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Qu’est-ce que le présent : comment rendre « lisible » le « maintenant [1] » ? Politiquement, pour moi Français ayant vécu à Paris les années 2014 et 2015, le « maintenant » correspond à une sourde et entêtante répétition du même instantané. Un entêtement de l’histoire et une concordance des temps qui donne le vertige. En avril 2014, pour présenter une conférence sur le dernier film de Pasolini, qui devait se dérouler à Montréal quinze jours plus tard, c’est-à-dire dans un certain « présent » déterminé, j’avais écrit pour son organisatrice, Julie Paquette, l’argument suivant :

À l’heure même où j’écris les lignes de cet argument sur le dernier Pasolini, les dernières nouvelles politiques de la France sont un cauchemar pour qui pense à gauche, ou est simplement humaniste : l’extrême droite a gagné plusieurs villes moyennes aux dernières élections (il y a quinze jours) ; le président de la République en a déduit par un raisonnement absurde, puisque sa politique de droite a été désavouée par ses électeurs, qu’il fallait choisir son ministre le plus à droite pour gouverner le pays et l’a nommé immédiatement (il y a une semaine) ; celui-ci, après être apparu dans les journaux les plus stupides avec sa femme et ses nouveaux amis Johnny Halliday et Bernard-Henri Lévy, c’est-à-dire, médiatiquement parlant, après s’être laissé sciemment photographier dans la peau de l’ex-président de droite, d’allure déjà berlusconienne, Nicolas Sarkozy, dont il était pourtant censé être l’inverse politique, a immédiatement augmenté les mesures néolibérales et anti-pauvres de suppression des cotisations sociales (il y a trois jours), puis confirmé le projet chiffré insensé de rigueur budgétaire imposé par le directoire libéral de l’Europe (il y a deux jours) après avoir déclaré, avant les élections, vouloir faire le contraire (il y a trois semaines) ; le syndicat des patrons ose désormais demander l’abrogation légale du salaire minimum (hier) ; enfin, comme le nouveau Premier ministre avait donné le la, en tant que chef de la police (il y a quelques mois), du style démagogique autoritaire qui permet de ne pas être accusé légalement de racisme, mais qui vous fait devenir quelqu’un actuellement en France, avec sa dénonciation des « dits Roms » — à savoir des Gitans, des Roms, des Sintés, et de quelques autres communautés qui ont, en Europe, la peau dorée des peuples de l’Inde, celles qui ont été exterminées dans les camps de la mort nazis et parquées bestialement par l’État français avant, pendant et après l’occupation du pays par les Allemands, mais aussi des migrants pauvres habitants des bidonvilles en France, en somme les plus fragiles parmi les fragiles des citoyens européens —, une note interne à la police d’un arrondissement de Paris (aujourd’hui) conseille aux forces de l’ordre, textuellement, « d’évincer les Roms » de la ville propre des riches. Ce qui était déjà présent mais limité à quelque petit maire fascisant se drape désormais dans le drapeau de la République. Ça sent la tragédie. Salò, c’est maintenant.

