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Au début du livre cinq d’Émile, Rousseau aborde l’étape des rapports de l’homme et de la femme : « la seule chose que nous savons avec certitude est que tout ce qu’ils ont de commun est de l’espèce, et que tout ce qu’ils ont de différent est du sexe[1] ». Mais comment cette différence naturelle se prolonge-t-elle dans l’état social ? Rousseau avait décrit la conduite naturelle des sexes dans le Discours sur l’origine de l’inégalité : « le moral de l’amour est un sentiment factice ; né de l’usage de la société et célébré par les femmes » ; l’homme naturel ne connaît que le « physique de l’amour », « ce désir général qui porte un sexe à s’unir à l’autre[2] ». Le sauvage « écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le dégoût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui[3]. » Aussi les sauvages sont-ils « bornés au seul Physique de l’amour » : « chacun attend paisiblement l’impulsion de la nature, s’y livre sans choix, avec plus de plaisir que de fureur, et le besoin satisfait, tout le désir est éteint[4]. »

Dans Émile, Rousseau remarque immédiatement l’impossibilité de poursuivre dans l’état social cette conduite et envisage donc, au seuil de son développement, l’éventualité du viol qu’implique sa conception de l’amour comme « le plus libre et le plus doux de tous les actes » ; il n’admet point « la violence réelle » car :

la nature et la raison s’y opposent : la nature, en ce qu’elle a pourvu le plus faible d’autant de force qu’il en faut pour résister quand il lui plaît ; la raison, en ce qu’une violence réelle est non seulement le plus brutal de tous les actes, soit parce que l’homme déclare ainsi la guerre à sa compagne, et l’autorise à défendre sa personne et sa liberté aux dépens même de la vie de l’agresseur, soit parce que la femme seule est juge de l’état où elle se trouve et qu’un enfant n’aurait point de père si tout homme en pouvait usurper les droits[5].

Perspectives

Les fictions antérieures à ce texte sont loin de conforter l’idée que la femme est assez forte pour résister à la violence masculine. Marguerite de Navarre (du moins dans le texte qui lui est attribué, L’Heptaméron), montre des femmes sans cesse assiégées, parfois échappant à leur chasseur et parfois y succombant de la façon la plus misérable[6]. La violence et la souffrance ainsi infligées ne sont nullement cachées ou atténuées, bien au contraire. Mais cette appréhension de la violence du viol, dans sa crudité atroce même, emprunte pourtant le chemin pris par la pensée de Rousseau qui part de la conduite « animale » des deux sexes qui laisse l’homme suivre son « tempérament » et répondre à son « besoin », et la femme le rejoindre heureusement pour ensuite envisager la transposition sociale de ces affinités de l’espèce quand vient l’heure du choix libre.

La « brutalité » masculine est un archaïsme au sein d’un monde alors transformé par la civilisation, ses règles protégeant la pudeur féminine et ses valeurs d’honneur, de famille, de responsabilité. Le violeur est un « loup » qui attaque les « brebis », c’est ce que nous rappelle « Le petit chaperon rouge » de Perrault. Dans l’allégorie proposée par la moralité, le loup est un jeune séducteur qui ruine la jeune fille en l’amenant aux plaisirs de la chair : elle invite donc à lire le récit antérieur d’une dévoration sur le registre des relations entre les sexes. Une telle application suggère deux interprétations assez différentes. Le conte (le récit avec sa moralité) superpose deux images de la violence et les associe. D’un côté l’enfant est brusquement dévorée, détruite dans la gueule du loup. L’allégorie repère dans cette dévoration les traits du viol : aussi soudainement imposé que destructeur. Mais elle invite d’un autre côté à voir inversement dans le loup celui qui conduit la jeune fille, avec tous les charmes d’un propos délicat, à souhaiter l’amour, tout en dissimulant combien sa pratique est dangereuse pour une jeune fille de cette société, pour son honneur, sa réputation, sa conscience, son destin. Alors que la violence définit la dévoration finale du petit chaperon rouge par le loup, elle n’intervient pas dans l’union des jeunes gens, doucement amenée et joyeusement partagée, mais dans des conséquences voilées par le plaisir même, mais considérables : l’union charnelle n’a pas la même portée pour les deux sexes dans la société de Perrault, et encore au xixe siècle. Une procréation indésirable n’est, jusqu’au milieu du xxe siècle, ni rare ni anodine.

