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Le tourisme s’inscrit de plus en plus dans un contexte concurrentiel. Entre pays bien sûr, la France se targuant régulièrement d’être la première destination touristique mondiale, mais également à une échelle plus locale où les nouveaux régimes urbains de gouvernance (Pinson, 2009) permettent aux villes de construire des stratégies communicationnelles distinctives en vue de se différencier de leurs voisines. En tant que domaine de l’action publique, le tourisme se caractérise en France par sa dimension décentralisée et la place cardinale accordée aux offices de tourisme en tant qu’opérateurs de l’activité touristique sur le territoire. Cette autonomisation du local offre ainsi l’opportunité de mettre en oeuvre des stratégies faisant écho à l’approche du « tourisme créatif » telle que décrite par G. Richards : « various strategies to create distinctive places » (Richards, 2011 : 1245).

C’est ainsi le cas pour la ville d’Annecy où le tourisme – sous toutes ses formes – occupe une place prépondérante dans l’économie locale. En effet, cette ville, dont le tourisme de villégiature émerge dès le milieu du XIXe siècle à la faveur de l’attractivité des montagnes alpines, est la deuxième ville française à créer un « syndicat d’initiative », ancêtre de l’actuel office de tourisme. Celui-ci met rapidement en oeuvre des produits touristiques pour favoriser et allonger les séjours des visiteurs : circuits automobiles autour de la ville, aménagement de sites voisins tels que les Gorges du Fier, réalisation de livrets-guides et d’affiches publicitaires, mobilisation pour un meilleur accueil des touristes. Dès l’origine, ce sont ainsi les missions toujours traditionnelles d’un syndicat d’initiative ou d’un office de tourisme qui se développent : l’accueil des visiteurs et la promotion du territoire (Renucci, 1992 : 6).

L’après Seconde Guerre mondiale marque un bouleversement institutionnel complet avec la mise en place, en parallèle du syndicat d’initiative, de deux institutions complémentaires : le Comité touristique du Lac d’Annecy et le Comité des fêtes. Ce changement induit la constitution de deux destinations touristiques : le lac d’Annecy et la ville d’Annecy. Cette rupture, longtemps présente sur le territoire des bords du lac, est petit à petit réduite par le renforcement de la vocation de l’office de tourisme annécien à englober l’ensemble du territoire en 1975. Mais surtout, elle illustre deux tendances fortes du tourisme dans la ville. En premier lieu, il s’agit d’une ouverture sur l’espace environnant au travers d’un tourisme sportif, d’abord centré sur les sports d’hiver, puis étendu à l’ensemble des sports de plein air, en parallèle du développement d’une industrie de pointe dans ce domaine[1]. En second lieu, il s’agit d’une tendance ancienne à l’événementialisation de l’activité touristique par la mise en place de fêtes et festivals scandant le calendrier annuel, avec en point d’orgue la création du Festival international du film d’animation d’Annecy en 1960.

Pourtant, face à ces formes spécifiques de tourisme, d’autres occupent une place encore plus importante. On note ainsi, depuis les années 1990, une croissance forte d’un tourisme d’affaires grâce à la construction d’un centre de congrès. Mais cette activité est surpassée par un tourisme culturel et de villégiature proche d’un tourisme de masse[2], lui-même présent depuis le milieu du XXe siècle, attiré par la beauté des paysages entre montagnes et lac et l’authenticité médiévale de la vieille ville. L’activité touristique à Annecy prend donc de nombreuses formes obligeant les acteurs locaux à diversifier l’offre touristique afin de satisfaire les attentes supposées de ces multiples visiteurs.

Ainsi, face aux foules de visiteurs venus découvrir la ville, les industriels du tourisme, les associations locales et les représentants de la ville tentent de mettre en oeuvre une approche renouvelée du tourisme à Annecy. S’inspirant des tendances économiques et politiques issues du « tourisme expérientiel » (Prentice, 2001), ils proposent aux visiteurs une perception autre de la ville qui transcende les attractions touristiques traditionnelles – essentiellement les « markers » (MacCannell, [1976] 1999 : 44) que sont la vieille ville et le lac – pour inviter les touristes à découvrir la ville ailleurs et/ou autrement. Cette stratégie nous invite ainsi à nous interroger sur la nature même de l’expérience touristique, telle qu’elle est pensée et stratégiquement construite par les professionnels du secteur sur un territoire donné.

