Corps de l’article

Pour certains, le capitalisme est un modèle économique et politique à bout de souffle qu’il convient d’abandonner. Pour d’autres, c’est un système qu’il est encore possible d’ajuster et de moraliser pour aller « vers un nouveau capitalisme », plus éthique (Yunus, 2007). Sous ces deux postures, fortement divergentes dans leur philosophie, une altérité plus ou moins radicale est recherchée pour atteindre un nouveau projet de société à l’échelle mondiale vers une économie « humaine », au sens de cinq grands intellectuels : Henri Desroche (1914-1994), Louis-Joseph Lebret (1897-1966), Henri Lefebvre (1901-1991), Emmanuel Mounier (1905-1950) et François Perroux (1903-1987), liés entre eux par leur temporalité et inspirés à la fois par le christianisme et le marxisme (Loty et al., 2014). Cette altérité escomptée semble aussi refléter l’histoire et les aspirations de l’économie sociale et solidaire (ESS) contemporaine. Pour ces intellectuels, comme pour les présents tenants de l’ESS, il s’agit de « repenser les moyens politiques de lutte contre l’inhumanité de l’économie ». Sous cette quête actuelle d’une altérité socio-économique et politique, il semble qu’il s’agisse aussi de repenser une société que l’on aspire (plus) « conviviale ». Mais que devons-nous entendre par cette « société conviviale à venir » (Caillé et al., 2011) et de la volonté et de l’espoir quelle porte (Caillé, Chanal, 2014) ? Que doit-on penser de ce mouvement « vers une civilisation de convivialité » (Humbert, 2013) ? Sommes-nous dans le contexte de « la Grande Transformation » tel qu’il a été pensé par Polanyi (1944, 1983) ? La coopération des mouvements ouvriers et paysans contre le capitalisme au sens de Gide (1898) [1] serait-elle à retrouver ? L’économie sociale et solidaire comme un renouveau du mouvement social alternatif, ou bien comme un nouveau modèle économique pour une « autre » façon de produire, d’échanger, de manager, voire de consommer ?

La sociologie du conflit de Touraine (1973) comprend tout mouvement social comme « une conduite collective organisée d’un acteur », selon la combinaison de trois principes : « Le principe d’identité correspond à la définition de l’acteur par lui-même, le principe d’opposition permet d’identifier l’adversaire, le principe de totalité […] n’est rien d’autre que le système d’action historique dont les adversaires, situés dans la double dialectique des classes sociales, se disputent la domination ». Ainsi, selon cet auteur, la société post-industrielle constitue le terreau de nouveaux mouvements sociaux qui « conduisent des luttes contre la domination des grands appareils technocratiques », ces modèles qui ont favorisé l’expansion du modèle capitaliste tout au long du xxe siècle et son affirmation dans un contexte de crises de légitimité du modèle d’économie centralement planifié. En d’autres termes, une nouvelle radicalité, par effet d’éviction, remplacerait l’ancienne, ouvrière et paysanne, à la source de la coopération ? Cette nouvelle radicalité pourrait-elle être « humaniste », voire « conviviale », et rencontrer ainsi les fondements théoriques et philosophiques de l’économie sociale et solidaire contemporaine ?

Telle est la question à laquelle nous proposons d’apporter des éléments de réponse ici. Pour ce faire, nous choisissons une entrée par l’histoire de la pensée économique et managériale, en mobilisant les écrits d’un intellectuel du xxe siècle, moins étudié que ses six confrères précédemment cités et encore peu cité dans les travaux consacrés à l’ESS : Ivan Illich (1926-2002).

