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INTRODUCTION

Au sein des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les milieux ruraux subissent des mutations profondes tant au regard de leur démographie que sur le plan économique, notamment. Dans ce contexte, certains territoires connaissent une croissance économique et démographique forte, alors que d’autres portions territoriales en sont exclues (Benko et Lipietz, 1992, 2000). Cette situation se retrouve au Québec, où il existe de grandes disparités entre zones urbaines et zones rurales. Certaines campagnes vivent un marasme socioéconomique (diminution de leur population, perte d’entreprises et donc d’emplois), alors que certains secteurs urbains, voire périurbains, ont une activité économique foisonnante ainsi qu’une population jeune et en croissance. Pour faire face à ces disparités territoriales, certaines politiques publiques en matière de reconfigurations territoriales ont été mises en place, notamment celles destinées au développement du numérique et des technologies de l’information. L’objectif poursuivi par ces politiques est de faciliter le développement économique, y compris dans des zones rurales dévitalisées. La notion de ruralité varie en fonction des auteurs. Certains considèrent qu’une municipalité est rurale dès lors que sa population est de moins de 3000 habitants (Joyal et Deshaies, 1978). D’autres estiment que les municipalités rurales comptent moins de 2500 habitants (Dugas, 2002), voire moins de 1000 habitants (ISQ, 2013). L’OCDE définit la ruralité comme un secteur géographique composé d’une faible population et dépourvu de centre urbain d’importance (OCDE, 2006); c’est cette dernière définition que nous avons retenue pour mener cette étude.

Le Québec est le terrain que nous avons choisi pour notre recherche, car il possède un vaste territoire rural et montre de grandes disparités territoriales. De plus, son gouvernement cherche à mettre en oeuvre des politiques publiques destinées à revitaliser certaines zones des campagnes. Ainsi, au Québec, la zone rurale couvre 78 % du territoire (ISQ, 2013) et, en 1851, c’est 84 % de la population qui vivait à la campagne. À peine plus d’un siècle plus tard, en 1966, seulement 22 % des Québécois habitaient en zone rurale (Fortin, 1971), et ce chiffre est demeuré constant jusqu’en 2001. En effet, jusqu’à la fin des années 1990, le Québec a connu un fort exode rural au profit de Montréal et de l’agglomération montréalaise ou de quelques autres villes importantes de la province (comme la ville de Québec) ou, encore, de certaines villes moyennes des États-Unis (Gauthier et al., 2003). Dans les années 1930, le quart de la population québécoise habitait 135 000 fermes. La province est vaste et comprend un millier de municipalités sur une superficie de 190 000 km2. Le territoire québécois est composé de zones rurales entourant un grand centre urbain. Cette ceinture verte possède un réel potentiel en matière d’économie rurale, le plus souvent encore sous-exploité (Vachon, 2013). Par ailleurs, certaines zones rurales du Québec sont très étendues (plusieurs centaines de kilomètres carrés), peu peuplées (densité de population inférieure à un habitant au kilomètre carré) et ne comptent pas de grands centres urbains (MRC de La Haute-Côte-Nord, MRC de La Haute-Gaspésie, MRC de Témiscamingue). Ces zones rurales voient leur tissu économique se dégrader et perdent de leur population chaque année. Toutefois, depuis 2006, la province connaît un phénomène inverse, puisque la population augmente dans les zones rurales. Désormais, deux fois plus de Québécois qu’en 1851 vivent en milieu rural, proportionnellement à la population actuelle (ISQ, 2013). Depuis, 152 municipalités ont été recensées et considérées comme dévitalisées (MAMROT, 2010). Elles se répartissent entre 45 MRC et 14 régions (essentiellement le Bas-Saint-Laurent, la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, l’Abitibi-Témiscamingue, l’Outaouais, la Côte-Nord et le Saguenay–Lac-Saint-Jean). En outre, parmi ces 152 municipalités, 80 % comptent moins de 1000 habitants, la moitié d’entre elles en ayant d’ailleurs moins de 500. En somme, il existe au Québec de grandes disparités territoriales, avec une zone au sud qui montre une forte densité de population et d’autres territoires qui déclinent peu à peu (les régions de Gaspésie, de la Côte-Nord, du Bas-Saint-Laurent, de l’Abitibi-Témiscamingue ou encore de la Mauricie).

La tendance actuelle repose sur le désir de certains d’entreprendre une nouvelle vie à la campagne, loin des villes, du bruit, du stress et de la pollution, sans pour autant renoncer au confort de la vie moderne qu’offre le milieu urbain, y compris pour pouvoir travailler et même développer leur propre activité professionnelle le plus près possible de chez eux (Côté, Klein et Proulx, 1996). Il semble donc que la reconversion de l’économie rurale puisse être atteinte par l’intermédiaire du développement des technologies du numérique (développement d’Internet à haute vitesse et du travail à distance, nommé également télétravail). L’utilisation du numérique stimule l’activité industrielle et commerciale de nombreux secteurs (internationalisation de l’activité facilitée, performance accrue…), au-delà du secteur des technologies de l’information (TI) à proprement parler. Ainsi, au cours du deuxième trimestre de 2015, le secteur des technologies de l’information, dont le PIB était alors de 73,9 milliards de dollars, a contribué à un accroissement du PIB canadien dont il représente maintenant 4,5 % (CTIC, 2015, p. 1). Bref, plus un État possède un réseau numérique performant sur l’ensemble de son territoire, plus sa situation économique peut progresser. Cependant, les milieux ruraux accusent un certain retard en ce domaine. La recherche d’une meilleure qualité de vie et le développement du numérique deviennent alors deux phénomènes qui se rejoignent, pouvant même devenir complémentaires. Cette double quête peut trouver une issue favorable, grâce au travail à distance, pour de jeunes travailleurs autonomes comme pour des retraités qui souhaitent maintenir une activité professionnelle, par exemple. Cette situation mène à l’apparition de nouvelles façons de travailler, en revisitant aussi bien le lieu de travail que l’espace rural qui, dès lors, peut être plus facilement habité. De nouvelles formes de mobilité et même de sociabilité tendent à émerger dans certains milieux ruraux, jusqu’alors oubliés par la croissance et les évolutions technologiques. Dès lors, les technologies numériques et le télétravail peuvent-ils constituer une stratégie de développement territorial au sein des zones rurales?

