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Les pratiques de travail social, généralement institutionnalisées dans des services publics, sont aujourd’hui fortement encadrées par les standards et règles de performance et d’efficience et par les contrôles de la Nouvelle gestion publique (dans la suite du texte : NGP). Ces standards et ces règles s’inscrivent dans une rationalité instrumentale, gestionnaire, comptable qui, exigeant imputabilité ou reddition de comptes détaillés, empêche paradoxalement l’exercice de l’autonomie des acteurs et, du même coup, la responsabilité. Or, comme Florent Champy l’a mis en lumière dans ses travaux récents (2009, 2012), certaines pratiques d’intervention — et le travail social en est — sont par nature, pourrait-on dire, des pratiques prudentielles, c’est-à-dire faisant appel à la sagesse pratique ou à la phronèsis aristotélicienne et à la délibération — avant, pendant et après l’intervention. Il ne s’agit pas d’appliquer de manière mécanique ce qui découlerait, par exemple, d’un savoir scientifique, mais de faire des choix (Champy et Israël, 2009) tenant compte de la particularité et la complexité des situations, ainsi que l’unicité des personnes ou leur singularité. Cela fait appel, notamment dans l’intervention auprès de personnes âgées dont les témoignages seront ici évoqués, à une éthique de la reconnaissance. La présente contribution n’a pas pour objectif de rendre compte d’une recherche, même si certains de ses apports sont évoqués comme éléments déclencheurs des analyses et des réflexions présentées, mais d’ouvrir un horizon peut-être nouveau pour la réflexion des professionnels du travail social sur leurs pratiques et sur des enjeux éthiques qui les sous-tendent.

Dans les pages qui suivent, (1) nous rappellerons des témoignages de personnes âgées reçus et analysés lors d’une recherche récente (Grenier, 2012), disant l’aspiration des personnes rencontrées à la reconnaissance de ce qu’elles sont dans toute leur singularité, (2) une aspiration qui est par ailleurs trop rarement satisfaite dans les pratiques institutionnalisées qui tardent à prendre acte des exigences du penser complexe, (3) et nous examinerons la confrontation des attentes exprimées aux impératifs institutionnels de gestion — de la NGP —, qui suscitera également (4) une explicitation et une discussion d’enjeux éthiques renvoyant à une tension fondamentale de l’éthique professionnelle entre la soumission aux règles et la délibération. En conclusion, nous proposerons quelques éléments ou jalons d’une éthique de la reconnaissance.

Une aspiration à la reconnaissance de son individualité — témoignages

Lors d’une recherche réalisée il y a quelques années (Grenier, 2012)[1], l’analyse d’entretiens avec des personnes âgées ayant (eu) recours à des services sociaux et de santé a mis en lumière la singularité de chaque expérience du vieillissement ; elle a aussi permis de dégager, malgré une appréciation générale assez positive des services reçus, une aspiration rarement satisfaite à la reconnaissance de l’individualité ou de l’unicité des personnes. La présentation de quelques extraits des témoignages reçus à cet égard sera suivie d’une brève analyse des difficiles rapports entre la prise en compte de la complexité des situations et des interventions elles-mêmes qui font appel à des professionnels de diverses disciplines et sont soumises à des règles administratives d’une part, et à la reconnaissance des personnes dans leur unicité d’autre part, ainsi que du souhait — paradoxe et non-contradiction — d’être considérées et traitées comme les « autres ». Ce qu’illustrent les témoignages qui suivent.

La singularité de l’expérience de vieillir

Les personnes s’attendent à une reconnaissance d’elles-mêmes, de leur singularité et de leurs besoins, de leurs aspirations, chacune souhaitant « être traitée comme un humain et non comme un numéro » (R16), comme une personne individuelle et unique finalement (Grenier, 2012, p. 123). L’une d’elles évoque un « manque de culture » amenant des intervenants à considérer les personnes âgées comme « toutes pareilles » — « […] ils n’ont pas toute la culture qu’il faut. /…/les personnes âgées ont eu une culture, ils ont un vécu, ils ont un caractère. [On ne peut pas nous] soigner tous les deux pareil, ce n’est pas vrai ! (R4) » (Grenier, 2012, p. 123). Par ailleurs, la demande de reconnaissance de la différence sera déplorée si elle entraîne discrimination et préjudice. Comme l’explique Lemay (2005, p.478) : « La coexistence de ces deux besoins exprime bien la tension constante qui existe entre le mouvement de différenciation et celui d’inclusion sociale » permettant d’avoir accès aux mêmes traitements et à la même protection que l’ensemble des citoyens.

