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Comprendre la place des mythes dans la peinture soviétique des années 1930 soulève de nombreuses questions : les héros soviétiques permettent-ils de légitimer l’histoire de l’URSS ? Pour reprendre l’argument de ce colloque : ces nouveaux héros renforcent-ils l’identité nationale et les valeurs véhiculées par le pouvoir ? Mais qu’est-ce que l’identité nationale dans un empire tel que l’URSS multiethnique ? Et jusqu’à quel point le pouvoir contrôle-t-il l’iconographie de ces nouveaux héros ? Quel rapport cela entretient-il avec le passé dont la révolution dit avoir fait table rase ? Afin d’apporter des éléments de réponse à cela, il faut comprendre comment ces images sont produites et surtout la façon dont elles sont lues. Cela nécessite avant tout de redéfinir certains aspects propres à la problématique de la situation artistique en URSS dans une décennie tout à fait décisive, avant d’introduire une étude de cas qui verra l’analyse de la thématique paysanne dans cette activité picturale.

Pour l’historien du XXe siècle, l’URSS révèle plusieurs niveaux de mythes croisant souvent l’utopie, impliquant donc la notion fort suggestive de bonheur[1]. Les légendes sont aussi évoquées. L’historiographie s’est construite à partir de ces mythes et légendes véhiculés par ceux qui avaient fait le voyage en URSS[2]. Il y avait ce que l’on savait, ce que l’on devinait et ce que l’on connaissait. Une propagande agitée, pour reprendre le titre d’une exposition qui a fait date « L’agitation pour le bonheur[3] », justement par des oeuvres utopiques. Étudier l’URSS est une entreprise passionnante car, depuis une vingtaine d’années, l’historien jouit d’un accès très facilité aux archives. Les légendes sur l’URSS, fondées sur une histoire écrite à partir d’intuitions, ont été remplacées par une histoire des faits, écrite par des historiens qui s’appuient sur des documents d’archives. Sheila Fitzpatrick, une des figures importantes de l’école révisionniste[4] note pourtant la nécessaire nuance à apporter à la révolution archivistique[5]. En revanche, y compris pour l’histoire de l’art, les archives invitent à cesser d’écrire des légendes sur l’URSS et à réviser un jugement hâtif qui a souvent poussé à mépriser cette production artistique. Deux éléments doivent être définis. D’une part, la question de la place puisqu’il s’agit d’étudier un mythe qui fonctionne sur cette idée d’identité nationale, à la fois russe et soviétique alors même qu’il y a utilisation d’autres mythes, y compris antiques. D’autre part, la décennie 1930 est absolument centrale à la fois pour l’activité artistique mais aussi pour la thématique rurale sur laquelle portera notre étude de cas.

Le choix d’un mythe proprement soviétique et non pas l’utilisation d’un mythe antique par les soviétiques permet de dépasser les problèmes liés à l’analyse des matériaux. De pair avec l’ouverture des archives, l’historien d’art a désormais accès aux réserves. Ces réserves sont celles des musées, elles sont stimulantes parce qu’elles offrent au regard des oeuvres parfois cachées à un moment ou un autre par le régime ainsi que toutes les collections privées et familiales qui, dans ce cas, recèlent d’oeuvres qu’on découvre bien souvent pour la première fois. Or, déterminer un corpus dans ce cadre est soumis à un très grand arbitraire : les inventaires sont rares, c’est souvent à la discrétion des particuliers et, même si de nombreuses familles d’artistes sont ravies d’ouvrir leurs trésors aux chercheurs, il est, dans l’état actuel d’un terrain de recherche relativement vierge, bien difficile de pouvoir élaborer un système. Le chercheur se heurte souvent à une datation arbitraire voire inexistante, sans compter les problèmes évidents d’expertise et de paternité des oeuvres présentées.