Notre recherche a été menée durant huit mois (de janvier à août 2014) et elle a fait l’objet d’une actualisation en 2016. Elle se fonde tant sur de la recherche théorique que sur des recherches de terrain (entretiens téléphoniques ou entretiens individuels) conduites à l’aide d’un guide d’entretien semi-directif. La méthode de recherche est qualitative (Paillé et Mucchielli, 2008) et porte sur neuf municipalités régionales de comté (MRC) du Québec qui sont celles des Appalaches, d’Argenteuil, d’Arthabaska, de Brome-Missisquoi, de Charlevoix, de Papineau, des Sources, de Témiscamingue ainsi que de Vaudreuil-Soulanges. Ces territoires se distinguent par leurs avancées en matière de numérique et de télétravail. Ils rendent aussi possible un certain recul pour que des résultats probants soient extraits de la recherche. Les personnes interrogées sont les responsables de la mise en place du numérique et du travail à distance; il s’agit des responsables des municipalités régionales de comté (MRC) et des municipalités qui ont mis en place le numérique, et même le télétravail au sein de leur administration, ou qui ont favorisé son implantation sur le territoire. Nous présenterons d’abord les politiques publiques mises en oeuvre par le Québec afin de développer le numérique et ainsi faciliter le travail à distance. Nous en exposerons ensuite les résultats, observés à ce jour, en matière de dynamisme territorial au sein de la ruralité québécoise.

POLITIQUES RELATIVES AUX USAGES DU NUMÉRIQUE ET DU TÉLÉTRAVAIL AU QUÉBEC

Le Québec a favorisé les usages du numérique dans une optique de développement économique, et ces usages ont contribué à des changements significatifs en matière de télétravail.

Politiques territoriales mises en place au Québec en matière de numérique

C’est à compter des années 1990 que la question de la revitalisation des territoires ruraux est devenue un enjeu majeur au Québec. Dans ce cadre de reconfiguration territoriale et afin de favoriser le développement de l’activité industrielle, économique et démographique des campagnes, Jacques Proulx, alors président de l'Union des producteurs agricoles du Québec, fonde dès 1991, un organisme dénommé Solidarité rurale du Québec (SRQ). Cet instance-conseil prend davantage d’ampleur dès février 1999 avec la publication de son Avis pour une politique gouvernementale de développement rural (APGDR). Dans cet avis, Solidarité rurale prône la décentralisation et préconise de faire des régions les principales actrices de leur développement, en leur permettant de diversifier leur base économique et de revitaliser le monde rural que celle-ci renferme. En 1997, les centres locaux de développement (CLD) ont été institués en accord avec la Politique de soutien au développement local et régional. Leur finalité était de contribuer au développement local, régional et à l’emploi en aidant les entreprises et en soutenant les initiatives en matière de création d’entreprises. Les CLD du Québec ont également obtenu du gouvernement la possibilité de mener un plan d’action en faveur de la revitalisation socioéconomique de leur territoire. C’est alors que les plans d’action locaux pour l’économie et l’emploi (PALÉE) ont été mis en oeuvre. Afin d’améliorer ce dispositif en faveur de l’économie et de l’emploi, les MRC peuvent élaborer un schéma d’aménagement et de développement (SAD) dont l’objectif est de planifier la façon dont seront coordonnées les actions et les décisions sur le territoire concerné. Ce document peut donc être rédigé pour une action destinée à redynamiser les territoires ruraux d’une MRC.

En 2001, 22 % des Québécois (soit 1,6 million d’habitants) vivaient dans le milieu rural, qui couvre en tout 78 % du territoire habité du Québec (MAMROT, 2004). C’est dans ce contexte que le gouvernement du Québec (du Parti québécois [jusqu’en 2003], puis du Parti libéral [2003-2006]) a renforcé cette volonté de redynamisation des campagnes par la mise en place de la Politique nationale de la ruralité dont la première version (PNR 1), intitulée Des communautés rurales innovantes pour une occupation dynamique du territoire québécois, a eu une durée de vie de cinq ans (2001-2006 : PNR 1). La PNR 1 était dotée d’un budget de 90 millions de dollars et avait pour vocation de soutenir les collectivités locales (96 MRC [à l’époque] et 1000 municipalités) dans leur développement. Cela devait se faire en renforçant leur gouvernance tout en contribuant au maintien des services publics de proximité et de leur accessibilité, notamment par des actions en faveur du développement du numérique. La PNR 1 a permis la mise en place, au sein du ministère des Régions, du Secrétariat à l’innovation rurale qui s’est assuré de la cohérence de l’action de la PNR jusqu’en 2004, année de sa dissolution. La PNR 1 contenait trois volets : le respect du développement durable et le développement des collectivités; la reconnaissance de la qualité de vie et la reconnaissance du pouvoir décisionnel des structures locales; l’amélioration de l’engagement des citoyens et de la démocratie locale. Au cours de la même année, le programme Villages branchés du Québec, doté d’un montant de 150 millions de dollars, avait pour mission d’installer un réseau Internet dans les établissements publics des zones rurales québécoises (2100 écoles, 2100 bâtiments au sein de 800 municipalités et plus de 550 bibliothèques publiques sont concernés). La Politique nationale de la ruralité fut prolongée par un deuxième volet de sept années supplémentaires (2007-2014 : PNR 2).