Quinze jours plus tard, je pouvais ajouter oralement en ouverture de la conférence, en guise de nouvel instantané, que « la chasse aux présumés djihadistes français » avait rendu « plus rapides les processus de dénonciation de jeunes soupçonnés de radicalisation par leur famille, ainsi que plus complète la surveillance de réseaux Internet ». Que dire de tout ce qui a suivi depuis ? ! Cela paraît une nouvelle fois hors de proportion, tant la progression dans les mêmes problèmes aura été arithmétique. Que ces dernières mesures non conformes aux lois et à l’éthique républicaines et démocratiques n’ont servi de rien : elles n’ont pas empêché l’atroce assassinat ciblé et collectif des journalistes de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, pas plus que les suivantes mesures, de plus en plus renforcées, n’ont gêné l’inconcevable terreur du 13 novembre 2015 dans plusieurs quartiers de Paris, qui s’est soldée, comme dans un cauchemar, par cent trente morts et quatre cent quatorze blessés. Aujourd’hui, quelques jours avant le 25 décembre 2015, un citoyen français rationnel et ne cédant pas à l’irrationalité de la terreur doit être en droit de demander des comptes à son gouvernement, autoproclamé de gauche, sur la multiplication déraisonnable des atteintes à la vie démocratique, qui lui sont données, absurdement, comme des réponses à l’assassinat de la vie démocratique par des groupes nihilistes organisés, aux méthodes dignes du plus archaïque des fascismes. De fait, la réponse principale de l’exécutif français a été la même que celle de George Bush fils après l’attentat du World Trade Center, à savoir porter la guerre (aérienne seulement dans le cas de François Hollande) sur un terrain fort éloigné du sol national, une réponse considérée pourtant depuis longtemps par les mêmes personnes qui l’ont décidée en un demi-jour comme contre-productive. La réponse secondaire, plus logique, a été la déclaration, tout à fait justifiée, de l’état d’urgence sur le sol national, malheureusement accompagnée de déclarations de plusieurs gouvernants flattant l’opinion raciste entretenue par l’extrême droite, et suivie d’une aberrante et choquante proposition de légiférer, dans l’urgence du drame, pour changer la constitution du pays afin d’y inclure le concept d’« état d’exception » qui, jusqu’ici, la niait par principe ! La seule énumération de ces faits abasourdit et fait mesurer le degré d’affolement politique français. Faits totalement liés : un parti d’extrême droite devient un parti de masse et manque de peu de devenir décideur dans quatre conseils régionaux du pays, entités aux pouvoirs et aux budgets décisifs pour la vie quotidienne des habitants ; les hommes politiques de droite et de gauche miment le discours de ce parti, autrefois risible, lorsqu’ils ont besoin de se faire élire ; le Code du travail même est remis en cause après que toutes les lois permettant de défendre la situation des plus faibles et des simples salariés ont été une à une abrogées ; l’État français, même condamné par ses propres instances, refuse de ramasser les ordures et d’organiser le minimum sanitaire pour les réfugiés et migrants repoussés à Calais par milliers dans un lieu marécageux. On croit rêver, mais on a beau se pincer, le réveil n’est pas permis, car nous vivons ce rêve noir dans notre « maintenant ».

Que dire de plus sur la possibilité de « lire » le dernier Pasolini « maintenant », comme disait Walter Benjamin (1939) en parlant des oeuvres de l’esprit qui ne trouvaient leur force propre que longtemps après leur sortie, sinon que je ne parlerai, à partir de maintenant, et après l’évocation de ces « maintenant », fussent-ils en apparence sans relation, que de Pasolini, et seulement d’une des oeuvres phares de sa vie jaillissante de 1975, Salò ou les 120 journées de Sodome (Salò o le 120 giornate di Sodoma), apocalyptique parce que réaliste, et, pour ce faire, de son usage du mot « lisibilité ».

1. Sade, écrivain illisible

La pièce principale qui permet de connaître la position critique de Pasolini sur Sade écrivain et sur Les cent vingt journées de Sodome ou L’école du libertinage est la critique d’un livre sur « l’esthétique de l’obscène », recensé dans sa rubrique du Tempo le 8 mars 1974 [2].

Le 8 mars 1974 : à savoir un an après le mariage de Ninetto Davoli, l’homme qu’il aimait et qui partageait son quotidien, mariage qui mit fin à l’écriture secrète des 112 sonnets de désespoir amoureux qui lui étaient adressés [3], un an avant le début du tournage de Salò, deux mois avant la sortie cannoise des Mille et une nuits (Il fiore delle mille e una notte, 1974). Le moment suicidaire est passé ; depuis février 1973, celui-ci a subrepticement été écrit, filmé, assimilé. Affaibli et suicidaire, Pasolini n’aurait certes pas pu se mesurer à Sade : il put filmer les déprimants et funèbres Contes de Canterbury (I racconti di Canterbury, 1972) et écrire pour lui-même les fulgurants chants disloqués du Dada du sonnet. « Au lieu de mourir, j’écris sur vous » est leur mot d’ordre. En 1974, passé de l’autre côté, après la réussite solaire des joyeuses, érotiques, cruelles et réparatrices Mille et une nuits, son désespoir n’est plus « vital », n’est plus la célèbre « vitalité désespérée » des maniéristes noirs qu’il avait choisie comme précepte au début des années 1960, mais s’est mué en un désespoir de survivance et de renaissance printanière, de « futur avril », de « nouvelle jeunesse », autrement dit le désespoir de celui qui a fait l’expérience personnelle de la mort, fût-ce la mort de l’amour. Pasolini se retrouve une nouvelle fois, mais de manière tout à fait neuve, « prêt pour la vie ». C’est sans doute pourquoi, le 8 mars 1974, Pasolini aborde et reconnaît Sade — ce penseur érotique drogué à la liberté, désespérément enfermé une grande partie de sa vie et pourtant fondamentalement gai (il suffit de le lire pour le savoir) — avec une forme de joie et une grande force, malgré son apparente souffrance de stylisticien et de « bête de style » devant ce qui lui paraît, à la lecture, une oeuvre littérairement inaccomplie. Cependant, l’acte douloureux, en terrain masochiste, ne signifie pas négation et détestation. Aussi l’éreintement objectif de Sade par Pasolini se révèle-t-il fortement ambivalent.

