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Depuis plusieurs années et de manière croissante, les équipements numériques sont devenus des outils communs pour communiquer, envahissant peu à peu tous les champs de la vie sociale et professionnelle. 89 % des plus de 12 ans ont un téléphone mobile ; plus de huit personnes sur dix sont connectées à Internet à leur domicile et s’y connectent tous les jours ; près d’une personne sur deux est membre d’un « réseau social » sur Internet et si on regarde plus spécifiquement la tranche d’âge de 12 à 17 ans, ce sont près de trois jeunes sur quatre (Bigot et Croutte, 2014).

En France, les mesures de placement sont majoritairement ordonnées au titre de l’assistance éducative et concernent les mineurs (moins de 18 ans) comme le stipule l’article 375 du Code civil : « Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par justice. » Lors de la prise de décision relative à la mesure de placement, le juge des enfants octroie à ses parents des droits[2] de visite, d’hébergement et de correspondance (VHC). Traditionnellement, derrière la correspondance sont attendus des échanges par courriers postaux, souvent ouverts et lus par les professionnels avant d’être remis au mineur. Aujourd’hui, les technologies de l’information et de la communication (TIC) ouvrent de nouvelles formes de correspondance familiale : communiquer par SMS, raconter ses évènements biographiques sur son « mur », échanger par « chat », se voir par webcam, etc. Autant de possibilités qui s’offrent aux acteurs de la protection de l’enfance pour « travailler » les liens sociaux et familiaux.

L’appropriation des outils du numérique n’échappe pas aux mineurs et aux parents concernés par des mesures de protection de l’enfance et regarder comment les outils transforment le cadre de protection paraît particulièrement fécond pour questionner les enjeux contemporains de la protection de l’enfance et les dimensions éthiques sous-jacentes. La correspondance numérique dans le secteur de la protection de l’enfance — et particulièrement dans les situations de placement — fait émerger de nouvelles pratiques liées au maintien, dans l’accueil, des liens précédant le placement et à la régulation des échanges en termes de droits octroyés et d’accompagnement au quotidien.

Cet article cherche à rendre compte des transformations par la médiation technique (Jouët, 1993) du travail des liens familiaux au moment du placement et à identifier les enjeux éthiques (Balandier, 1990) liés au développement de la correspondance numérique familiale au sein du système de protection de l’enfance. Il s’agit alors de se demander comment s’articule l’autonomie relationnelle (Metton, 2010) conférée par les outils avec la fonction de contrôle social (Donzelot, 1977) inhérente à la mesure de protection. Autrement dit, comment se régulent, dans l’espace familial et dans l’accueil, les usages individualisés des outils dans la gestion des liens sociaux et familiaux ? Est-il possible de protéger sans entraver cette autonomie ? Comment le développement des usages en mobilité déplace-t-il les frontières de l’échange ? Comment les TIC transforment-elles le cadre de la mesure de placement ?

La démonstration visera dans un premier temps à objectiver les transformations en cours dans le travail des liens familiaux en regardant la manière dont les outils du numérique reconfigurent les dispositifs stabilisés de contrôle des échanges familiaux (droits de visite/d’hébergement et de correspondance) ; pour interroger, dans un second temps, les enjeux éthiques liés à la régulation des échanges numériques dans le cadre de la protection de l’enfance.

Méthodologie

Le travail d’enquête a été réalisé dans le cadre d’un travail de recherche exploratoire soutenu par le Groupement d’Intérêt Scientifique M@rsouin[3].

Interrogeant le travail des liens sociaux et familiaux par le numérique, deux temporalités ont guidé les investigations : le travail des liens pendant et après la mesure de protection. Cet article repose sur une analyse du travail des liens pendant la période protégée en croisant le point de vue des professionnels mandatés pour mettre en oeuvre la mesure avec le point de vue rétrospectif de jeunes en contrat jeune majeur ayant été concernés par une mesure de placement.

L’enquête a été réalisée entre octobre 2014 et mars 2015, par entretiens semi-directifs individuels et collectifs, auprès de jeunes majeurs (5), d’assistants familiaux (14) et de professionnels de l’accompagnement (5) (éducateurs en charge du suivi des jeunes majeurs et référent de l’Aide sociale à l’enfance).

