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Le théâtre est un art de l’éphémère. Deux productions, deux représentations ne sont jamais identiques l’une à l’autre. Le texte fait parfois l’objet d’une publication et est ainsi donné à relire ou à remettre en scène. Certaines scénographies, certains décors peuvent être conservés, voire réutilisés. Le plus souvent, toutefois, rien ne subsiste de ces représentations dans le temps. Aussi les chercheurs intéressés à l’histoire du théâtre ont-ils beaucoup fréquenté les journaux pour reconstituer au jour le jour le témoignage d’une activité dont la mémoire ne nous est pas parvenue autrement. Ainsi, une grande partie des connaissances qui ont servi à reconstituer la vie théâtrale du Québec des origines à nos jours vient de la lecture des journaux. On pense aux travaux fondateurs de Léopold Houlé, Jean Béraud, Baudouin Burger ou John Hare — ce sont là les plus anciens —, qui tirent l’essentiel de leurs sources des périodiques[1]. Rares sont toutefois ceux qui se sont intéressés en propre au discours des journaux sur le théâtre pour en saisir les modalités et comprendre comment émerge là, progressivement, une critique théâtrale aux configurations singulières[2]. Ce qui nous intéresse ici n’est donc pas tant de fixer la date à laquelle le théâtre apparaît dans les journaux que de saisir comment cette critique s’immisce dans le journal et en adopte les normes et les règles.

Entendons-nous cependant sur le mot « théâtre » qui, à l’époque, ne désigne pas un art spécialisé comme celui que nous connaissons aujourd’hui. Le théâtre au xixe siècle est aussi bien lyrique que dramatique, comique que tragique, parlé que mimé. En outre, il n’est pas seulement canadien, car les journaux reproduisent parfois des articles qu’ils empruntent au feuilleton théâtral parisien, lesquels, forcément, infléchiront les discours sur le théâtre local. De même, la présence du théâtre dans ces journaux se manifeste sous des modèles variés : fait divers, publicité, compte rendu, selon les enjeux du moment. Elle s’inscrit dans le discours de l’opinion, en particulier dans les journaux qui polarisent l’opinion publique, soit à gauche (Le Pays ou L’Avenir, par exemple), soit à droite (La Vérité). Enfin, plusieurs de ces journaux contribuent à la diffusion des mandements de l’Église catholique qui interdisent le théâtre le dimanche, le théâtre pour les jeunes, le répertoire français, telle ou telle pièce, en même temps qu’ils annoncent l’arrivée des acteurs français en tournée ou qu’ils célèbrent la création d’une pièce canadienne. L’histoire de ces diverses pratiques ne se déploie pas selon le modèle qui émerge dans la presse européenne. Elle témoigne au contraire d’un foisonnant désordre qui n’est pas sans créer une certaine confusion méthodologique. Quoi qu’il en soit, le théâtre a toujours fait partie du discours général tenu par la presse périodique. Il est natif, si on veut.

LE THÉÂTRE COMME FAIT DIVERS

Et, puisqu’il faut bien commencer quelque part, rappelons que, jusqu’à la fin du xixe siècle, le théâtre dans les journaux apparaît d’abord comme un fait divers. À la différence de la conférence publique, par exemple, traitée à la suite de la vie politique, en page 2 ou en page 3, le théâtre est logé entre les annonces classées, les nécrologies, les crimes, accidents et catastrophes naturelles, à côté du sport, non pas déjà comme un événement culturel, mais comme un fragment d’actualité parmi d’autres. Le journal est avide de nouveauté, et c’est à la condition qu’il fasse la nouvelle que le théâtre intéresse. Le fait divers est alors d’abord le fait, l’événement observable que le journaliste rapporte sans trop le commenter[3]. Ainsi, à propos de la création de Une partie de campagne de Pierre Petitclair, en 1860, on lit dans Le Canadien : « Nous n’avons aujourd’hui ni le temps ni l’espace nécessaires pour un compte rendu, critique et minutieux, qui n’est pas du reste dans nos intentions ; nous nous contentons d’être l’écho de la foule qui s’applaudissait en sortant d’en avoir plus que pour son argent[4]. » Le journaliste qui rapporte l’événement n’a visiblement pas la compétence nécessaire à la production d’une véritable critique. En 1860, les représentations dramatiques sont encore trop rares pour que le journal puisse en témoigner autrement. La compétence du critique émerge dans sa capacité d’observer, de comparer, d’esquisser un jugement, voire une analyse. Telle critique naît en effet de l’abandon des règles classiques du théâtre, de ces règles qui le prétendent immuable et éternel, situé hors du temps, et servir la critique suppose un savoir de la littérature et du théâtre acquis par une fréquentation régulière des salles de spectacle.