Une première démonstration de sa belle technique de critique littéraire, à la fois polémique, subjective-instinctive et théoricienne, les trois terriblement imbriquées par des coups de théâtre, consiste à affirmer tout d’abord l’inanité du style de Sade : son écriture — c’est ainsi que je traduirais les fréquents recours à l’idée spitzérienne de « la page [4] », et il faut entendre « écriture » au sens que lui donne le premier Barthes, stylisticien marxisant, dans Le degré zéro de l’écriture (1953), l’un des livres préférés de Pasolini — reste référentielle, automatique, dénotative, journalistique en somme, et si l’expressivité est un critère possible en la matière : platement pornographique. Scandale pour les Français ! Mais la démonstration suit : les choix stylistiques de Sade sont l’aridité, la lucidité, l’ironie. Or, si tous les choix se valent, aucun des trois traits ne parvient à « la tension du style », à sa « pureté », car la prise en charge, par le narrateur, du monologue intérieur de ses personnages pensants et parlants est trop rudimentaire pour que ceux-ci n’apparaissent pas comme totalement dissociés des « autres » (leurs victimes). Ils produisent ainsi une ironie « ennuyée », donc ennuyeuse à terme pour le lecteur, et « méprisante » (sprezzante) : nous retrouvons ici la mauvaise face de « l’ombre hautaine (sdegnosa) de Sade » évoquée par Pasolini (1976, p. 42) dans la dédicace de son « petit traité pédagogique » Gennariello. Un tel trait de décadentisme, s’il n’est pas racheté par un dandysme quel qu’il soit, reste involontaire et détache le lecteur de sa lecture. À la même époque, dans son grand roman nourri de Sade, Pétrole, Pasolini (1992, p. 124 et 479) par deux fois, une fois en italien et une fois en français dans le texte, le dit autrement avec les mots de Sade (1799, p. 124) et retourne au divin marquis, comme une lettre à son envoyeur, sa propre recommandation à l’écrivain de roman, au narrateur : « le lecteur a droit de se fâcher quand il s’aperçoit que l’on veut trop exiger de lui ». La critique divisée de Pasolini intègre cependant tout au long du texte son antithèse, irréductible à toute synthèse réconciliatrice : Sade est potentiellement un grand écrivain, il retrouve la puissance de la litanie, qui peut remplacer l’expressivité manquante, et son énorme accumulation de six cents récits gagne la partie, et empêche de le limiter à la pornographie, son art se tenant dans la forme structurelle. Il imite le Décaméron, que Pasolini connaît bien puisqu’il l’a adapté au cinéma (Il Decameron, 1971), avant deux autres séries de récits à structure arithmétique, Les contes de Canterbury et Les mille et une nuits, toutes également inspiratrices de Sade, et particulièrement la dernière, mais les Cent vingt journées vont plus loin que Boccace en rendant subtile la relation analogique entre le récit-cadre des journées et les récits internes des narratrices. Presque l’égal de Dante par le maniement de la structure du récit à défaut de la page écrite (les rapides blocs narratifs disposés en pyramide sont « de marbre » chez Dante et « de carton-pâte » chez le Français), il sait rester l’humble travailleur d’une forme expressive pamphlétaire d’une grande liberté explosive : le défi lancé au monde avec lucidité. Enfin, Pasolini (1979, p. 183) lui trouve politiquement une place de révolutionnaire dans la Révolution, place à laquelle on peut supposer qu’il se reconnaît lui-même :

[…] ce provocateur merveilleux, à travers la Raison des Lumières, a désacralisé non seulement ce que les Lumières désacralisaient, mais les Lumières elles-mêmes, à travers l’usage aberrant et monstrueux de leur rationalité [5].

