Corps de l’article

En 2016, l’innovation est, plus que jamais, un objectif à atteindre pour les différents acteurs de la société canadienne puisqu’elle est devenue avec les années une « valeur fondamentale » (Gouvernement du Canada, s. d.). Les innovations laissent des marques dans les organisations, transforment le rapport à la santé et au bien-être et soulèvent plusieurs questions, ainsi que de nouveaux enjeux (Ministère de la Santé et des Services sociaux, s. d.).

Les questions entourant l’innovation sont régulièrement traitées sous l’angle des enjeux éthiques liés à l’utilisation des nouvelles technologies. Cet article propose de les analyser sous l’angle de l’impact de l’innovation sur le travail et la santé des travailleurs. En effet, l’innovation pourrait ne pas s’avérer sans effet sur la santé des travailleurs qui doivent alors composer avec de nouvelles façons de faire (Therriault, 2010). Ces derniers peuvent, en contexte de changements, être sujets à une plus grande souffrance au travail (Gagnon et al., 2003 ; Kahn et Langlieb, 2003), puisque les transformations du travail entraînent parfois des impasses psychiques chez les travailleurs qui ne se sentent plus en mesure de répondre aux demandes de l’organisation (Therriault, 2010). Pour Canouï (2003), cette souffrance interpelle la réflexion et amène à se questionner sur les enjeux qu’entraînent les transformations du travail sur la santé des travailleurs.

Cet article vise à cerner les effets de l’innovation pour des intervenants sociaux du secteur de la santé et des services sociaux. Tout d’abord, une brève exploration du concept d’innovation et de son application dans ce secteur est proposée. Par la suite, les résultats d’une enquête auprès d’intervenants sociaux sont présentés et discutés afin de dégager lesdits enjeux.

L’innovation

Le mot innovation provient du mot latin « innovatio » qui réfère au « changement » et au « renouvellement ». Pour comprendre le phénomène, il convient tout d’abord de penser l’innovation dans son sens très large, soit un processus par lequel la valeur est extraite du savoir par la production, le développement et l’utilisation d’idées pour concevoir des produits, procédés et services améliorés (Conference Board du Canada). Dans ce contexte, une idée ne se traduit en innovation qu’au moment où elle se matérialise en produit, ou encore en service mis en place au sein d’infrastructures, ou de nouveaux marchés émergents (Duval et Speidel, 2014).

Selon Bernier (2014), les innovations sont divisées en deux grands groupes : technologiques et non technologiques. Le premier groupe rassemble l’introduction sur le marché d’un bien ou d’un service nouveau ou significativement amélioré. Le second regroupe les nouvelles méthodes intégrées aux pratiques opérationnelles, les concepts jamais utilisés auparavant, ou les approches inédites. Les innovations non technologiques sont d’ailleurs les plus souvent implantées dans les entreprises et les organisations au Québec (Bernier, 2014).

Compte tenu de la place importante qu’elle prend dans la société, plusieurs réflexions portant sur l’innovation sont déjà engagées. Diverses sciences étudient l’innovation sous ses aspects positifs, notamment en mettant en exergue l’amélioration de la qualité de vie grâce à l’émergence de nouvelles technologies (Benomar et al., 2016 ; Grenier, 2015 ; Ikeda et Marshall, 2016). D’autres écrits, ceux-ci plus rares, posent un regard de plus en plus critique sur le phénomène de l’innovation. Notamment, dans leur article portant sur l’innovation techno pédagogique dans le domaine de l’enseignement supérieur, Roland et Uyttebrouck (2015) déplorent qu’elle soit perçue d’emblée comme un gage d’amélioration et que chaque nouvelle technologie semble entraîner l’oubli collectif des connaissances acquises avec la précédente. De leur côté, Simpson, Siguaw et Enz (2006) constatent un biais dans la littérature scientifique portant sur l’innovation, qu’ils nomment biais d’effet positif. Ce dernier tient au manque de vision objective des effets de l’innovation. Au contraire, l’innovation est généralement présumée souhaitable, sans se questionner réellement sur ses résultantes. Ils déplorent également que dans le domaine économique notamment, peu d’études portent sur les effets de l’innovation sur le capital humain d’une entreprise. Une grande majorité des écrits de ce domaine s’intéressent plutôt aux meilleurs moyens de favoriser et d’implanter l’innovation en entreprise.