Dans le journal se côtoient les nouvelles du jour, les potins de la vie mondaine et les échos de la ville. Même si elle n’a pas le théâtre pour objet, la chronique finit toujours par en rendre compte. Ainsi, le 4 août 1871, à la page 2 du Journal de Québec, Hector Fabre souligne avec un certain plaisir l’arrivée à Québec de la Compagnie lyrique et dramatique, dirigée par Alfred Maugard : « Et maintenant le théâtre français s’installe en permanence à Québec… C’est à ne pas y croire : Québec doté tout comme Paris et New York d’un théâtre français au centre du quartier le plus populaire et le plus français de la ville. » Le 30 août et le 20 octobre 1871, dans Le Pays, Arthur Buies commente le même événement. Quelques années plus tard, la chronique « Montréal au jour le jour » que publie La Patrie en 1879 contient à l’occasion l’annonce d’une représentation de théâtre d’amateurs[5]. Le chroniqueur fait son miel de tout.

Une représentation particulière peut devenir un événement culturel qui ramène le théâtre plus près des pages consacrées à la vie politique. Tel est par exemple le cas de la création à l’Académie de musique de Montréal, en juin 1880, des deux pièces de Louis Fréchette, Papineau et Le retour de l’exilé. En principe, la réception critique de ces pièces aurait dû être houleuse. En effet, Papineau, décédé depuis moins de dix ans, est encore un personnage controversé de la politique canadienne. Fréchette lui-même est l’objet de nombreuses polémiques et, dans la logique de la presse d’opinion qui domine largement l’espace public, ces polémiques auraient dû déterminer la réception critique de ses pièces. Or, l’événement est couvert par à peu près tous les journaux, de la gauche à la droite, ce qui en soi est exceptionnel. Le Courrier de Montréal, journal conservateur, écrit : « M. Papineau appartient au parti conservateur comme au parti libéral. […] Ce fut un grand Canadien ; c’est l’une de nos gloires nationales […] nous avons cru devoir applaudir un drame qui le met en scène. » Le journaliste ajoute :

Nous avons souvent déploré que M. Fréchette gaspillât son talent littéraire dans les luttes stériles de la politique ; et, quand il abandonne celles-ci pour se livrer exclusivement à une carrière où il peut faire plus d’honneur à son pays, nous ne nous inquiétons point de savoir à quel parti il appartient, et tant qu’il nous donnera des oeuvres comme Papineau, nous croirons devoir l’applaudir et le féliciter[6].

Sans doute la rumeur voulant que Fréchette soit à la veille d’obtenir le prix Montyon de l’Académie française y a été pour quelque chose. En effet, quelques jours plus tard, La Minerve écrit : « Il est bien difficile, dans notre pays, de faire la distinction entre la carrière politique et la carrière littéraire d’un homme. […] Nous n’hésitons pas, cependant, à féliciter M. L.-H. Fréchette sur l’insigne honneur qui lui est conféré, car cet honneur rejaillit avec éclat sur le pays entier[7]. » Pour une rare fois, libéraux et conservateurs s’élèvent au-dessus de la clameur des partis politiques et saluent le talent littéraire de Fréchette[8].