En résumé, il y a deux traits dans le portrait de Sade écrivain des Cent vingt journées par Pasolini que l’on peut facilement appliquer à celui-ci et à Salò : l’« usage aberrant », beaucoup moins « provocateur » que profondément profanateur, des logiques rationnelles politiques éclairées de son époque, qui a pour résultat, en les surchauffant, de les mettre sur le gril, tout en exposant personnellement celui par qui le scandale arrive (de fait : prison et asile pour l’un, harcèlement judiciaire et médiatique, puis assassinat pour l’autre) ; l’usage méthodique, dans le film, d’une structure de fer, fondée sur l’itération et l’analogie raisonnée — en l’occurrence la structure de Salò est à la fois circulaire comme celle de Boccace, enchâssée comme celle des Mille et une nuits, carrée comme celle de Sade et pyramidale-ternaire, autrement dit spiralée, comme celle de Dante.

Si l’on en termine maintenant avec Pasolini critique littéraire et qu’on cherche à déduire de son analyse une spécificité de son film, c’est pourtant bien un troisième trait, opposé au Sade des Cent vingt journées, du moins selon l’analyse de Pasolini, qui caractérise le mieux Salò : l’existence proprement humaine des personnages.

Autrement dit, l’existence des figures de Salò est politique et non « biopolitique », elle n’est pas réduite à leur « vie nue », pourrait-on dire avec un vocabulaire non plus littéraire d’avant Barthes, mais philosophique d’après Foucault. Ainsi Giorgio Agamben (1995, p. 145) fait-il, dans son ouvrage Homo sacer, la remarque suivante :

Le pamphlet Français, encore un effort si vous voulez être républicains, que Sade fait lire au libertin Dolmancé dans La Philosophie dans le boudoir, est le premier manifeste biopolitique de la modernité, et sans doute le plus radical. Au moment même où la Révolution fait de la naissance — c’est-à-dire de la vie nue — le fondement de la souveraineté et des droits de l’homme, Sade met en scène (dans toute son oeuvre et en particulier dans Les 120 Journées de Sodome) le theatrum politicum comme théâtre de la vie nue, où, à travers la sexualité, la vie physiologique même des corps se présente comme l’élément politique pur [6].

La vie nue ne saurait constituer le film. Ses figures sont pleinement humaines à travers : l’expressivité véritable et de détail de l’« aridité-lucidité-ironie » des bourreaux ; l’attachement indéfectible de ceux-ci à leurs victimes dans une relation de réciprocité, fût-elle de part en part théâtrale et fabriquée sur un jeu social d’apparences et de places (mais pas plus que dans la vie de tous les jours : si les quatre scélérats pasoliniens ont lu Klossowski, Nietzsche et quelques autres auteurs pour compliquer l’affaire, comme le dit Pasolini, on pourrait croire qu’ils ont lu aussi, pour renforcer leur lucidité et muscler leur ironie, Erving Goffman) ; la capacité de chaque figure sur l’écran à exister autant que les autres (absence de « figurants » chez Pasolini, comme l’avait souvent noté Jean-Claude Biette, subtilité du casting, égalité « républicaine » absolue des corps filmés qui n’a jamais atteint une telle perfection sans doute dans son cinéma, au point qu’aucun des quatre personnages principaux ni aucune narratrice ne peut apparaître comme « premier rôle », et que la victime apparaît d’autant plus à la lumière qu’elle est niée dans la fiction) ; l’ironie passionnée qui mène les bourreaux, hautaine, dandy, « dada », mais jamais méprisante. En résumé, avec les mots de Pasolini lui-même, on peut dire que ses personnages, sans être aucunement définis par la psychologie, possèdent des « traits psychologiques » qui leur donnent assez d’épaisseur pour les rapprocher des spectateurs :