À la suite d’un retour théorique sur cette dimension communicationnelle et marketing des stratégies touristiques, pensées particulièrement en termes d’expérience de visite devant satisfaire un touriste-modèle, nous proposerons une analyse des stratégies mises en oeuvre par les acteurs du tourisme à Annecy pour proposer de nouvelles[3] formes de rencontres avec la ville. Cette analyse a été réalisée à partir de l’étude des documents de communication produits par les acteurs du tourisme et les représentants de la ville et grâce à la réalisation d’entrevues auprès de ces mêmes acteurs[4] Elle permet de repérer une dynamique visant à renouveler, ou plutôt enrichir, la promesse touristique de la ville d’Annecy. On peut dès lors s’interroger sur les formes de pratiques touristiques qu’elle tend à produire, et en particulier si ces formes peuvent répondre à celles liées au « tourisme créatif » ? Ainsi à un premier niveau, c’est un renouvellement complet de l’image de la ville qui est proposé, ambitionnant de dépasser les clichés touristiques traditionnels pour tendre vers l’image d’une ville créative et proposer aux visiteurs un nouveau pôle touristique urbain alternatif. À un second niveau, on relèvera que sont mises en avant des pratiques touristiques qui tendent vers une singularisation de l’expérience en ouvrant vers des domaines méconnus du patrimoine tant culturel que naturel et en inscrivant la pratique touristique dans une événementialité pensée comme un outil pour conférer une plus-value en termes d’expérience.

Le tourisme comme économie de l’expérience

En tant qu’objet d’étude, le tourisme a été initialement intégré dans une sociologie des loisirs le définissant comme une négation non seulement du travail mais aussi des obligations familiales, sociales, civiques, spirituelles (Dumazedier et al., 1966). Il n’est ainsi pas encore saisi comme un domaine d’activité et sa dimension économique reste secondaire pour les premiers chercheurs au profit d’une perspective sociologique et/ou anthropologique de part et d’autre de l’Atlantique (MacCannell, [1976] 1999). C’est ainsi la pratique touristique qui a intéressé ces chercheurs, et qui nous intéresse également dans le cadre de cet article, en tant qu’elle rend compte d’une prise de contact avec l’Autre. C’est particulièrement ce que tente d’expliciter l’expression « tourisme créatif » en décrivant de nouvelles modalités de médiation – entendue ici principalement comme les conditions d’une rencontre entre le visiteur et l’espace visité (Richards et Wilson, 2007 ; Gombault, 2014).

Cette pratique, comme nous l’avons évoqué en introduction, se révèle particulièrement diverse à Annecy, tant elle trouve son origine dans des motivations multiples (sport, culture et patrimoine, affaires, etc.). Les professionnels interrogés proposent ainsi d’envisager la pratique touristique, en particulier celle du tourisme culturel, à travers une hybridation, c’est-à-dire une conjugaison des pratiques touristiques culturelles avec d’autres pratiques, notamment sportives et de magasinage. Ce qui permet la définition d’une forme de tourisme, c’est alors moins la pratique en elle-même que le cadre qui la rend possible.

C’est ainsi en termes de destination touristique – la Destination Annecy – que les acteurs du tourisme d’Annecy prennent en considération leur activité. Celle-ci englobe tout un ensemble de produits touristiques concernant tant les évènements sportifs et culturels, les visites guidées, les hébergements et la restauration, etc. Le tourisme s’inscrit dès lors au coeur d’un marketing territorial visant à la construction d’une image, d’une promesse touristique (Jeanneret, 2014 : 66) qui doit être diffusée, principalement par l’office de tourisme, auprès des tour-operators nationaux et internationaux et doit attirer un public nombreux. Cette dynamique oblige les acteurs à mettre en oeuvre des stratégies différenciatrices des autres territoires afin de valoriser la « créativité de leur territoire comme une ressource durable [fournissant] ainsi de nouvelles expériences rencontrant l’intérêt des touristes » (Gombault, 2014 : 2).