Les oeuvres littéraires tendent ainsi à associer le viol à d’autres types de relations qui en partageraient certains traits, et cela peut ainsi concerner le mariage contraint, où la femme est forcée à une union, ou la vénalité, quand la femme est amenée par la misère ou la menace à se plier au désir masculin — ce que Beaumarchais représente, dans Le mariage de Figaro et Marivaux dans la Vie de Marianne, sous la forme d’une menace (du moins, dans les deux cas, la femme refuse le marché).

Dans toutes ces situations, dans la version brutale ou douce du loup face à un petit chaperon rouge, l’homme est qualifié d’une manière presque semblable, ce qui revient aussi à ne pas rechercher des caractéristiques propres à celui qui recourt au viol, à limiter au « besoin » ce qui le conduit pourtant à choisir la violence, à ne pas envisager donc le plaisir spécifique qu’il y trouve et qui l’anime. C’est ce qu’abordera le roman libertin de Laclos et qu’exposera de façon compromettante Sade.

Non, rien ne distingue le motif du violeur : il suit un désir qui s’impose comme une passion, il est porté par un mouvement naturel qui le possède au point qu’il reste parfaitement indifférent et à sa violence et à la souffrance qu’il impose. Il se libère des règles sociales et morales, il est dominé par sa nature primitive, il peut jouir sans considérer aucunement la femme mais il ne jouit pas de sa souffrance ou de son humiliation : c’est ce que représente le plus souvent la fiction. Ou plutôt, on ne voit l’homme dans cette disposition malveillante que sur un registre comique, celui du bon tour, de la bonne exploitation d’une situation où la femme se laisse abuser ou est tout simplement inattentive à sa position de faiblesse[7] : la satisfaction physique est alors agrémentée d’une plaisanterie bien conduite et d’une domination. La femme qui se laisse ainsi posséder prouve ses manques intellectuels et sociaux, qui justifient son mauvais traitement : la femme violée est à mettre dans le même sac que le cocu battu et content. Cet esprit plaisant complète ainsi la motivation sensuelle du violeur, mais sans introduire une sorte de goût de la violence et des sombres affects. La déresponsabilisation du violeur, dans ce scénario comique, est totale, et c’est l’ensemble de la situation qui est comme enlevée par sa légèreté, dissolvant la conscience féminine ou masculine : celle des toiles de Boucher et de Fragonard, quand le verrou se ferme ou que le faux pas vous livre sans merci. C’est cette optique la plus ancienne et la plus trompeuse que privilégie encore Diderot dans le récit des « amours de Jacques » dans Jacques le fataliste[8] : le héros se vante de s’être introduit dans la soupente où repose la maîtresse de son ami, qu’il oblige à lui céder en menaçant de tout révéler ; la femme, effrayée par une telle publicité, est obligée d’accepter une étreinte qui fait de l’ami la dupe et préserve Jacques de tout embarras sentimental[9].

Les dispositifs cervantiniens

Le recueil de Cervantès des Nouvelles exemplaires est d’une inventivité et d’une verve insurpassables, bien reconnues tout au long des xviie et xviiie siècles. Entre autres thèmes, il aborde celui du viol et en offre un traitement un peu surprenant pour nous et en même temps très révélateur de l’optique de l’Ancien Régime. Le viol est le sujet central de « La force du sang » et le secret fondateur de « L’illustre laveuse de vaisselle », cette dernière nouvelle, pourtant largement ouverte au comique, tournant le dos à la thématique du bon tour et de l’astuce gaillarde, tout comme l’autre. Cervantès garde ce qu’on pourrait appeler une approche naturaliste du viol, qui en fait seulement un des modes de satisfaction sensuelle disponible pour l’homme, sans dissimuler le tort subi par la femme, l’injustice de l’action et la souffrance infligée : c’est précisément ce que le violeur, tout à sa nature brutale et sans arrière-fond, ne voit pas. Le violeur est celui qui se met en dehors de la société et écoute l’appel de la nature, tout en profitant de ce que la société lui fournit de moyens et d’impunités — c’est justement ce que représentent et Perrault dans « Le petit chaperon rouge » et Sade dans ses romans.