L’appréciation des services reçus 

En général, les personnes apprécient les services rendus ; certaines d’entre elles notent toutefois certaines lacunes, estimant par exemple avoir été rudoyées à l’hôpital, comme le rapporte cette dame : « Je trouve que nous sommes bousculés. Et […] qu’ils sont effrontés, des fois, comme quand la garde-malade m’a dit : “Pensez-vous que j’ai rien que vous !” Peut-être parce qu’il y a “manque de personnel” » (R18) (Grenier, 2012, p. 123). Heureusement, certaines attitudes du personnel sont réparatrices : « Te faire traiter comme une personne humaine qui a besoin de TLC — tender loving care — on est affaibli avec toutes nos affaires, on a besoin plus de chaleur » (R23) (Grenier, 2012, p. 127). Cet autre exemple révèle également l’importance de la relation, du contact plus familier, en contexte de soins : « Ne faites-vous-en pas, elle m’a pris par le cou et elle n’a pas eu peur de me toucher, et elle n’a pas eu peur de me parler dans les yeux, proche là /…/ et elle me touchait ! Elle n’avait pas peur ! Pareil comme si j’avais été sa fille ou quelque chose comme ça, c’était la première fois qu’elle me voyait » (R4) (Grenier, 2012, p. 127).

Une aspiration à la reconnaissance

Une aspiration à la reconnaissance, peu importe l’âge, donnant droit à une égale protection sociale, et donc d’accéder à des soins de qualité, comme l’indiquent ces témoignages : « Je pense qu’ils devraient s’occuper plus de nous, car je trouve que, des bouts […] On a beau être des personnes âgées, mais on aime se faire soigner comme les autres » (R25) ; ou encore, « OK, j’ai quatre-vingt-neuf ans, mais il me semble que je suis capable de penser comme un autre de cinquante ans. Je ne suis pas déficiente mentale » (R4), et aussi « J’aime me “runner”. Moi, ça me fâche, parce qu’ils pensent qu’on est des enfants » (R21) (Grenier, 2012, p. 120-121-160).

Il ressort finalement des témoignages que l’expérience de vieillir est toujours singulière, même si certaines catégorisations et modélisations peuvent être construites sur la base de l’état de santé, des ruptures et des pertes subies, des liens maintenus ou pas ; et que les personnes rencontrées ont le sentiment d’avoir leur juste part dans leur recours aux services lorsqu’elles sont considérées comme des personnes, dans leur singularité. Paradoxalement, elles veulent aussi être considérées et traitées « comme les autres ». La contradiction n’est ici qu’apparente. Elles désirent, dans leurs rencontres avec les médecins et les autres professionnels, être davantage informées et consultées, comme personnes capables de jugement et de choix, dans une relation où elles seraient considérées et effectivement placées dans un rapport égalitaire pour traiter de leur situation dans un dialogue éclairant tant pour le professionnel ou l’intervenant que pour elles-mêmes.

Nous reviendrons plus loin, en conclusion, sur les exigences de la reconnaissance demandée. Pour le moment, prenons d’abord acte de la difficulté de la prise en compte des personnes et de leurs aspirations par/dans un système complexe comme celui des institutions des services sociaux et de santé.

L’institutionnalisation du vieillissement

Pour l’analyse des rapports de tension entre la complexité des situations et des interventions, d’une part, et la reconnaissance des personnes dans leur unicité, d’autre part, l’apport d’Edgar Morin (2004) est éclairant et stimulant. La « pensée complexe » cherche à intégrer les différentes dimensions de la réalité toujours complexe en reliant et en articulant entre eux ses éléments. L’oeuvre de Morin, multiple, est commandée tout entière par le souci d’une connaissance ni mutilée ni cloisonnée, apte à saisir la complexité du réel, en respectant le singulier tout en l’insérant dans un ensemble plus vaste (Morin, 2004). La compréhension des enjeux, des jeux d’influences, des interactions, voire des finalités elles-mêmes, requiert une lecture de l’ensemble des dynamiques, que l’on fait le plus souvent de façon morcelée et fragmentaire, selon des angles disciplinaires divers en lien avec la diversité des lieux et des modalités d’exercice du pouvoir, les stratégies et les alliances, etc. La pensée complexe propose de comprendre plutôt les circonstances biopsychosociales dans lesquelles émerge la situation — à l’interface d’un même système social, politique, économique, historique, institutionnel, culturel, familial et individuel — en reliant des sphères en apparence disjointes.