Pourquoi est-il si important de lire Illich pour comprendre l’ESS contemporaine ? Dans un premier temps, nous allons montrer que « lire Illich », c’est comprendre les nouvelles pratiques économiques au service de la société. Elles se traduisent par l’émergence de nouveaux comportements et modèles « radicaux » de consommation, de production et d’échanges, qui nous conduisent à discuter le « radicalisme humaniste » de l’ESS contemporaine. A chaque fois, c’est une « marque d’effort qui vise à remettre en question la nature d’une certitude », ainsi que l’exprimait Illich (1971, p. 11), celle d’un modèle économique et social capitaliste en crise systémique. Dans un second temps, nous souhaitons discuter de l’existence des « outils » inspirés par la théorie de la convivialité d’Illich, non seulement pour réveiller les consciences, mais surtout pour « libérer l’avenir » (Illich, 1971) de l’ESS contemporaine comme projet politique et théorique.

ESS et radicalisme humaniste d’Ivan Illich : quels liens ?

« Rompre avec les certitudes » pourrait être la devise fondatrice de l’ESS, car ce mouvement social a toujours cherché à expérimenter de nouvelles réponses aux maux de la « société des individus » (Elias, 1991). La société du « Nous » qui la caractérise n’existe que parce que, selon ce mouvement, les individus sont liés les uns aux autres dans une même dépendance de liens réciproques. Il ne s’agit donc plus pour elle de compter ni sur les seules potentialités du marché qui prône un modèle de société du « Je » aux dépens de la cohésion sociale, ni sur la solidarité sociale du seul Etat-providence en proie à un nouveau management public (new public management) parce qu’en crise institutionnelle. Alors, l’ESS « ni libéralisme individualiste, ni étatisme collectiviste » (Blais 2007, p. 201), mais « radicalisme humaniste » qui va de la prise de conscience (awarness) au réveil (awakness) vers un autre projet de société ?

Pour répondre à cette question, nous aurions pu convoquer Polanyi (1886-1964) parce qu’il nous appelle à « dépasser les conceptions dominantes de la société de marché qui a pris un caractère naturel » (Maucourant, 2011). Mais Illich propose une approche singulière qui vise à faire progresser l’homme et la société de la conscience au réveil, sous le prisme d’un « radicalisme humaniste » introduit par Fromm (1971, p. 7) pour « libérer l’avenir » (Illich, 1971) en réveillant la conscience collective [2] (Illich, 1969). Ne serait-ce pas là l’une des raisons de lire Illich, en le réintégrant dans la famille des penseurs de l’ESS, alors qu’il est l’oublié des travaux les plus récents, dont ceux de Laville (2016) ?

Un « radical humanisme » inhérent à l’ESS contemporaine ?