Innovation dans le secteur de la santé et des services sociaux

Les innovations sont très présentes depuis plusieurs années dans les secteurs de la santé et des services sociaux (Tissioui et al., 2016). Nombre d’entre elles sont d’ordre technologique, dont la cybersanté, la télémédecine, la télérobotique, et l’utilisation de la nanotechnologie (Groupe consultatif sur l’innovation des soins de santé, 2015). Des innovations non technologiques sont elles aussi mises en place dans le système de santé du Canada. Entre autres, ces innovations s’inscrivent dans la prestation des soins de santé, dans la formation des professionnels de la santé, de même que dans la gestion des ressources humaines (Comité permanent de la santé du Canada, 2013). Marque de l’innovation, « le secteur de la santé est un domaine caractérisé par des dynamiques de transformations complexes. […] Ces mutations interviennent à la fois au niveau de la gouvernance, au niveau organisationnel et au coeur des métiers individuels » (Tissioui, Scouarnec et Joffre, 2016, p. 22).

Selon l’idée de porter un regard objectif sur les impacts de l’innovation au travail et puisque cette dernière est présente de manière importante dans le secteur de la santé et des services sociaux, il s’avère pertinent de s’intéresser à la perception et au vécu des travailleurs pour en comprendre ses effets sur la santé.

Objectif

Cet article vise à objectiver les impacts, qu’ils soient positifs, négatifs, ou encore neutres, de l’innovation sur le vécu au travail. Plus spécifiquement, il présente certains résultats d’une recherche qualitative menée auprès d’intervenants sociaux du réseau de la santé et des services sociaux au Québec réalisée afin de mieux comprendre dans quelle mesure une innovation peut transformer leur travail, quels sont les impacts d’une innovation sur les travailleurs qui exercent le métier d’intervenant social, si le travail social est traversé par de nouveaux enjeux en contexte d’innovation et si oui, de quelles natures sont-ils.

Contexte étudié

L’étude a été menée auprès d’intervenants sociaux d’un service de soutien à domicile d’une région sociosanitaire du Québec. Elle visait l’analyse des impacts de l’implantation d’une Approche de Rehaussement de la Qualité de Vie des Aidés et leurs Proches (ARQVAP) auprès d’une clientèle présentant un problème d’Alzheimer (Carbonneau et al., 2011). Cette approche met de l’avant le concept de bientraitance, émergent depuis les années 2000 en gériatrie et maintenant au coeur des préoccupations de plusieurs professionnels du domaine social et de la santé (Délidot et Garrau, 2014 ; Péoc’h, 2011). Elle souligne l’importance de miser sur le potentiel des aidants et de renforcer les aspects positifs au quotidien (Carbonneau et al., 2009). Enfin, elle propose des moyens concrets pour maximiser les moments plaisants dans le quotidien des personnes présentant des atteintes cognitives par le recours à des activités significatives adaptées. Dans ce contexte, l’activité devient prétexte à la portée de tous les intervenants pour créer un moment agréable avec l’aidé lorsqu’ils réalisent leurs interventions.

L’implantation de l’ARQVAP dans le secteur étudié constitue une innovation de type non technologique. Le programme a pour objectif initial de mieux répondre aux besoins de la clientèle desservie par la mise en place d’une nouvelle méthode intégrée aux pratiques des travailleurs, soit celle d’utiliser les outils et les concepts de l’approche auprès du client.

Méthodologie

Afin de répondre aux questions de recherche, une enquête, s’appuyant sur une démarche de recherche qualitative basée sur des entrevues de groupe, a été menée auprès de cinq intervenants sociaux qui travaillent au sein du même service dans une organisation concernée par l’innovation.

Quatre rencontres de groupe, d’une durée de trois heures chacune, ont été menées, et ce, sur une période temporelle de trois mois. Les deux premières rencontres ont permis de saisir les particularités du travail d’intervenant social en soutien à domicile, ainsi que de recueillir les éléments liés au vécu au travail suite à l’implantation de l’innovation. Ces rencontres s’appuyaient sur un cadre d’entrevue souple où la place est laissée à la parole spontanée et qui a été développé pour tenter de saisir les rapports de nature subjective et intersubjective que les travailleurs entretiennent avec leur travail (Dejours, 2013). Ce cadre pose que les travailleurs demeurent les mieux placés pour exprimer et comprendre comment se vit le rapport au travail (Vézina, 2000). Dans les rencontres, la prise de parole libre est favorisée par une stratégie de questionnement ouverte, focalisée sur l’exploration en groupe du vécu du travail et son analyse.