Même si la connaissance complète de l’objet est impossible, la pensée complexe aspire à une connaissance multidimensionnelle de cet objet en rendant compte des articulations entre les entités que la science traditionnelle tend toujours à distinguer, à isoler (réductionnisme). La parcellarisation, la compartimentation, l’atomisation du savoir empêchent de concevoir un tout, dont les éléments sont solidaires, et par là tendent à atrophier la connaissance : « L’activité scientifique [laissée à elle-même] occulte les gigantesques problèmes sociaux, politiques et éthiques posés par l’omniprésence de la science » (Morin, 2001, p. 76). L’incapacité de voir le tout, de se relier au tout, cloisonne et tend à circonscrire la responsabilité et par le fait même désolidarise et irresponsabilise. Ainsi, le « mal-penser », comme le souligne Morin, ronge l’éthique à ses sources, la solidarité/la responsabilité (Morin, 2004, p. 221).

Qu’en est-il dans la prise en charge institutionnelle des services aux personnes âgées ? Au cours des dernières décennies, le vieillissement s’est fortement institutionnalisé, pourrait-on dire, par une prise en charge institutionnelle et pluridisciplinaire selon les différentes problématiques vécues par la personne. Une « prise en charge » qui renvoie à la dynamique complexe du réseau de la santé et à une structure plus ou moins organisée et cohérente dans l’offre de services assurée par différents organismes, associations, bénévoles, acteurs de statut privé à but plus ou moins lucratif, etc. Ce qui donne la configuration alambiquée d’un grand bricolage, où apparaissent différentes tensions et différents enjeux pour les personnes directement en cause, mais également pour les professionnels et les bénévoles ; l’offre s’est développée par sédimentation, plutôt de manière incohérente, parfois contradictoire (Valetas, 2001 cité par Mantovani, 2003).

Le dispositif de pratiques institutionnelles forme ainsi un système complexe structuré selon une logique d’action organisationnelle, fondement opératoire de l’activité et de la structuration de l’activité où règne, malgré l’apparence du désordre, un ordre, où se jouent et s’actualisent diverses pratiques sociales, dont les pratiques professionnelles. Dans ce système, on peut distinguer : les acteurs ou les intervenants — avec leurs associations ou leurs syndicats, avec aussi leurs hiérarchies, leurs règles… ; les programmes et les services — chacun ayant une structure propre avec des règles diverses touchant le financement, les modalités d’accès aux services, les ententes contractuelles avec le secteur privé... Comme le fait observer Edgard Morin, « la complexité est effectivement le tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent le monde phénoménal » (Morin, 2004, p. 21).

La « prise en charge » de la personne — non seulement des personnes prises globalement, mais de chacune d’entre elles dans son unicité — s’inscrit dans ce paysage complexe où se côtoient et se croisent, de façon parfois concertée et harmonieuse, mais parfois conflictuelle, plusieurs acteurs. Sont ici en cause, comme l’indique la Politique de soutien à domicile du Québec (2003, p. 2), « les CLSC et d’autres établissements du réseau de la santé et des services sociaux, les entreprises d’économie sociale en aide domestique, des organismes communautaires, des entreprises privées, diverses organisations publiques (Société d’habitation du Québec (SHQ), Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), etc.) ».

De fait, notre définition du maintien à domicile renvoie à une multitude de structures et d’institutions pouvant apporter de l’aide à un moment donné. Ce maintien à domicile met en jeu une multitude d’acteurs familiaux et de voisinage, ainsi que des professionnels de toutes disciplines, ce qui inévitablement pose la question du « travailler ensemble » de ces différentes institutions et de cette multiplicité d’acteurs

Ennuyer, 2007, p. 160

On comprend aisément que les personnes, notamment celles qui sont plus âgées et qui sont aussi aux prises avec divers maux, et leurs proches, happés dans ce jeu complexe d’interactions elles-mêmes complexes entre diverses structures et divers acteurs, globalement satisfaits des services reçus, ne se sentent toutefois pas reconnus dans leur individualité propre.

