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Dans Le pouvoir absolu, Arlette Jouanna avait proposé un examen minutieux des métamorphoses de la notion de « pouvoir absolu » au long du XVIe siècle. Alors qu’au début du siècle, il s’agissait du pouvoir, à n’utiliser qu’exceptionnellement, d’outrepasser les contrôles délibératifs des institutions, cette expression désignait plutôt, à la fin du siècle, la plénitude du pouvoir royal. Dans Le Prince absolu, l’auteure reprend l’enquête là où elle l’avait laissée en examinant l’évolution de cette nouvelle conception du pouvoir au XVIIe siècle.

La première partie examine les polémiques soulevées par les justifications théologiques du nouvel absolutisme, qui présentait le roi comme recevant son pouvoir directement de Dieu, plutôt que par l’intermédiaire du pape. Louis XIII trancha radicalement le débat en interdisant à quiconque de débattre, positivement ou négativement, de la nature du pouvoir royal, que ce soit le sien ou celui d’un autre souverain. Il se ménageait ainsi « un espace symbolique à lui réservé et inaccessible au regard des subordonnés » (p. 25). La majorité des auteurs s’accordaient à dire qu’un roi pouvait être injuste, mais l’obéissance absolue ne lui en était pas moins due. Or, cette obéissance due en dépit de la morale tendait à dissocier progressivement l’éthique et le juridique, parfois au grand désarroi des apologistes du pouvoir royal.

La deuxième partie examine la progressive, bien qu’incomplète, « genèse de l’impersonnalité de l’État ». L’inquiétude soulevée par la dissociation de l’éthique et du juridique avait alimenté les débats sur la notion de « raison d’État » à partir du début du XVIIe siècle. L’avènement de celle-ci suggérait l’existence d’une « structure d’ordre subordonnant les gouvernés aux gouvernants et pourvue d’une transcendance propre » (p. 76), suivant les définitions qu’en donnait l’oeuvre de Giovanni Botero (1589). On esquissait ainsi une sphère d’activité pourvue de sa morale propre et de sa technicité particulière. Cette dimension technique rendait possible l’existence de spécialistes, les « hommes d’État », assistant le souverain dans sa tâche. La figure du spécialiste, le « Ministre d’État » (Richelieu d’abord) rénovaient la réflexion sur la production de l’obéissance par l’appel à la raison et à l’intérêt des gouvernés. Paradoxalement, « la sacralisation du pouvoir se conjuguait de la sorte avec la désacralisation de son action. » Le retentissement de l’oeuvre de Hobbes, où l’État était fondé sur un contrat « horizontal » entre les sujets, contribua à valoriser l’idée que le jugement des sujets s’exerçait sur le gouvernement.

Or, et c’est l’objet de la troisième partie, l’émergence de la théorie de la monarchie absolue ne s’est pas fait sans résistances et n’a pas fait taire définitivement toute critique. Elle aura cependant affecté les conditions dans lesquelles l’opposition pouvait être exprimée. Les nobles ne rêvaient plus du partage du pouvoir et ne se révoltaient, pour l’essentiel, que pour contester le partage des charges par le monarque, ce qui revenait à le reconnaître comme l’arbitre suprême. Les États provinciaux cherchaient à protéger leur droit à consentir l’impôt, et les quelques-uns qui y parvinrent le durent principalement à leur efficacité à le lever et le récolter. Les parlements cherchaient pour leur part à préserver la délibération, le droit de remontrance et de temporiser l’exécution des lois, affirmant les droits de la conscience des parlementaires. Ces différents enjeux se combineront de manière complexe dans les événements de la Fronde.

Enfin, dans la quatrième partie, Jouanna évoque l’apogée et le déclin de l’imaginaire de la monarchie absolue sous le règne de Louis XIV. Apogée, car il est le monarque qui est allé le plus loin dans la neutralisation des remontrances des parlementaires, bien qu’il n’ait jamais pu neutraliser le droit au consentement des impôts dans les principaux pays d’État. Déclin, car l’exaltation de la personne royale, sous son règne, et la suppression des postes de ministres d’État alors que l’art de gouverner était en plein processus de sécularisation, créait un paradoxe qui risquait d’entamer la sacralité du monarque. Par ailleurs, la révocation de l’édit de Nantes « réintégrait le roi dans la catégorie univoque de prince défenseur de la foi et le privait de son mystère impénétrable ; il détruisait par là une partie des éléments qui avaient servi à la construction idéologique du régime absolu » (p. 221). Le dernier chapitre aborde le débat sur les « nouvelles attentes » à la fin du règne du Roi-Soleil. Le XVIIIe siècle allait devoir complètement refonder la légitimité monarchique.

Le prince absolu gagne à être lu en parallèle avec le classique Le règne de la critique de Reinhardt Koselleck (1954), oeuvre avec laquelle Jouanna entretient un discret dialogue dont elle nuance, confirme ou étaie ponctuellement les thèses au fil de son ouvrage. L’un et l’autre montrent à leur manière comment les structures idéologiques de l’absolutisme ont généré les formes de la critique moderne. Mais Jouanna montre de surcroît comment cette structure amorçait paradoxalement la sécularisation de l’État. Un troisième volet, qui porterait sur la monarchie du XVIIIe siècle, serait le bienvenu.