Tel est aussi le cas de la première tournée de Sarah Bernhardt, traitée d’abord comme un fait divers, une brève parmi d’autres[9]. Le 22 décembre 1880, La Patrie annonce : « Mme Sarah Bernhardt arrivera ce soir, à 8 heures 30, à la gare Bonaventure. Deux wagons chargés de ses bagages sont à Montréal depuis hier matin[10]. » L’article paraît un peu au hasard, entre deux communiqués qui concernent, l’un, l’organisation de l’Union sucrière à Paris, et l’autre, les déboires des conservateurs dans les affaires du Pacifique. Le lendemain, l’arrivée de la comédienne est détaillée sur une colonne complète. On y apprend l’itinéraire, la durée du voyage, et le nom de ceux qui représentent la presse montréalaise sur le quai de la gare : Honoré Beaugrand (La Patrie), L. Lassalle (Le Nouveau Monde), William Jarvis (The Herald), Colson et White (The Gazette), O’Connor (The Star) et Hector Berthelot (Le Vrai Canard). Nous saurons qui sont les personnes invitées à se rendre auprès d’elle — une douzaine en tout, parmi lesquelles Louis Fréchette et Joseph Doutre —, et ce qu’ils y font : Fréchette lit son poème, Doutre remet des fleurs. Enfin, mais à la toute fin seulement, on apprend le nom des autres artistes de la troupe. L’article se termine sur les mots suivants : « À ce soir la première représentation, celle d’Adrienne Lecouvreur. Inutile de dire qu’il y aura foule, car on refusera probablement du monde à la porte[11]. » Dans le même numéro, à la page suivante, la « Chronique de Montréal » reproduit la lettre de Mgr Fabre, adressée au journal, marquant sa réprobation de la visite de l’actrice française. Cela n’empêche évidemment pas le journal de publier le lendemain, retour en page 2, donc au plus près des pages consacrées à la vie politique, un compte rendu de la représentation : « Tout le beau monde, tous ceux qui aiment et cultivent les arts, tout ce que nous avons de lettrés, toute l’intelligence enfin, s’était donné rendez-vous pour applaudir la grande artiste qui est en même temps un brave coeur et une noble française[12]. » Suivent le résumé de la pièce puis une description de la prestation des artistes, qui se résume admirablement dans le constat final : « Personne n’a été désappointé. » On le voit, le journal mange à tous les râteliers, publiant la même journée la nouvelle de l’arrivée de Sarah Bernhardt et le jugement de Mgr Fabre, puis le lendemain le compte rendu de la représentation et la publicité du théâtre, celle-ci au milieu des annonces classées, entre la mercerie Letendre et la boucherie du marché Bonsecours.

Comme dans le cas de Une partie de campagne en 1860, le journaliste de La Patrie ne s’investit pas dans la critique. Tout au plus reproduira-t-il un résumé de pièce à peu près repêché des journaux français, auquel il ajoutera les superlatifs nécessaires, parlant du talent, voire du génie de l’actrice. On notera cependant que ce jugement invoque le point de vue du public, qu’il décrit du même coup. Le compte rendu du Papineau de Fréchette procédait de la même manière : « Il y avait salle comble : — foule à l’orchestre, foule au paradis et jamais un auditoire n’était venu là plus disposé à rendre justice à l’auteur et aux acteurs de Papineau[13]. » L’article précisait encore : « Les dames s’étaient rendues en grand nombre et les plus charmantes toilettes émaillaient la salle qui aurait eu sans cela un aspect trop sévère. » Nous sommes dans l’ordre du fait divers quand le journal décrit le public ou l’invoque dans l’espoir de recréer l’atmosphère de la soirée. Invoquer le public doit aussi être vu comme une manière commode de prendre ses distances avec la critique dogmatique, surtout quand celle-ci emprunte faussement le discours de la règle pour cacher le strict point de vue moral. Dans cette référence au public se scelle une sorte de pacte entre le journal et son lectorat qui prennent l’un et l’autre, en même temps, leurs distances avec la morale.

LE FEUILLETON DRAMATIQUE COMME CHRONIQUE MONDAINE

Le fait divers ne peut se transformer en feuilleton avant que ne se développent une véritable activité théâtrale, une saison régulière, une troupe en résidence, puisque c’est précisément cette périodicité de l’activité théâtrale qui constitue la chronique en feuilleton. En attendant le déploiement de cette vie théâtrale locale, le journal emprunte certains événements au feuilleton parisien. Par exemple, le 21 octobre 1884, Le Courrier du Canada fait paraître un compte rendu de la cérémonie qui se tenait le 19 à Paris pour célébrer le deuxième centenaire de Pierre Corneille. Il reproduit de larges extraits du discours de l’abbé Millault, qui a célébré la messe à laquelle assistaient Xavier Marmier, Alexandre Dumas, Camille Rousset et le personnel du Théâtre-Français. Le 31 octobre, poursuivant le feuilleton des célébrations, le même journal publie deux pièces de vers lues à Rouen, l’une par Henri de Bornier, l’autre par Sully Prud’homme. La critique devient également feuilleton, toujours de brève durée, à l’occasion des grandes tournées qui vont se succéder après 1880. La visite est rare à Montréal. N’empêche que les transports s’améliorent et que ces tournées se multiplient. Et on apprend, d’une tournée à l’autre. Ainsi, Jean Béraud note : « Avec la seconde tournée de Sarah Bernhardt, surgit au journal La Presse le premier critique de théâtre digne de ce nom : il signait J. de L. [Jean de Lorde][14]. » Il en est de même à La Patrie, où s’exerce alors la plume d’Horace Saint-Louis, dont la chronique paraît tous les lundis, sur la même page que la « Chronique du lundi » que signe Françoise (Robertine Barry). C’est toutefois la fondation de la Société de l’Opéra français (1893-1896)[15] qui assure le déploiement d’un feuilleton dramatique régulier. En décembre 1893, Horace Saint-Louis raconte ce qu’il considère comme un immense progrès dans la vie théâtrale montréalaise :