Il en va d’ailleurs ainsi pour les intervenants eux-mêmes ; et ce, plus fortement depuis qu’ils sont confrontés à la logique propre de la NGP qui mine leur autonomie et empêche leur responsabilité.

Des pratiques sous l’emprise de la NGP

Les énoncés de la politique de maintien à domicile déterminent les orientations et la logique d’implantation du programme de soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA). Y sont exigés une régulation de la pratique des intervenants et un contrôle. En outre, les restrictions budgétaires des dernières années entraînent un contrôle plus rigoureux des pratiques par les administrateurs (Grenier, Bourque et St-Amour, 2014). Les intervenants voient donc leurs pratiques soumises aux mesures décidées par l’appareil d’État et par l’organisation ou l’institution, aux normes et procédures administratives, aux objectifs de performance à atteindre. Ils doivent en outre, en plus des nombreux formulaires plus anciens et donc familiers, compiler des statistiques quotidiennes visant à mesurer et évaluer les interventions. Ces statistiques, pour diverses raisons et compte tenu de la diversité et de la complexité des situations dans lesquelles s’inscrivent les difficultés des personnes desservies, traduisent mal, du moins très partiellement, la réalité complexe des interventions, mesurant la performance à l’aulne du coût des services par usager (Chénard et Grenier, 2012 ; Grenier et Chénard, 2013).

Cette technocratisation de la pratique réduit considérablement l’autonomie des intervenants et entraîne souvent une réduction du temps d’intervention directe auprès des personnes. Parallèlement on observe une diminution de l’offre des services et des ressources disponibles conjuguée à l’ajout de critères restrictifs d’accès ou d’admission. L’ensemble de ces mesures réduit les possibilités d’action et constitue un frein pour exécuter pleinement le mandat de soutien à l’autonomie des personnes. Le service social s’en trouve ainsi réduit, selon certains, à « des fins instrumentales » (Larivière, 2007, p. 72), au service de la gestion plus que de la population, au service d’une idéologie gestionnaire (De Gaulejac, 2005). Outre la reconnaissance, dans leur singularité, des personnes qui ont recours aux services, la reconnaissance et l’identité du travail social sont elles-mêmes mises à mal. Priorité est alors donnée aux valeurs d’efficience, d’efficacité, d’atteinte de résultats, d’imputabilité et de performance des acteurs (Bernier et Angers, 2010 ; de Gaulejac, 2005, 2010). La NGP impose aux intervenants l’obligation de « produire » des services au meilleur coût possible : « il faut faire toujours mieux, de plus en plus vite, avec moins de moyens » (De Gaulejac, 2005, p. 328).

Pour aider à faire mieux et plus vite et à moindre coût, l’éligibilité des personnes âgées à des services du réseau de la santé et des services sociaux est liée à une évaluation de leurs capacités — de leur autonomie — faite à l’aide d’une grille considérée par le ministère de la Santé et des Services sociaux comme un outil standardisé, valide et fiable (MSSS, 2004) pour mesurer la perte d’autonomie des personnes. L’évaluation de l’autonomie de la personne âgée s’effectue à l’aide d’un formulaire — sans subtilité — intitulé l’outil d’évaluation multiclientèle (OEMC pour la suite du texte)[2], utilisé pour les transferts d’argent vers les établissements. Il aide à « réglementer et contrôler les dépenses » selon « une logique gestionnaire, managériale et objectivante » (Dierckx, 2010, p. 16).

L’autonomie et son corollaire, la perte d’autonomie, constituent des marqueurs sociaux pour la personne âgée et même servent à l’insérer dans une catégorie fonctionnelle pour définir leurs besoins. : « […] quelle réelle estime sociale accordons-nous aux aînés lorsque la définition la plus commune de la vieillesse renvoie à l’affaiblissement et au ralentissement des capacités physiques et psychologiques de la personne ? » (Paris et al., 2013, p. 12)