Deux guides d’entretien (l’un à destination des professionnels, l’autre, des jeunes) ont constitué la trame de l’échange interrogeant les équipements, les usages, le réseau social et familial, les régulations des échanges dans l’accueil et le parcours institutionnel. Tous les entretiens ont été retranscrits intégralement et analysés à partir d’une grille permettant de recenser les usages, d’identifier les points de vue (professionnels/jeunes ; accompagnant/accueillant) sur les pratiques numériques et d’envisager des lignes de tension entre les pratiques professionnelles, familiales et juvéniles dans le cadre particulier de la protection de l’enfance. Les verbatim mobilisés dans la suite de l’article sont extraits des entretiens réalisés dans l’enquête exploratoire.

Le nombre d’entretiens étant limité, les résultats présentés ci-après sont à considérer comme des tendances à confirmer par des investigations plus approfondies.

Organisation de la protection de l’enfance en France

Le système de protection de l’enfance en France concerne les mineurs et jeunes majeurs (0-21 ans) désignés en (risque de) danger. Il repose sur une répartition des rôles entre plusieurs acteurs (le législateur, les conseils départementaux, la justice et le secteur associatif habilité). Le législateur fixe les règles générales en termes d’organisation, de définition des (risques de) dangers, des modes de prises en charge, des types de mesure. Le Conseil départemental depuis la loi du 5 mars 2007 est désigné comme chef de file de la protection de l’enfance : il définit, met en oeuvre la politique et coordonne les actions menées sur son territoire [art. L 121-1 du Code de l’Action Sociale et des Familles]. Les décisions de protection sont prises par l’autorité administrative (Président du Conseil départemental) et par l’autorité judiciaire (juge des enfants). La mise en oeuvre des mesures est assurée par les services du conseil départemental et par les services associatifs habilités.

Les lieux d’accueil proposés dans le cadre des placements sont principalement de deux types : l’accueil familial ou l’accueil collectif. L’accueil familial est un lieu d’accueil traditionnel et prépondérant dans le cadre de mesures de placement. « Au 31 décembre 2011, plus de la moitié (53 %) des enfants spécifiquement confiés à l’ASE sont hébergés en famille d’accueil, contre 38 % en établissement public relevant de l’ASE ou du secteur associatif habilité et financé par elle » (Borderies et Trespeux, 2013).

Le travail des liens familiaux par la correspondance numérique

Le travail des liens familiaux recouvre deux dimensions : l’entretien des liens par les acteurs familiaux[4] ; et la manière dont ces liens sont travaillés par les professionnels dans le cadre de l’éloignement familial provoqué par la mesure de protection.

Le maintien des liens avec les outils traditionnels : des liens programmés

Traditionnellement, le travail des liens s’inscrit dans les droits de VHC qui cadrent les liens familiaux en définissant leur fréquence, les environnements, les personnes, la présence de tiers… Les contraintes juridico-administratives liées à l’accueil d’un mineur placé figent les liens dans un calendrier fixé à l’avance pour plusieurs mois. Une mineure placée dénonçait dans une précédente enquête cette situation : « j’ai ma vie notée sur un calendrier » (Potin, 2012). Les liens familiaux spontanés qui précèdent le placement ; ceux avec les parents, les grands-parents, la fratrie, les cousins, vont faire l’objet d’un aménagement spécifique. Les autres liens spontanés liés aux environnements sociaux dans lesquels ont évolué les mineurs : voisinage, scolarité, activité de loisirs… sont quant à eux rarement pris en compte lors du placement. À partir du placement, les liens sont triés et programmés. Cette formalisation vise à maintenir les liens — comme si elle les figeait — plus qu’à continuer à les construire, car elle ne tient pas compte des envies, des énergies, des élans qui s’inscrivent dans la vie quotidienne… Et ces espaces peuvent dès lors être délaissés par les acteurs familiaux qui n’y trouvent pas leur place.

On a une petite […] et le juge a noté sur l’ordonnance de placement que la maman a le droit de l’appeler une fois par semaine […] Et les grands-parents l’appellent aussi, pareil. On a mis un truc à date fixe. Le jeudi soir, ils ont droit de l’appeler. S’ils appellent un autre jour, on ne leur passe pas la petite. C’est comme ça, ils savent, il faut qu’ils respectent les règles. Les grands-parents l’appellent tous les jeudis soirs […]. Et la maman n’appelle plus.