La PNR 2, qui disposait d’un budget plus conséquent de 280 millions de dollars, était destinée à renforcer le pouvoir d’initiative des régions. Elle comportait quatre volets : promouvoir, renouveler et intégrer des populations; favoriser la mise en valeur des ressources humaines, culturelles et physiques du territoire; assurer la pérennité des communautés rurales; maintenir un équilibre entre la qualité de vie, le cadre de vie, l’environnement naturel et les activités économiques. Cette politique a favorisé la création de laboratoires de développement rural ayant pour fonction notamment de renforcer le cadre d’action et de réflexion en matière de revitalisation rurale.

En parallèle, pour appuyer mais aussi pour renforcer les actions de la SRQ et des PNR 1 et 2, des contrats-projets, nommés pactes ruraux, ont été conclus entre l’État et les MRC au profit des municipalités rurales de leur territoire, afin que celles-ci puissent répondre aux besoins de leurs localités respectives en se fondant sur l’atypisme que chacune présente. Les pactes ruraux constituent un outil de mise en place des PNR. Ils permettent d’unir les actions de l’État et des MRC pour une plus grande cohérence et une meilleure efficacité. Dans ce cadre, les MRC disposent d’un soutien financier de l’État et agissent en faveur du développement local avec pour partenaires les centres locaux de développement (CLD).

De même, en 2009, le ministère des Affaires municipales, des Régions et de l'Occupation du territoire (MAMROT) a investi 24 millions de dollars canadiens dans la création du programme Communautés rurales branchées dont le but est de favoriser la mise en place du réseau Internet à haute vitesse. Il apparaît alors que 24 % de la population québécoise ne dispose pas d’un tel réseau, faute de développement d’infrastructures de branchement suffisantes. Cela ne concerne pas que les milieux ruraux, puisqu’à la même période 19,6 % des Montréalais ne disposaient pas à leur domicile d’un accès Internet, qu’ils ne jugeaient d’ailleurs pas utile[1]. Entre 2011 et 2012, le MAMROT, à l’aide d’investisseurs privés, a lancé un projet de 900 millions de dollars en vue de mettre en place le numérique sur tout le territoire et dont le but est l’épanouissement des communautés rurales du Québec d’ici à 2020. L’ensemble de ces politiques publiques destinées au déploiement du numérique a alors fourni le terreau indispensable au développement du télétravail.

La PNR 2 devait cesser le 4 décembre 2014, mais sa fin de vie a été avancée en raison des élections législatives du printemps 2014. Dès lors, depuis le 1er avril 2014, une troisième génération de pactes et une PNR 3 ont été mises en place. En effet, le 5 décembre 2013, soit une année avant la fin présumée de la PNR 2, le gouvernement du Québec a annoncé l’instauration d’une politique nationale de la ruralité qui couvrirait la période 2014-2024. La PNR 3 dispose donc d’une durée de vie plus longue encore que la PNR précédente (10 ans) et elle est dotée d’un budget plus conséquent aussi (470 millions de dollars). Elle a pour but de lutter contre les disparités territoriales et s’engage à renforcer le réseau des agents de développement rural en augmentant leur nombre (passage progressif de 136 à 155 agents) et en élargissant leur domaine de compétence, notamment par un accent mis sur la revitalisation des milieux ruraux les plus en difficulté. Cette politique rurale de troisième génération met aussi en avant la volonté de soutenir toute expérimentation qui pourrait contribuer à améliorer l’avenir du monde rural en fondant son action sur un objectif principal : fournir les moyens et les appuis nécessaires à l’attractivité des territoires en matière d’emploi et de qualité de vie. Cette finalité pourrait donc favoriser les initiatives en matière de développement du numérique et de promotion du travail à distance, d’autant que la PNR 3 prévoit la création d’une plateforme numérique d’échanges permettant de mieux diffuser les connaissances. Ce troisième volet est accompagné d’un outil spécifique nommé non pas pactes ruraux, mais « pactes plus ». Il s’agit de contrats qui renforcent davantage encore le cadre d’action et le champ des possibles des MRC en leur donnant la possibilité d’établir des partenariats avec d’autres entités locales et de réfléchir aux politiques à mettre en oeuvre pour l’avenir des territoires ruraux. Parmi les objectifs des pactes plus, on note un volet portant sur les usages des outils du numérique (intégrer les technologies de l’information dans une perspective de développement du territoire; favoriser l’appropriation de ces outils par les citoyens de ces zones rurales). On y trouve d’autres objectifs, comme celui de mener des actions en faveur de l’intégration de nouveaux arrivants dans les zones rurales, ou encore des mesures relatives à l’implication de la jeunesse, mais aussi des aînés, dans le processus de développement du territoire rural.