Au temps dont nous parlons, les administrations théâtrales n’avaient pas encore jeté d’yeux bien attentifs sur Montréal. Les fonctions de critique dramatique n’existaient pas encore, faute de ce champ d’opération qui menace aujourd’hui de devenir si fertile et si fécond. C’est assez dire que les billets de faveur ne pleuvaient pas très dru. […] Or donc, un soir que les journaux annonçaient Capoul, Marie Aimée, Mézières dans La fille de Madame Angot, mon patron m’offrit le théâtre. Je sautai sur sa proposition. […] Successivement les étoiles vinrent nous visiter : Paola Marié, Sarah Bernhardt, Théo, Grégoire, Clarence, Molina, Privat, Lefort, Judic, Coquelin, Hading, Albani, Patti, Maugé, Del Puente et combien d’autres ; et ce fut toujours la même frénésie […]. [A]ujourd’hui, nous demandons à hauts cris des jeux, des scènes dramatiques, du théâtre lyrique, de la comédie[16].

Sans doute n’est-il pas le seul à le croire puisque la même année, et pour la même raison, Canada-Revue crée une chronique intitulée « Théâtre français », sous la responsabilité du journaliste Henri Roullaud.

Les grandes tournées de la fin du siècle, celle de Sarah Bernhardt en 1891, mais aussi celle de Mounet-Sully en 1894 et celle de Réjane en 1895, portent les marques de ce que la presse parisienne appelle le « feuilleton dramatique ». Chaque fois, le journaliste note, au jour le jour, la nature du spectacle et la qualité de l’assistance. Ainsi le mardi 7 avril 1891, le lendemain de la première de Sarah Bernhardt, Saint-Louis signe son compte rendu de Fedora. Il écrit avec un humour moqueur : « Au centre de l’orchestre, on remarquait Mme [Joséphine Marchand] Dandurand, venue là probablement autant pour chercher quelque nouveau travers à critiquer […] que pour juger la grande artiste […][17]. » Le mercredi 8, il signe le compte rendu de Jeanne d’Arc, le jeudi 9 celui de La Tosca, le vendredi 10 celui de La dame aux camélias, le samedi 11 de nouveau il est question de La Tosca et le lundi 13, de Frou-Frou. Chaque fois, le critique commence par un commentaire général sur la représentation, soulignant la présence de quelque personne de qualité (le 8, il nomme le ministre Chapleau et Louis Fréchette) ou un fait inhabituel : « un plus grand nombre d’Anglais et un fort contingent d’habitants des comtés ruraux », par exemple, le 11. Il souligne les incidents, un brouhaha qui précède la représentation ou le chahut des étudiants. Suit la présentation générale de la pièce et un résumé qui emprunte aux journaux européens, puis quelques détails : la manière de saluer la foule, un geste, une scène étonnante. Le 9, Saint-Louis termine son texte par le prévisible : « On est sorti enchanté. » Le 13, il conclut son feuilleton en écrivant : « Si notre âme est aujourd’hui teintée de tristesse, il ne faut pas s’en étonner ; car la semaine dernière, nous avons assisté, à l’Académie de musique, à la mort de dix-neuf personnes[18]. »

La tournée de Mounet-Sully en 1894 est traitée de la même manière. Toutefois, le lecteur attentif note que la fréquentation régulière du théâtre transforme progressivement l’oeil du journaliste, qui est désormais apte à saisir certaines nuances et à dépasser l’usage des superlatifs convenus. Car le répertoire de Mounet-Sully est moins mondain, du même coup plus exigeant que celui de Sarah Bernhardt. Henri Roullaud en rend compte :

La troupe était excellente et le public à part trois bonnes soirées s’est montré d’une apathie désespérante. […] Faut-il s’étonner si la représentation d’Andromaque avait amené salle comble à l’Académie vendredi, le seul soir où Madame Segond-Weber se fit entendre ? Tout ce que Montréal compte de plus distingué dans la société, dans la magistrature et dans le barreau, tous étaient à bon poste pour juger. Il y avait ce soir-là des figures austères que nous n’avons guère coutume de rencontrer au théâtre et une foule de charmantes mondaines qu’il est rare de trouver aux spectacles austères. C’était évidemment l’événement de la semaine[19].