Couple d’assistants familiaux exerçant depuis 1993 – 4 enfants accueillis

Quand les droits de visites, d’hébergement et/ou de correspondance prennent fin, c’est bien souvent parce que les acteurs familiaux n’ont plus rien à se raconter dans ces temporalités contraintes. Le cadre fixe et régulier de l’échange, qui s’inscrit dans l’emploi du temps de l’enfant et du parent, vise à préparer ces rendez-vous afin de les faciliter. Cette programmation semble pourtant produire un effet inverse parce que les moments ne sont pas choisis par les uns et les autres pour garantir une bonne image de soi à son enfant ou à son parent. Quand les individus sont fragilisés par des situations sociales et familiales complexes, qu’ils sont inscrits dans un processus de précarisation sociale (Sotteau-Léomant et Léomant, 2013, p. 117), qu’ils n’ont pas de repères spatio-temporels fixes (en dehors de l’emploi, en dehors des tâches parentales quotidiennes, dans des relations de couple instables…), les échanges programmés, que ce soient les droits de visite, les appels téléphoniques ou les rendez-vous avec les référents professionnels, peuvent ne pas être honorés parce qu’ils sont oubliés, parce qu’ils n’arrivent pas au « bon moment »…

Le cadre temporel juridico-administratif n’est pas le même que celui vécu par les acteurs familiaux et les écarts se creusent d’autant plus que rarement les parents et les enfants trouvent satisfaction dans ces échanges qui prennent la forme de caricature où les uns et les autres ont répété ce qu’ils allaient se raconter et que le moment présent peine à les réunir tant leurs expériences quotidiennes sont éloignées à partir du placement (Potin, 2009).

La correspondance numérique comme outil de redéfinition des modes de fonctionnement de l’échange familial

La distance géographique, le calendrier imposé, les fragilités sociales et psychologiques, la pauvreté économique sont autant d’obstacles pour se déplacer, honorer des rendez-vous, avoir des choses à raconter en dehors d’un quotidien partagé. Les outils technologiques semblent venir pallier pour partie ces difficultés et offrent un nouvel espace d’échanges spontanés pour les mineurs et les parents équipés. Dans l’extrait qui suit, la professionnelle raconte comment les droits de visite ont été relégués au second plan par les enfants et par les professionnels au profit d’une relation plus spontanée dans la fratrie médiée par les échanges via les téléphones mobiles :

J’ai une fratrie de six placés chacun dans une famille d’accueil, avec pas beaucoup de droits de visite et pas forcément la volonté ou l’envie de se rencontrer […], mais qui, par contre, étaient tout le temps au courant de ce que faisaient les uns et les autres. Mais dans le bon sens du terme, par les SMS. Ils se donnaient des nouvelles, chacun, de là où ils en étaient, de comment ça allait. Les plus jeunes quelquefois, demandant des conseils aux aînés sur… pas forcément des choses sérieuses… une tenue vestimentaire… une histoire d’amour. Et ça permettait vraiment de garder le lien. […] Les liens ont été maintenus entre chacun des enfants, même si les rencontres physiques étaient peu importantes. C’était plus par les SMS, puisque tout le monde avait un portable […].

Référente ASE en charge du suivi de 20 situations de mineurs placés

Nous avons vu précédemment en quoi le maintien des liens par les droits de VHC fait de la rencontre un événement programmé. Les outils numériques de communication offrent aux acteurs familiaux une nouvelle temporalité d’échange inscrite dans le quotidien sur un mode connecté (Licoppe, 2002) à partir du partage de récits, mais aussi d’images qui donnent à voir les activités ordinaires des membres de la famille. Ils permettent aux mineurs bénéficiant d’équipements individualisés, à leur réseau familial et amical, de faire perdurer des échanges spontanés malgré le placement. Ce potentiel dans la mobilisation des outils technologiques est par contre peu formalisé par le système de protection de l’enfance et entraîne des lignes de fracture entre les mineurs équipés et ceux qui ne le sont pas. Ce différentiel lié aux équipements mériterait des approfondissements ultérieurs pour vérifier l’hypothèse d’une tendance renforcée pour les mineurs confiés précocement à s’abstraire de l’environnement qui précédait l’accueil alors que pour ceux placés tardivement, les outils technologiques soutiendraient davantage les appartenances préexistantes au placement et limiteraient l’effet de la mesure d’éloignement (Potin, 2012).