Dans ces deux déclinaisons de « La force du sang » et de « L’illustre laveuse de vaisselle », Cervantès garde ces caractéristiques essentielles du viol comme moyen simple d’obtenir sans délai l’objet désiré, mais il varie à la fois la configuration des personnages, l’esprit de l’action et peut-être surtout l’organisation narrative : en d’autres mots, la perspective adoptée pour le décrire et le faire comprendre au lecteur. Le récit de « La force du sang » commence par présenter une petite famille qui remonte du fleuve le soir à onze heures dans la ville de Tolède,- et au sein de laquelle se trouve l’héroïne, Léocadia, jeune fille de seize ans d’une beauté remarquable. Cervantès présente ensuite le héros dans un jugement moral. Son rang lui permet de s’abandonner à ses « mauvais penchants » : il est qualifié par « une excessive liberté », par « de trop libres fréquentations » et ses comportements contraires à son rang lui donnent une mauvaise réputation[10]. C’est donc un défaut d’éducation, corollaire d’une situation sociale privilégiée, qui explique son dévoiement ; la suite du récit, en particulier quand les parents de ce jeune dévoyé entrent en scène, n’expliquera pas ce défaut et même en néglige la réalité. L’auteur assimile les victimes à des « brebis », le héros et ses compagnons de débauche[11], « tous jeunes, tous gais et tous insolents » (NE, p. 236), à des loups : métaphores bibliques que le conte et la fable ont maintenues. Les jeunes gens bousculent la famille, et la jeune fille « éveilla [chez le héros] le désir d’en jouir en dépit de tous les inconvénients qui pourraient en résulter » (NE, p. 236[12]). Le groupe s’éloigne, mais le jeune homme parvient à convaincre ses amis de l’aider à enlever Leocadia. Résistances et cris sont vains : « Son père appela au secours, sa mère cria, son petit frère pleura et la servante se griffa le visage ; mais les appels ne furent point entendus ni les cris écoutés, les pleurs n’émurent personne et le visage griffé de la servante ne fut d’aucune aide » (NE, p. 236). Rodolfo conduit Leocadia dans le logement indépendant de la maison familiale qui lui est réservé (il lui a bandé les yeux) et il « assouvit sa passion[13] » :

car les désirs impudiques de la jeunesse[14] ne s’arrêtent que rarement, sinon jamais, à des accommodements ou à des circonstances qui pourraient les éveiller et les exciter plus encore. Privé des lumières de l’entendement, il ravit dans les ténèbres le plus précieux des joyaux de Leocadia. […] péchés nés de la sensualité.

NE, p. 237[15]

Il voudrait alors se débarrasser d’elle, puis il tente de la violer à nouveau, mais elle lui résiste. Il l’enferme seule dans la journée et la conduit jusqu’à la cathédrale, les yeux toujours bandés. Il part peu de temps après en Italie, « si oublieux de ce qui lui était arrivé avec Leocadia qu’on eût dit qu’il ne s’était rien passé » (NE, p. 24). Cette désinvolture choquante sera la condition d’une réparation involontaire.