Le radicalisme est un mouvement social anticlérical de la IIIe République qui croyait au progrès de la science et des idées et cherchait à théoriser le domaine social. Or, le domaine social et son devenir social sont au coeur des préoccupations des organisations de l’ESS (entreprises et institutions) et de leur mouvement social. Selon la conception du « devenir social » de Maritain (1945. p. 35), l’ESS serait en quête d’un « humanisme intégral » qui passe par une « révolution » contre le modèle social de l’homme aliéné par la valeur technique et monétarisée, pour aller vers une « société saine », plus solidaire. Hérichon (1969, p. 230) nous rappelle que, « pour Fromm [3], l’homme aliéné est l’homme normal de nos sociétés industrielles développées. Une société entière, voire un ensemble de sociétés, soit une civilisation, peuvent présenter un mauvais état de santé. De là vient l’hypothèse d’une analogie possible entre les phénomènes névrotiques individuels et l’aliénation collective des communautés civilisées du xxe siècle ». Ce serait donc, en fin de compte, « l’équilibre multidimensionnel de la vie humaine » (Illich 1973, p. 11) qui serait recherché tant par les chercheurs en ESS que par ses organisations (entreprises et institutions). A chacune de leurs dimensions – sociale, culturelle, économique, politique, territoriale, environnementale – correspond en effet une « échelle naturelle » qui, si elle est dépassée, peut conduire à la destruction. Or, cette échelle naturelle semble avoir été mise à mal par le modèle capitaliste, comme par celui de société centralement planifiée d’ailleurs, dans chacune des dimensions précitées. La société du « Nous » est un projet humaniste radical qui semble faire converger l’ESS et la convivialité dans sa quête du bonheur individuel et collectif. En d’autres termes, avec Latouche (2011, p. 14), c’est bien une redéfinition du bonheur à laquelle on assiste, entendu comme une « abondance frugale dans une société solidaire » qui nécessite de « tempérer par la convivialité l’égoïsme résultant d’un individualisme réduit à une massification uniformisante ». Il faut rompre avec la massification des échanges, de la production et de la consommation, en ramenant ces systèmes à l’échelle des hommes et des territoires locaux. Avec Illich (1973, p. 11), le constat est sans ambiguïté : « Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction » car, selon lui, « la surproduction industrielle d’un service a des effets seconds aussi catastrophiques et destructeurs que la surproduction d’un bien » (1973, p. 10). Il suffit d’évoquer l’économie collaborative ou dite de partage qui, avec Uber par exemple, marchéise un service initial convivial et solidaire de covoiturage qui existait déjà de manière informelle. La massification de ce service aboutit non seulement à la perturbation du marché de la prestation de service de transport existante et collective (coopératives de taxi), mais également à la paupérisation et à l’instrumentalisation des hommes qui y vouent leur force de travail (grève anti-Uber). Ainsi, la philosophie de l’ESS cherche à dépasser le seul et simple épanouissement de la personnalité individuelle conforme au modèle capitaliste (bonheur d’individualisme méthodologique), pour soutenir la réalisation de l’être social global (bonheur d’holisme méthodologique). L’ESS rejoint ici la pensée d’Illich (1973, p. 13) car, selon lui, dans la société capitaliste, « l’homme devient l’accessoire de la méga-machine, un rouage de la bureaucratie ». Il en appelle à une « radicale volte-face » (1973, p. 27) pour « reconstruire la société de fond en combles », en une « société conviviale ». Ce modèle alternatif de société, tout autant idéel qu’idéal, que nous retrouvons en ESS, interroge le rapport de l’individu à la société. L’approche de l’ESS et celle de la convivialité convergent car, pour citer Habermas (1991, p. 43), « nous sommes constamment amenés aujourd’hui dans notre vie sociale à nous demander si et comment on pourrait trouver une forme de vie collective permettant une meilleure harmonie entre les besoins personnels et les inclinations de chaque individu et […] la satisfaction de toutes les exigences qu’imposent à l’individu la coopération d’une multitude d’individus, l’entretien et le fonctionnement de la totalité sociale ». Mais, comme s’interroge Illich, « nos désirs ont-ils suffisamment de pouvoir sur la réalité » pour faire émerger une société de la vie bonne, c’est-à-dire, saine, conviviale et solidaire ?

Rompre avec le capitalisme : une convergence d’approche

Au sens générique du terme, la « vie bonne » correspond à une vie heureuse, individuellement et collectivement accomplie, et réussie. En d’autres termes, elle consiste en un « mode d’être » et non d’avoir [4]. Citant Nussbaum (2012, p. 171), nous retrouvons la philosophie d’Aristote où « la poursuite de la richesse n’est pas un but général convenable pour une société décente. La richesse n’est qu’un moyen, et les valeurs humaines qui doivent guider la planification politique seraient radicalement appauvries et défigurées si la richesse était comprise comme une fin en soi ». Rompre avec le capitalisme, c’est porter l’esprit communautaire humaniste contre celui de l’accumulation des richesses, comme une fin en soi. C’est également considérer l’homme comme l’essentiel, et non pas seulement le placer au centre des préoccupations. Cette approche rejoint celle des capabilités de Nussbaum (2012, p. 36-37) « qui peut être provisoirement définie comme une manière d’évaluer et comparer des qualités de vie, et d’établir une théorie de la justice sociale fondamentale. Dans cette approche, la question principale à poser lorsque nous comparons les sociétés pour voir si elles sont fondamentalement décentes et justes est la suivante : “ Qu’est-ce que chaque personne est capable de faire et d’être ?” Autrement dit, cette approche considère chaque personne comme une fin. Elle ne s’intéresse pas seulement au bien-être total ou moyen, mais aux possibilités offertes à chaque personne ». A priori, l’ESS relève dans l’absolu de cette approche qui s’enrichit du « radicalisme humaniste » d’Illich défini par Fromm (1971, p. 7) : « Qu’entend-on par “ radicalisme ” et que peut lui apporter le qualificatif “ humaniste” ? Je dirais volontiers que le “ radicalisme” ne consiste pas tout d’abord à isoler une certaine catégorie d’idées, mais sous-entend plutôt une attitude particulière, ou ce que l’on appelle parfois une “ approche” » — une approche par le doute contre les certitudes. Si l’esprit communautaire humaniste existe, alors, selon Fromm (1956), l’hypothèse d’atteindre une « société saine » reposant sur des unités productives désintéressées, une direction partagée qui implique ses membres, des modes de répartition adéquats des revenus et de la propriété peut être validée. Nous retrouvons ici, en reflet, les fondements organisationnels des associations, mutuelles et coopératives où « la productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être » (Illich, 1973, p. 43). La question est donc de savoir par quelles sortes d’hommes il est possible d’atteindre une société conviviale où la philosophie de la vie bonne prévaut ?