Ce sont alors moins des produits touristiques, tels qu’on l’entend traditionnellement (visites touristiques, escapades) qui sont mis en avant, qu’une expérience de l’ailleurs, suivant ainsi les contours d’une économie de l’expérience (Pine et Gilmore, 1999). Et pour reprendre les mots de Pine et Gilmore en les appliquant au tourisme : « When he buys an experience, he pays to spend time enjoying a series of memorable events that a company stages to engage him in a personal way » (Pine et Gilmore, 1999 : 3). Cette insertion dans une économie de l’expérience incite les acteurs du tourisme à revoir leurs stratégies professionnelles en proposant des expériences nouvelles, d’autres produits touristiques, qui doivent offrir une plus-value en termes d’expérience. Ces stratégies peuvent conduire à la production de « hardware-based approaches » et de « software-based approaches » selon qu’elles s’ancrent plus autour de la conception d’infrastructures et de dispositifs d’un côté ou du développement de l’expérience de l’autre (Richards et Wilson, 2007 : 255).

Cet article s’intéressera ainsi moins à l’expérience effective que vont retirer les touristes des activités proposées dans la ville d’Annecy qu’à la manière dont les acteurs professionnels du tourisme énoncent leurs activités comme source d’une expérience « enrichie » par rapport aux activités touristiques traditionnelles. En d’autres termes, il s’agit d’analyser la stratégie communicationnelle à l’oeuvre en vue de proposer « more flexible and innovative forms of tourism expérience » (Richards, 2011 : 1229).

Construire une alternative culturelle au tourisme urbain

La mise en place d’activités touristiques est donc ancienne dans la ville d’Annecy. Elle se concentre traditionnellement sur les attractions phares que sont le lac, la vieille ville et ses monuments principaux : le musée-château et le palais de l’Île. Pourtant, les acteurs du tourisme annécien semblent vouloir proposer une nouvelle approche touristique de ces lieux, rapprochant notamment les visiteurs des enjeux contemporains tant sociaux qu’économiques de la ville.

L’économie touristique est à l’origine de la création d’une association patrimoniale en 1932, la Société du Vieil Annecy, témoin d’un mouvement national en faveur de la prise en compte du patrimoine urbain au tournant du XXe siècle (Leniaud, 1997). Elle organise à partir de 1952 les visites commentées de la vieille ville d’Annecy avant de laisser cette charge à l’office de tourisme. Ces visites guidées, intitulées désormais « À la découverte du Vieil Annecy », restent encore un dispositif majeur dans l’offre touristique de la ville. Pourtant, l’animateur de l’architecture et du patrimoine affirme qu’en dehors de cette visite guidée spécifique, aucune autre visite n’est programmée durant la saison estivale, principale période touristique. En tant que dispositif de médiation, la visite guidée n’est donc pas jugée comme le plus pertinent pour proposer un renouvellement de l’approche de la ville par les touristes.

L’obtention du label « Ville et Pays d’art et d’histoire » par la communauté d’agglomération d’Annecy donne de plus amples indications quant au renouvellement des activités culturelles, tant à destination des touristes que des habitants et du public scolaire. C’est particulièrement le cas depuis la mise en place d’un centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine (CIAP) dans le palais de l’Île (Navarro, 2014). Ce bâtiment, le plus photographié et visité de la ville, est principalement célèbre pour avoir été une prison dont on peut encore visiter les cachots au rez-de-chaussée. Le déploiement du CIAP aux étages supérieurs vise ainsi, selon son responsable, à modifier le regard des touristes sur la ville en détournant l’attractivité du site. Cet espace d’exposition est en effet pensé comme un lieu de présentation de l’histoire de la ville et de son patrimoine, mais surtout des enjeux contemporains de renouvellement urbain et de développement économique. Le discours expographique de l’exposition prend ainsi comme point de départ les clichés touristiques de la ville – par la mise en vitrine d’objets vendus dans les boutiques de souvenirs – pour déconstruire progressivement ces images d’Epinal en proposant des focus sur l’histoire de la ville jusqu’à ses enjeux contemporains (les différentes formes d’habitat, la mémoire industrielle, le travail et l’économie, etc.). Preuve en est également la programmation d’expositions temporaires qui alterne des expositions traitant du patrimoine et de ses usages contemporains (« Tirez la chevillette, la porte, objet et symbole », « La Manufacture, un quartier historique & Choix contemporains »), des expositions rendant compte de travaux menés par des chercheurs en sciences sociales sur le territoire (« Bouge la ville – 40 ans de skateboard et de musiques amplifiées », Espérons que – speriamo che, la mémoire des Italiens en Pays de Savoie ») ou encore des expositions présentant le travail de création d’artistes en résonance avec la ville (« Circonvolutions – Olivier Nord, photographe. Paysage contemporains de l’Agglomération d’Annecy »)[5]. Au sein des espaces d’expositions temporaires et permanentes, le responsable laisse également une place importante aux habitants par la présentation de témoignages, tant écrits qu’oraux, qui permettent d’orchestrer une médiation entre les habitants et les touristes.