Il y a un regret de ne pas pouvoir étudier pleinement ces oeuvres car, dans certains cas, elles peuvent fonctionner comme une sorte de « journal intime » de ces artistes. Elles présentent un intérêt tout à la fois formel et contextuel : comment interpréter, par exemple, la Chute d’Icare, peinte dans les années 1960 par Arkadiï Plastov (1893-1972), artiste officiel en ce sens qu’il est académicien, membre de l’Union des artistes. Plastov a connu les honneurs du Prix Staline dans l’après-guerre mais, dans cette décennie khrouchtchévienne, au moment où il peint La Chute d’Icare, il est vu comme un peintre de l’ancienne génération, de ceux qui défendent un langage pictural qui paraît à beaucoup suranné. On peut donc parfaitement faire le lien avec la chute du trop ambitieux Icare. Ces spéculations pourraient être particulièrement riches mais il est difficile de les analyser de manière rigoureuse et systématique en l’absence de réception, d’articles critiques, de contrats de commande sur lesquels s’appuyer. Donc la « place » évoquée ici est celle qui s’inscrit dans la sphère du plein jour, dans la sphère « officielle ».

Aborder le mythe dans la peinture soviétique des années 1930 exige d’aborder la définition du réalisme socialiste, doctrine ou méthode esthétique élaborée au début de la décennie. Propagande et censure sont des notions qui doivent être nuancées lorsqu’on étudie l’expression artistique en Russie à la période soviétique. Discuter cette notion renvoi au point d’interrogation de l’argument de ce colloque : la réalité dépassée ?

Il est difficile de définir le réalisme socialiste, en particulier dans le domaine pictural[6]. On constate l’échec de définition dans un écrit paru dans la revue Esprit en France en 1959 sous pseudonyme :

Qu’est-ce que le réalisme socialiste ? Que signifie cette bizarre expression qui fait mal aux oreilles ? Peut-on parler d’un réalisme socialiste, capitaliste, chrétien ou mahométan ? Cette idée irrationnelle correspond-elle à quelque chose de réel ? […] Est-ce une fiction, un mythe, un truc de propagande ? […] la littérature, la peinture, le théâtre et le cinéma soviétiques s’évertuent à prouver à tout prix qu’ils existent. On évalue la production du réalisme socialiste en milliard de feuilles imprimées, en kilomètres de toiles et de pellicules, en siècles d’heures. Des milliers de critiques, de théoriciens, de critiques d’art, de pédagogues se cassent la tête et attrapent une extinction de voix à force de fonder, d’expliquer, de faire comprendre son caractère matérialiste et sa nature dialectique[7].

Au-delà de cet aveu d’impuissance, on peut évoquer des phrases qui ont été popularisées très largement, y compris en dehors des frontières. D’une part, l‘oeuvre doit être « socialiste dans son contenu et réaliste dans sa forme » : ce qui peut signifier plusieurs choses. L’oeuvre doit avoir valeur de propagande or, les objets de la propagande changent fréquemment. D’autre part, elle doit être une « représentation concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire ». Incarner la réalité dans son développement révolutionnaire signifie donner une image qui anticipe la réalité, ce sont « Les lendemains qui chantent ». C’est donc à priori tout sauf la réalité. L’essence de l’oeuvre soviétique est donc de dépasser la réalité en la faisant passer pour la réalité existante.

Le problème serait alors réglé : la réalité est dépassée. Sauf que ce réalisme socialisme ne s’est jamais réalisé dans le sens où il n’a jamais été appliqué à la création dans son entier. Il s’agit d’un point central et controversé qui nécessite de présenter la situation artistique et l’évolution historiographique ouvrant le chemin à notre étude de cas. Schématiquement, de nombreux groupes s’affrontent dans les années 1920 et deux dominent : la Société des artistes de Chevalet [OST[8]] dont sont notamment membres David Chterenberg[9], Piotr Viliams[10], Alexandre Deïneka[11] et l’Association des artistes de la Russie révolutionnaire [AKhRR[12]]. Les deux s’attachent à une peinture narrative, les uns [l’OST] prônent des sujets sportifs et industriels et les seconds [l’AkhRR] des sujets plus passéistes. En 1932, un décret dissout les groupes et, à partir de 1934, est élaborée au Premier Congrès des écrivains soviétiques la formule de réalisme socialiste. Cette notion a peu de consistance, elle est discutée en particulier dans les Unions[13], sans jamais parvenir à un consensus. Le plus grand mythe sur l’URSS reste de croire que cette dernière a réussi à appliquer son idéologie à tous les niveaux de la société en l’occurrence ici à toutes les oeuvres d’art. Cela relève selon nous d’une certaine naïveté. Dans la décennie qui nous intéresse, tout est régi par un très grand arbitraire avec des problèmes d’élaboration et d’application de la doctrine. L’écart entre les préceptes théoriques et leurs réalisations pratiques est abyssal. Le mythe qui plane sur l’historiographie considérant que l’URSS aurait « réussi », en ce sens que le réalisme socialiste aurait normalisé intégralement l’expression artistique est largement à revoir.