Pour Miguel Benasayag et Angélique Del Rey, le téléphone mobile permet de « nous abstraire de l’environnement auquel nous appartenons, [et de nous faire] adopter un point de vue de plus en plus abstrait : le point de vue de nulle part » (Benasayag et Del Rey, 2006, p. 30). S’abstraire de l’environnement dans lequel le mineur est placé peut signifier de construire de manière autonome via des supports tels que le téléphone mobile et/ou les réseaux socionumériques une continuité des liens et des appartenances qui précédaient le placement. En cela, les outils technologiques, mobilisés pour tisser du lien et faire famille, viennent questionner, déplacer et/ou soutenir les outils traditionnels de gestion des liens familiaux dans le cadre du placement. Ils sont les alliés (Martin, 2008) de l’autonomisation des échanges familiaux et soulèvent dans leur sillage plusieurs enjeux éthiques pour les professionnels.

Les enjeux éthiques liés à la régulation des échanges numériques

Les outils par eux-mêmes ne transforment pas les pratiques. Ce sont les usages et les représentations afférentes qui vont construire des lignes de tension pouvant opposer pratiques institutionnalisées et nouvelles pratiques (ou pratiques non stabilisées). Si la nouveauté est source d’innovation et de créativité, elle ouvre également un espace d’incertitudes où les actions, les postures professionnelles peinent à trouver des balises (Melchior, 2011). « Mieux définir une éthique, c’est définir les possibilités de mieux vivre ensemble dans des sociétés où le mouvement fait la loi. » (Balandier, 1990, p. 13). Dès lors, deux enjeux éthiques peuvent être identifiés : 1 — faire des outils numériques des alliés pour les professionnels au service de la relation éducative ; 2 — trouver le juste positionnement entre l’accompagnement de l’autonomie relationnelle des mineurs et leur protection.

Faire des outils numériques des alliés pour les professionnels

À la fois dans les équipements et dans les représentations du travail éducatif, les outils numériques font encore figure de repoussoir pour nombre de professionnels attachés aux outils plus traditionnels du travail social. En 2001, le rapport du Conseil supérieur du travail social (Romier, 2001) préconisait une évolution du rapport des cultures professionnelles aux TIC en amplifiant leur diffusion. Mais encore aujourd’hui la faiblesse des équipements dans le secteur du travail social est bien réelle. Dans le Conseil Départemental enquêté, les référents ASE sont équipés d’une adresse électronique professionnelle individuelle et d’un ordinateur. Depuis l’été 2014, ils ont également un téléphone portable professionnel. Au sein du service de suivi de jeunes majeurs investigué, les éducateurs disposent d’équipements collectifs. L’adresse électronique professionnelle, le téléphone mobile, les ordinateurs ne sont pas affectés individuellement aux éducateurs, mais à l’ensemble de l’équipe. Dès lors, les éducateurs disposant d’un téléphone mobile à usage privé vont l’utiliser également dans leur activité professionnelle pour faciliter les contacts avec les jeunes suivis. Les assistants familiaux recrutés par le Département disposent d’une adresse électronique individualisée, mais les équipements matériels sont à leur charge (ordinateur, téléphone, périphérique, connexion à Internet). Ils témoignent du fait que les outils technologiques se sont imposés dans leur activité professionnelle pour faciliter la gestion des rémunérations et compensations financières avec un outil en ligne prescrit par le Conseil départemental. Tendanciellement, les usages se développent, cependant la politique d’équipement demeure timide dans certaines organisations en privilégiant des outils collectifs, alors que les usages sont principalement individuels, et en s’appuyant, pour certaines catégories de professionnels, sur les équipements privés. Les travaux sur les apprentissages croisés entre usages privés et usages professionnels montrent qu’une prise en main des outils dans le cadre privé permet d’être plus à l’aise pour s’en saisir professionnellement par la suite (Boboc et Metzger, 2009). Si les pratiques numériques professionnelles se construisent pour partie en écho aux pratiques privées, leur légitimité s’en trouve par conséquent limitée, ce qui permet difficilement de rallier les professionnels les plus technosceptiques.

Il semble que progressivement, les outils s’imposent aux professionnels comme les vecteurs indispensables de la modernité, mais les usages sont peu pensés dans le coeur de leur métier : celui de la relation éducative. Inscrire l’outil technique comme support de la relation éducative semble éloigné des préoccupations des organisations et des professionnels, d’autant que ces derniers perçoivent aussi dans le développement des usages du numérique une remise en cause d’un des piliers de leur activité professionnelle : la relation soutenue par la parole et le regard en face à face avec un mineur, avec sa famille, avec son environnement (Ravon et Ion, 2012).