Suite aux deux premières rencontres, un travail de compréhension et d’analyse réalisé par les chercheurs à partir des notes de recherche et des pistes d’enregistrement audionumériques des rencontres a été effectué. Des hypothèses sur les sources de plaisir et de souffrance vécues au travail, ainsi que sur les impacts de l’innovation, ont été émises et retournées aux travailleurs pour validation lors de la troisième rencontre. Cette dernière a contribué à la construction d’une compréhension commune de la situation vécue par les travailleurs et des stratégies mises en place pour contrer la souffrance. La dernière rencontre, celle dite de restitution, a permis de soumettre à la validation des participants un rapport d’intercompréhension.

Résultats

Le travail d’intervenant social en soutien à domicile

Le service de soutien à domicile, qui s’adresse aux personnes âgées ou à celles en perte d’autonomie, a été implanté pour aider les clients à demeurer le plus longtemps possible à domicile. Au service de soutien à domicile, une dizaine de postes équivalent temps plein sont associés à la catégorie « intervenant social ».

Les intervenants sociaux du service étudié possèdent soit un diplôme d’études collégiales (DEC), un baccalauréat en service social (BSc) ou encore, une maîtrise en service social (MSc). Entre autres tâches, ils ont à : s’assurer que le milieu répond au bien-être biopsychosocial du client, soutenir ce dernier dans ses pertes d’autonomie, soutenir les proches, préparer les demandes de régime de protection, sensibiliser les autres professionnels à la réalité de la clientèle et faire de l’accompagnement clinique.

La charge de travail de l’intervenant social varie en fonction de la complexité de la situation vécue par le client. Selon le mode de gestion en usage au sein de l’organisation, il est attendu que la proportion du temps de travail quotidien réalisé au domicile des clients soit d’environ 35 %. Par contre, dans la réalité, les participants soulignent qu’en raison de la lourdeur administrative de leurs tâches, ils sont plutôt 20 % du temps total de travail avec les clients.

Les participants soulignent qu’il n’existe pas d’encadrement professionnel pour leur groupe. En fait, il arrive rarement qu’ils aient du temps pour discuter en équipe.

Au moment de l’implantation de l’innovation, l’ARQVAP, des modifications temporaires ont été apportées à l’horaire des travailleurs. Ces derniers devaient participer à une formation d’une demi-journée en groupe portant sur la nouvelle approche, puis prendre part à des séances de mentorat insérées dans leur horaire de travail. Ces séances, hebdomadaires pour les trois premières semaines, puis bimensuelles pour les deux mois suivants, avaient comme objectifs de permettre une familiarisation avec les différents outils de l’approche et de discuter de leur mise en application sur le terrain. Les outils de l’approche sont multiples, dont une grille pour identifier des moments plaisants potentiels avec l’aidé, un arbre décisionnel sur les besoins des proches-aidants, des fiches éducatives à remettre à la famille de l’aidé et une boîte comprenant des objets à utiliser lors des rencontres à domicile (ex. : CD de chansons traditionnelles, jeu de cartes).

L’approche transforme le travail des participants en ce sens où une fois l’étape d’implantation terminée, les participants doivent mobiliser les principes et les outils de l’ARQVAP dans leurs interventions quotidiennes auprès du client, en plus de réaliser l’ensemble des tâches qu’ils effectuaient auparavant.

Sources de plaisir au travail

Trois sources de plaisir lié au travail d’intervenant social ont été dégagées. La première source de plaisir, fondamentale au métier et essentielle pour les participants, consiste à se sentir apprécié. Entre autres, l’intervenant social ressent du plaisir au travail lorsqu’il sent une reconnaissance de son travail de ses pairs et des autres intervenants du service.

La seconde source de plaisir est l’autonomie dans le travail. Tout d’abord, les intervenants apprécient la latitude décisionnelle dont ils disposent pour choisir le lieu et le moment où seront réalisées leurs interventions. Cette autonomie est aussi associée au fait de pouvoir actualiser leurs connaissances et habiletés pour aider autrui. Cela s’applique particulièrement dans leur travail quotidien lorsque les intervenants sont en mesure de mener des interventions en cohérence avec leurs valeurs professionnelles et selon leur vision de la profession. En ce sens, l’introduction de l’ARQVAP rejoint cette perspective. Elle soutient la vision qu’a l’intervenant de son travail, alors qu’il s’aperçoit qu’il a l’autonomie pour réaliser des interventions créatives qui sont en cohérence avec ses valeurs.

