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Cécile Vidal, directrice du Centre d’études nord-américaines à l’EHESS, continue ici une mission qu’elle a faite sienne au cours des dernières années, soit de redonner à l’empire français d’Ancien Régime la place qui lui revient dans une historiographie (française) du colonialisme dominée par le second empire colonial des XIXe et XXe siècles. Six ans se seront écoulés entre le colloque international de 2008 qui a donné naissance à ce projet et son aboutissement ; compte tenu de la qualité des contributions, l’attente en aura valu la peine.

Français ? tente de démontrer que le contexte impérial a contribué à « donner très précocement une importance nouvelle à la « nation » dans l’imaginaire collectif et dans les représentations individuelles, tout en en faisant une identité problématique, sujette à débats, contestations et négociations » (p. 13), et ce bien avant que le concept de nation n’ait été politisé au XVIIIe siècle. En démontrant ce développement hâtif des questions d’appartenance, « l’ouvrage s’éloigne ainsi radicalement d’une longue tradition historiographique qui n’envisageait la question nationale dans les marges coloniales aux Amériques que sous le seul angle de la transformation des colonies en États-nations à l’âge des révolutions » (p. 22). Pour y arriver, Cécile Vidal a réuni plusieurs contributeurs de fort calibre que les lecteurs familiers avec l’historiographie de l’Atlantique français retrouveront avec plaisir, dont Paul Cohen, Thomas Wien, John Garrigus, Gilles Havard et Vidal elle-même. Quelques détours par les comptoirs de traite africains et les possessions de l’Océan indien ajoutent du relief à l’ensemble.

L’ouvrage est divisé en trois parties, consacrées respectivement au développement de la francité à travers les relations métropole-colonie, à son expression dans le contexte interne de sociétés coloniales spécifiques—en particulier à sa racialisation—, et à ce que Vidal appelle les « confettis » d’Empire qui subsistent dans la première moitié du XIXe siècle. Division arbitraire que les contributeurs n’hésitent pas à embrouiller avec d’heureux résultats ; la lecture de Français ? est d’ailleurs d’autant plus satisfaisante lorsqu’effectuée dans le désordre afin de profiter des fructueux dialogues « transfrontaliers » entre articles éparpillés.

Par exemple, un portrait complexe de l’émergence d’une identité française au contact de l’Amérique se dessine lors d’une lecture comparée des chapitres de Gilles Havard et de Thomas Wien. Selon Havard, les Français du XVIIe siècle conçoivent les Amérindiens comme assimilables par la conversion au catholicisme et l’acculturation, tandis que ceux du XVIIIe siècle en viennent à considérer leur « sauvagerie » comme irrémédiable. Wien, quant à lui, démontre comment une sorte d’identité française à géométrie variable se construit en opposition à « l’altérité relative » des colons canadiens, perçus comme plus ou moins « ensauvagés » (p. 59) selon les contextes. Le jeu des durcissements face à la différence est plus qu’évocateur.

Une autre paire d’articles évoque l’interaction entre les intérêts socio-économiques et les questions identitaires. Cécile Vidal présente la révolte des colons français contre la cession de la Louisiane à l’Espagne en 1768-1769 comme un épisode de proto-nationalisme mélangé d’intérêts commerciaux, tandis que Guillaume Aubert souligne que les individus libres de couleur de l’île de Gorée et de Saint-Louis-du-Sénégal ne réclament ouvertement leur francité que dans un contexte d’invasion britannique où ils perçoivent que leurs intérêts en dépendent.

Enfin, le tiraillement entre les dimensions juridique et culturelle de l’identité—c’est-à-dire les dimensions qui sont sous le contrôle de l’État et celles qui se jouent parfois contre lui—intéresse quatre auteurs. John Garrigus examine la modulation du discours des gens libres de couleur de Saint-Domingue pendant la Révolution française selon le moment et selon l’auditoire visé. Sue Peabody démontre comment un individu réduit en esclavage peut tenter d’instrumentaliser l’identité pour obtenir sa liberté. Vanessa Mongey discute des conséquences de la vente de la Louisiane aux États-Unis pour les colons restés derrière et pour les immigrants français du XIXe siècle. Et dans un chapitre d’une grande subtilité, Paul Cohen explique comment la dissémination de la langue française parmi les élites impériales coexiste avec la notion d’une monarchie rendue plus puissante par sa domination sur des masses multilingues, tant en Europe qu’outre-mer.

Seule faiblesse de l’ouvrage : quelques articles seulement s’attaquent de front à la démonstration de sa thèse centrale. Les textes de Havard, Wien et Cohen convainquent le lecteur de l’importance acquise par les questions identitaires dès le XVIIe siècle. Cependant, ceux de Garrigus, Aubert et Vidal ne précèdent la période révolutionnaire que de quelques années (et encore), tandis que ceux de Peabody et Mongey peuvent sembler anachroniques dans le contexte. Mais si l’on fait abstraction du besoin artificiel d’unifier les contributions autour d’une question précise, la lecture de Français ? est immensément satisfaisante.