Cette grille, l’OEMC, aidant à la classification, associe la vieillesse ou le vieillissement à la maladie et à la perte d’autonomie. Or, la définition bornée de l’autonomie, érigée en fonction d’une autonomie physique ou à son corollaire, l’indépendance physique, met de côté les variations et nuances de l’autonomie — psychologique, morale, sociale et financière. L’État réfère à la fonctionnalité dans sa définition d’autonomie, un moyen facile de conceptualiser par la perte d’autonomie, pour administrer les soins et services dans les systèmes de santé. La détermination des besoins et des services requis se fonde sur l’analyse des résultats de l’OEMC. Elle est ainsi porteuse d’une vision morcelée et réductrice de la personne. Pourtant, la complexité des situations dans lesquelles se trouve chacune des personnes en cause exigerait, en vue d’un jugement prudentiel, de prendre acte de l’ensemble des faits et dynamiques en présence, ce que ne fait ni n’aide à faire une grille de ce type (Grenier, 2012). De plus, comme le mentionne Paris, Caron et Beaulieu (2013, p. 12), « les notions de déclin, de dépendance et de vulnérabilité sont considérées comme des échecs dans la majeure partie de la recherche gérontologique tout comme dans les politiques publiques ».

Plus récemment, dans un nouveau cycle de restrictions budgétaires imposées, les intervenants sociaux sont sommés de répondre à de nouvelles exigences liées à une reddition de comptes très stricte (Hood,1991 ; Merrien, 1999 ; Pollitt, 2011 ; Larivière, 2007 ; Chénard et Grenier, 2012), mesurant les performances dans une perspective de gestion par résultats : efficacité et efficience des services rendus, qualité et rapidité dans la réponse aux demandes (approche clientéliste et contrôle de la qualité), productivité — rendement statistique, imputabilité —, performance au travail et excellence (Larivière, 2013). En lien toujours avec l’esprit et les façons de faire de la NGP, on recourt, pour optimiser le travail ou les processus, à de nouvelles méthodes, dont la méthode Lean, inspirée du toyotisme. Dans certains cas, le personnel est impliqué dans les choix faits et dans leur mise en oeuvre, mais il arrive aussi, et souvent, qu’ils soient imposés aux intervenant.e.s. cela, malgré les oppositions et les dénonciations de bien des acteurs — intervenant.e.s, syndicats, groupes de pression. Il arrive aussi qu’on recoure, à prix fort élevé, à des firmes spécialisées pour revoir les méthodes de travail en vue d’accélérer les processus par le minutage, par exemple, des activités professionnelles de soins à domicile (Radio-Canada, 2012). Des projets dits d’optimisation des services censés améliorer la qualité des services ont en fait pour objectif principal la réduction des coûts (Grenier et Bourque, 2014) et non l’amélioration des services et des soins offerts aux personnes.

Dans cette recherche d’une plus grande productivité à un moindre coût, le temps direct dédié au destinataire de l’intervention est réduit. Par ailleurs, comme le souligne Béland (2007, p. 17), adapter nos structures pour assurer une accessibilité et une continuité des services exige de revoir la fragmentation actuelle de l’ensemble des services et les modalités de soins destinés aux personnes.

Tout cela, trop sommairement présenté, s’inscrit en parallèle et néanmoins en lien avec une transformation de la société — vieillissement individuel et démographique de la population, pauvreté croissante, pluralisme culturel et religieux plus marqué de la société québécoise, évolution de la médecine et de ses technologies — et rend plus complexe le travail social dans ses interfaces avec ses contextes. Avec des ressources moindres, les intervenants doivent faire autrement. Certains intervenants savent se repositionner en nouant de nouvelles alliances, en innovant ou en modifiant leur pratique. Un travail de sens s’inscrit dans ce repositionnement pour l’intervenant. Les paragraphes qui suivent voudraient y contribuer.

Une éthique professionnelle tiraillée entre la soumission et la délibération

L’éthique et plus spécialement peut-être les éthiques professionnelles se déclinent et se vivent selon deux approches-types (comme on parle en sociologie d’idéals-types) qui ne sont jamais tout à fait séparées : la soumission aux principes et aux règles sans l’accomplissement du devoir d’un côté, la délibération tenant compte des situations dans lesquelles se trouvent, avec leurs droits et leurs aspirations, les personnes en cause, de l’autre. Cela rejoint, pour une part, la distinction devenue classique faite il y près d’un siècle par Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité (Weber, 1963). Il demeure que les règles n’ont pu être établies que sur la base d’un retour sur l’expérience et sur la vie pour en déceler les exigences, et ces règles, en retour, guident dès lors la réflexion ou la délibération, puis la décision et l’action qui s’ensuit. Mais l’éthique ne saurait répudier, sous peine de se nier elle-même, la délibération. Car il arrive souvent — vraisemblablement toujours — que, dans une situation donnée, principes et règles s’opposent entre eux ; quand il faut, par exemple, tenir compte des exigences de l’égalité des personnes et des différences qui font leur inégalité dans une « justice comme équité » (Rawls, 2008) : on ne saurait y arriver sans tenir compte de la situation (dans sa complexité) et des personnes en cause (dans l’unicité de leur individualité).