Le choix de la thématique paysanne dans les années 1930 n’est pas évident. En effet, si on pense à la création par les soviétiques d’un mythe endogène, ce n’est pas la ruralité qui vient en premier à l’esprit. Des images illustrent parfaitement le mythe soviétique aux yeux occidentaux, en particulier parce qu’il a été popularisé pour une large audience pendant la Guerre Froide : le célèbre tableau en URSS de Serafima Rianguina (1891-1955) Toujours plus haut (1934) qui fait la couverture d’une des revues d’art les plus lues Tvortchestvo [La Création] peut l’illustrer. Le thème de ce tableau reprend un sujet répandu sur cet art soviétique : l’idée de battre un record, anticiper sur la course aux Américains. La force, le concours, l’industrie, le sport trouvent leur illustration dans la peinture soviétique mais discuter de la « réalité dépassée » peut s’avérer particulièrement stimulant avec la thématique paysanne.

La limite chronologique prend aussi son sens par rapport à la thématique choisie. Les années 1930 en effet sont préoccupées par la mise en place de la collectivisation[14]. Pour chercher à comprendre s’il y a création d’un mythe, nous proposons de regarder s’il y a une iconographie de la peinture de la campagne et quelles en sont les lignes principales. Il faut avant tout rappeler la place particulière que la ruralité a eu dans l’histoire russe tsariste puis soviétique. La paysannerie préoccupe le pouvoir et est au centre de toutes les attentions. C’est un pivot central de l’identité russe : beaucoup la perçoivent comme l’essence même du peuple russe (attitude de Tolstoï), d’autres y voient l’incarnation de la bêtise et du mal. Cette attention se traduit dans les arts visuels : l’Académie et l’art de Salon du XVIIIe siècle commandait que le bon goût résulta des formes sérieuses d’art et refusait donc l’image simple de paysan. À la toute fin du siècle, on voit apparaître la « scène de genre » avec le paysan dans des scènes rurales ou le type du « rustique sympathique ». Il faut attendre le XIXe siècle pour voir une nouvelle approche de la paysannerie avec Alexeï Venetsianov qui crée de véritables portraits de paysans, à la fois religieusement affairés à leurs tâches et vêtus de tout un costume trahissant son fort intérêt pour le folklore[15]. Ces derniers deviennent de véritables icônes pour l’imagerie paysanne. Venetsianov va dédier presque toute son oeuvre à la paysannerie abordant à travers elle, l’image qu’il se fait de la dignité humaine. On y évoque à travers le monde rural toute une réflexion sur le temps qui passe, le cycle des saisons à travers le travail paysan et la maternité. Cette quintessence de l’âme russe dans le contexte dix-neuvièmiste du combat slavophile contre occidentaliste—celui-là même qui agita Dostoïevski—est incarné par le paysan avec l’idée d’une responsabilité de l’intelligentsia aux souffrances du peuple. L’oeuvre de Venetsianov est l’une des plus cohérentes sur lesquelles s’appuieront les artistes soviétiques reprenant la thématique. La clef de voûte du problème est en cet endroit : une identité russe et non soviétique, associée à une idée religieuse véhiculant des valeurs morales ancestrales qui vont entrer en conflit avec l’homme nouveau.

Au XXe siècle, la paysannerie occupe toujours une place centrale[16]. Cette paysannerie subit dékoulakisation et collectivisation et un retour au peuple sous Khrouchtchev. Elle est ainsi au coeur des problématiques artistiques au XXe siècle : avec Sergueï Essenine (1895-1925), le poète paysan ou encore Nikolaï Kliouïev (1884-1937) qui rêve d’un « royaume paysan[17] », mais aussi avec un courant entier de la littérature : La prose de la campagne [Derevenskaia proza]. Du début à la fin du siècle la question du mythe paysan, cette fois mythe littéraire et mythe artistique y est présente.