« La force du sang » commence par un récit de viol, la nouvelle de « L’illustre laveuse de vaisselle » se termine par un autre, qui n’est pas le fait directement de l’auteur, mais d’un personnage narrateur jusqu’alors laissé au second plan[16]. En effet, ce sont deux jeunes gens de très bonne famille qui sont au premier plan de la nouvelle : Carriazo et Avendado. Le premier est pris d’une « inclination » pour la vie picaresque : Cervantès traite ainsi la matière d’un genre littéraire à l’instar de la pastorale, comme un mode de vie offert à l’appropriation par les classes aisées pour leur divertissement et en quelque sorte pour des vacances aventureuses. Après trois ans d’une telle pratique, revenu chez lui, il échappe avec son ami à la surveillance de celui que son père a chargé de l’accompagner jusqu’à l’université et, sur la route de l’Andalousie, il s’arrête à Valladolid dans une auberge. Là, Avendano est retenu par la réputation d’une « laveuse de vaisselle », Costanza, dont la beauté fabuleuse attire tous les hommages, en particulier ceux du fils du gouverneur. Les deux amis parviennent à se faire embaucher par l’aubergiste. Le milieu bas dans lequel ils se plongent par goût les met en contact (sans résultat) avec la belle, mais aussi avec deux femmes vieillissantes et lubriques qui essaient par tous les moyens d’orienter leur désir vers elles, en vain aussi. L’idée d’une violence sexuelle inversée que subiraient les jeunes hommes est ainsi introduite et écartée sur le mode burlesque (mais l’épisode biblique de Joseph et la femme de Putiphar montre que cela ne se fait pas toujours sans mal). Le père de Carriazo, Diego, survient, moins pour récupérer son fils que pour reconnaître une fille, l’illustre laveuse de vaisselle : fille conçue dans un viol dont il fait le récit avec beaucoup d’aisance devant les représentants mêmes de la justice. Alors que le récit de l’auteur dans « La force du sang » introduisait un jugement moral, le personnage narrateur présente ici seulement les circonstances et les motifs de son action. Les circonstances sont partiellement différentes. Diego, lors d’une chasse, vient faire une visite à une châtelaine ; c’est l’heure de la sieste et le château est comme celui de la belle au bois dormant : tout y est vide et silencieux. Il pénètre ainsi jusque dans la chambre de la propriétaire, endormie, parfaitement belle, et sans défense : « Elle était extrêmement belle, et le silence, la solitude, l’occasion éveillèrent en moi un désir plus audacieux qu’honnête » (NE, p. 341). Il la retient de force et lui explique que, même si elle appelle du secours, sa réputation est ruinée. L’heureux homme a saisi la fortune aux cheveux. Désirer, prendre la mesure de l’occasion, profiter de l’aubaine, jouir de la femme puis s’en aller : « bref je jouis d’elle contre sa volonté, et par pur effet de ma violence ; elle, accablée, prostrée et bouleversée, ne put, ou ne voulut me dire un mot, et moi la laissant comme hébétée et hagarde, je repris le même chemin qu’à l’aller » (NE, p. 342). Il note la souffrance infligée mais n’en tient aucun compte, il ne cherche pas à revoir sa victime, il apprend sa mort deux ans après. L’épisode est enseveli…

Toute femme accessible devient une proie : c’est ce que raconte Ménétra dans ses Mémoires[17]. C’est ce que les fictions aiment à montrer. Une variante de ces bonnes fortunes implique la tromperie : elle consiste à se substituer au partenaire attendu, amant ou mari. Dans Le siège de Calais, bref roman de Mme de Tencin paru en 1739, M. de Canaple est hébergé chez les Granson et fait une cour amoureuse à la femme de son hôte. Rentré tard le soir, il trouve dans son lit une femme, il en profite : « De pareils moments ne sont pas ceux de la réflexion. Le comte de Canaple n’en fit aucune, et profita du bonheur qui venait s’offrir à lui. Cette personne qui ne s’était presque pas réveillée, se rendormit aussitôt profondément, mais son sommeil ne fut pas respecté[18]. » Le héros a donc pris un goût de revenez-y. Il apprendra plus tard pourquoi elle se trouvait dans son lit. Dans les versions comiques de cette situation, c’est un jeune héros qui agit, souvent de façon préméditée, et qui fait sentir à la femme émerveillée la différence avec un vieux mari racorni ! La prouesse du roman de Mme de Tencin est de commencer une fort digne « nouvelle historique » par la fin, et même, en contradiction avec toutes les règles de la galanterie qui reculent indéfiniment l’union charnelle, d’en faire l’obstacle initial. Elle joue avec le libertinage, comme dans tous ses autres romans.