L’année suivante, à propos de la tournée de Réjane, le chroniqueur de La Presse écrit : « Comme on gagne à voir jouer une oeuvre française par des artistes français[20] ! »

LE THÉÂTRE ET LA PUBLICITÉ

« La critique théâtrale appar[aî]t en même temps que la publicité et grâce à celle-ci[21] », rappelle Jean-Marc Larrue. La Société de l’Opéra français ne dure que quelques saisons, fermant ses portes dans le tumulte d’une faillite retentissante et vraisemblablement frauduleuse en 1896. Elle est néanmoins suivie de l’ouverture presque simultanée de plusieurs salles de théâtre qui présentent des saisons régulières en langue française, tels le Théâtre des Variétés (1898), les Soirées de famille (1898), le Théâtre Renaissance (1899), le Théâtre El Dorado (1899), le Théâtre National (1900), le Théâtre du Palais-Royal (1900) et le Théâtre des Nouveautés (1902). Ces théâtres s’ajoutent à plusieurs autres qui offrent une programmation en anglais, tels le Queen’s Theatre (1891), le Théâtre Her Majesty’s (1898) et la plus ancienne Académie de musique, en opération depuis 1875. Ces salles sont occupées par des troupes embauchées pour une saison complète et qui présentent une programmation régulière, où l’on change de pièce chaque semaine. Caractéristiques des salles de la fin du xixe siècle, celles-ci offrent entre cinq cents et trois mille places, dont il faut garantir la location chaque soir. Aussi les besoins en matière de publicité sont-ils immenses, et les journaux, toujours à l’affût de revenus publicitaires, vont ouvrir leurs pages, d’autant qu’il existe une affinité, disons naturelle, entre les directeurs de journaux et les propriétaires de théâtres, les deux étant également dépendants de la même opinion publique, de la même commercialisation de la culture, et ne répugnant pas à l’occasion à échanger sinon à cumuler leurs fonctions[22].

La publicité n’est pas nouvelle à cette époque. Dans la biographie qu’elle consacre à Hector Berthelot, Henriette Tassé rappelle que celui-ci « débuta à Montréal dans un petit journal, Le Pays […], alors rédigé par M. Dessaulles, conseiller législatif, qui accueillait avec bonhomie dans sa salle de rédaction les acteurs français du Théâtre Royal, venant solliciter de la réclame[23] ». Néanmoins, quand les théâtres se multiplient et que la programmation devient un feuilleton, l’espace que les journaux consacrent à l’activité théâtrale se réorganise. L’activité théâtrale quitte la page consacrée aux annonces classées ou celle, utilisée occasionnellement, des nouvelles sportives. Par exemple, en janvier 1895, La Presse présente sur une seule colonne l’ensemble des publicités commandées par les théâtres dans un babillard coiffé du titre « Amusements », qui réunit la Société de l’Opéra français, l’Académie de musique, le Queen’s Theatre et le Théâtre Royal. Au fur et à mesure de leur ouverture, les nouvelles salles montréalaises, en français comme en anglais, rejoindront cette colonne. Chaque spectacle donne lieu à deux articles. Le premier paraît le samedi, avant-veille de la première. Il annonce la production, détaille la distribution et promet le plus grand succès. Il s’agit généralement d’un communiqué de presse rédigé par les producteurs et souvent traduit de l’anglais. Le titre de la pièce n’est jamais accompagné du nom de son auteur et il n’est pas facile de savoir si la pièce est jouée en français ou en anglais. Le deuxième article paraît le mardi, soit le lendemain de la première. En principe, il s’agit d’un compte rendu critique. Le journaliste décrit le spectacle, résume brièvement l’action, porte un jugement sur le jeu des comédiens et conclut invariablement par la formule « salle comble ». On n’apprendra qu’à la fin de la saison, au moment du bilan, que la représentation fut mauvaise, que la salle était vide, les acteurs de piètre qualité[24].

Le feuilleton ainsi présenté par les journaux est uniformément ennuyeux et décousu. La programmation va de théâtre en théâtre, sans effet de synthèse, sans potins. Le journal a perdu l’art de discuter avec son public. Il faut admettre qu’aucun journaliste n’aurait pu assister à toutes les représentations annoncées dans la seule soirée du lundi. Aussi peut-on se demander légitimement ce que le lectorat attend de ce feuilleton dramatique et s’il comprend les enjeux véritables des textes qu’il lit. Le feuilleton génère vraisemblablement d’importants revenus financiers tant pour les entreprises de presse que pour les théâtres, mais le public y trouve-t-il son compte[25] ? Et les acteurs ? C’est donc à ce prix que, dans un premier temps, la critique théâtrale s’insère dans le passage marqué d’une presse d’opinion à une presse d’information.