Il y a bien sûr une difficulté pour certains à prendre position—au moins durant la guerre civile—dans le clivage ville-campagne. Un texte de Trotski écrit en 1922-1923, et publié en 1924[18] qui aborde justement ce fort clivage ville / campagne exacerbé par les tensions sociales de la guerre civile, et montre que la campagne en tant que source d’inspiration dans les années 1920 avait été plus difficile à assumer :

La majorité des « compagnons de route » est formée d’intellectuels qui chantent le moujik. Or, l’intelligentsia ne peut accepter la révolution en s’appuyant sur le moujik sans faire preuve de sottise[19]. […] Si on abandonne la ville, c’est-à-dire si on laisse le koulak la morceler sur le plan économique et Pilniak en faire autant sur le plan de l’art, il ne restera plus de la révolution qu’un processus de régression plein de violence et de sang[20].

Les compagnons de route que Trotski évoque ici sont les écrivains Boris Pilniak (1894-1938), Vsévolod Ivanov (1895-1963) et Sergueï Essenine dont les oeuvres témoignent une vision à la fois lyrique et nostalgique de la campagne. La situation change au début des années 1930 où le pouvoir encourage à des fins de propagande la thématique de la campagne dans ce contexte de collectivisation et par les statistiques officielles le mythe remplace la réalité. La peinture est également mobilisée. Ces héros permettent-ils de légitimer l’histoire soviétique ? Contrôle-t-on l’iconographie de ces nouveaux héros et véhiculent-ils des valeurs passéistes ?

En 1934, la presse avait constaté que les beaux-arts étaient en retard sur la littérature dans l’illustration de la collectivisation. Pour remédier à cela, on développe des missions de création et les artistes sont envoyés dans les kolkhozes. Ces missions de création [Kommandirovka] dans les fermes collectives (kolkhozes et sovkhozes) sont fréquentes et peuvent avoir des durées et des destinations variables y compris à l’extérieur du territoire soviétique. La plupart des oeuvres réalisées en ces occasions sont ensuite reproduites dans la presse assorties d’articles.

Certains tableaux sont érigés en icônes de la représentation des kolkhozes. La toile Au déjeuner chez les mères [Obed k materiam] de Taras Gaponenko (1906-1993) est présentée le 1er juin 1935 au Musée des beaux-arts de Moscou. La toile est remarquée par la critique pour la qualité mûrement réfléchie de sa composition et pour l’optimisme qui s’en dégage. Elle peut être mise en parallèle avec une photographie de Mark B. Markov-Grinberg (1907-2006) plusieurs fois reproduite en 1935 montrant des paysannes au champ, râteau et fourche à l’épaule, et une femme au centre brandissant un enfant au-dessus de sa tête. Si la position de la femme trouve écho dans la posture de l’homme à gauche dans la toile de Gaponenko, la photographie est typique des documents de propagande : les personnages s’avancent avec assurance vers le spectateur. Dans l’oeuvre peinte, la scène se déroule sans lien nécessaire avec le public.

En outre, des artistes qui apparaissent justement dans cette seconde moitié de la décennie, comme Arkadiï Plastov vont devenir les chantres d’une peinture paysanne bien loin d’une plate illustration de la collectivisation. Durant son demi-siècle d’activité, Plastov crée une imagerie paysanne qui a tout à voir avec Venetsianov, avec cette essence de l’identité russe prônée au XIXe siècle. Cette iconographie paysanne n’est pas un mythe ni une légende que Plastov aurait construit en déconnexion avec la réalité mais bien la représentation du village et du moujik russe au XXe siècle. La réalité n’a pas été anticipée par la création des images de Plastov ainsi que le prônait le réalisme socialiste mais la réalité du réalisme socialiste a été dépassée par la volonté de certains de ces artistes.

L’intérêt de relever ces mythes dans la peinture soviétique permet d’aller à l’encontre d’une l’historiographie consistant à ne voir ces images que dans une grande simplification de leur grille de lecture. Les différents niveaux de sens que véhiculent ces peintures montrent parfaitement l’inverse. En outre, le problème de la mimesis, du réalisme socialisme optimiste, est mis à mal. Comme l’a montré l’étude de l’illustration de la thématique rurale : un bon nombre de peintures, à l’encontre de ce que préconise la doctrine esthétique soviétique, véhiculent une image lyrique du monde rural qui rejoint les écrivains célébrés au début du siècle et le poète Essenine. La production picturale dans les années 1930 montre qu’une oeuvre peut transcender la réalité pour créer un nouveau mythe, de nouvelles légendes mais aussi témoigner d’un monde.