Certaines pratiques professionnelles — dont, pour ce qui nous intéresse ici, celles du travail social — sont foncièrement et nécessairement prudentielles, comme l’a souligné F. Champy (2009, 2012), réclamant un constant travail de délibération. Comme il le précise dans une note d’invitation à un séminaire[3].

La spécificité de ces professions (architectes, médecins, magistrats, avocats, ingénieurs de projets complexes, chercheurs et éventuellement, selon les conditions de travail, travailleurs sociaux et policiers) est d’être confrontées à des problèmes qui, parce qu’ils sont singuliers et complexes, se révèlent rétifs à un traitement par l’application mécanique de principes scientifiques. Ces problèmes relèvent d’un monde de connaissance et d’action différent de celui de la science : la prudence, dont les grands traits sont connus depuis l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. L’analyse du travail professionnel prudentiel fait ressortir deux dimensions qui renvoient à la caractérisation de la prudence par Aristote : une composante conjecturelle, les incertitudes dues à la singularité et à la complexité des cas à traiter obligeant à faire des paris au cours du travail, et une composante de délibération sur les fins de l’activité, l’impossibilité de toujours servir de façon également satisfaisante toutes les fins de l’activité rendant inévitables des choix quant à leur hiérarchie. [… ce qui] donne aux membres des professions à pratique prudentielle une dimension politique dont les conséquences ont été insuffisamment étudiées.

Nous reviendrons plus loin sur cette « dimension politique » des choix des finalités ou visées des interventions, et aussi de leurs modalités. Tenons-nous-en pour l’instant à ce qui se joue à l’intérieur du champ du travail social et de ses pratiques, à la nécessaire délibération sur les finalités ou les visées et sur les modalités.

Sur les finalités ou les visées d’abord

L’Association canadienne des travailleurs sociaux présente ainsi la définition et les visées du travail social :

Le travail social est une profession orientée vers l’aide à des individus, des familles, des groupes et des collectivités dans le but de les aider à améliorer leur bien-être. Il s’engage à aider les individus, à développer leurs habiletés et leur capacité d’utiliser leurs propres ressources et celles de la communauté pour résoudre leurs problèmes. Le travail social se penche sur des problèmes d’ordre individuel et personnel, mais aussi sur des questions d’ordre social plus vastes telles que la pauvreté, le chômage et la violence conjugale[4].

Selon l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux :

Le travailleur social vise à favoriser et renforcer le pouvoir d’agir des personnes et des communautés dans l’exercice de leurs droits, l’accomplissement de leurs rôles sociaux, leurs relations interpersonnelles, leur participation citoyenne en relation avec le développement social[5].

Mais quand donc faut-il s’intéresser aux individus ou aux familles ou aux structures sociales et aux institutions ? À quel niveau et auprès de qui convient-il d’intervenir ? Et pour aider les personnes à mieux « s’en tirer » par elles-mêmes, pour leur assurer un accès aux services requis ou pour les leur dispenser, pour les soutenir dans leurs luttes pour transformer leurs conditions de vie ? Ou pour les normaliser en les moralisant (Bourgeault, 2003) ?

Sur les modalités ensuite

Les repères majeurs, de l’ordre des finalités ou des visées, renvoient à d’autres repères touchant les modalités. Pour maintenir les pratiques en accord avec les visées, ces repères ont trait à : la compétence et le double devoir d’en reconnaître les limites et d’y palier par la formation continue, mais aussi et surtout par la collaboration entre collègues et les rapports interdisciplinaires ; la qualité des rapports aux autres et le plein respect de leurs droits — dont celui de chacun.e à décider de sa vie et de son orientation ; la responsabilité avant, pendant et après l’action. Ces derniers volets d’une éthique du travail social, qu’on ne saurait expliciter davantage dans le cadre de la présente contribution, renvoient à ce que certains appellent l’éthique de la reconnaissance, dont nous traiterons très brièvement, bouclant la boucle et renouant avec les attentes des personnes âgées identifiées plus haut, en conclusion.