Si puissants sont ce manifeste conflit d’intérêts et la complaisance qu’il entraîne que toute dérogation est perçue comme un outrage. À la fin d’avril 1894, les journaux rapportent un fait divers : Emma Blonville, directrice de la Société de l’Opéra français, aurait publiquement giflé Horace Saint-Louis, critique dramatique de La Patrie, au cours d’une représentation de Mam’zelle Nitouche pour se venger de l’article publié dans La Patrie, la veille, à propos de sa prestation dans La grande duchesse de Gerolstein. Saint-Louis y admettait avoir été complaisant et avoir caché au public certaines faiblesses de la comédienne-chanteuse pour lui ouvrir largement les portes du succès. La police dut intervenir, le directeur du théâtre offrit de résilier séance tenante le contrat de la comédienne qui s’excusa en public de son geste impétueux. L’affaire fit grand bruit et fut rapportée jusque dans les journaux de la ville de Québec. L’incident n’est peut-être pas unique dans les annales du théâtre montréalais, mais le compte rendu dont il fit l’objet dans les journaux l’est certainement. Dans Canada-Revue, Henri Roullaud prend la juste mesure de l’événement :

La presse elle-même n’a pas toujours compris son rôle. Certains journaux, surtout au début, ont systématiquement loué ou blâmé le théâtre, sans s’inquiéter le moins du monde si leurs opinions variables étaient ratifiées par le public impartial. D’autre part, des intimités trop étroites se sont établies entre artistes et journalistes ; cela a donné naissance à des petites coteries qui ont toujours tendu à diriger l’opinion dans un sens parfois contraire à la vérité[26].

Nous sommes alors au tout début de ce que l’on peut appeler « l’ère de la publicité », qui remplace celle de l’opinion. Là où elle domine, surtout dans la grande presse quotidienne, la publicité met provisoirement un terme au jugement. Encore en 1905, Adjutor Rivard écrit :

[L]e directeur de théâtre, qui paye sec, veut qu’on lui fasse de la réclame sans barguiner. Le journaliste qui dirait la vérité sur les pièces à la camelote et ne les traiterait pas d’« incomparables chefs-d’oeuvre » verrait du coup diminuer de plusieurs sous sa recette quotidienne — Que dis-je ? — il n’aurait plus droit à la distribution des billets de faveur : rédacteurs en chef qui se prélassent à l’orchestre, reporteurs qui du balcon lorgnent les loges, saute-ruisseaux de la rédaction qui grimpent au paradis, tous seraient obligés de payer leurs places ! Il ne faut pas s’attendre à si grande abnégation[27].

La publicité dispose également de la logique du fait divers. On se serait attendu à ce que, en 1898, la presse quotidienne souligne avec un certain plaisir l’ouverture du Théâtre des Variétés, premier théâtre régulier en langue française. On ne trouve rien de tel. Le 19 novembre 1898 paraît une publicité du théâtre, « Seul théâtre français à Montréal », mais on n’aura même pas le compte rendu de la pièce, Les orphelines de la charité, le mardi suivant. De même pour l’ouverture du Théâtre National, en août 1900. L’annonce publiée le 18 prévoit qu’on jouera Faust, chef-d’oeuvre de Goethe, « au nouveau théâtre français de la rue Beaudry », et bien que l’on y annonce du même coup que « Mme Clara d’Artigny, la véritable créatrice du rôle de Marguerite en Canada, a signé un engagement de plusieurs semaines avec les directeurs du Théâtre National[28] », il n’y aura pas de compte rendu le mardi 21. Il faut attendre le samedi suivant pour que le chroniqueur signale le succès (réel ou fictif, nous n’en savons rien) du Théâtre National : « Nos concitoyens se sont portés toute la semaine à ce théâtre, qui est en train de s’acquérir une popularité qui ne pourra que s’accroître, nous en sommes convaincus[29]. » En revanche, en février 1902, l’inauguration du Théâtre des Nouveautés, qui se prétend notre Comédie-Française, est soulignée comme un événement attendu. Il faut dire que le théâtre est la propriété de la Société anonyme des théâtres, dont font partie notamment l’avocat Gonzalve Desaulniers et Zénon Fontaine, futur directeur de La Presse. Aussi lirons-nous le lendemain de la première : « Salle comble, hier soir, pour l’inauguration et comble du tout Montréal sélect des grandes premières[30]. »