Il y a en chacun d’entre eux des traits psychologiques assez réels, je crois, mais sans liens, sans continuité. Je me limite à signer des destins plus que des personnages

Pasolini 1975a

Ceci ne revient pas exactement, comme l’a prétendu Roland Barthes (1976, p. 944), à filmer la lettre de Sade, mais bien à filmer contre Sade, et j’ajouterais, en dépit des affirmations de Pasolini, dans son esprit. Cette modification stylistique était indispensable au passage à l’écran, tant il est vrai que « l’apathie » sadienne traduite par un silhouettage inhumain de l’acteur ou du personnage est une fausse route très répandue dans la représentation du sadisme au cinéma. De même que Pasolini avait transformé son style en 1964 avec L’Évangile selon saint Matthieu (Il Vangelo secondo Matteo) afin d’éviter que la sacralisation des laissés-pour-compte, à l’oeuvre dans ses deux premiers films, ne devienne saint-sulpicienne dans une adaptation biblique, de même il a transformé sa manière en 1975 afin de renforcer de marbre le « carton-pâte » sadien, ou au moins de le pétrifier : il y a loin de l’Orient de pacotille des Mille et une nuits, un film délicieusement carton-pâte, à Salò, d’une beauté formelle aussi pesante que les énormes colonnes néo-classiques de la façade bolognaise de la villa Aldini qui servent à la scène d’arrivée dans la maison.

Paradoxalement, il résulte de cette radicale transformation de la vie nue supposée des victimes du livre en la vie humaine de celles du film une terrible intimidation du spectateur, qui a fait de Salò un film longtemps irregardable et insoutenable.

Arrivé à cette constatation avec l’aide de l’auteur-réalisateur comme critique littéraire et cinéaste conscient, il est cependant possible de juger, sous toutes réserves, que Pasolini se trompe deux fois : une fois dans sa lecture de Sade et une fois dans la lecture prématurée de son propre film. De Sade, il exagère l’abstraction, faute d’entendre la musique de sa langue. De Salò, il sous-estime le rôle hégémonique de l’effet funèbre et glacial.

D’abord, Pasolini a tort de croire que le trait qu’il a introduit dans Salò par rejet instinctif de la page écrite de Sade est absent de L’école du libertinage (second titre des Cent vingt journées, je le rappelle). Certes l’ouvrage est inachevé, et pour cela plus brut et plus visiblement ramassé autour de sa structure qu’à l’habitude, mais dans la partie complète (récits du premier mois), nombreux sont les détails qui permettent, comme dans les autres livres de Sade, de comprendre le système romanesque et non pas seulement arithmétique qui fait tourner la grande machine.

Ensuite Pasolini, qui n’a jamais pu constater l’effet de son film sur les salles de cinéma, croit en avoir compensé l’aspect glacial par une touche d’ironie comique et autodestructrice, mais cela n’est pas objectivement avéré. Il affirme, précisément, avoir déployé quatre éléments stylistiques, et c’est le quatrième et dernier qui manque à l’appel : 1) habits et usages de la grande bourgeoisie ; 2) cérémonial glacé, décadent et disciplinaire nazi ; 3) actes sadiques accumulés jusqu’à la limite de l’intolérable ; 4) « [c]orrection ironique de tout cela à travers un humour qui, de temps en temps, explose dans les détails d’un comique sinistre délibéré, en vertu duquel tout vacille brusquement et se présente comme faux et impossible à croire ». Pasolini (1975b) parle ensuite d’un dosage entre le sérieux et l’impossibilité du sérieux, pour revendiquer une oscillation entre deux divinités antiques sous les signes desquelles Salò aurait dû idéalement se placer : un Thanatos sanguinolent et une Baubô cheap (« déesse du rire obscène et libérateur »), d’où, ajoute-t-il, l’idée embrassée un moment d’intituler son film Dada.

Or, il est aisé de se rendre compte que le détachement plus ou moins brechtien ici évoqué n’est pas présent dans le Salò terminé, encore moins l’humour dadaïste. Pasolini (1975c) abordait précisément ce point avant la fin du tournage de son film, dès le début de son « auto-interview » sur Salò :

— Je ne suis content ni de Porcherie ni d’Orgie [seuls précédents à Salò reconnus dans son oeuvre, avec Théorème] : la distanciation et le détachement ne sont pas faits pour moi, comme du reste la « cruauté ». — Et alors Salò ? — C’est vrai, Salò sera un film « cruel », tellement cruel que je suppose que je devrai m’en distancier, faire semblant de ne pas y croire.