En ce qui concerne les sortes d’hommes, Illich (1973) est explicite lorsque, s’inspirant d’Aristote et de Thomas d’Aquin, il les voit « austères ». L’austérité fonde l’amitié et crée du lien social comme un déterminant de la vie bonne et des capabilités. En ce qui concerne les moyens, il convient de rompre avec ce que Fromm (1 956) nomme « l’autorité anonyme du Grand On » caractéristique des régimes capitalistes ou dictatoriaux, pour atteindre la société saine et conviviale du « Nous ». Cela suppose de mobiliser des « outils justes », efficients mais respectant les personnes et contrôlables par chacun et tous (Illich, 1973, p. 28), car Illich « appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil » (1973, p. 13). En quoi consiste cet « outil » et quel serait son apport en ESS ?

Les outils pour construire le convivialisme… et l’ESS

Parler d’outillage, en sciences de gestion, c’est solliciter les travaux de Claudio Ciborra (1951-2005). Ciborra propose, parmi ses nombreux travaux (1999), une lecture épistémologique de la théorie de l’action qui peut enrichir la posture épistémologique de la théorie sociale d’Illich. Ces deux auteurs cherchent en effet à comprendre et à expliquer les ressorts de l’action collective dans les organisations, qu’elles soient entrepreneuriales pour le premier, ou sociales pour le second. Pour de Vaujany (2009, p. 6), lecteur des travaux de Ciborra, « les organisations sont habitées par de nombreux “ bricoleurs” qui jonglent avec les routines et les artefacts à leur disposition ». Or, si présence de « bricoleurs » il y a, alors « outils » il y a aussi. Ainsi, si Ciborra ne parle pas explicitement d’outils, qu’il ne théorise pas, Illich, lui, les appréhende et cherche à les théoriser. Or, en ESS, les outils de gestion prennent de plus en plus d’importance dans les organisations (entreprises et institutions). Dès lors, mobiliser Illich et sa théorie des outils conviviaux est nécessaire.

L’outillage du radicalisme humaniste

A lire Illich (1973, p. 9), on apprend qu’il avait formulé, dès 1971, « l’idée d’une analyse multidimensionnelle de la surcroissance industrielle ». Il s’agissait pour lui d’élaborer sa « critique sur le monopole du mode industriel de production et sur la possibilité de définir conceptuellement d’autres modes de production industriels ». L’alternative viendrait donc d’une « structure conviviale de l’outil [qui] rend l’équité réalisable et la justice praticable, [et qui] constitue la seule garantie de survie ». Pour Illich (1973), l’outil convivial est un « outil juste » générateur d’efficience qu’il faut élargir aux dimensions sociales, environnementales et territoriales. L’outil juste, c’est celui qui permet de dénoncer « la servitude née du monde industriel de production, le gigantisme des outils, le culte de la croissance indéfinie et de la ressource matérielle ». Dans ce contexte, les organisations de l’ESS font de la finance, de la comptabilité, des échanges, des actifs matériels et immatériels, du travail salarié ou bénévole, des « outils conviviaux » au service d’un projet de société du « Nous ». Or, selon Illich (1973, p. 44), « tout objet pris comme moyen d’une fin devient outil ». Il est contrôlable par l’homme, dont il étend les capabilités, car « l’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention » (Illich, 1973, p. 44). Comment Illich (1973) pense-t-il l’outil convivial ? Pour le définir, il le distingue des outils « maniable » ou « manipulable » (tableau 1, en page suivante).

