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Issu d’un colloque de juin 2013, cet ouvrage volumineux constitue une sorte d’hommage rendu à l’ethnologue Jean-Loup Amselle. Celui-ci, né en 1942, a débuté son travail avec des collègues de grand renom, fondateurs de cette discipline (Levy-Strauss, Balandier...). Tantôt avec eux, tantôt contre eux, il a contribué à reformuler profondément l’anthropologie française, notamment l’approche africaniste.

Hommage en dynamique puisque, aux textes d’une quinzaine de contributeurs, répondent de belles pages d’un auteur toujours très compréhensible. Le tout se divise en quatre parties, d’abord avec un retour sur les principaux concepts et textes d’Amselle, ses grands auteurs favoris (Sartre en particulier), sa propre influence sur les débats intellectuels des 40 dernières années, une discussion sur les méthodes anthropologiques et, finalement, une ouverture vers « d’autres horizons ».

Si a priori, le livre Anthropolitiques peut sembler à distance des questions courantes traitées par les géographes, ceux-ci y trouveront pour autant beaucoup de substance réflexive. En effet, nous utilisons maintenant régulièrement les principaux apports de cet auteur : par exemple, ses termes successifs métissage – abandonné car il suppose deux composantes pures au départ – remplacé par branchements, ses positions déconstructivistes de catégories, pourtant centrales, comme celles d’ethnie, d’identité... La liste est longue... On découvre au fil des pages comment son oeuvre sans concessions – comme le dit le titre du volume – teintée de formules chocs et autres provocations, l’a peut-être un peu privé d’une carrière universitaire qui aurait contribué à mieux faire connaître son travail.

D’ailleurs, dans cet ouvrage, le lecteur peut trouver des termes très utiles, proposés très tôt par Amselle, qui n’ont pas tous été promus par la postérité. « Chaîne de sociétés » (1972) est l’un de ceux-là, il attire particulièrement l’attention, car il correspond à une intuition centrale. Il a été construit par l’auteur au cours de sa thèse, en référence à un premier long terrain, non sur le fétichisme ethnique (Dogon, Peuls, Bambara...) comme ses collègues, mais sur une originale étude urbaine d’un réseau précolonial de marchands.

Ces premiers pas lui ont permis de prendre une posture définitivement hors normes dans le champ intellectuel. Les « chaînes de sociétés » heurtaient frontalement l’idée d’un espace africain plongé dans une intemporalité faite d’autosubsistance et de sociétés lignagères. L’idée de la fluidité des cultures et des identités, dans et hors du continent africain, a donc été une intuition précoce et au long cours, qu’Amselle continue de parcourir inlassablement ici et ailleurs (L’ethnicisation de la France, 2011).

Des chercheurs un peu plus jeunes, comme Arjun Appaduraï (1949) aux États Unis, sont parfois présentés comme les inspirateurs de la multi-sited ethnography (Modernity at large, 1996, traduit en 2001 chez Payot). En fait, eux aussi, en inventant le terme d’ethnoscapes globaux, explorent flux, réseaux, groupes diasporiques, identités fluides et les espaces postnationaux de la mondialisation. Pourtant, ces deux auteurs ne se citent pas : manque de branchement ? Pour les rapprocher un peu plus, on peut dire également que, chez eux, l’empirisme semble avoir été une source majeure d’inspiration. Le premier ne s’est donc pas contenté de déconstruire, comme on l’en a parfois accusé, il a bâti un raisonnement à partir de ses premières rencontres avec des réalités qui ne correspondaient pas aux modèles d’interprétation de son temps. Le second, par sa propre vie d’Américain originaire d’Asie du Sud, était particulièrement bien placé pour penser les identités au-delà des catégories nationales.

Dans les quatre petits textes originaux proposés dans Anthropolitiques, Amselle aborde des points très divers. Retenons en deux.

Le premier concerne des thérapies originales de l’Amérique du Sud, à base de substances hallucinogènes interdites en France. Ces thérapies alimentent un « tourisme chamanique » qui intéressera particulièrement les géographes de la santé. En effet, si la plupart du temps, les thérapies complémentaires à l’allopathie circulent dans l’espace-monde (le yoga, par exemple), ici, les personnes viennent plutôt fréquenter les centres thérapeutiques amazoniens. De sorte qu’on ne sait plus si c’est la substance ou le plongeon dans l’environnement amazonien qui permet les guérisons.

Toujours avec beaucoup d’acuité et d’à propos, Amselle se demande ensuite comment « Nous sommes devenus Blancs » (p. 231) et pour tout dire, le plus souvent, de « sales blancs », pour citer les apostrophes parfois lancées à la « communauté » majoritaire en Europe, celle qui en retour se revendique de plus en plus « de souche ». Ce minichapitre de trois pages, parti des procès pour insultes racistes, permet à l’auteur de souligner que nous sortons progressivement, en France, d’une société universaliste régie par les principes républicains, pour entrer dans une société raciale. La résultante de ce changement, c’est la création d’une nouvelle communauté, « la race blanche » et, du coup, du « racisme anti-blanc ». Pour autant, dans les pages de débat (p. 256), l’auteur récuse la mise en accusation de la politique d’assimilation de la République française qui, trop intégrative, selon certains, aurait provoqué ces attitudes. Pour lui, les pays voisins plutôt multiculturalistes (Suède) n’ont pas plus échappé aux émeutes urbaines. Comme on le voit face à la radicalisation des « identités ethniques », auxquelles il ne croyait déjà pas en Afrique, Amselle garde une grille de lecture marxiste : « L’un des dommages collatéraux les plus visibles du paradigme racial est en effet d’occulter les différences de classe traversant les soi-disant communautés raciales » (p. 233).

Naturellement, ce compte rendu n’a pas vocation à l’exhaustivité ; il souligne seulement quelques éléments de ce grand auteur prolixe et laisse de côté d’autres points. Le ton plutôt bienveillant de l’ensemble du livre rend sa lecture plaisante. L’ouvrage n’est pas construit sur des antagonismes, mais Amselle sait citer et expliciter les diverses écoles de pensée.