Un autre lieu central de l’activité touristique de la ville témoigne également de ces changements progressifs. Le musée-château d’Annecy est un musée encyclopédique ou universaliste dont le collectionnement débuté au cours du XIXe siècle englobe aujourd’hui de nombreuses thématiques telles que la géologie, l’archéologie, l’histoire naturelle, les beaux-arts, l’art contemporain, l’ethnographie, les arts extra-occidentaux, etc. De ces multiples orientations muséologiques émergent, pour la conservatrice en chef, deux priorités dans l’évolution des collections : l’art contemporain et le cinéma d’animation. Cette dernière est d’ailleurs qualifiée par la conservatrice de « thématique spécifique à Annecy ». Ce domaine de collection a émergé progressivement au sein du musée suite à la création du festival du cinéma d’animation. Il est aujourd’hui intégré au musée par la présentation d’objets ou la projection de films lors d’expositions temporaires. Mais surtout il possède un espace d’exposition indépendant au sein du Conservatoire d’art et d’histoire, situé à proximité du château.

En 2004, un espace de préfiguration pour un musée du cinéma d’animation est créé, dépendant en premier lieu du musée. Il est intégré deux ans plus tard au sein de l’établissement public de coopération culturelle CITIA (Cité de l’image en mouvement) qui constitue un pôle de compétences et de ressources dans ce domaine et prend l’appellation CITIA Exposition. Cette création illustre le développement dans le bassin annécien d’un écosystème économique dédié aux industries culturelles et créatives, dont CITIA Exposition et le Festival sont les principaux volets touristiques. Dix ans après cette préfiguration, la question d’un redéploiement des collections de cinéma d’animation au sein d’un lieu à plus fort rayonnement et avec une meilleure attractivité est posée. Le choix s’est alors porté sur le site des anciens haras nationaux, racheté quelques années plus tôt par la mairie. Le dossier de presse du Contrat État-Région permettant le financement du projet en résume parfaitement les enjeux de renouvellement touristique inhérents :

Ce repositionnement à la fois géographique et structurel de cet espace sur le site du haras permettra de doter le territoire d’un outil culturel et éducatif à la mesure des ambitions du projet, et répondant à l’attente d’un public large, tant au niveau local qu’international[6].

En parallèle de ce projet de musée du cinéma d’animation, la municipalité envisage également, toujours au coeur de cet espace, l’installation d’un musée d’art contemporain en partenariat avec la Fondation pour l’art contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon fermée depuis quelques années.

La vocation de ces espaces des haras, situés à proximité immédiate du centre ville et de l’office de tourisme, est donc de renouveler les pratiques touristiques en créant un pôle culturel majeur proposant de nombreuses activités (atelier, master class, expositions temporaires, etc.). Mais surtout il s’inscrit clairement dans un marketing territorial de la ville d’Annecy visant à construire la ville comme « ville créative » (Aubry, Blein et Vivant, 2015), comme le prouve son intégration au sein du Label « French Tech in the Alps » en 2015. La place importante et grandissante donnée aux éléments faisant référence au cinéma d’animation dans les outils de communication touristique illustre parfaitement la stratégie à l’oeuvre : il s’agit d’offrir un pendant à l’image traditionnelle de la ville savoyarde et des paysages lacustres.