Tableau 1

Typologie des outils selon Ivan Illich (1973)

Typologie des outils selon Ivan Illich (1973)
Source : construction de l’auteur d’après sa lecture d’Illich (1973), p. 44-45

-> Voir la liste des tableaux

Illich souhaite que les outils conviviaux se substituent à l’outil industriel, de façon à ce que le pouvoir et l’avoir soient partagés pour lutter contre la dualisation du monde, avec d’un côté ceux qui ont trop et de l’autre ceux qui n’ont pas assez (Illich 1973, p. 35). La finalité est celle d’une société juste où les austères produisent du lien social parce que, pour eux, l’homme est l’essentiel. L’outil convivial devient alors conducteur de sens et traducteur d’intentionnalité. En sciences de gestion, le thème de l’intention est très populaire au niveau des acteurs, mais l’est beaucoup moins du côté du monde académique (Cadiou, 2010). Pour autant, « résultat de l’imagination, se nourrissant de l’intuition, dotée d’interprétations, porteuse de représentations et se déclinant en programmes et action à mener à sa réalisation, l’intention propose ainsi une projection dans le futur » (Cadiou 2010, p. 13). L’outil convivial permet d’établir un pont avec le futur entre l’individu et le projet de société auquel il compte prendre part. Mais l’outil de gestion convivial ne devient efficace que si les convictions individuelles font aussi sens chez les autres. En outre, pas de conviction sans principe. Or, le « convivialisme » inspiré d’Illich offre quatre principes fondateurs et structurants : le principe de commune humanité, le principe de commune socialité, le principe d’individuation et le principe d’opposition maîtrisée et créatrice.

Le premier principe postule qu’il n’existe qu’une seule humanité dans l’univers, à respecter en la personne de l’être. Ce principe en appelle à un idéal de solidarité. Le deuxième reconnaît l’interaction stratégique de l’homme qui ne vit que par le regard des autres, et qui fait ainsi communauté avec eux. Le troisième principe fondateur suppose que chaque être est unique et accueilli comme tel, et agit à ce titre librement. Nous comprenons que « la convivialité est un art de vivre ensemble qui demande de bénéficier d’un cadre favorable » (Humbert, 2013, p. 32) et d’outils adéquats. Le quatrième traduit une opposition maîtrisée, idéalisant la démocratie participante et valorisant les interactions individuelles, au service d’une nouvelle forme de gouvernement semblable à celle décrite par Thomas More (1516), une utopie réalisable. Citons Perroux (1960, p. 25-26) à ce sujet, selon lequel « l’utopie est une construction rationalisée qui dénonce par contraste les lacunes et les défauts d’une société historique et, par conséquent, désigne les objectifs à atteindre, les obstacles à surmonter et les adversaires à réduire. Cette vertu s’éprouve, de Thomas More à Fourier, ou à quelque autre socialiste “utopique” que ce soit. La construction d’une société idéale “opposée à” ou “très différente de” la société observée infléchit l’évolution de celle-ci en situant ce qui est réalisé dans un champ des possibles ».