Dans le suivi éducatif, ce qu’on privilégie, bien sûr, c’est la relation directe, les rencontres. C’est même dans les statuts de la structure […] L’échange direct sans intermédiaire. (…) c’est un rapport de confiance qui ne peut pas se faire par mail.

Éducateur en charge du suivi de huit jeunes majeurs

Les normes sociotechniques et les usages de communication associés sont plutôt portés par les acteurs familiaux qui invitent les professionnels et les organisations de la protection de l’enfance à prendre en considération ces outils (Potin, 2014). Les « digital natives » ne sont pas seulement les mineurs pris en charge par la protection de l’enfance ; leurs parents sont aussi pour certains de fervents utilisateurs et maîtrisent les compétences relationnelles des nouveaux médias (Dauphin, 2012).

Si l’implication des acteurs familiaux, parents ou enfants, est un principe qui tend à s’imposer dans toutes les sphères du travail social et dans le champ particulier de la protection de l’enfance, les recherches montrent les difficultés à faire appliquer ce principe dans les pratiques. Les espaces de participation institués sont souvent peu investis par les parents et limités par les appréhensions des professionnels (Join-Lambert et al., 2014). Les outils de communication offrent un champ des possibles à partir des usages des acteurs familiaux pour favoriser cette implication, mais demandent de considérer leurs potentialités plutôt que leurs dangers. Même si l’accès aux outils et leur appropriation restent assez variables selon les acteurs familiaux et professionnels, les usages et pratiques numériques des acteurs familiaux contribuent à redéfinir les manières de travailler en général, et de travailler les liens familiaux en particulier. Pour saisir les opportunités offertes par les outils du numérique, il convient de penser la formation sur deux niveaux : celui relatif aux outils pour que la méconnaissance ne soit pas source de méfiance ; mais également une formation à la nature nouvelle de la relation de communication soutenue par les dispositifs techniques.

Cependant, frileux ou friands des outils numériques, les professionnels sont tous contraints de s’adapter et d’accompagner les pratiques numériques des jeunes protégés.

Trouver le juste positionnement entre l’accompagnement de l’autonomie relationnelle des mineurs et leur protection

Les outils individualisés (téléphone mobile personnel, compte individuel sur un réseau social, etc.) ne permettent pas aux travailleurs sociaux de contrôler ou de réguler les liens de la même manière qu’ils peuvent le faire dans les situations d’échanges formalisés. Se pose donc avec acuité la question de l’articulation des deux missions du travailleur social : autonomiser et protéger. Quand les outils favorisent des formes d’autonomie relationnelle (Metton, 2010), comment assurer la protection des mineurs ?

L’accompagnement de l’autonomie

Par un usage individualisé, les TIC semblent écarter de fait les travailleurs sociaux du contrôle de la forme et du contenu des échanges. Si, pour établir les droits de VHC, les acteurs de la décision (juge ou services compétents) sont amenés à définir l’intérêt de l’enfant et à recueillir son point de vue, il revient aux parents de faire valoir leur droit (s’ils n’appellent pas le mineur, le mineur n’est pas autorisé à le faire). Le numérique déplace cet état de fait en partageant l’initiative de la communication et en égalisant la possibilité de le faire ou de ne pas le faire. Dans ce système de communication informel, les tiers prennent le rôle d’accompagnant plus que d’intervenant (Astier, 2007) tout comme ils peuvent être totalement exclus des échanges, alors que les acteurs familiaux communiquent sur un principe de régulation qui leur est propre (pas de hiérarchie imposée dans le sens de la communication, pas de limite de fréquence, etc.).

Prenons la situation d’Anna qui a un portable depuis ses 14 ans, depuis qu’elle est scolarisée en dehors de la commune de résidence de sa famille d’accueil. L’assistante familiale était à l’initiative de la demande d’équipement et règle l’abonnement mensuel. Très vite, les échanges mère/fille ont pris place dans le cadre de l’accueil, principalement sous la forme de SMS. Alors même que l’assistante familiale est opposée aux rendez-vous téléphoniques sur le téléphone fixe du domicile d’accueil, elle est tout à fait favorable à ces échanges familiaux spontanés : « Les textos comme ça, quand les parents ne sont pas revendicatifs, c’est un lien qui peut être sympa. » En même temps, l’assistante familiale relève une configuration nouvelle : celle de l’accompagnement des échanges familiaux ou des temps sans échange. Car, si en effet, comme indiqué plus haut, la vie familiale peut se cristalliser sur les rendez-vous téléphoniques, sur l’attente, sur le fait qu’ils ne soient pas honorés ; cette cristallisation oblige à discuter, à réfléchir, à donner du sens aux actes manqués, aux incompréhensions vécues par les mineurs. Quand ils s’opèrent via des SMS, sur des outils individualisés, c’est au jeune lui-même de construire un sens sans forcément être en capacité de contextualiser les comportements d’échanges textuels.