Pour une singularisation de l’expérience touristique

La Destination Annecy, diffusée à l’international par les professionnels du tourisme, met en avant certaines attractivités du territoire pour construire une promesse touristique singulière. Deux marqueurs sont spécifiquement valorisés – le lac et la vieille ville – afin de proposer deux formes principales de consommation touristique : le tourisme sportif et le tourisme culturel. Le film introductif du site internet de l’office de tourisme illustre parfaitement cette focalisation sur deux thématiques[7]. D’une durée d’environ cinquante secondes, il propose des séquences thématiques successives au nombre de cinq présentant les principaux aspects des activités touristiques d’Annecy. Mais ces séquences ne sont pas d’une durée identique, reflétant ainsi l’importance accordée à chacune d’elle : après une courte introduction, la séquence « bienvenue » dure environ sept secondes, les deux séquences suivantes « outdoor » et événements » sont deux fois plus longues (environ 15 secondes chacune) permettant la présentation d’une plus grande diversité d’images de la ville et des activités liées à ces thématiques. Suivent enfin les séquences « gastronomie » et « patrimoine » d’une durée sensiblement identique à la séquence introductive.

Revendiquer un tourisme « écoresponsable »

La première activité touristique inscrit donc la Destination Annecy comme lieu d’un tourisme sportif. L’image du Lac d’Annecy est centrale dans les communications touristiques, en particulier au travers de la communication visuelle qui montre, tant sur le site internet que sur les publications promotionnelles, des images du lac. Celui-ci a constitué historiquement la première attraction autour de laquelle s’est construite l’économie touristique de la ville dès le XIXe siècle. Le déploiement des bateaux à vapeur, le développement du canotage puis la création d’une plage artificielle en ont renforcé la position centrale. En parallèle, une véritable « mythologie » (Barthes, [1957] 2010) s’est développée au sujet de la pureté des eaux du lac suite à la mise en place d’un système d’évacuation des eaux usées à la fin des années 1950.

Notre site est connu internationalement pour la beauté de son paysage harmonieux mais aussi par la qualité de l’eau du lac qui, grâce à des efforts de protection menés depuis plus 50 ans en ont fait le lac le plus pur d’Europe[8].

Pourtant, la stratégie mise en oeuvre depuis quelques années vise à renouveler cet usage traditionnel du lac pour l’ancrer dans la pratique des sports de plein air en diversifiant les activités sportives initialement centrées autour des sports d’hiver en raison des stations de ski voisines, telles La Clusaz et Le Grand-Bornand. La ville d’Annecy est ainsi énoncée comme la « Capitale européenne des sports outdoor » en raison de son offre d’activités de plein air, activités nautiques (baignade, voile, ski nautique, plongée) ou activités de montagne (randonnée, VTT, via-ferrata, canyoning, parapente). Cette dynamique trouve un écho dans le développement économique où il est traduit en une marque « Outdoor Sports Valley – OSV » désignant un cluster d’entreprises dans le domaine de l’industrie des sports, et en particulier des sports de plein air, qui doit voir le jour en 2017. Cette articulation entre le monde économique et le tourisme est ainsi particulièrement frappante sur le site internet de l’OSV où la page d’accueil propose deux contenus différents : la description des activités sportives disponibles, les services apportés aux entrepreneurs[9].

Cette importance du tourisme de sports de plein air s’inscrit plus globalement dans la construction d’un tourisme qualifié de « durable » ou « écoresponsable » dans les communications touristiques. Cette dernière notion apparaît d’ailleurs clairement dans les supports de communication de l’office de tourisme en 2016 en désignant tant une catégorie particulière des activités proposées aux touristes qu’une certification des actions menées par la ville qui s’engage ainsi globalement dans une « démarche écoresponsable ». Plusieurs labels en ce sens (labels « Fleur d’or », « Pavillon bleu », « Clef verte ») sont ainsi mentionnés dans le dossier de presse de 2016 et ont pour effet de valoriser l’image de la ville d’Annecy et de ses environs. Cette stratégie inscrit le domaine du tourisme dans les discours d’accompagnement à caractère idéologique (Jeanneret, 2001) valorisant le recours à l’écologie et au développement durable. Elle fait également écho à la notion de citoyenneté en interrogeant la place du touriste dans l’espace qu’il visite et la responsabilité qui est la sienne dans la conservation de l’environnement. Surtout elle ambitionne de rompre la mise à distance – spatiale et parfois temporelle – qui est généralement propre à la pratique touristique pour renforcer l’appropriation[10] des lieux par le touriste.