Ces différents programmes ont facilité la mise en place d’une décentralisation territoriale au Québec permettant aux collectivités locales (MRC en tête) de décider elles-mêmes de la façon d’opérer pour redynamiser les milieux ruraux. En outre, les prérogatives des MRC ont été accrues en raison de la suppression récente des centres locaux de développement (CLD) et de la dissolution progressive des conférences régionales des élus (CRÉ). En effet, des projets de réformes législatives ont été soumis à l’Assemblée nationale du Québec le 26 novembre 2014. Cette volonté modificatrice fait suite à la signature du pacte fiscal transitoire[2] relatif aux transferts financiers aux municipalités pour 2015, mais elle s’inscrit également dans la recherche d’une nouvelle gouvernance régionale et de l’équilibre budgétaire 2015-2016. À la suite de cette réforme, l’actuel ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMOT), anciennement le MAMROT, a confié aux MRC une nouvelle responsabilité consistant à prendre toutes les mesures nécessaires pour faciliter le développement local et régional de leur territoire. Les politiques territoriales et les organismes qui en ont la charge évoluent donc sans cesse dans une optique de reconfiguration structurelle et territoriale. Ce fut particulièrement le cas dans les années 2014 et 2015.

Politiques territoriales mises en place au Québec en matière de télétravail

Dans l’ensemble des pays de l’OCDE, la notion de télétravail ne connaît pas de définition unique : inclusion ou non des travailleurs autonomes, durée du travail à l’extérieur du bureau central, inclusion ou non des télécentres ou tiers lieux, etc. En 1986, une étude prospective prévoyait qu’au Royaume-Uni de 10 à 15 % des salariés britanniques pratiqueraient le télétravail et que ce taux passerait à 15 ou 20 % à compter de 2005 (Long-Term Perspectives Group, 1987). Au même moment, en France, d’autres analyses estimaient qu’en 2005 le télétravail ne se développerait pas (Commissariat général au plan et Conseil national de la recherche scientifique [CNRS], 1986). Ces recherches, pourtant publiées à la même époque et portant sur la même période, apportent des informations contradictoires. Ce constat montre à quel point il est peu aisé de mener des prospectives en matière de télétravail, en raison de la difficulté d’anticiper les évolutions technologiques et l’accueil des employeurs et des salariés sur ce sujet, à laquelle s’ajoute la diversité des définitions. Pourtant, la population a toujours montré un vif intérêt pour le travail à distance. Ainsi, en 1984, afin de déterminer l’intérêt de la population pour le travail à domicile, une enquête a été entreprise dans quatre pays de l’Union européenne : l’Allemagne (dans la partie ouest du pays, alors nommée la République fédérale d’Allemagne), la France, l’Italie et le Royaume-Uni. Plus récemment, les travaux du CEFRIO (Tremblay, 2001) ont confirmé cet intérêt dans le cas du Québec en particulier. L’étude européenne, dont les résultats ont été publiés quelques années plus tard (CCE, 1987), portait sur une population active de 90 millions de personnes et 13 millions d’entre elles se sont déclarées favorables au travail à domicile.

De même, une recherche menée pour le compte de la British Telecom précise qu’un quart des salariés sont intéressés par le télétravail et qu’ils seraient disposés à travailler à distance à temps complet ou à temps partiel (Henley Centre for Forecasting, 1988, p. 51). Les liens unissant les technologies numériques et le travail donnent alors naissance à une nouvelle catégorie de salariés : les « nouveaux travailleurs en cols blancs à domicile » (Huws, 1984). Au Canada, les premiers projets d’intégration du télétravail au sein de grandes entreprises (Bell et Apple) datent des années 1980. Au sein de la fonction publique fédérale, on le voit aussi apparaître dès la fin des années 1970, tout au moins de manière informelle, notamment au Bureau des traductions. En Europe, la Charte européenne du travail à distance est rédigée dès juin 1997. Bref, l’intérêt pour le télétravail n’est pas nouveau et il émerge régulièrement, à la fois pour réduire les déplacements des gens des banlieues ou des régions rurales, améliorer la qualité de l’air des grandes villes, permettre d’atteindre les objectifs en matière de réduction des gaz à effets de serre et favoriser la conciliation travail-famille.

Le terme télétravail a été utilisé assez couramment dès les années 1970 (Morel à l’Huissier et Turbé-Suetens, 2010), surtout dans le monde anglo-saxon qui était en avance dans cette pratique; son usage s’est répandu à compter des années 1990 et a fait l’objet d’études plus approfondies. Cela s’explique par le fait que cette notion est étroitement liée aux évolutions technologiques, lesquelles ont marqué un tournant dans le développement du télétravail. Celui-ci est alors devenu un nouveau mode d’organisation du travail au sein des entreprises. Au cours de cette période, tous les pays de l’OCDE n’avaient pas atteint le même niveau de développement du télétravail. Ainsi, en 1988, les États-Unis comptaient trois fois plus de télétravailleurs que la Grande-Bretagne et dix fois plus que la France et l’Italie (Korte, Robinson et Steinle, 1988). À cette époque, le sujet intéressait de nombreux auteurs, mais pas véritablement les entreprises. Il est également difficile de déterminer le nombre de télétravailleurs au sein de l’Union européenne, tout comme dans les pays d’Amérique du Nord. La difficulté vient du fait que les entreprises qui autorisent le télétravail pour leurs salariés ne communiquent pas nécessairement sur ce thème et ne mènent pas forcément d’études sur le sujet, sans compter que les organismes statistiques nationaux ne s’y intéressent pas ou alors ils le définissent de différentes manières. À travers plusieurs faisceaux et indicateurs émanant de divers organismes, il est tout de même envisageable de proposer une tendance de la marge d’évolution connue par le télétravail.