L’approche (ARQVAP) nous donne le droit d’être proches et d’aider le client. Je me sens alors comme un vrai intervenant social. Je sens que j’ai maintenant le droit de faire de réelles interventions biopsychosociales. Ça me redonne la flamme de l’intervention.

La troisième source de plaisir réfère au sentiment d’appartenance à un groupe. Les rencontres d’équipe ayant eu lieu dans le cadre de l’ARQVAP ont permis aux participants de découvrir que même lorsqu’ils se sentent seuls ou isolés, il leur est possible de construire avec les pairs dans une perspective d’amélioration des conditions d’exécution de leur travail.

J’ai pris goût au mentorat. Maintenant, j’ai davantage le réflexe d’aller voir une collègue pour obtenir du support. Je n’aurais pas fait ça avant. Je n’aurais pas osé, parce que je me serais senti coupable de prendre du temps pour parler en équipe.

Sources de souffrance ressenties par les travailleurs

La première source de souffrance qui émerge des rencontres réfère au mode de gestion adopté par l’institution. Ce mode est axé sur le contrôle et la productivité. Les cibles à atteindre, la compétition entre les services offerts par les autres catégories de professionnels, ainsi que l’entrée de statistiques sont quelques exemples de l’incarnation de modes de contrôle du travail des intervenants. Outre le fait d’être conscient des attentes élevées de la gestion, les participants indiquent que la souffrance provient du fait d’être incapable de répondre à ces attentes et de réaliser des interventions quotidiennes tout en sachant que les cibles fixées ne seront pas atteintes. En ce sens, l’ajout de l’utilisation des outils de l’ARQVAP au travail déjà réalisé est questionné. En effet, les participants se demandent s’ils auront le temps de mobiliser les outils dans leurs interventions quotidiennes, ou si le manque de temps aura un impact négatif sur cette utilisation. Cette crainte est d’autant plus souffrante que les intervenants croient à l’ARQVAP et aimeraient être en mesure de l’utiliser au quotidien.

Je m’identifie aux fondements de l’approche puisqu’elle nous demande de prendre plus de temps pour créer le lien avec notre client, mais, est-ce vraiment réaliste ? J’espère que oui, mais avec la lourdeur des cas et le nombre de clients à voir, je ne suis pas certain.

La deuxième source de souffrance majeure au travail est l’isolement. Le sentiment d’être seul et celui de ne pas avoir d’espace pour parler du métier et pour partager avec les collègues sont des facteurs pointés comme étant très éprouvants. Les intervenants indiquent ne pas avoir de temps donné pour des rencontres, ni de groupe d’appartenance lié au métier. En ce sens, l’absence de supervision clinique constitue un exemple concret identifié par les participants. De même, sans espace physique de rencontre, il leur est impossible de créer des liens significatifs entre eux.

Il y a deux ans, les contacts entre nous ont cessé. Nous n’avons pas de rencontres cliniques, même si on l’a demandé et même si les autres départements en ont, nous, on n’en a pas. Nous ne prenons même pas de temps pour dîner en équipe. C’est peut-être le reflet de notre difficulté à former une équipe ? 

L’ARQVAP a par contre permis de créer un espace temporaire de rencontre entre collègues, lors de son implantation, ce qui est venu amoindrir le sentiment d’isolement des intervenants sociaux.

Les rencontres de mentorat dans le programme ont été très pertinentes. Je me suis rapprochée de mes collègues. Je me suis rendu compte que c’est important de se voir, que l’on parle ensemble, que l’on soit ensemble. 

Faire face à la souffrance

Bien qu’ils témoignent d’une souffrance liée à l’isolement, le retrait pouvait être intentionnellement choisi par les intervenants comme stratégie pour s’extraire des demandes et pour s’échapper temporairement du regard des gestionnaires.

Il arrive souvent que je ne me rende pas au bureau pour faire mes suivis. Je les fais de ma voiture, ou de chez moi pour ne pas être dérangée, pour avancer plus vite. 

En lien avec ce sentiment d’isolement, le mentorat associé à l’ARQVAP a été une sorte de révélateur sur le besoin de se regrouper et le plaisir d’échanger sur les pratiques.

Enfin, quelque chose qui met du sens dans mon travail. … Pour moi, isolée, retirée… C’est venu ouvrir quelque chose de plus collectif. 

Le discours des intervenants sociaux sur leur travail s’est ainsi radicalement transformé entre le début et la fin de l’enquête.