Proposer une expérience authentique et insolite

En parallèle, une deuxième activité touristique est donc mise en avant par la communication touristique. Elle trouve son expression dans l’appellation fréquemment usitée « Venise des Alpes » qui décrit la particularité topographique de la vieille ville d’Annecy, ceinte par le lac et traversée par des canaux, et évoque un archétype touristique : la ville de Venise. Mais surtout, elle convoque un imaginaire qui inscrit cette fois-ci la pratique touristique dans une découverte principalement culturelle. Le directeur de l’office de tourisme confirme ainsi qu’une grande partie des visiteurs passant par son établissement sont des touristes excursionnistes attirés par le cadre qu’offre la ville et motivés par une recherche de dépaysement. C’est pourquoi des visites guidées et des parcours de visites permettant de découvrir la ville et ses principaux points d’intérêt sont proposés[11]. Ils invitent les visiteurs à déambuler dans une portion assez réduite de la ville, se concentrant sur les bords du lac et dans la vieille ville. Ce quartier, également appelé « Vieil Annecy », est présenté comme ayant une « atmosphère particulière »[12] en raison de son patrimoine matériel conservé et mis en valeur. Il est construit comme un espace hypersignifiant ou « hyperréel » (Eco, 2008) où tout doit évoquer la ville savoyarde traditionnelle : monuments historiques moyenâgeux (château avec donjon et créneaux, anciennes prisons), habitat vernaculaire avec arcades en rez-de-chaussée et parement à la chaux aux couleurs sardes, restaurants traditionnels de fondues et de raclettes, commerces à la décoration intérieure digne des chalets de haute montagne (Navarro, 2017). La vieille ville d’Annecy répond ainsi parfaitement aux critères d’un tourisme culturel où la recherche d’authenticité – réelle ou fabriquée – et l’atmosphère typique des lieux sont des motivations premières à la visite (Brunel, 2012).

Pourtant, on peut noter que, face à cette attraction qui attire les visiteurs en nombres, d’autres activités sont proposées en vue de multiplier les opportunités offertes aux touristes. En premier lieu, des lieux moins emblématiques, tels que le Centre de culture scientifique et technique « La Turbine » ou la Scène de musiques actuelles « Le Brise-glace », trouvent bonne place dans les communications touristiques et sont parfois présentés avant les monuments-phares de la ville, à savoir le palais de l’Île et le musée-château. Ils illustrent ainsi une tendance à proposer aux touristes la visite de lieux énoncés comme « contemporains » ou « avant-gardistes » et qui constituent les lieux de diffusion de la création artistique et scientifique locale.

En second lieu, c’est un intérêt pour des formes de patrimoine que l’on peut qualifier d’ « immatérielles » qui est valorisé. En effet, une partie du dossier de presse de 2010 de l’office de tourisme met en avant les traditions et les savoir-faire propres à la région savoyarde : la fonderie de cloche, la poterie ou encore le tournage sur bois. Pour découvrir ces patrimoines, les touristes sont ainsi invités soit à visiter des espaces patrimoniaux valorisant ces traditions, tels que la Fonderie Paccard, soit à rentrer en contact directement avec les artisans eux-mêmes[13]. Ces éléments sont également présentés à la fois sur le site internet de l’office de tourisme mais également sur le site internet des patrimoines du territoire, où il est possible de construire son propre itinéraire de visite en suivant des critères mêlant de multiples formes de patrimoine (architectural, industriel, naturel, etc.)[14]. Ce dispositif offre ainsi au touriste une apparence de plus grande autonomie dans la création de sa visite, bien que celle-ci doive se construire à partir d’un répertoire préétabli par le service en charge de l’animation du patrimoine[15].