Au cours des années 1990, les taux de télétravail au sein des pays de l’OCDE sont restés assez faibles, entre 2 et 7 %, alors que l’intérêt des individus et des organisations pour ce phénomène était beaucoup plus élevé, puisqu’il s’élevait à 40 % (Benchimol, 1994), atteignant même les 90 % en 2001 (Tremblay, 2001). En 2008, le Canada compte 5 % de télétravailleurs formels au sein des entreprises, contre 20 % de télétravailleurs occasionnels et informels (Tremblay, Majem et Paquet, 2008). Le « télétravail gris » occupe une place très importante sur le continent américain, où le dispositif n’a jamais été aussi formalisé, mais où il est nettement plus fréquent qu’en Europe. Par ailleurs, l’étude du Centre d’analyse stratégique parue en 2009 montre que le développement du télétravail est fortement corrélé à la pratique du management par objectifs et au développement des technologies de l’information. Depuis 2013, au Canada, Statistique Canada indique plutôt des pourcentages de l’ordre de 8 %, mais on peut convenir que le pourcentage est en hausse, surtout pour ce qui concerne le télétravail informel (sans entente formelle entre employeur et employés).

Enfin, l’importance du développement du télétravail est fortement liée au niveau de connexion à Internet dans tous les pays. La volonté de travailler à distance prend de l’ampleur dans les pays de l’OCDE en vue d’obtenir une meilleure articulation des temps sociaux et plus particulièrement une répartition optimale des temps personnels et professionnels (Baines et Gelder, 2003; Duxbury et Higgins, 2003). Les exigences de l’emploi font aussi progresser le télétravail, du moins dans sa forme à domicile (Tremblay, 2006).

En somme, l’intérêt des salariés comme des entreprises à l’égard du travail à distance ne cesse de croître et pourrait concerner 30 % de la population active des pays de l’OCDE dans les prochaines années, considérant la nature des métiers et des possibilités de connexion et d’usage du numérique. Cet intérêt pourrait atteindre les 50 % dès 2019 (Centre d’analyse stratégique, 2009), du moins si l’on parle de télétravail pendulaire ou occasionnel. Les politiques mises en place pour développer le réseau numérique et faciliter le télétravail ont déjà abouti à des résultats significatifs, notamment dans le monde anglo-saxon (Tremblay, Majem et Paquet, 2008) et au Québec en particulier.

RÉSULTATS OBTENUS PAR LE NUMÉRIQUE ET LE TÉLÉTRAVAIL EN MATIÈRE DE DÉVELOPPEMENT TERRITORIAL AU QUÉBEC

Les politiques publiques ont contribué à un regain de dynamisme d’une partie des zones rurales québécoises tant dans le domaine de l’expansion du numérique que sur le plan de la mise en place du télétravail, mais celles-ci manquent de cohérence pour le moment.

Présentation d’expériences en matière d’implantation du numérique, menées dans certaines zones rurales québécoises

Au cours des années 2000, des études menées par des économistes ont montré que, lorsqu’un territoire bénéficie d’un accès à Internet performant, cela rétroagit sur le développement économique et l’emploi. Ainsi, quand le réseau Internet à haute vitesse croît de 1 %, l’emploi sur ce territoire augmente de 0,2 à 0,3 %[3] et rétroagit sur l’économie locale du territoire concerné (Terrier, 2006).

Nous rendons compte ici des résultats de notre recherche, menée sur la base d’une recherche documentaire et d’entrevues auprès des acteurs des milieux évoqués, comme nous l’avons indiqué plus haut.

L’une des collectivités locales, figure de proue en matière de développement du numérique, est la municipalité québécoise de Bromont qui appartient à la MRC de Brome-Missisquoi, dans la région de la Montérégie. En effet, dès 2001, Bromont a mis en oeuvre le projet de Bromont ville branchée, afin d’offrir un accès Internet à haute vitesse à l’ensemble de son territoire – y compris dans les zones les plus éloignées. Dès 2006, le projet a porté ses fruits, puisque 92 % des foyers disposaient d’un accès à Internet à leur domicile, contre 54 % pour le reste du Québec. Sur le plan de la dynamisation des territoires ruraux, la ville de Bromont est parvenue à attirer de nouveaux habitants, de sorte que la population a crû de 25 % au cours de la période allant de 2003 à 2006. Cela a permis d’augmenter le taux d’emploi ainsi que l’activité économique dans la ville comme dans ses alentours[4].

En outre, du 1er juillet 2008 au 31 mars 2011, un groupe de travail sur les collectivités rurales branchées, créé à l’initiative du ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (MAMROT)[5], a dressé un état des lieux de la mise en place du numérique sur le territoire québécois (dans 86 MRC rurales et mixtes) et déterminé les besoins en ce domaine au sein des zones rurales. Une expérience pilote, visant à élaborer un plan numérique en faveur du développement économique des entreprises, a été mise en place au sein des trois MRC (Témiscamingue, Arthabaska et Vaudreuil-Soulanges). Au bout de presque trois ans, cette initiative a entraîné une augmentation notable du nombre de connexions Internet et le développement d’Internet à haute vitesse. Toutefois, en dépit de ces avancées, certaines zones rurales demeurent exclues de ces évolutions (comme le Nunavik dans la région du Nord-du-Québec), y compris des secteurs très urbanisés à côté de grands centres périphériques, en raison de la situation géographique (p. ex. des zones montagneuses, comme dans certaines parties de l’Estrie ou de l’Outaouais ou, encore, dans certaines autres zones pourtant situées à 30 minutes seulement des municipalités de Québec et de Montréal).