Une fois que l’on va être unies, on va partager un peu plus de nos pratiques et de nos connaissances personnelles, peut-être qu’on va être plus capable de revendiquer nos droits.

Leur désir de former un groupe de travail, en tant que communauté d’appartenance où les membres travaillent ensemble dans le respect de règles communes, s’actualise à travers de nouvelles initiatives et des actions de visibilité.

On s’est rendu compte que les autres professionnels mettent de l’avant leurs travaux dans l’espace physique de travail, exemple des pochettes dans le corridor pour présenter des dépliants qui parlent du rôle d’un professionnel. Mais nous, on ne le fait pas. On pourrait utiliser le babillard du service pour se rendre visible, pour faire de l’enseignement auprès de nos collègues.

Discussion

Transformation du travail suite à l’innovation

En lien avec le métier, l’innovation étudiée a transformé de manière positive le travail des intervenants, non seulement au niveau de la façon dont les tâches quotidiennes doivent être réalisées, mais aussi au niveau du sens que ces dernières prennent. Elle a en effet permis aux intervenants sociaux de consolider leur identité en réalisant des interventions qui faisaient sens pour eux, des interventions davantage centrées sur les besoins et le bien-être des clients. Une première conclusion émerge alors ; même si elle demande d’aménager différemment les tâches, l’innovation qui s’inscrit en cohérence avec les valeurs de ceux qui l’appliquent au quotidien devient favorable pour ces derniers. Ils tendent alors à investir les transformations et se les approprier.

L’innovation étudiée a favorisé la création de moments formels de rencontre entre collègues pour parler du travail, ainsi que des moments de rencontre informels. La gestion favorisant la compétition et le peu de rencontres rendait auparavant difficile l’établissement de moments de partage entre travailleurs. L’innovation a plutôt favorisé l’émergence d’un goût à prendre part à un collectif de travail, ce qui a été salutaire pour les travailleurs. Un deuxième constat apparaît ainsi : en contexte d’innovation, des espaces d’échanges formels et informels, entre collègues, doivent être possibles et aménagés. Les conditions de l’implantation des changements émanant de l’innovation peuvent alors être discutées, évaluées et tempérées par le collectif de travail. Ces espaces de collaboration et de communication sont d’ailleurs d’importance pour la santé des travailleurs puisqu’ils deviennent des lieux de régulation, de production de règles d’action ajustées au nouveau contexte de travail et aux représentations des acteurs sur l’innovation (L’Allain et al., 2015).

Dans ce contexte, il devient plus facile pour l’intervenant de respecter une éthique de la responsabilité, qui exige de la prudence dans l’investissement envers le travail (Bourgeault, 2003). Cette prudence permet de peser le pour et le contre, les avantages et les inconvénients pour évaluer les visées d’une action, l’action elle-même et les moyens employés pour la mener. Une action doit pouvoir être discutée collectivement afin de permettre aux intervenants de réfléchir sur ce qui est acceptable ou non et élaborer de manière créative des compromis entre la qualité du service rendu aux clients et l’efficience demandée et toujours attendue par leurs supérieurs. En ce sens, la métacommunication de groupe pourrait d’ailleurs permettre de sortir d’impasses éventuelles lorsque des transformations du travail en entraînent (Anzieu, 1981).

Nouveaux enjeux vécus en contexte d’innovation

Bien que l’innovation ait été accueillie de manière favorable par les participants, il est possible de discuter des enjeux que cette dernière pourrait entraîner dans la pratique des intervenants sociaux.

Tout d’abord, l’innovation requiert l’utilisation de nombreux nouveaux outils (ex. : listes à compléter, fiches à imprimer). Le paradoxe de devoir concilier une intervention de qualité avec des exigences organisationnelles élevées et un manque de temps chronique pourrait se voir renforcé par la demande d’ajouter ces outils à une pratique incluant déjà plusieurs tâches prescrites. Ce risque est d’autant plus fort que les intervenants sociaux puisent une de leur source de plaisir dans l’accomplissement d’un travail qu’ils jugent à la hauteur de leurs exigences personnelles et professionnelles. Selon Veltz (2000), la performance au travail ne dépend plus uniquement de la productivité des travailleurs, mais aussi de l’intensité de l’énergie qu’ils consacrent à accomplir leur tâche constamment transformée par l’extérieur. L’intervenant doit alors faire face à de nouvelles contradictions : maintenir un rendement élevé tout en comblant la qualité demandée, s’investir et s’identifier à son métier tout en acceptant que celui-ci évolue et s’impliquer activement dans les transformations de son travail. Ces contradictions font d’ailleurs écho aux stratégies défensives mobilisées par les intervenants sociaux. Par exemple, ceux-ci utilisent le retrait lorsqu’ils n’arrivent plus à s’investir intensément au travail, tandis qu’il demeure très important pour eux de travailler en équipe. Le risque omniprésent est ici l’impasse dans laquelle ils peuvent se retrouver (Therriault, 2010). L’innovation, sans être la source première de cette impasse, peut par contre renforcer les paradoxes en place.