Une rhétorique de l’insolite apparaît alors dans le discours touristique. Elle est présente sur la brochure de visite d’Annecy, où au milieu de trois autres promenades figure celle intitulée « Annecy insolite », et devient même une catégorie entière des activités proposées dans le dossier de presse de 2016 de l’office de tourisme ; l’insolite consistant ici à faire du vélo sur l’eau, dormir dans la chambre de prieur restée intacte depuis le XVIIe siècle, passer une nuit à flanc de falaise ou encore faire une balade en combi[16]. Cet insolite marque ainsi la volonté d’un changement d’appropriation du monde et redéfinit « le tourisme comme pratique symbolique qui place en son coeur le touriste et son expérience “expérimentale“ » (Vergopoulos, 2011 : 79). C’est bien la promesse d’une expérience unique et singulière qui est annoncée. Mais cette unicité et cette singularité sont doubles : il s’agit d’une expérience que le visiteur ne vivra (en principe) qu’une fois dans sa vie et il s’agit également d’une expérience qui ne peut se vivre qu’en un seul endroit, distinguant ainsi Annecy des autres destinations touristiques.

L’évenementialisation ou la médiation de l’expérience unique

Cette singularité prend également une autre forme, de plus en plus essentielle dans les productions touristiques : l’événementialité. La participation à un événement est en effet conçue comme ontologiquement unique et réintroduit la pratique touristique dans le domaine de l’expérience.

Fêtes, festivals, animations, manifestations en tout genre sont désormais des incontournables des destinations touristiques. Cette événementialisation touristique à Annecy n’est pourtant pas nouvelle. Dès les années soixante, une association est créée pour animer la vieille ville et est dénommée « Association du festival de la vieille ». Comme son nom l’indique, elle propose comme animation majeure un festival estival mais également une fête foraine, un feu d’artifice, des concerts. Aujourd’hui, ce festival, intitulé « Les Noctibules » est coordonné par le théâtre Bonlieue Scène nationale proposant des spectacles en nocturne au coeur de la ville. Toutefois, l’association originelle perdure sous un autre nom « Annecy traditions » marquant une volonté d’être plus en adéquation avec les événements qu’elle produit et de signaler son lien renforcé avec les traditions locales. Parmi ces événements, on note le retour des Alpages, soit la descente des troupeaux depuis les montagnes alentours au début de l’automne, qui promet aux touristes « un moment convivial et authentique » existant depuis le Moyen-Âge et emprunt de folklore et de traditions avec des démonstrations de vieux métiers, un défilé des troupeaux d’alpages et des dégustations des produits du terroir[17].

La place des événements dans la communication touristique est devenue récemment beaucoup plus centrale, comme le prouve la page d’accueil du site internet déjà évoquée précédemment. En effet, alors qu’il n’en était quasiment pas fait mention en 2010, ce sont principalement des événements qui sont mis en avant dans le dossier de presse de 2016, à la suite de la rubrique introductive « Nouveautés »[18]. Ils se sont diversifiés et ont été catégorisés, portant des qualificatifs tels que « sportifs », « culturels », « festifs et contemplatifs », démontrant que la stratégie d’événementialisation n’est pas spécifique à un domaine de l’activité touristique, mais en est bien transversale. La description de ces événements insiste fortement sur leur caractère unique, qu’on ne peut pas voir ailleurs : « Référence mondiale du cinéma d’animation » (festival du film d’animation), « Un des plus prestigieux festivals de musique classique » (Annecy Classic Festival), « Premier challenge multi-sports inter-entreprises de France » (Corporate Games). Cette stratégie vise donc à un premier niveau à singulariser la Destination Annecy face aux autres destinations touristiques.

Mais surtout, tous ces événements sont décrits comme des pourvoyeurs d’émotions : « cet événement se réinvente chaque année en intégrant toutes les nouvelles techniques des feux d’artifice et en faisant appel à des créateurs d’émotions » (Fête du Lac) ou encore « Le Pyroconcert est un spectacle où tous les sens sont sollicités : la vue, l’odorat, l’ouïe et même le goût pour ceux qui dégustent un cocktail durant cette soirée » (Le Pyroconcert). Les événements doivent ainsi ajouter une plus-value expérientielle à la pratique touristique. C’est à ce second niveau l’expérience touristique individuelle qui est singularisée.