Investir et valoriser l’outil convivial solidaire

Illich (1973, p. 43) définit l’outil au sens large : un « moyen » ou un « instrument ». En ESS, cette approche est souvent mise en avant dans les pratiques comme dans les discours. Prenons par exemple la devise des Clubs d’investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire (Cigales) : « L’argent n’est pas le maître mais l’instrument. » Nous comprenons que l’argent est un outil et non une finalité en soi, il est au service de l’être et non de l’avoir. Cette philosophie rejoint celle d’Illich pour qui « l’outil est inhérent à la relation sociale » (1973, p. 44). Ainsi, l’argent, comme l’homme, ne doit pas être chosifié [5] contrairement à ce que la « société industrielle » préconise [6]. Il convient d’offrir à l’homme des « outils efficaces » (Illich, 1973, p. 28), « conviviaux » (Illich, 1973, p. 31), qui puissent conjuguer survie, équité et autonomie créatrice, vers une société saine et solidaire.

Selon la sociologie des organisations, l’organisation est entendue comme un ensemble de moyens humains, économiques, matériels et informatiques qui permettent la réalisation d’activités multiples, différentes et complémentaires (Foudriat, 2005, p. 38). En d’autres termes, elle est un ensemble d’outils pour atteindre une finalité selon un modèle contrôlable, laissant peu d’autonomie à l’homme. Humbert (2011, p. 98) prend le soin de nous rappeler le titre originel de La convivialité d’Illich en anglais : Tools for Conviviality [7]. C’est donc bien d’outils pour la convivialité qu’il s’agit. La question se pose alors de savoir comment, au sein des organisations d’ESS (entreprise et institution), l’articulation de l’homme à l’outil se produit, et de l’outil à la société aussi ? Humbert (2011, p. 100) poursuit : « L’activité humaine construit la société ; la forme de cette activité, la manière dont elle est organisée constitue un outil matériel ou immatériel qui contribue, par ses caractéristiques, à déterminer certaines des “qualités” de cette société. » Mobiliser les outils de gestion en ESS, c’est aboutir la théorie inaboutie des outils conviviaux d’Illich [8]. Parmi les sciences humaines et sociales, nous mobilisons les sciences de gestion qui disposent, elles, d’une théorie des outils de gestion riche en travaux.

« Les travaux sur les outils de gestion traitent à la fois de la question de leur structure (Hatchuel, Weil, 1992 ; Moisdon, 1997 ; Vaujany, 2005 ; Aggeri, Labatut, 2010), de leur fonction (Moisdon, 1997), mais aussi de leur dynamique à travers les problématiques d’appropriation (Vaujany, 2006 ; Grimand, 2012) » (Canet, 2013, p. 2), ce qui enrichit notre théorisation des outils de gestion conviviaux en ESS. De façon générale, de Simon (1983) à David (1996), un certain consensus théorique nous permet de les aborder comme « des dispositifs formalisés qui permettent d’améliorer l’action collective organisée ». Par « outil de gestion » au sens de Vaujany (2006, p. 6), lecteur de Ciborra, nous comprenons : « un objet de gestion correspondant à tout signe, technique ou savoir-faire local et élémentaire dont le but est d’orienter ou de faciliter une action collective et microsociale ». Cette définition, dans le contexte de « radicalisme humaniste », nous fait rejoindre la thèse de Crozier (1994, p. 201) : « Dans une période de mutation aussi profonde, alors que les pratiques et les modes de raisonnement sur lesquels nous avons vécu apparaissent de plus en plus inadaptés, notre tâche ne peut plus être de conservation ou d’amélioration, mais doit être de renouvellement et même d’invention. » Autrement dit, il faut renouveler, voire créer des outils de gestion conviviaux. Or, dans le contexte d’émergence de nouveaux modèles économiques dits alternatifs (entreprise libérée, ubérisation, etc.), l’ESS doit résister à la tentation d’une gestion concurrentielle et « d’avoir » pour ne pas devenir, comme la société capitaliste, « malade de la gestion » (Gaulejac, 2005) en condamnant une « idéologie qui légitime la guerre économique et l’obsession du rendement financier ». Y résister, c’est s’approprier des outils conviviaux et leur gestion pour éviter d’être aux prises avec la gestion capitaliste de l’avoir (Laville, Glémain, 2009), en rompant avec un certain isomorphisme organisationnel de type « capitaliste » par la promotion de la société de l’être. Interrogeons-nous alors avec Vaujany (2006, p. 5) : « Face à la prolifération de l’outillage de gestion, une question s’impose : que deviennent ces objets, outils et dispositifs de gestion dans les mains des acteurs qui les instrumentent ? » Dans l’absolu, l’appropriation des outils de gestion peut relever soit de la théorie de la conception à l’usage, soit de la théorie de la mise en acte (tableau 2, en page suivante).

