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Peu abordée en histoire, la question des échelles se trouve aujourd’hui au coeur des réflexions sur le renouvellement de la discipline. En effet, l’apparition du courant postcolonial ainsi que le tournant international des années 1990 ont eu pour conséquence de remettre en cause l’échelle à la base de l’institutionnalisation de la discipline historique : l’échelle nationale. Pour les tenants du postcolonialisme, les trames nationales traditionnelles camouflent des structures de pouvoir qui ont pour effet de masquer l’histoire de groupes marginalisés. Pour les historiens du tournant international, l’histoire nationale ne prend pas assez en considération les liens entre les États. Les premiers proposent alors d’investir une histoire dite post-nationale qui mettrait l’accent sur la notion d’empire et sur l’impact de l’expérience coloniale dans les colonies et dans les métropoles, l’objectif final étant de « provincialiser[1] » l’histoire et d’éliminer l’eurocentrisme. Les deuxièmes proposent quant à eux de continuer à réfléchir à la nation en mettant l’accent sur des éléments nouveaux : les échanges et les circulations. Reconnaissant l’importance du concept « national » comme réalité historique, des historiennes comme Glenda Sluga et Patricia Clavin croient qu’en replaçant la nation dans un contexte plus large, il sera plus aisé de comprendre comment cette dernière s’est formée[2]. Ainsi, les approches découlant du tournant international, l’histoire transnationale, mondiale et globale ont ouvert les historiens à une panoplie d’objets d’étude qui avait été auparavant ignorée. L’État et la nation ne sont plus au centre des considérations de l’historien et on s’intéresse de plus en plus aux organisations internationales comme la Société des Nations, l’Organisation des Nations Unies ou encore aux organisations non-gouvernementales[3].

Si la réflexion sur les échelles n’est pas complètement nouvelle (on peut entre autres penser au courant de la micro histoire en Italie dans les années 1970) et qu’il serait un peu simpliste de dire qu’il n’y a jamais eu de jeux d’échelles au sein même de l’histoire nationale, le contexte d’intensification de la globalisation a entrainé des questionnements qui vont au-delà de la remise en cause de l’histoire nationale. Le sentiment d’urgence causé par les changements climatiques a, par exemple, généré un retour à une nouvelle histoire universelle qui brise des barrières et remet sérieusement en question les frontières spatiales et temporelles traditionnelles. Pour les historiens David Christian et Dipesh Chakrabarty, l’utilisation d’échelles traditionnelles ne permettent pas de répondre aux questionnements et aux enjeux humains actuels. Selon eux, l’histoire ne devrait pas se limiter à analyser de courtes périodes historiques et ne devrait pas systématiquement opérer de distinction entre l’histoire humaine et l’histoire naturelle.

Pourtant, si les échelles sont bousculées, il n’existe que très peu de réflexions sur le sujet. L’objectif du XXIIIe colloque international interdisciplinaire de l’AEDDHUM était donc de palier à ce manque en proposant aux jeunes chercheurs de réfléchir aux conséquences et aux possibilités qu’implique le choix d’une, de plusieurs ou de différentes échelles spatiales et temporelles pour l’étude historique. Les contributions ici rassemblées témoignent de la diversité des réflexions présentées lors du colloque, où il a été question d’études locales et mondiales, de biographie et d’histoire globale, et de tous les niveaux que l’on trouve entre les deux. Par des commentaires historiographiques, des analyses méthodologiques et des études de cas, les auteurs et auteures des présents actes rappellent que le choix d’un point de vue et d’un cadre d’analyse n’est pas anodin.

En s’intéressant au « repas-de-quartier » de l’agglomération Arnaud-Bernard, dans Toulouse, Alicia Bouchot prend ainsi le parti de l’échelle très locale du quartier, voire de la rue, pour comprendre comment se crée le vivre-ensemble et la façon dont l’intégration à une communauté spatiale est perçue par les citoyens eux-mêmes. En plus de cette échelle microspatiale, l’auteure fait aussi le choix d’un cadre temporel en étudiant les suites du repas partagé sur un temps long.