Le héros de Cervantès n’éprouve nulle gêne à raconter sa violence ni à en relever les effets malheureux. Il vient récupérer sa fille, assortie d’une riche donation, qu’il peut marier au fils de son ami ! Cette heureuse issue est rendue possible par ce qu’a conçu et préparé la victime après son viol. Ceci n’apparaît qu’à la fin de la nouvelle (avant la confession débonnaire du violeur), consacrée pour l’essentiel aux amusements des deux jeunes délinquants dorés, au contraire de « La force du sang », qui, après avoir laissé le violeur en Italie, est tout entière consacrée à Leocadia. Cette dernière s’est montrée déjà beaucoup plus active lors de l’épisode initial. Dès qu’elle reprend conscience, elle résiste et demande de rester inconnue de son bourreau. Laissée seule dans la chambre où elle est enfermée, elle prend soin d’en noter toutes les particularités : elle adapte à sa situation la pratique des arts de mémoire de l’époque, puisque la projection visuelle des éléments à retenir dans l’espace, qui était un moyen analogique, devient la fin de son attention ; elle utilise ainsi l’impression des lieux pour garder une trace du forfait et du coupable. Elle lui dérobe également un crucifix. Pour autant, elle ne porte pas plainte car elle ne veut pas que soit connu son déshonneur : c’est aussi cette nécessaire discrétion dont profite l’autre violeur. Elle accouche à la campagne et elle fait revenir son fils au bout de quatre ans sous le nom d’un neveu. Les parents de Leocadia, loin de la rejeter, l’ont au contraire aidée, conseillée, protégée, et accueillent avec amour leur petit-fils. À sept ans, il se montre un élève modèle (à l’inverse de son père) et est victime d’un accident lors d’une épreuve sportive ; gravement blessé à la tête, il perd son sang, et est secouru par un vieux gentilhomme qui se trouvait là. Il obéit comme son fils à une impulsion de la nature, mais qui est d’un tout autre ordre, presque inverse. Le vieux gentilhomme explique qu’il a agi ainsi car il a cru voir un fils qu’il aimait. Il fait venir un chirurgien qui parvient à guérir l’enfant. Les parents de Leocadia, qui sont venus retrouver leur petit-fils, admirent des sentiments aussi chrétiens, et Leocadia reconnaît la chambre où son fils repose comme celle où elle a subi le viol ! L’art de mémoire se révèle fructueux. Elle joint comme preuve supplémentaire le crucifix dérobé et raconte aux parents du violeur ce qu’a fait leur fils. Ce dernier reçoit une lettre de ses parents qui lui envoient un portrait d’une très belle femme qu’ils veulent lui donner en mariage : « Rodolfo, alléché à l’idée de jouir d’une femme aussi belle que le lui avait dit son père, deux jours après qu’il eut reçu la lettre, saisit l’occasion » (NE, p. 248) pour s’en retourner. Arrivé chez lui, il voit le portrait de la vraie femme qui lui est promise (c’est-à-dire Leocadia), et reconnaît la valeur de l’engagement conjugal. « Le mariage est un noeud que rien ne délie hors la mort », il fait de la « vertu, la noblesse, la sagesse et les biens [… les] liens [de ce] noeud », mais y ajoute la beauté : « je suis jeune, mais en état de comprendre que le sacrement du mariage s’accorde avec les justes et légitimes délices dont jouissent les époux » (NE, p. 248). L’agrément physique est donc tout aussi nécessaire.

Arrive splendidement vêtue Leocadia : il est conquis mais elle s’évanouit, et Rodolfo défaille à son tour. Le mariage fait, la mère explique à son fils, et aux amis qui l’avaient épaulé dans son méfait, que cette épouse est la même personne qu’ils ont enlevée et qui a été maltraitée ! Rodolfo, après avoir reconnu son fils, attend avec impatience de retrouver sa femme lors de la nuit de noces, qui se déroule dans le silence de la nuit. Ainsi la nouvelle se referme sur la répétition de l’épisode initial, mais désormais cette reprise est une réparation. Cette réparation, comme dans l’autre nouvelle, fait intervenir le hasard, mais sur la trame tissée par la victime du viol. La violence crée la déchirure dans ce qui doit servir de lien entre deux êtres et au sein de la société : c’est la règle qu’énonce précisément Rodolfo invité à se marier (et c’est ce qu’il oublie quand il s’abandonne à la sensualité). Non seulement les deux violeurs n’hésitent pas, mais ils n’accordent aucune attention à leur geste et ne marquent aucun regret ou même l’ombre d’une honte. Ils sont libres de profiter des aubaines sur le chemin et dans le silence des maisons. Ils oublient très vite leur plaisir et leur méfait.