En 1891 encore, La Patrie montait aux barricades pour soutenir la diva contre les mandements de l’archevêché. En 1905, à l’occasion d’une nouvelle tournée de Sarah Bernhardt, le journal se conduit comme une autruche. Quand la comédienne française entreprend sa série de représentations au Théâtre-Français, c’est tout juste s’il lui consacre un sous-titre, « Sarah Bernhardt et Victorien Sardou », pas même en manchette, mais en deuxième colonne, sans photographie, derrière les publicités régulières de l’Académie de musique et du Théâtre His Majesty’s[31]. L’article portant sur le Théâtre-Français ne donne pas les titres de ses spectacles. Il trace plutôt le bilan de la saison de Paul Cazeneuve, qui a cédé son théâtre à l’actrice française. C’est dire le poids des publicitaires. Au xixe siècle, le public achetait le journal ; en 1905, les théâtres achètent le journal et ils ne veulent pas de vagues. Il n’est pas question de créer un événement avec cette nouvelle tournée que l’archevêché désapprouve vivement. Les comptes rendus sont plus brefs. On parlera bien sûr de triomphe, mais sur un ton convenu, sans argumentation : « Inutile […] de parler du génie de Sarah, ce serait une répétition d’épithètes[32]. » Seule innovation, la présentation d’une entrevue réalisée à l’hôtel Windsor à la demande de la diva, sur le modèle des conférences de presse[33]. Le chroniqueur du Nationaliste, un hebdomadaire d’opinion, écrit :

Si nous étions le directeur de La Presse ou de La Patrie, nous croirions avoir fait un acte malhonnête en nous conformant aux ordres de Mgr l’archevêque de Montréal, juste assez pour ne pas perdre le produit de l’annonce des pièces condamnées par Sa Grandeur. Les étrangers qui lisent les journaux en des temps comme la semaine dernière doivent se demander quelle race de cafards nous sommes[34].

La suite de la tournée, qui fut particulièrement houleuse, est traitée dans les faits divers. Les journaux montréalais publient des dépêches annonçant que « Sarah Bernhardt [a été] applaudie par la foule à son arrivée à Québec[35] ». Or, l’on sait que le séjour à Québec a rapidement tourné à la catastrophe. C’est bien timidement que La Patrie rapporte que « [l]’auditoire se composait en très grande partie de l’élément anglais de cette ville et de nombreux étrangers. On a remarqué que l’élite de la société française de Québec n’y était pas aussi largement représentée que l’on s’y attendait[36] ». D’autres nieront jusqu’à l’authenticité de l’entrevue vitriolique que la diva aura accordée à L’Électeur après que Mgr Bégin eut menacé les éventuels spectateurs d’excommunication. La semaine suivante, Le Nationaliste en remet : « Maintenant que Sarah est partie, et que nous sommes entre nous, ne pourrions-nous pas songer à tirer parti de cette aventure désagréable, en nous demandant si tel reproche jeté au hasard par une femme mal maîtresse d’elle-même, n’est pas peu ou prou mérité[37] ? »

LE THÉÂTRE COMME CHRONIQUE

D’une certaine manière, dans ces années où la publicité domine à peu près entièrement le feuilleton dramatique, la presse quotidienne s’est largement coupée de son public. Elle ne décrit plus avec le même bonheur qu’avant la composition mondaine du parterre et elle ne note plus les mouvements de la foule ou les bruits de la salle avec le même brio. Le communiqué de presse, même allongé de quelques commentaires, est une formule neutralisée, lessivée de toute opinion véritable au profit de la réclame. Ce que révèle la réaction du Nationaliste devant la tournée de Sarah Bernhardt en 1905 trace les limites de ce discours. Mais elle témoigne également de la nouvelle concurrence que livre sur ce plan la presse hebdomadaire à la presse quotidienne. Dans son ouvrage L’éveil culturel. Théâtre et presse à Montréal, 1898-1914, Hervé Guay montre bien comment, au tournant du xxe siècle, cette presse hebdomadaire apparaît comme le creuset de la critique dramatique moderne. Le théâtre y est l’objet d’une attention soutenue et régulière, et il occupe « une fraction plus importante de l’espace rédactionnel[38] » que dans la grande presse quotidienne, laquelle n’accorde qu’une attention bien distraite au théâtre de langue française, puisqu’elle tire l’essentiel de ses revenus publicitaires en ce domaine des théâtres de langue anglaise. C’est sans doute du côté de la presse libérale, depuis Le passe-temps, où dès novembre 1898 Gustave Comte présente des portraits d’artistes et de comédiens de théâtre dans une chronique intitulée « Silhouettes artistiques », jusqu’au Pays, où le comédien Ernest Tremblay signe son « Feuillet théâtral », qu’on observe le plus clairement l’émergence d’un discours qui de toute évidence est plus sensible au travail artistique et mieux informé des exigences de la scène[39]. Sans doute le fait que plusieurs des chroniqueurs réguliers de ces hebdomadaires sont ou ont été à leur heure des comédiens ou des musiciens, parfois même des directeurs de troupe, a-t-il contribué à introduire cette préoccupation toute centrée sur le théâtre local de langue française, convaincus qu’ils sont de la nécessité de créer une tradition nationale de haute tenue. Surtout, ce discours renoue avec le public qu’il ne se contente pas de décrire puisqu’il en adopte le point de vue, jaugeant l’architecture de la salle et les décors de la scène, évaluant les effets créés par les décors, les costumes ou le jeu des comédiens, riant ou pleurant avec eux.