Elle a aussi été confrontée au fait que sa maman ne réponde pas tout le temps ou n’écrive pas tout le temps surtout quand elle annule une visite. Après, il n’y a plus de nouvelles pendant trois ou quatre jours. Du coup, c’est l’inquiétude qui monte. […] Je vois bien, je connais bien Anna. Je lui dis « tu n’as pas encore de nouvelles de ta mère ? » elle dit « ben, non, elle ne m’a pas appelée, elle a annulé la visite, machin… » Je dis « tu connais maman. Tu sais bien qu’elle a aussi ses faiblesses et que du coup, si elle ne peut pas, elle ne peut pas ». […] Mais on sent bien qu’(Anna) assume quand même beaucoup de choses, des absences de sa mère, […] beaucoup plus qu’avant, automatiquement. Et comme c’est quelqu’un qui ne va pas venir s’exprimer facilement face à ça, je suis toujours obligée, moi, d’aller la chercher en lui disant « il y a quelque chose qui ne va pas ? » et puis, « tu n’as pas de nouvelles de maman ? » J’ai 99 % de chances de tomber sur la bonne réponse. C’est vrai que ça peut être bénéfique pour le lien, maintenant, il y a ce revers aussi.

Assistante familiale depuis 13 ans — 3 mineurs accueillis

L’accompagnement par les professionnels des échanges familiaux s’inscrit sur de nouvelles temporalités s’imbriquant dans la quotidienneté de l’accueil. L’autonomie relationnelle conférée aux acteurs sociaux par les outils individualisés des TIC et la manière de la contrôler est révélatrice des transformations du travail des liens. Ce sont les mineurs eux-mêmes qui vont être les acteurs du lien à maintenir/à défaire et ils ne seront accompagnés dans leur démarche que s’ils en formulent le souhait ou le besoin. L’espace de communication transforme les temporalités du travail du lien et les possibilités de contrôle en les conditionnant à une démarche volontaire du mineur. Il convient alors de se demander comment les professionnels transforment leur pratique professionnelle et les modes de régulation des échanges. On peut faire l’hypothèse que la manière dont ces professionnels conjuguent éthique et pratiques dans un contexte d’incertitudes dépend de l’idée qu’ils se font de leur métier et de leur rôle professionnel, des capacités perçues du côté des mineurs et de leur degré d’appropriation des outils numériques.

La protection des mineurs

Si l’accompagnement est un support sensible de la protection, il engage une interaction qui se construit à partir de règles internes et négociées en son sein. Il existe cependant des formes de régulation explicites qui vont soutenir dans l’accueil la mise en oeuvre de la protection des mineurs en réponse aux risques ou aux dangers dont les médias peuvent être les vecteurs. En cela, les pratiques numériques peuvent être soumises à des règles élaborées sur des niveaux pluriels : de la régulation théorique (celle qui s’édicte sur un jugement) à la régulation pratique (celle qui prend place dans l’accueil, dans l’interaction quotidienne avec le mineur).

Ces niveaux de régulation sont articulés et dessinent des figures de surveillance des usages du numérique ; on observe un continuum de positionnement vis-à-vis des outils qui va de la mise en application d’un usage raisonné à l’exclusion numérique (non-équipement, confiscation, interdiction d’usage). Dans l’usage raisonné, on retrouve les règles mises en place pour rendre possible la cohabitation du numérique et de la vie en collectivité. Au sein des familles d’accueil, des règles de vie sont établies et permettent un contrôle partiel des usages. Ainsi, la localisation de l’ordinateur familial est réfléchie. Il ne s’agit pas de privatiser un espace, mais au contraire de rendre publics, visibles, les navigations et les échanges par le biais de l’ordinateur. Plus l’espace est ouvert, dans un lieu d’activités familiales communes, plus la surveillance pourra être effective.