Les deux femmes victimes vont agir de façon à remédier au viol, c’est-à-dire de façon à rétablir un lien, à ramener le violeur au sein de la société. La rupture du viol se marque d’abord dans leur corps souffrant, puis, dans les deux cas, dans la nécessité du secret : non seulement aucune plainte qui ferait connaître la perte de l’honneur, et donc de sa place sociale, n’est émise, mais surtout tout un subterfuge est utilisé pour dissimuler la grossesse et l’accouchement, puis l’enfant même. Les deux femmes vont donc prendre une fausse identité. Les deux enfants nés d’une étreinte violente sont l’un et l’autre éloignés et déplacés : à la campagne et dans une auberge. Les deux itinéraires ensuite se différencient. La mère de Costanza meurt au bout de deux ans, après avoir organisé ce qui doit assurer la restauration de sa fille. Pour cela, elle rédige un message qu’elle divise en deux et que la réunion seule permettra de déchiffrer : on saura alors l’identité de la jeune fille, réduite longuement à l’état de laveuse de vaisselle. Ce qu’elle hérite de l’union unique de ses deux parents est une beauté extraordinaire (cette beauté avait été le premier moteur du viol). La beauté de Leocadia est aussi ce qui enclenche l’entreprise de rapt, et il faut encore sa beauté pour que Rodolfo se marie avec elle (puisque cet agrément est selon lui indispensable au mariage). Mais cette beauté transmise, qui a été l’occasion de la déchirure (et l’aubaine du violeur), entre désormais dans un processus inverse d’intégration familiale. Leocadia a agi d’abord pour n’être pas identifiée par son violeur (elle ne veut pas être la femme naturelle à quoi il l’a réduite) et pour reconnaître éventuellement le lieu de son malheur et la personne qui a abusé d’elle : elle tire des circonstances de son viol (de l’espace fermé, séparé et caché où il a pu se dérouler dans la maison familiale) des signes qui vaudront preuve. Elle préserve ces signes dans la chambre de sa mémoire, comme les messages tracés par la mère de Costanza (qui avait dissimulé sa grossesse en hydropisie, son accouchement en traitement) sont conservés par l’aubergiste d’un côté et d’un autre par un majordome qui les avait jusqu’à sa mort retenus pour garder en même temps la somme qui l’accompagnait.

Les deux femmes ne peuvent à elles seules s’opposer au viol, mais elles gardent en réserve les moyens de modifier leur situation quand les circonstances le permettront. Elles assurent à leurs enfants une éducation et des principes qui ont manqué aux pères violeurs. Dans les deux cas, une circonstance surgit ; pour Leocadia un accident d’une violence aussi brutale que le viol, mais qui suscite une action généreuse et revient à prolonger la pitié pour un enfant en réunissant Leocadia et Rodolfo : le vieillard a soigné l’enfant, il découvre que son fils en est le père et qu’elle est la femme qu’il a engrossée. Tout le développement des deux récits, la réparation, repose en effet sur le fait que ces deux étreintes forcées ont été toutes les deux fécondes : cette conséquence renforce la difficulté de la femme (qui ne peut sans mal déguiser le fait), mais elle manifeste et renforce aussi la dimension naturelle du lien sexuel, et crée une filiation. Parce que cette dernière est cachée, le rôle des femmes et le jeu des circonstances vont aider à la rétablir dans sa plénitude. Rodolfo se marie sans le savoir encore avec la mère de son fils : la femme a ainsi obtenu réparation ; quant au père de Costanza, il la reconnaît au moment où il dispose de la fortune laissée par la mère et où elle peut être mariée au fils de son ami. Dans les deux cas, la réparation passe par un mariage qui unit le couple et renforce les liens familiaux : Costanza gagne un père (certes violeur) et une belle-famille, Leocadia, un mari (certes violeur) et des beaux-parents. La reconnaissance de la filiation, dans la mesure où une union naturelle l’a précédée, accompagne l’union conjugale (qui saute une génération dans le cas de Costanza).