Au Québec, l’installation ou l’amélioration du numérique a contribué au développement de certaines entreprises et à la création ou au maintien de l’emploi. Ainsi, le réseau Internet à haute vitesse a incité l’entreprise Gemini à s’implanter à Cap-aux-Meules, arrondissement central de la municipalité des Îles-de-la-Madeleine. Son arrivée a permis la création de plusieurs dizaines d’emplois, alors que Cap-aux-Meules compte environ 1600 habitants. Dans le même ordre d’idées, un réseau Internet performant a rendu possible le maintien des activités de l’entreprise Équipements lourds Papineau à Saint-André-Avellin (3700 habitants), MRC de Papineau, dans la région de l’Outaouais. Cette entreprise emploie une quarantaine de salariés qui ont ainsi pu conserver leur emploi et maintenir à la fois l’activité industrielle et commerciale de la municipalité (qui a même augmenté depuis 2012) et sa population[6].

Mentionnons aussi la municipalité de Saint-Camille, située dans la MRC des Sources, au coeur de l’Estrie, qui compte de nos jours 500 habitants. Ce chiffre n’a pas toujours été constant ni même croissant dans les dernières décennies. En 1914, Saint-Camille comptait 1100 habitants, mais elle n’a cessé au fil des ans de perdre une partie de sa population, jusqu’à atteindre 440 habitants durant les années 1980. Cette baisse démographique a eu pour conséquence la fermeture de plusieurs entreprises (abattoirs, coopérative agricole, boulangerie et épicerie); certains services publics (les services postaux et les écoles) ont également failli mettre un terme à leurs activités. C’est dans ce contexte que la municipalité a mis en place différentes initiatives structurantes, telles que la création d’organismes communautaires ayant pour but de participer au développement de l’activité économique, au financement de projets professionnels ou encore de tisser des liens sociaux au sein de la municipalité de Saint-Camille (Le groupe du coin [1986]; Le P’tit Bonheur [1988]; la Corporation de développement socioéconomique (1995); ou encore la Clé des champs [2003]). Dès lors, en plus de favoriser sa redynamisation économique, Saint-Camille a posé les bases d’une amélioration du cadre de vie avec la mise sur pied de services publics de santé performants ou la construction d’un écoquartier en vue de faire venir de nouveaux habitants désireux de vivre dans une vaste propriété et de bénéficier des bienfaits de la campagne (le projet du rang 13). Dès 2004, le projet du rang 13 de Saint-Camille a été lancé afin de créer 25 logements qui ont permis la venue de 25 familles (3 couples de retraités et, surtout, 22 familles dont les adultes sont âgés de 30 à 40 ans, parmi lesquelles certaines sont composées d’enfants [30 enfants au total, majoritairement âgés de moins de 10 ans]).

Parallèlement au projet du rang 13, la municipalité a mis en place un réseau Internet à haute vitesse à compter de 2005 dans la perspective de permettre aux habitants (les nouveaux arrivants comme les anciens) de travailler chez eux. Les 22 familles du rang 13 qui sont encore en activité professionnelle sont, pour la plupart, des travailleurs indépendants ou de jeunes créateurs d’entreprise qui utilisent Internet et les technologies de l’information et de la communication au quotidien. Dès lors, en plus d’avoir fait venir environ 80 nouveaux habitants dans la ville de Saint-Camille, qui était composée d’un peu plus de 400 habitants, rappelons-le, le projet du rang 13 a relancé la dynamique économique. En 2015, la municipalité de Saint-Camille compte 525 habitants. Le numérique et l’Internet à haute vitesse ont attiré de nouveaux entrepreneurs qui peuvent soit travailler à leur domicile (ce qui est majoritairement le cas), soit travailler à distance, mais dans un bureau disposant d’un accès au haut débit (comme au troisième étage de l’organisme de développement communautaire Le P’tit Bonheur qui joue, parfois, le rôle de tiers lieu ou d’espace de télétravail). Enfin, on peut citer l’exemple de l’entreprise Citérémis, créée en 2005 par Jonathan Mercier, spécialisée dans la création de jeux vidéo comme Aztaka ou, plus récemment, RATS et qui possède désormais une renommée internationale. L’activité florissante de l’entreprise a permis la création de cinq emplois au cours des années 2007 à 2009. Le siège de l’entreprise est situé à Saint-Camille, au domicile de son jeune créateur. Celui-ci peut donc télétravailler tout en vivant dans une municipalité où réside l’ensemble de sa famille. Saint-Camille, avec l’ensemble de ces initiatives, a redynamisé son territoire et connaît un taux de chômage d’à peine 4 %, alors que dans l’ensemble du Québec le taux atteint plus de 8 %[7] .

Présentation d’expériences en matière d’implantation du télétravail, menées dans certaines zones rurales québécoises

Le travail à distance permet aux télétravailleurs d’exercer leur activité professionnelle dans le village où ils vivent, ce qui permet de dynamiser l’activité économique, et particulièrement l’économie résidentielle de ces territoires (Terrier, 2006). En effet, le télétravail en zone rurale offre les bienfaits de la vie à la campagne tout en facilitant la conciliation entre la vie de famille et une activité professionnelle. Il facilite à la fois le maintien en ces lieux de la population locale et l’accueil de nouveaux arrivants, lesquels sont, en général, des personnes actives, jeunes et qui peuvent être accompagnées de leur conjoint ou conjointe et même d’enfants dans certains cas. Ces nouveaux habitants permettent alors de lutter contre la vulnérabilité territoriale de la zone rurale concernée. Ces télétravailleurs s’installent de manière permanente dans les villages de campagne ou les zones rurales, ce qui accroît l’activité industrielle, commerciale ou de services et peut même créer de l’emploi, dans une certaine mesure car la plupart des télétravailleurs en zone rurale sont des travailleurs indépendants et autonomes. Néanmoins, les télétravailleurs qui ont une famille participent à l’économie résidentielle (les commerçants locaux ont plus de clients) et permettent à certains services publics (p. ex. les services postaux, les établissements d’enseignement) d’être préservés, ce qui est un bienfait pour l’ensemble des habitants. Afin de justifier nos propos, nous allons présenter plusieurs exemples significatifs tirés de notre recherche; dans ces cas, la mise en place du télétravail a contribué à revitaliser certaines zones rurales du Québec.