Le fait qu’il soit là (ordinateur posé sur la table de la salle), c’est beaucoup plus facile de n’importe où on est de voir un peu, d’avoir un oeil sans surveiller totalement, mais avoir un oeil sur ce qu’ils font.

Assistante familiale depuis 13 ans — 3 mineurs accueillis

Concernant l’usage du téléphone mobile, s’il semble difficile de surveiller le contenu des échanges, des règles de vie collectives vont contraindre l’utilisation (interdiction des téléphones mobiles dans l’espace chambre la nuit, pendant les temps de repas…). Les familles d’accueil peuvent également tenter de réguler les échanges entre jeune et famille d’origine selon ce qu’elles perçoivent comme déstabilisant pour le mineur. La légitimité de ce cadre d’échange est facilitée par des positionnements explicites du service gardien à l’instar d’un mandat de surveillance.

Là, […] c’est une injonction du service. Elle ne peut pas aller sur Facebook et compagnie parce qu’elle fait n’importe quoi avec. Le service nous avait bien prévenus : elle n’a pas accès à l’ordinateur et vous l’empêchez d’aller sur l’ordinateur.

Couple d’assistants familiaux exerçant depuis 1993 – 4 enfants accueillis

Au nom de la régulation des échanges familiaux, plusieurs formes d’exclusion numérique peuvent être mises en place. Certains mineurs déjà équipés au moment de leur placement vont se voir confisquer leurs outils de communication :

On a deux jeunes de la même fratrie où le juge a interdit toute communication téléphonique non médiatisée. […] C’est quand il y a eu l’audience confirmant le placement qu’elles ont remis le téléphone portable. […] ça a été très difficile parce que, du coup, il y a eu aussi interdiction de Facebook, tout a été arrêté. Ce qui a été très difficile, notamment pour la fille aînée, qui avait 13 ans au moment du placement et qui s’est sentie coupée de tout son réseau amical. D’autant qu’il y avait eu changement d’établissement scolaire, éloignement, secret du lieu de placement.

Référente ASE

L’exclusion numérique comme forme limite de la protection se réalise au nom de l’intérêt du mineur et du contrôle des échanges familiaux. Mais elle n’exclut pas seulement le mineur du lien familial jugé défectueux, elle l’inscrit aussi à la marge des expériences partagées par les autres jeunes de son groupe d’âge. Au nom de sa protection, le mineur est isolé de l’environnement relationnel qui précédait le placement et de la construction de son réseau personnel (Bidart, 2008). Plus encore que l’éloignement géographique, c’est dans ce cas la privation des outils de communication qui va garantir la protection des mineurs.

Conclusion

Aujourd’hui le numérique est devenu une infrastructure ordinaire de la vie familiale (Boutet et Le Douarin, 2014) au sens où il fait partie du quotidien de nombreuses familles dans les échanges parents-enfants ou encore dans l’organisation des activités familiales. Dans les reconfigurations des liens suite au placement, il peut participer à la continuité des liens, au partage d’une certaine quotidienneté. Les outils connectés offrent de nouveaux espaces d’autonomie et d’intimité aux parents et aux mineurs en équipant les liens familiaux d’une plus grande spontanéité. Du côté des professionnels, ces outils ne sont pas sans poser des questions éthiques plus particulièrement concernant le contrôle des liens. Les usages du numérique permettent de traverser les frontières et les interdictions habituelles (Mercklé et Octobre, 2012) et concourent ainsi à l’acquisition progressive de la régulation des liens par les acteurs familiaux eux-mêmes.

Si l’autonomie s’érige comme une norme contemporaine, comme la capacité à se gouverner soi-même, le cadre contraint de la mesure de placement en assistance éducative exclut bien souvent les acteurs familiaux de la décision de protection et les inscrit plutôt dans un processus d’hétéronomie. Cependant, un détour par les usages des outils du numérique montre comment les acteurs familiaux peuvent se saisir et construire de nouveaux espaces avant ou aux dépens des organisations chargées d’assister les parents et de protéger les mineurs. Les TIC apparaissent comme des vecteurs d’empowerment, d’inclusion sociale (Plantard, 2011) et familiale plaçant « l’individu dans sa capacité d’autonomie, de créativité et de sensibilité » (Jauréguiberry et Proulx, 2011, p. 124). Un cheminement reste à mener pour réfléchir ces outils contemporains comme des leviers de la participation, comme des supports de la relation éducative au service de l’accompagnement des mineurs et de leur famille.