Laurent Lefebvre choisit également un objet microhistorique en se penchant sur la personne d’Alexandre Dumas et son château de Monte-Cristo. Son analyse, néanmoins, s’élargit lorsqu’il observe chez Dumas l’influence, l’intégration et l’adaptation d’événements qui le dépassent, soit les contacts coloniaux de la France et de l’Europe. La méthodologie prosopographique ensuite présentée par Sébastien Didier a aussi pour point de départ la biographie, tout en offrant l’avantage d’une perspective multiscalaire. En croisant, groupant et comparant plusieurs individus au sein d’une même base de données, la prosopographie laisse aux individus toute leur agentivité mais permet de les étudier collectivement.

Jean-Noël Rolland montre quant à lui comment le changement d’échelle peut engendrer une nouvelle compréhension de son objet d’étude, soit l’épiscopat franc du haut Moyen Âge. L’auteur choisit de replacer ce sujet dans l’espace régional de l’Austrasie plutôt que de le cantonner dans les frontières des nations, révélant ainsi des liens et sentiments d’appartenance à un même espace qui restent camouflés à l’échelle nationale. Vincent Houle fait lui aussi l’exercice de l’élargissement d’échelle en revenant sur l’histoire de la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale. Il propose une approche globale qui met en lumière des similitudes et une « identité commune de la résistance » laissées dans l’ombre par l’historiographie trop occupée à étudier les différents groupes résistants dans leurs particularités et leurs antagonismes.

La question d’une identité et expérience commune à large échelle est aussi au coeur de l’article de Yanick Turcotte, qui s’intéresse à l’autochtonicité mondiale. Reprenant et commentant le concept de « Fourth World » tel que développé par George Manuel, l’auteur souligne les avantages d’une étude globale de l’histoire autochtone, mais montre également que ce cadre d’analyse pose problème lorsque vient le temps de définir l’appartenance au groupe tout en reconnaissant les expériences distinctes des individus y étant intégrés.

Finalement, François Dominic Laramée conclut ce numéro avec une réflexion sur la pertinence en histoire de la notion d’espace comme expérience vécue et comme construction sociale dynamique. Il souligne que les nouvelles méthodes offertes par les humanités numériques permettent des analyses spatiales à plus grandes échelles et ouvrent de toutes nouvelles possibilités.

Et c’est d’ailleurs ce que montre chaque article de ce numéro : la variation des échelles d’analyse en histoire crée de nouvelles questions, de nouveaux points de vue et de nouvelles façons de considérer les objets à l’étude. L’étude historique peut s’opérer à plusieurs et différentes échelles spatiale ou temporelle, que ce soit en parallèle, en croisée ou de manière simultanée. Ces actes du colloque de l’AEDDHUM rappellent que l’histoire reste une discipline dynamique.

Enfin, nous ne pouvons terminer cette introduction sans adresser quelques remerciements. Merci d’abord aux nombreux organismes subventionnaires de l’Université de Montréal sans qui ce colloque n’aurait pu avoir lieu. D’abord, merci à la FICSUM, le fond du Projet d’initiative étudiante de la FAÉCUM, le Fond d’amélioration de la vie Étudiante. Merci aussi à la Chaire de recherche du Canada sur le pluralisme en santé, la chaire de la fondation J.W. McConnell en études américaines ainsi que la chaire du Canada en histoire de l’Amérique latine. Merci au directeur du département d’histoire, monsieur Jacques Perreault ainsi qu’à l’Association des Étudiants Diplômés du Département d’Histoire de l’Université de Montréal. Merci aux Cahiers d’histoire de publier à chaque année les actes du colloque de l’AEDDHUM et d’ainsi permettre aux jeunes chercheurs de publier les résultats de leurs travaux.

Ensuite, merci aux membres du comité organisateur qui ont fait de cet évènement une réussite : David Cadieux, Matthieu Caron, Gabrielle Hamelin et Catherine Paulin qui ont, pendant près de huit mois, investi énormément de leur précieux temps pour organiser ce colloque et ainsi contribué à la vie étudiante si importante dans un département.