La théorie de la « conception à l’usage » nous offre un schème sociocognitif qui fait de l’outil de gestion un enjeu identitaire. Cependant, en ESS, qu’il s’agisse du modèle de gestion des associations ou des coopératives, l’enjeu identitaire est essentiel non seulement pour se distinguer de l’économie collaborative [9] à philosophie de « social business », mais également pour s’approprier des outils de gestion efficaces qui allient valeur technique (parce que les entreprises de l’ESS doivent être rentables) [10] et valeur sociale (parce que ces entreprises sont au service de la société). L’enjeu de l’appropriation des outils de gestion conviviaux relève d’un processus de construction sociale et d’apprentissage du « sens » donné à l’action collective, qui s’inscrit dans la durée. Pour autant, la théorie de la « mise en acte » ne peut pas être ignorée. En effet, les modes de régulation, souvent conjoints en ESS, sont explicitement situés dans l’espace (ancrage territorial) et historiquement fondés (système associatif ou mouvement coopératif).

Tableau 2

Théorie de la « conception à l’usage » versus théorie de la « mise en acte »

Théorie de la « conception à l’usage » versus théorie de la « mise en acte »
Source : de Vaujany (2006, p. 13)

-> Voir la liste des tableaux

Vers une « civilisation de convivialité » sociale et solidaire ?

L’ESS, comme le « convivialisme », se distingue du modèle capitaliste actionnarial non seulement parce que la convivialité se conjugue en termes d’être alors que la productivité du second se conjugue en termes d’avoir (Illich, 1973, p. 43), mais également parce que les outils de gestion y sont conviviaux et pas seulement « techniques ». C’est donc une commune « volonté de travailler ensemble en prenant soin l’un de l’autre et de la nature » (Humbert, 2013, p. 31) qui inscrit l’ESS et le « convivialisme » dans une vision commune d’un autre projet de société : une civilisation de convivialité. La convivialité y devient l’outil d’un projet politique vers une autre société : le convivialisme. Pour autant, l’ESS apparaît moins politique qu’économique et, par conséquent, consiste moins en un mouvement qu’en un système. Pour de Saussure, cité par Durand (1979, p. 6), le système est « une totalité organisée, faite d’éléments solidaires ne pouvant être définis que les uns par rapport aux autres en fonction de leur place dans cette totalité ». Si l’ESS est un système, alors cela signifie qu’elle se trouve contrainte par ses rapports à l’environnement, répond à une certaine hiérarchie, cherche à faire survivre ses organisations et consolide une certaine variété tout en étant soumise à une évolution certaine. Pour ce faire, elle s’appuie sur une certaine idée de la solidarité, le « in solidum » qui consolide, qui renforce. Cela signifie que le modèle de l’ESS est un modèle qui s’inscrit dans « la recherche d’un cadre théorique susceptible de penser la coordination organisationnelle dans un schéma dynamique » (Midler, 1994, p. 360) dans un certain esprit performatif. Pour que l’outil convivial soit efficace, il faut qu’il y ait apprentissage de la solidarité sociale qui place l’économie et l’argent comme des instruments au service de la société. En ESS, cela pose « le problème de la connaissance collective comme fait à part entière du maintien comme de l’évolution du lien social organisationnel (Hatchuel, 1999), non résoluble au jeu politique » (Midler, 1994, p. 367). Léon Bourgeois (1896) théorise la solidarité sociale comme « le devoir strict de chacun à l’égard de la société » (Blais, 2007, p. 20). Mais c’est Charles Gide (1847-1932) qui émet l’idée de solidarité économique contre le capitalisme : « Gide, ennemi de “l’esprit mercantile”, distingue trois niveaux dans la solidarité. Il entreprend de promouvoir le passage d’une solidarité forcée à une solidarité consciente, puis à une solidarité volontaire et coopérative, introduisant cette dernière épithète qui constituera la thèse de Durkheim en 1893. On sait maintenant que le mot solidarité n’a de sens qu’assorti d’un qualificatif » (Blais, 2007, p. 186). Il en va ainsi, en ESS, de la solidarité sociale (lien social), de la solidarité économique (mutualisation des moyens) et de la solidarité territoriale. Mais quid de la « solidarité conviviale » ?