La place grandissante de l’événement dans le domaine du tourisme peut ainsi s’expliquer par leur commune insertion dans des stratégies marketing (Tobelem, 2011) visant à valoriser les produits du territoire en répondant aux attentes des cibles envisagées. Elle illustre le développement d’une médiatisation, d’une diffusion de la promesse touristique, en amont de l’événement dans le but d’attirer le public. Ces stratégies fonctionnent comme des médiations de l’événement concourant à lui donner du sens et lui conférant une dimension symbolique (Lamizet, 2006). Ainsi, la participation à un événement touristique est pensée comme l’inscription du visiteur dans une démarche à la fois expérientielle et sémiotique. Ceci n’est pas sans faire écho à la rhétorique de l’insolite proposant au visiteur une expérience qui se présente comme alternative et exceptionnelle – bien que souvent effectuée par des milliers de personnes simultanément.

La singularité de l’expérience comme valeur symbolique et marchande

L’analyse de la communication touristique à Annecy révèle donc plusieurs tendances. Il s’agit tout d’abord de proposer aux touristes des expériences qualifiées d’uniques, tant sur le fond en abordant des thématiques originales, que sur la forme par la production d’événements ou de dispositifs singuliers. Ces expériences doivent ensuite faire interagir le touriste avec son environnement à la fois en facilitant le contact avec les habitants – par un contact plus souvent indirect par des dispositifs de médiation que direct – et en l’invitant à se questionner sur sa pratique touristique. Mais surtout, ces tendances illustrent la volonté de changement, ou plutôt de diversification, de l’image touristique de la ville. Cette dynamique témoigne de l’inscription du tourisme dans le domaine du marketing dans le sens où elle cherche principalement la saisie de nouveaux segments de clientèle (les sportifs, les fans de cinéma d’animation) en vue de renforcer cette activité dans la ville.

L’analyse de ces tendances au regard de la notion de tourisme créatif illustre ainsi la double dynamique évoquée par Richards et Wilson convoquant à la fois la mise en place d’infrastructure en tant que dispositifs de rencontre avec l’habitant – on retrouve par exemple ici le développement des expositions à dimension ethnographique mais aussi la création d’un pôle culturel – et également la convocation du symbolique au travers des expériences potentielles offertes aux visiteurs. Cette dimension symbolique des activités touristiques est particulièrement saisissable par l’instrumentalisation de nombreux discours à fort pouvoir symbolique (Bourdieu, 2001), tels que le développement durable ou l’interculturalité. La dimension créative du tourisme à Annecy apparaît ainsi plus mise en scène par les professionnels, instrumentalisée plus que revendiquée, dans le but de séduire de nouvelles franges de consommateurs attirés par un « discours de l’émancipation et de la créativité » (Bouquillion et Matthews, 2010 : 43). Cette accélération des transformations du tourisme se révèle comme fortement dépendante du renouvellement des activités économiques de la ville (industries des sports de plein air et du cinéma d’animation). Elle illustre ainsi plus globalement une transformation à l’oeuvre de l’image de la ville qui cherche, au travers d’un marketing territorial, à se valoriser par une intégration au sein des métropoles européennes, notamment par l’intermédiaire des nouveaux labels économiques (French Tech…) (Fournier, 2014).

Cette évolution semble marquer un mouvement fort vers la singularisation de la promesse touristique. Ce qui apparaît en effet essentiel à l’ensemble de ces stratégies est de proposer une expérience d’apparence unique à chaque touriste potentiel de la ville. Cette unicité, ou encore cette non-reproductibilité, de la pratique touristique lui confère une « aura » (Benjamin, 2011), une valeur symbolique nouvelle. Elle témoigne ainsi de la construction du caractère identitaire d’une pratique touristique de plus en plus individualisée et personnalisable. En effet, si cette pratique est ainsi pensée comme une modalité de rencontre entre individus de mondes différents – entre allochtone et autochtone – c’est aussi et surtout parce que la rencontre de l’autre est pensée comme un moyen de se comprendre soi-même (Ricoeur, 1990). Pourtant, on est en droit de se questionner sur cette individualisation de la rencontre et sa marchandisation par les professionnels du tourisme à Annecy lorsque celle-ci se révèle principalement orchestrée lors de visites ouvertes à tous en tout temps ou d’événements de grandes ampleurs.