La schizophrénie, ou du moins la coquetterie du paradoxe dans cet échange avec soi-même (« auto-interview » : Pasolini avait écrit les questions et les réponses) indique ici, me semble-t-il, un trait de retournement typiquement pasolinien : il faut se distancier de la distanciation, lorsqu’on la met en oeuvre. La Politique et la Négation, oui : leur rire, non. Aucune scène ne décharge sa tension ni ne s’inverse à l’occasion d’un gag ou d’un effet ridicule dans le film terminé que nous connaissons. On ne peut pas rire de Salò. Hélène Surgère, qui fut le témoin privilégié du film — et des idées exprimées par Pasolini pendant le tournage car elle s’entretenait avec lui — et de sa réception dans un pays qui a, dès le début, assuré sa projection publique après l’assassinat de son réalisateur, a porté témoignage à plusieurs reprises du retournement funèbre du film et du caractère inattendu qu’il aurait eu pour son auteur, s’il avait vécu :

On n’a pas assez parlé de cette chose que Pasolini a faite avec Salò, qui est le même propos que Les 120 Journées de Sodome de Sade. Sade, dans son livre, qui est fastidieux à lire, veut démontrer que, par la culture et par les mots, on déprave complètement la population, que la culture est dépravante. Et Pasolini a voulu montrer avec le film qu’aujourd’hui ça n’était plus les mots, c’était l’image. Et j’ai peur qu’il ait terriblement réussi. Cet homme a fait ce film pour apporter quelque chose et quelque chose s’est retourné, quelque chose de terrible. Le film est différent du scénario parce qu’il est devenu autre chose : une puissance par elle-même. Et cette puissance est une puissance dangereuse, je crois [7].

2. Salò, film « lisible [8] »

Mais peut-être ne peut-on pas rire de Salò parce que l’on ne sait pas encore rire de Salò. Et sans doute Pasolini lui-même était-il en mesure de considérer son film comme une « puissance dangereuse ». Le 24 août 1975, pendant son travail de montage, il explique, dans l’entretien déjà cité avec Gian Luigi Rondi :

J’ai fini par accepter l’Italie pour ce qu’elle est devenue. Une immense fosse aux serpents où, à part quelques exceptions et quelques maigres élites, tous les autres sont précisément des serpents impossibles à distinguer les uns des autres, stupides, féroces, sournois, détestables. […] Il ne reste qu’à s’adapter, mon cher Rondi. Et puisque l’adaptation est une défaite, et que la défaite rend agressif et même un peu cruel, voilà Salò, on pourrait même dire salaud [9]

Pasolini 1975b

Cependant, que peut bien signifier, pour un artiste, créer une oeuvre de salaud ? Pasolini répond : faire un film lisible. C’est là, en tout cas, le dernier mot avant « Salò » de sa célèbre « Abjuration de la Trilogie de la vie », un texte daté du 15 juin 1975 :

Je suis en train de m’adapter à la dégradation et d’accepter l’inacceptable. Je manoeuvre pour réorganiser ma vie. Je suis en train d’oublier comment étaient les choses avant. Les visages aimés d’hier commencent à jaunir. J’ai devant moi, peu à peu sans plus aucune alternative, le présent. Je réadapte mon engagement à une plus grande lisibilité (Salò ?)