Le « convivialisme » est ce mouvement intellectuel né de la rencontre organisée par Marc Humbert (économiste et fondateur de l’ONG Political and ethical knowledge on economic activities, Pekea), entre un sociologue, Alain Caillé, un économiste, Serge Latouche, et un philosophe, Patrick Viveret. Inspiré de la convivialité d’Illich, il cherche à apporter des réponses à la question suivante : « Que faire pour bâtir une société démocratique et conviviale, bonne à vivre, même si la croissance ne devait plus être là ? » (Humbert, 2011, p. 13). Le mouvement convivialiste et l’ESS contemporaine en appellent ensemble à une alternative au système capitaliste contemporain « à bout de souffle ». Cependant, si le programme du convivialisme relève plutôt de l’économie politique, celui de l’ESS tient plutôt de la gestion nourrie de la sociologie. Il n’en demeure pas moins que des convergences existent, invitant à un ré-encastrement de l’économique dans le social au service d’un projet de territoire solidaire. Convivialisme et ESS réinterrogent ensemble le rapport au temps, à l’espace, aux organisations et à la société ; rapport que le système capitaliste a perverti dans une course effrénée au court-termisme, à l’a-territorial et à la négation de la société. En ce sens, le mouvement convivialiste, comme l’ESS, convergent en un modèle qui doit nous conduire « vers une civilisation de convivialité » où les outils de gestion solidaires conviviaux sont réappropriés par les hommes au service de leur société et de ses environnements, dans le cadre d’un apprentissage organisationnel collectif.

Pour conclure, bien que la loi ESS du 31 juillet 2014 ait largement favorisé la dynamique inclusive des organisations d’ESS dans les schémas régionaux de développement durable des territoires (SRDDT), elle a aussi ouvert son champ à des sociétés commerciales qui jouent le jeu de la responsabilité sociale des organisations, mais pas forcément celui de l’ESS qui, elle, cherche un modèle de développement local socialement soutenable. Dans ce cadre, développer des outils de gestion conviviaux en s’inspirant de l’approche d’Illich c’est, pour reprendre Nowak (2010), fondatrice de l’Adie, construire une société conviviale de l’être : « Je crois profondément qu’on ne peut réparer les dégâts de la crise sans clarifier les finalités de notre modèle. Ce n’est pas seulement un problème de régulation du secteur financier, de rapports de force entre les vieux pays et les pays émergents, du rôle de l’Etat et du privé. C’est avant tout une vision humaniste du monde tel que nous voulons le laisser à nos enfants, où l’argent n’aurait pas un rôle prépondérant. » Pour autant, si cette dernière en appelle à un capitalisme à visage humain (Nowak, 2010, p. 207) dont le Mouvement des entrepreneurs sociaux est l’un des défendeurs, l’ESS et le convivialisme en appelle à un autre modèle qu’il convient de défendre en faisant converger convivialité et ESS car, avec Illich (1973, p. 158), nous savons que « les mercenaires de l’impérialisme peuvent empoisonner ou détruire une société conviviale, ils ne peuvent la conquérir ». Il en va de la survie des organisations de l’économie sociale et solidaire.