Enfin, un autre enjeu repose sur le poids normatif de l’innovation. Cette dernière a pour objectif louable de répondre à un besoin de la population par l’amélioration des pratiques courantes. Par contre, il peut arriver que cette action bienveillante puisse aussi faire porter le fardeau de l’actualisation d’un concept directement aux travailleurs. Par exemple, dans le cas étudié, l’innovation proposée s’inscrit dans une nouvelle norme sociale : la bientraitance.

La bientraitance vise le « bien commun » et « se positionne » en compromis entre une éthique de la justice et une éthique du care en voulant faire des acteurs professionnels de l’action sociale des personnes douées de compétences morales » (Tardif, 2011, p. 4). La bientraitance est alors prescrite par l’organisation et encadrée par des normes de pratique comprises dans un cadre d’intervention innovant. D’ailleurs, Harrison (2002), qui s’est intéressé à l’implantation de l’innovation au travail, indique que l’innovation se présente toujours « sous une forme programmée et codifiée, correspondant à un contenu normatif qui répond à des objectifs précis et ne laisse rien au hasard » (p. 87). Par cette normalisation, l’intervenant social se voit ainsi imposer une posture éthique devant transparaître dans ses interventions qui, en plus d’être dépourvues de tout acte pouvant entraîner une suspicion de maltraitance, doivent être marquées par des gestes concrets de bientraitance. Par contre, sans repères éthiques clairs, cette norme bienveillante pourrait devenir un poids pour l’intervenant social. Celui-là même qui rapporte que les sources principales de souffrance au travail correspondent au manque de temps et aux contraintes liées aux décisions organisationnelles. Dans un tel contexte, l’intervenant social, devant choisir entre réaliser une intervention de bientraitance qui utilise son temps d’intervention et une efficience dans ses actions sur le terrain, fera face à un dilemme.

Conclusion

Cet article visait à objectiver les impacts de l’innovation sur le vécu au travail d’intervenants sociaux du secteur de la santé et services sociaux. Les résultats de l’étude présentée permettent de constater que l’implantation d’une innovation n’est pas sans effet pour la santé des travailleurs qui la vivent. En effet, la situation de travail étudiée était marquée, en contexte d’innovation, par un accueil positif des transformations proposées, par de nouveaux enjeux venant traverser la profession et par un groupe de travail en voie de construction. Tout d’abord, en ce qui a trait au vécu au travail, l’innovation a permis de bonifier les sources de plaisir au travail, par exemple en permettant à l’intervenant de répondre aux besoins de son client en cohérence avec ses valeurs professionnelles et en renforçant l’espoir d’un avenir meilleur. Les stratégies défensives se sont aussi avérées bonifiées par l’émergence du groupe de travail, et ce, grâce aux dispositifs prévus par l’innovation proposée. Par contre, l’innovation porte aussi en elle une source de souffrance potentielle, principalement si elle ajoute un fardeau pour l’intervenant pour qui les contraintes de temps sont un enjeu important et si ces derniers ne peuvent utiliser l’approche telle que désirée.

De même, peu de nouveaux enjeux pour la profession ont été relevés directement par les participants. Le caractère nouveau de l’innovation étudiée ne leur permettait peut-être pas de poser un regard macroscopique sur les transformations plus profondes du travail au moment de l’enquête. Par contre, certains enjeux ont tout de même été discutés dans cet article et portent à réflexion.

Une chose est certaine, l’innovation ne peut être dissociée des travailleurs qui y prennent part. De plus, l’innovation ne peut être réduite à une équation simpliste qui implique que nouveauté est gage d’amélioration. Cette réflexion met plutôt en lumière qu’il est essentiel de demeurer critique face à l’innovation et ses répercussions sur l’activité de travail. Entre autres, une organisation de travail désirant innover se doit de demeurer attentive aux enjeux que cette innovation soulève chez les travailleurs.