Pasolini 1976, p. 87 ; je retraduis

Le mot revient dans la préface de Pasolini à sa Divine mimesis — vieux projet de poème en prose qu’il modifie et publie en 1975, et qui sort, exactement comme pour Salò, quelques jours après sa mort — à propos des vingt-cinq photographies noir et blanc insérées à la fin du volume :

Iconographie jaunie : ces pages veulent avoir la logique, plutôt que d’une illustration, d’une (par ailleurs très lisible) « poésie visuelle »

Pasolini 1975d, p. 7 ; je retraduis

De même, le Gennariello déjà évoqué — que Pasolini écrit et publie en épisodes dans un grand quotidien au moment même où il tourne Salò — conclut ainsi son chapitre de présentation du projet qu’il met en oeuvre :

Certes, il me semble que personne — du moins dans mon monde, le monde de la soi-disant culture — ne soit un tant soit peu en mesure d’apprécier l’idée de rédiger un traité pédagogique pour un enfant. Une terrifiante vulgarité pousse à penser et à accueillir un tel traité comme un bavardage en tous points et totalement « lisible »

Pasolini 1976, p. 42

Quelques mois auparavant, dans un article sur Giorgio Baffo paru le 1er novembre 1974 dans Il Tempo, Pasolini (1979, p. 242-247) avait discuté des « nouveaux termes conventionnels “lisibilité” et “illisibilité” » imaginés par « la nouvelle théorie de la critique », tels qu’on les trouve utilisés à propos de Sade dans un livre de Philippe Sollers (1968, p. 8-9 et 14). À cette occasion, il classe justement le marquis du côté d’une « lisibilité » maladive, « extrême, exagérée ». Le livre de Sollers en question est bien évidemment celui qui est cité dans la bibliographie apparaissant dans le générique de Salò [10]. Si, avec ce mot de « lisibilité », Pasolini se réfère donc globalement à la « théorie d’ensemble » de Tel Quel, il semble pourtant qu’il ait plus particulièrement lu l’ouvrage de Roland Barthes (1970) intitulé S/Z.

Cette étude néo-sémiologique universitaire, issue d’un séminaire tenu à l’École pratique des hautes études de 1967 à 1969, analyse ligne à ligne la nouvelle de Balzac intitulée Sarrasine. Il semble que la fin de l’« Abjuration » de Pasolini y renvoie avec précision, et le cinéaste italien y prend alors avec ruse personnellement la place de l’oeuvre « classique », en produisant de fait une lecture du discours implicite, voire inconscient de Barthes sur la question. Je suppose en effet que Pasolini perçoit, sous le masque de l’analyse aux formes très scientifiques de 1970, une déclaration d’amour implicite de Barthes aux auteurs classiques, à la nouvelle de Balzac en particulier, et lit S/Z, en 1975, comme une dénégation de ce « plaisir du texte » revendiqué en 1973 par le théoricien français dans le livre du même nom [11]. « Lisible » en tant que « texte classique », l’oeuvre de Balzac y est tout d’abord attaquée par un terrorisme théorique : les premières pages de S/Z expliquent en effet qu’il n’est offert à son lecteur « que la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte » (Barthes 1970, p. 10) — ce que fera donc logiquement Barthes en 1976 quand il rejettera Salò dans l’article du Monde déjà cité qui, en ce sens et involontairement, répond quand même à la demande masochiste de Pasolini d’être traité comme un classique trop lisible. Un peu plus loin, la condamnation « telquelienne » se précise :

En face du texte scriptible [c’est-à-dire moderne] s’établit donc sa contre-valeur, sa valeur négative, réactive : ce qui peut être lu, mais non écrit : le lisible. Nous appelons classique tout texte lisible

Barthes 1970, p. 10

Mais l’oeuvre de Balzac est par la suite implicitement rendue « moderne », c’est-à-dire « scriptible » au sens où elle se trouve en effet produite par son lecteur, par l’acte même du séminaire d’étude et par S/Z qui, précisément, dans une bonne mesure la récrit en l’étoilant. La conclusion de l’analyse de Barthes semble aller dans le sens de cette interprétation à rebrousse-poil de la sémiologie militante : elle interprète la dernière phrase de la nouvelle comme une « suspension », certes « lisible », mais propre à faire éclater, à l’intérieur de la représentation classique, toute représentation classique :

En somme la nouvelle représente (nous sommes dans un art du lisible) un effondrement généralisé des économies […] en un mot il n’est plus possible de représenter

Barthes 1970, p. 221

La touche finale de Balzac renvoie à un « sens suspendu » déjà longuement retravaillé par l’écriture théorique de Barthes, à partir d’une idée de Brecht. Or, sans vraiment retomber sur du brechtisme, ni même véritablement du barthisme, le sens suspendu a migré en plusieurs endroits de l’oeuvre de Pasolini dès 1966, et jusque dans le dialogue d’un des personnages de sa pièce de théâtre Calderón (1973), Sigismond, qui évoque le style suspendu (canone sospeso) des fins qui ne finissent pas et dit tenir cette idée de son « ami Barthes », rencontré au Japon, preuve que ce dernier est devenu un personnage pasolinien, un partenaire de jeu invisible.