Depuis 2011, la MRC des Appalaches s’emploie à repeupler certaines parties de son territoire. La municipalité de Thetford Mines et la MRC sont ainsi passées respectivement de 25 411 habitants à 30 000 et de 43 201 habitants à 50 000 (MRC des Appalaches, juin 2011). Pour ce faire, la MRC a décidé d’inscrire cet objectif dans le cadre des politiques nationales de la ruralité en améliorant la qualité de vie. Elle souhaitait ainsi donner envie à la population de rester, mais espérait aussi faire venir de nouveaux arrivants en assurant la promotion du travail à distance. Sur ce territoire, le développement du numérique a permis le déploiement du wifi et d’un réseau Internet à haut débit, ce qui a facilité la mise en place du télétravail ou, pour les travailleurs autonomes, du travail à distance de la clientèle. En octobre 2011, la MRC des Appalaches a créé un fonds de soutien pour le déploiement de l’Internet à haute vitesse. Ce fonds, financé par le pacte rural couvrant la période allant de 2007 à 2014, était composé d’un montant de 96 000 dollars destiné à développer le réseau Internet dans dix-huit municipalités rurales du territoire, parmi lesquelles huit étaient dévitalisées[8]. L’argent a été utilisé soit pour installer des antennes relais facilitant la connexion à Internet, soit pour rembourser directement aux habitants une partie des frais de branchement qu’ils avaient engagés pour obtenir un réseau. Cela a favorisé la venue de nouveaux arrivants désireux d’élever leurs enfants dans une atmosphère calme, éloignée du stress de la vie urbaine. La MRC a également offert des prestations en matière de santé, de loisirs et de culture très intéressantes, aussi bien pour les retraités que pour la jeunesse, ce qui a accru d’autant l’attractivité des lieux.

De même, la MRC d’Argenteuil a participé, dès le 18 septembre 2002, au programme Villages branchés du Québec qui a contribué à équiper toutes les administrations publiques de la MRC (les locaux de la MRC et des municipalités, tout comme les écoles) de la fibre optique dès 2004. Ce secteur géographique est une zone rurale, mais qui se trouve à environ une heure de Montréal. Cette proximité en fait un territoire très prisé par les retraités qui ont travaillé à Montréal et qui sont désireux de vivre dorénavant à la campagne, mais aussi par les Montréalais souhaitant acquérir une résidence secondaire, non éloignée de leur domicile principal, et y travailler le week-end ou parfois en semaine. La population de la MRC n’a donc pas diminué. Cependant, certains secteurs prennent surtout la forme de villages de vacances (villages-dortoirs), composés de résidences qui ne sont habitées de fait qu’une partie de l’année. L’effort était donc insuffisant pour favoriser réellement l’économie résidentielle et redynamiser le territoire. C’est pour cette raison qu’à compter de 2009, la MRC d’Argenteuil a voulu aller plus loin encore en cherchant à développer le réseau Internet et celui de la télécommunication dans l’ensemble du territoire – y compris dans les zones rurales les plus éloignées où la population est vieillissante. En effet, près de la moitié des habitants du territoire ne possédaient alors pas Internet (soit 15 000 personnes). Seules les zones urbaines et périurbaines étaient desservies par un réseau Internet. Les entreprises privées Bell Canada et Vidéotron ont participé à l’installation et à l’entretien des réseaux de fibres optiques. Au cours des cinq dernières années, grâce à cette politique publique, la fracture numérique s’est réduite, l’activité économique a augmenté, tout comme le télétravail. Le travail à distance est en effet pratiqué aussi bien par les entreprises que par les fonctionnaires des administrations publiques de ce territoire. Cette pratique est encouragée par les élus locaux qui mènent des politiques publiques en faveur de l’optimisation des ressources humaines disponibles sur le territoire, notamment par le travail à distance[9]. Ainsi, au sein de la MRC d’Argenteuil, près de 50 % des fonctionnaires travaillent à leur domicile au moins une journée par semaine. Les résultats de ce changement de lieu de travail sont très positifs, puisque les agents se disent plus concentrés sur leurs tâches lorsqu’ils sont chez eux; les gestionnaires se montrent également très satisfaits du travail fourni par leurs subalternes. La revitalisation est en très bonne voie d’aboutir. Toutefois, les résultats seraient encore plus significatifs si les actions menées étaient plus cohérentes.

Des politiques publiques en faveur du développement territorial manquant de cohérence et de concertation

Les politiques publiques québécoises en matière de développement territorial semblent davantage procéder de la volonté politique des élus d’apposer, pour ne pas dire d’imposer, leurs noms sur une réforme. L’autorité politique en place cherche essentiellement à se donner une image positive, en démontrant la venue prochaine d’une avancée, voire d’un regain de dynamisme. Il semble s’agir avant tout d’un processus de communication et d’affichage politique. Tout le monde approuve la nécessité de réformer, mais les opinions divergent quant aux éléments à changer et à la façon d’apporter les changements. La plupart des processus réformateurs ont proposé des remèdes sans avoir d’abord diagnostiqué les maux dont souffrent les territoires ruraux québécois.