La disparition de la Société de l’Opéra français en 1896 paraît avoir tari la plume des chroniqueurs dramatiques des grands quotidiens, qui n’ont survécu à l’offensive de la publicité qu’à titre de chefs de pupitre, responsables de recueillir, de traduire et de mettre en pages les communiqués de presse venus des directions de théâtre. À l’occasion, ils se permettent un commentaire général. Toutefois, et de plus en plus, les grands quotidiens vont spécialiser certaines pages de leur journal, séparant ainsi la page éditoriale, la page féminine, la page sportive. La création d’une page spécialisée, consacrée aux arts de la scène, participe de ce mouvement. En février 1904, par exemple, La Presse présente une page « Musique. Comédie. Drame », signée par Jacques Franc (pseudonyme d’Émile Bélanger), où renaît timidement une chronique qui commente l’activité théâtrale, à côté des annonces publicitaires et des communiqués de presse ou des comptes rendus qui en dérivent. Quelques mois plus tard, en août, le journal annonce cependant le départ de son chroniqueur, parti étudier le fonctionnement des théâtres à Paris. Un nouveau chroniqueur arrive alors, dont la première intervention est de féliciter Georges Gauvreau d’avoir nommé deux Canadiens comme directeurs artistiques du Théâtre National. L’annonce peut paraître anodine, mais elle témoigne certainement de la nouvelle orientation du journal, qui autorise désormais le jugement et accorde une plus grande importance aux théâtres français de la ville.

D’un journal à l’autre, la presse quotidienne va ainsi chercher à embaucher des journalistes responsables d’une page qui n’est jamais spécialisée et qui, de ce fait, reste longtemps un pêle-mêle. En effet, la plupart de ces pages couvrent aussi bien les récitals et les concerts que les représentations dramatiques et les spectacles de danse. Ce qui réunit ces disciplines est le fait qu’elles désignent les arts du spectacle vivant, qui se déploie en présence d’un public s’étant déplacé dans l’espace urbain le temps d’une soirée. Rares sont alors les journalistes qui disposent d’une formation débordant les études classiques, qui ont fréquenté les oeuvres de répertoire et maîtrisent le vocabulaire pour en parler. La page « Amusements » des grands quotidiens ne parvient donc pas à dépasser la logique du feuilleton, bien que celui-ci ne soit plus exclusivement dramatique. Ces pages créent néanmoins les conditions nécessaires pour que réapparaisse le temps venu le journalisme culturel d’opinion.

Dans la presse quotidienne, ces pages et chroniques resteront longtemps éphémères (mais nombreuses) et sans véritable incidence sur la vie artistique. En 1910 encore, Ernest Tremblay écrit : « Depuis bientôt quinze ans que le théâtre français existe à Montréal d’une façon plus ou moins stable, pour la comédie, mais régulière pour le drame, aucun des grands journaux français ne s’est occupé d’encourager par une critique honorable et avisée ces institutions[40]. » Il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour voir apparaître dans les quotidiens les premières chroniques de critique régulières. Celles-ci auront une triple fonction : informer le lectorat de l’activité théâtrale, offrir un compte rendu critique de certaines productions, proposer une réflexion générale sur divers aspects du théâtre[41]. En ce sens, elle contribue au rétablissement du contenu éditorial, distinct de la publicité, qui constitue le journal moderne. Aucun critique n’aura de véritable carrière continue dans la presse francophone avant Jean Béraud, qui entre à La Presse en 1926 et y reste jusqu’en 1958. Toutefois, il s’agit là d’une autre époque. Force est pour l’instant de constater l’échec de la grande presse quotidienne à négocier, au tournant du xxe siècle, son virage en matière de traitement du théâtre comme objet culturel.