Les inventions du conte

Chez Mme de Tencin, le parcours du Siège de Calais est du même ordre : de l’union désordonnée des corps (l’épouse croyant étreindre son mari, et l’amant saisir une belle occasion), il faut arriver au mariage légitime, interdit d’abord par le mari mais comme appelé par le lien charnel involontaire et des liens affectifs très solides. En revanche, chez Diderot, le viol commis par Jacques, comme absorbé dans sa satisfaction comique conforme à l’esprit de la beffa, reste sans réparation : c’est comme si aucun mal n’avait été fait (il n’est pas question d’ailleurs de fécondation) — telle est du moins la perspective du personnage narrateur, qui est à peu près celle des violeurs, tous absorbés par l’aubaine. Assez curieusement, quelques contes de fées transposent ce parcours de l’aubaine à la réparation sur le registre du merveilleux, ce qui revient à laisser à la fantaisie et à l’imagination un rôle central. Dans le conte du Pentaméron intitulé « Soleil, Lune et Thalie », que reprend « La Belle au bois dormant » de Charles Perrault, la belle ensorcelée est découverte par un roi lors d’une chasse : « soudain embrasé par les beautés de la dormeuse, il se saisit de cette proie légère et la porta sur un lit où il cueillit les doux fruits de l’amour[19] ». Le sommeil l’arrange ; elle accouche, toujours endormie, de deux enfants, dont l’un vient téter le doigt de sa mère et la délivre de l’écharde qui la tenait endormie. Elle se réveille alors sans savoir comment lui sont nés ces deux enfants. Le roi revient et fait d’elle sa maîtresse (il ne peut l’épouser car il est marié). Mme d’Aulnoy et Mme de Murat, de leur côté, adaptent toutes deux un conte de Straparole (Les nuits facétieuses, iii, 1[20]), dont le héros, pauvre fou ayant épargné la vie d’un thon, formule le voeu d’engrosser la fille du roi. Chez Aulnoy, Alidor est magnifique et galant mais très laid, il convoite la princesse Livorette qui le repousse avec sarcasmes. Il se transforme (grâce à un dauphin merveilleux qu’il a aidé) en serin qui en badinant s’offre en mariage à Livorette et peut donc rester dans sa chambre. La nuit, il retrouve son vrai corps pour s’unir à la princesse. Le conte nous le révèle quand la jeune femme tombe enceinte et lorsque l’enfant reconnaît Alidor pour son père. Celui-ci est expulsé et embarqué avec Livorette et leur fils ; Livorette le rejette et il devient fou ! Elle obtient du dauphin qu’il soit transformé en prince charmant, qu’elle punit de six ans d’abstinence. Ici, le viol emprunte le chemin de la ruse burlesque, mais sur le registre du merveilleux : l’amant s’introduit sous couvert d’un serin et semble avoir profité des prérogatives d’un époux sans que l’héroïne le remarque. Seule sa grossesse l’alerte sur ce qui s’est passé : on est alors proche du conte de Basile. Le merveilleux opère une réparation par une seconde métamorphose en fixant le dédoublement du héros : le violeur devient un époux convenable, ce que raconte à sa manière « La force du sang » en attribuant ce résultat à la volonté de l’épouse de maintenir une continuité (par la mémoire), et par l’actualisation du lien affectif, la force du sang, avec le grand-père. Chez Mme de Murat, qui s’inspire du même conte, le viol est plus choquant, puisque, obtenu de la même façon merveilleuse, il a pour acteur un pêcheur sot et laid. Le corps de la belle est ainsi doublement profané. En revanche, Murat développe davantage la dimension merveilleuse de la réparation. En effet, Risette, la mère involontaire, apprend qu’elle n’a pas été fécondée par le pêcheur mais par un beau jeune homme qui lui a été substitué par une fée. Cette union charnelle réalise ainsi un rêve érotique que Risette avait conçu en superposition de son viol : ce qu’elle a imaginé en remplaçant l’homme violeur par un beau garçon peut devenir effectif dans le monde féerique. La compensation est complète, mais reste imaginaire. La nouvelle, de Cervantès à Tencin, confie à la femme cette tâche de compensation : la nature a bien instauré un lien, mais en dehors de toute civilité, et la femme le complète en le rattachant par des voies longues et incertaines à la civilité, au mariage et à la famille.