POUR UNE ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE —  en guise de conclusion

Aristote évoquait déjà, dans son Éthique à Nicomaque (1823), le devoir d’amitié sans lequel la vie de/dans la Cité ne serait pas possible : « L’amitié (en prenant ce mot dans le sens le plus étendu) est le lien universel qui unit ou au moins rapproche tous les êtres animés ; elle est, pour l’homme, le bien le plus précieux, puisqu’elle est le principal fondement de la société » ; « L’amitié semble bien être le lien qui unit les cités ». Plus près de nous, la philosophie féministe a développé une éthique de la sollicitude ou du care (Gilligan, 1982 ; Paperman et Laugier, 2006 ; Laugier, 2007 ; Paperman, 2010) à l’endroit notamment des personnes plus faibles, souvent minorisées ou considérées comme mineures, c’est-à-dire incapables de gouverner leur vie de façon autonome, marginalisées dans une société affichant des idéaux de performance et de productivité. Intégrant ces mouvements et théories ici évoqués, la lutte pour la reconnaissance de Axel Honneth (2000) va plus loin en plaçant le devoir de reconnaissance, comme Aristote (qui ne distinguait pas éthique et politique), sous le signe de l’éthique sociale entendue comme éthique de société ou de la politique.

La reconnaissance est étroitement liée au développement des personnes et de ce qui constitue pour chacune son identité. Toute personne a besoin d’être reconnue pour exister vraiment dans l’unicité de son identité. Reconnaître quelqu’un, c’est lui confirmer sa dignité et sa valeur comme membre d’une communauté humaine. Dans cette perspective, la reconnaissance peut être vue comme une attitude, une manière d’être vis-à-vis des autres : elle consiste en un « ensemble de signes par lesquels la singularité et l’identité de l’autre est pleinement prise en compte » (Dellissalt, s. d.). L’étymologie du mot reconnaissance le dit déjà à sa façon en liant re, un préfixe signifiant « de nouveau » et, tenu ou constamment repris, « toujours », au mot connaissance, qui contient à son tour le cum et le nascere latins : « naître-avec » — de sorte que la reconnaissance permet à l’autre d’advenir davantage ou plus profondément lui-même (Reconnaissance, s.d.). On pourrait faire appel ici à Paul Ricoeur (1990) ou à Emmanuel Levinas (1991).

Les entretiens avec des personnes âgées qui sont à la source du présent article témoignent de l’importance pour elles de la reconnaissance. Les personnes rencontrées estiment avoir leur juste part ou être traitées avec justice lorsqu’elles sont et se sentent considérées, chacune d’entre elles, comme une personne unique et reconnue pour sa valeur, dans une organisation du travail et une administration des services qui suscitent bien des insatisfactions et qui nourrissent parfois le sentiment de n’être pas traité comme on aurait droit de l’être, c’est-à-dire comme une personne simplement et dans tout ce que cela implique, plutôt que comme une « personne âgée » étiquetée comme telle. Mais il y a aussi un volet politique à l’éthique de la reconnaissance, comme l’a bien mis en lumière Michel Seymour (2008) en traitant « des minorités nationales au sein de l’État-nation ainsi que des peuples inscrits dans des organisations supranationales » (p. 11) aspirant à la reconnaissance. Le devoir de reconnaissance invoqué vaut pour tous les groupes de « minorisés » dont l’« agentivité » ou la capacité de se prendre en charge et de participer pleinement à la vie civique et citoyenne ne sont pas reconnues (Guillaumin, 1972). Tel est sans doute le cas de ceux et celles qui sont classés comme « personnes âgées ». Or, la reconnaissance s’inscrit sur le plan individuel, dans nos interactions avec autrui, mais également au niveau collectif : « Cela implique l’existence de structure, d’institutions collectives de reconnaissance, qui réalisent et garantissent la pleine citoyenneté de chacun des membres de la communauté tout au long de son parcours de vie ; ce à quoi ont précisément contribué notamment, les systèmes universels de retraite » (Bickel et Cavilli, 2002, p. 37).

L’enjeu de reconnaissance se joue également, mais à un autre niveau, pour les professionnels du travail social au sein des structures et services relevant du MSSS : l’importance et la valeur de leurs pratiques, avec eux, ne sont pas reconnues comme elles le devraient. Nous n’irons pas ici plus loin sur ce qui pourrait faire l’objet d’un autre article. Plaidons néanmoins avec Champy et Israël (2009) pour un engagement public des professionnels, plus spécialement des professionnels du travail social.