Depuis plusieurs décennies, la place de l’État dans les sociétés occidentales et dans les processus de régulation publique a été contestée, car on la jugeait inefficace sur le long terme en matière économique. C’est la raison pour laquelle les décisions en matière de réorganisation territoriale relèvent désormais davantage de l’initiative citoyenne (la société civile), voire de l’économie de marché (Delmas, 1991). Le Québec n’échappe pas à cette nouvelle quête de productivité et de performance comme norme prioritaire. Les notions de performance, d’efficacité et d’efficience sont fortement mises en avant, mais, pour autant, cela n’a pas donné lieu à une politique nationale cohérente en matière d’implantation du numérique sur l’ensemble du territoire. L’application de mesures favorisant le numérique est souvent plus politique que scientifique ou, du moins, elle manque quelque peu de cohérence. Cette dernière permet parfois de faire passer des injonctions difficiles à justifier. En matière de communication, les réformes territoriales sont en outre plus facilement décelables et visibles par les citoyens.

Le développement économique du territoire passe alors par un entremêlement des logiques de marché et des initiatives locales (Graeber, 2015). Cette hybridation soulève des paradoxes de fonctionnement pouvant aboutir à des logiques antagonistes (Martinet et Payaud, 2006), voire à un mode de fonctionnement illogique et inopérant. Ainsi, en matière de développement des territoires québécois, certaines réformes mettent en avant l’intérêt du pouvoir central (programme Communautés rurales branchées), alors que d’autres axent leurs priorités sur les initiatives locales et la décentralisation (pactes plus) ou encore sur la réduction de la dépense publique (pacte fiscal de 2015). Il arrive même que l’on trouve ces trois objectifs antagonistes dans les mêmes dispositifs (pactes ruraux).

De plus, si l’on prend l’exemple des pactes ruraux québécois, on constate que ceux-ci ont l’inconvénient de posséder une portée générale et de ne pas prendre en compte les atypismes de chaque territoire. Or, les MRC du Québec n’ont pas toutes le même point de départ. Certaines ont encore beaucoup de chemin à parcourir dans leur développement, notamment en ce qui concerne le numérique. D’autres possèdent un territoire rural beaucoup plus vaste. Les problématiques sont différentes, alors que les pactes ont des contenus peu diversifiés. À ces disparités s’ajoute la concurrence entre territoires. Celle-ci est perçue par certains de nos interlocuteurs comme stimulante pour la relance économique de tout le Québec, mais aucune réforme ni aucun organisme ne joue le rôle de coordonnateur des actions ou de régulateur décisionnel. Aucune stratégie destinée à établir une cohérence d’actions sur l’ensemble du territoire québécois n’est mise en place ou même projetée. Ce manque de cohérence et de coopération fait cruellement défaut. Or, ce constat n’est pas surprenant et peut même s’expliquer, car pour redynamiser économiquement les territoires il est indispensable de se détacher des contingences du moment pour prendre des décisions réformatrices valables dans tout le Québec. Néanmoins, pour ce faire, il faut choisir de mener des politiques publiques neutres et impersonnelles; or, c’est précisément ce double caractère – neutre et impersonnel – (Mayntz, 1997) qui porte atteinte à l’efficacité des dispositifs. Sur certains territoires québécois, ces réformes organisationnelles fonctionnent (comme pour les MRC d’Argenteuil et de Brome-Missisquoi), mais d’autres ne se reconnaissent pas dans leur contenu et se retrouvent évincés du développement économique et social souhaité.

CONCLUSION

Les innovations technologiques, et particulièrement le travail à distance, peuvent participer à la revitalisation territoriale des zones rurales québécoises en améliorant les conditions de vie et en relançant l’activité professionnelle tout en rendant le territoire attractif. Ces évolutions connaissent toutefois certaines difficultés. Par exemple, lorsque le haut débit est envisageable dans ces milieux ruraux, les abonnements sont généralement plus coûteux, ce qui exclut une partie de la population et ne permet pas de lutter contre la fracture numérique. À l’échelle tant fédérale que provinciale, les espaces ruraux doivent donc continuer à être soutenus financièrement dans leur développement et leur émancipation. Or, à l’heure actuelle, on prône avant tout l’équilibre budgétaire, à un point tel qu’on érige la réduction des dépenses publiques, voire le non-interventionnisme absolu, au statut de dogme. Toute réforme publique préconisant l’inverse est vue comme une hérésie et condamnée, au motif que cet axe dérive de la pensée dominante. Les solutions alternatives sont donc mal perçues et surtout trop peu étudiées.

On peut regretter le manque d’analyses de fond relatives aux difficultés vécues par les territoires du Québec et à l’apport que pourrait constituer le développement du numérique. L’objectif de la productivité à tout prix est aujourd’hui mobilisé dans les discours politiques, mais ce terme est rarement défini dans ce contexte précis. Cette notion est utilisée largement, sans analyse approfondie de ses modalités de mise en oeuvre et des résultats possibles. Il serait préférable de déterminer en amont les atouts et les besoins d’un territoire rural avant d’entreprendre telle ou telle action réformatrice. Les différentes politiques qui ont été mises en oeuvre manquent toutes cruellement de diagnostics préalables afin de déterminer quels sont les maux à guérir. Il faudrait donc adapter ces contrats aux besoins propres à chaque zone rurale concernée.

Enfin, en matière de travail à distance, comme de numérique, les territoires du Québec n’ont pas encore mis en place d’actions concertées, alors que la concertation était l’un des engagements en faveur du monde rural énoncés dans la PNR 3. Pour l’heure, ces initiatives sont locales et manquent de cohérence. Il nous paraît indispensable d’établir un maillage territorial cohérent où les MRC concernées par la dévitalisation territoriale échangeraient et mèneraient des actions concertées. À cet égard, quelques pistes de réflexion évoquées par nos interlocuteurs mériteraient d’être exploitées et pourraient servir de solutions.