Si l’on prend en compte cette première interlocution invisible avec Barthes qui précède la sortie du film, la mystérieuse scène finale de Salò, dont le cinéaste était en train de ciseler la force poétique interruptive en salle de montage : un pas de danse de deux garçons et leur dialogue : « — Comment elle s’appelle ta petite amie ? — Marguerite », cette fin fameuse et hermétique tient la place de la phrase suspensive de Balzac qui clôt obscurément Sarrasine : « Et la marquise resta pensive. » Cette neutralisation momentanée du sens transforme radicalement la fin des Cent vingt journées criminelles de Sade, et ouvre Salò à une pensivité « balzacienne ».

Les spectateurs de Salò ont pu constater, à sa sortie, une autre interpellation de Barthes, « lisible » en un autre sens très simple : au sens où l’on doit la lire et non l’entendre ou la voir. Il s’agit de la citation de son livre sur Sade (paru en 1971) dans la « bibliographie essentielle » du générique de début. Lisibilité provocatrice que Barthes ne daigne pas relever après la mort de Pasolini.

Malheureusement, celui-ci n’était plus là pour expliquer et relancer ses questions posées aux intellectuels sadiens français, et aucun d’entre eux, Barthes le premier, n’a été à même, vu les circonstances, de lire alors ni les signes subtils, ni l’énormité de la mise en discussion, par le poète italien, de son Sade. Aucun des beaux esprits en mesure de perpétuer la machine poétique sadienne n’a pu savoir à quel point le film lui était personnellement adressé en tant que Français. Après l’épisode du « Grand Cirque de France », que Pasolini avait dû se résoudre à supprimer pour des raisons stylistiques, dix ans avant, du montage final de sa fable politique Des oiseaux, petits et gros (Uccellacci e uccellini, 1966), l’invitation à la lecture de Sade contenue dans Salò constitue la seconde occasion manquée dans le rapport du poète à la France.

Les derniers mots de l’« Avant-propos » de La généalogie de la morale de Nietzsche (1887, p. 22) — un auteur et un ouvrage cités par un des personnages de Salò —, de leur côté, parlent aussi de « lisibilité ». Non plus concept privatif, celle-ci y représente l’effort du nécessaire déchiffrement d’une écriture difficile parce qu’aphoristique. Les mots peuvent s’appliquer à Salò :

Un aphorisme dont la fonte et la frappe sont ce qu’elles doivent être n’est pas encore « déchiffré » parce qu’on l’a lu ; il s’en faut de beaucoup, car l’interprétation ne fait alors que commencer et il y a un art de l’interprétation. […] et c’est pourquoi il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles ».

Pour Pasolini, déclarer Salò « lisible » est donc la suite logique de « l’abjuration » des films précédents. C’est abjurer au présent le film en train de se faire, seul moyen d’entrer dans l’époque abhorrée en la condamnant sans la refuser ; c’est travailler dans le « maintenant », seule façon de préparer de futurs « maintenant » de la lisibilité, les nôtres, spectateurs futurs et différés de Salò.

Salò, aux significations jamais achevées, toujours présentes, correspondrait ainsi — faisant suite à la Trilogie de la vie — à cette mystérieuse et paradoxale « quatrième partie de la trilogie » dont Pasolini parle dans son théâtre. Il serait l’équivalent cinématographique connu, mais jamais refermé, du drame satyrique perdu qui devait compléter les tragédies attiques (l’équivalent du Protée qui devait faire suite aux trois pièces de L’Orestie d’Eschyle), une « comédie » capable de contrebalancer le poids de trois tragédies et avec laquelle, comme le suggère un metteur en scène contemporain usant de la même violence « sans catharsis » que celle du dernier Pasolini, Romeo Castellucci, « le tragique se poursuit pour se dissiper sous forme névrotique dans le rire » (Castellucci 1997, p. 60).