exception du Sommet mondial de l’alimentation en 1996, l’ouverture des espaces de négociation s’est avérée trompeuse. Malgré les procédures de consultation, la prise de décision est restée exclusive. Ces espoirs déçus sont contrastés par la mise en exergue de l’existence de systèmes alimentaires alternatifs dans le chapitre 5, où des exemples démontrent que l’activité économique ne doit pas forcément être en contradiction avec d’autres valeurs.

Le dernier chapitre se focalise sur la réforme du Comité de la sécurité alimentaire mondiale (csa) dans le domaine de l’accès à la terre et des investissements agricoles. Il souligne les progrès significatifs de la participation de la société civile, notamment par l’adoption en 2012 des Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers. L’auteure montre que, si celles-ci ne remettent pas explicitement en cause la nécessité des investissements agricoles à grande échelle comme moteur de développement, elles ont néanmoins permis certaines avancées pour les droits des petits paysans.

L’apport principal de Food Security Governance réside dans ce point de vue de l’intérieur, illustrant les luttes de pouvoir ainsi que les enjeux idéologiques et matériels au sein de la gouvernance alimentaire. L’ouvrage s’intègre également dans la littérature sur la gouvernance privée en concluant sur des recommandations relatives à la régulation privée transnationale en expansion dans le domaine de la gouvernance alimentaire. En prônant des mécanismes de participation, de surveillance et de mise en oeuvre, ses recommandations font toutefois l’impasse sur la tendance des chaînes de valeur financiarisées à privilégier la régulation privée afin d’éviter la dimension contraignante des mesures étatiques. Cette articulation permettrait de mieux fonder l’analyse critique d’une sortie par le haut de la crise du régime entrepreneurial et de prendre ainsi position sur son aboutissement ou non vers un nouveau régime alimentaire.