De tels récits s’opposent aux représentations du viol par Diderot et Sade, mais la « Marquise d’O » de Kleist leur fera écho en plein âge romantique. Nous surprend aujourd’hui l’indifférence des violeurs qui les amène à reconnaître leur acte sans que cela entraîne la moindre conséquence. Nous surprend aussi que la réaction de la femme soit la dissimulation et la tentative de rétablir le droit de l’enfant par un mariage. Si l’homme vit le viol comme une aubaine, une jouissance impromptue, la femme pour sa part ne peut envisager d’autre remède que de solliciter le violeur pour qu’il l’épouse. Le viol est présenté comme la poursuite non morale d’un désir, et dans sa source il ne se distingue donc pas des autres satisfactions sensuelles. Cela suppose que l’homme puisse obtenir cette satisfaction indépendamment de toute participation de la partenaire : qu’est-ce qui dans la situation de l’homme l’amène à cet acte ? Dans les nouvelles, c’est une occasion parmi d’autres possibles, comme pour Ménétra. Robert Challe, quant à lui, avait entrevu une motivation noire, une inclination à la violence par un mépris sinon une haine des femmes. Mais il l’atténue ensuite dès que Dupuis devient amoureux : il tente à plusieurs reprises de violer la femme qu’il aime, mais c’est désormais par une inclination décidée. Dans les Lettres d’une Péruvienne de Mme de Graffigny, le héros se recommande auprès de Zilia de n’avoir pas profité des conditions de la guerre pour abuser d’elle sur le bateau[21], ce à quoi ne renonce pas d’abord l’ambassadeur avec sa Grecque moderne chez Prévost[22]. Cette sorte de simplification des motifs du viol, son repliement sur les autres situations de désir, de galanterie, de liaison et d’union charnelle, permettent en quelque sorte de ne pas rejeter le violeur dans une singularité noire et de réunir finalement les deux partenaires unis dans la séparation lors du commerce des sens. Réduire le viol à une aubaine, dont l’auteur peut viser à rendre complice le lecteur dans la tradition comique suivie par Diderot, ou dont au contraire il marque nettement le désordre moral et la peine humaine, permet paradoxalement le remède. Aulnoy et Murat l’inscrivent dans le champ du merveilleux et donc de l’imagination compensatrice (en rêvant, par exemple, que le violeur est un exquis jeune homme) ; Tencin le prépare par l’amour préalable et délicat du profiteur de l’aubaine ; Cervantès laisse appréhender ce parcours en impliquant, dans les Nouvelles exemplaires comme dans toute son oeuvre, la plasticité de l’être humain, sa capacité à changer et en quelque sorte la liberté de choix : liberté qui est mal engagée pour la victime du viol et qui s’engage au contraire vers le bien dans le remède. Dans ses deux nouvelles, c’est la femme et la famille qui sont les acteurs de cette réorientation. Cervantès donne ainsi à la littérature la tâche que Baldassare Castiglione fixait à son Cortegiano[23] : elle décrit des parcours qui laissent le lecteur passer du déchirement à l’établissement de lien. Cervantès donne à voir dans l’amour, dans ce comble de l’amour qu’est le délice du commerce des sens, une situation où se rencontrent ces deux mouvements de l’extrême séparation (dans la jouissance même) et de la parfaite réunion (dans la jouissance même).

Vécu comme une aubaine ou corrigé par le remède, le viol n’est pas représenté mais il est figuré dans ses motifs et dans son prolongement. Cette discrétion s’éclaire par le choix inverse de Sade : il veut nous mettre au coeur de l’excitation propre au viol. Elle pourrait s’expliquer aussi par l’impossibilité de représenter l’émotion liée à l’activité sexuelle : elle ne réside pas dans ce qui se donnerait à voir des corps. Cela laisse à l’écrivain la tâche d’inventer, par l’écriture narrative, cette figuration. Dans le cas exceptionnel de « La force du sang », cela passe par exemple par la motivation inouïe de la description de la chambre du viol : elle est lieu de mémoire. Mais auparavant, Cervantès avait donné une image du viol dans l’évocation du rapt, lui, parfaitement représentable. Après avoir décrit toutes les réactions bruyantes des parents, du frère et de la servante de Leocadia, il avait conclu : « Tout fut recouvert par la solitude du lieu, l’épais silence d’une nuit paisible et les cruelles entrailles des malfaiteurs » (NE, p. 236[24]). L’évocation du monde objectif qui rend le rapt possible décrit indirectement non seulement les conditions du viol mais le point de vue même de son auteur : pour lui aussi le monde extérieur se tait et ne comptent que « ses entrailles » qui le divisent en quelque sorte de lui-même. Dans « L’illustre laveuse de vaisselle », c’est un mot provocant du violeur à sa victime qui peint par anticipation comme une absence à sa propre jouissance. Il la décrit sur le mode de la pointe spirituelle ; il annonce le loup beau parleur de Perrault, mais moins pour séduire que pour dire crûment à sa victime l’usage qu’il va en faire : « ma bonne fortune, pour que j’aie celle, si gratifiante, de jouir de vous, a versé le sommeil sur tous vos domestiques » (NE, p. 541[25]).