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Dans cette oeuvre phare qui « dresse le plan de la circulation en traduction de la production théâtrale de l’Ouest canadien francophone, de l’Ontario français et de l’Acadie » (p. 1), l’auteure élargit, sinon éclate, l’idée de la traduction au théâtre : il s’agit non pas d’une étude de la méthode, de l’histoire ou de la pratique de la traduction théâtrale au Canada, mais plutôt d’une analyse de la traduction comme actant, figurant et symbole qui inspirent, déterminent et soutiennent des pièces fortement ancrées dans un bilinguisme parfois ambigu, contesté et brouillé. Comme le suggère bien le titre, on ne joue pas en traduction ni avec la traduction : l’étude se livre à l’analyse des instances où il est question de « jouer la traduction » et se consacre à l’exploration de la traduction ludique dans le théâtre hétérolingue franco-canadien et du playsir du jeu entre les langues (p. 19). L’auteure précise que son étude porte sur la mise en scène de la traduction ludique dans ce théâtre, ainsi que sur la retraduction de ces spectacles dans un contexte de métropoles où le public ne maîtrise nécessairement qu’une des langues en jeu. On s’intéresse donc non pas à la manière dont la langue investit la dramaturgie, mais plutôt à la façon dont la dramaturgie investit la langue.

Dans un premier temps, Nolette, à l’instar de Grutman (2005) et d’autres théoriciens, fait la distinction entre un texte bilingue dans lequel « l’apparition de la langue étrangère est pertinente, non redondante » (p. 23) et un texte diglossique qui fait usage de la redondance afin de produire « une double codification : bilingue (identitaire) et unilingue (exotisante) » (p. 23). Elle signale cependant que cette différenciation s’avère moins nette dans ce corpus hétérolingue franco-canadien. Les jeux de non-redondance et des enjeux identitaires ainsi que les réceptions bilingues et unilingues s’entrecroisent de sorte qu’on envisage, comme objectif ou résultat du jeu de la traduction ludique « des possibles non exclusivement identitaires ou exotisants » (p. 26). Il en est de même pour la distinction traditionnelle entre traduction et intraduisiblité, celle des jeux de mots par exemple, car la traduction ludique ne se limite pas à de telles contraintes et « s’oriente vers une infinitude de la traduction conçue en contiguïté avec la création » (p. 27). Il convient de noter, par contre, que dans les jeux de traduction de la dramaturgie canadienne qui font l’objet de cette étude, il ne s’agit point de délire ou de désillusions, car « leur ludisme est plutôt empreint de lucidité » (p. 47).

Une deuxième distinction s’impose, soit celle entre le théâtre identitaire et le théâtre postidentitaire, car, selon Nolette, la transition entre les deux est loin d’être achevée dans ce contexte, et les oeuvres de son corpus « s’en servent comme un tremplin pour les jeux vertigineux de la traduction, du plurilinguisme et de l’inachevé » (p. 48).

Son corpus est basé sur le « trio Ouest-Ontario-Acadie » (p. 58) et débute avec la discussion concernant le théâtre de l’ouest, séparé par la plus grande distance géographique de Toronto et de Montréal, à savoir les métropoles théâtrales francophone et anglophone. Comme le précise l’auteure en citant François Paré (2003), le théâtre et le jeu proposent une manière d’habiter cette distance. Nolette se penche sur les spectacles phares de Marc Prescott, Sex, lies et les Franco-Manitobiens, de David Eaney et d’Ian Nelson, Scarpin !, une adaptation intitulée Les fourberies de Scapin, L’article 23 de Claude Dorge, ainsi que sur une pièce moins récente, Je m’en vais à Régina de Roger Auger, tous ces auteurs étant des « joueurs de l’hétérolinguisme théâtral franco-canadien » (p. 8). Si ces titres suggèrent l’aspect comique, voire parodique de ce théâtre, Nolette met bien en évidence son aspect contestataire. Par exemple, le contexte et la cible de la pièce de Dorge sont bien manifestes et chez Prescott, il s’agit « d’une comédie des idéologies linguistiques » (p. 69) relevée par « une véritable comédie des langues » (p. 75). Grâce à une analyse précise du contexte historique et sociologique, des répliques bien choisies, du parcours et de la réception parfois dans des milieux francophones, anglophones or bilingues de ces pièces - ainsi que d’autres pièces comme Six de David Beaudemont adaptée par Ian Nelson sous le titre Five, Six Pick Up Sticks, Récolte de Joëlle Préfontaine, Elephant Wake de Joey Tremblay, La maculée/s Tain de Madeleine Blais-Dahelm, qui ont connu parfois une circulation différente, dans les institutions théâtrales anglo-canadiennes ou montréalaises par exemple - Nolette démontre d’une façon convaincante que le théâtre hétérolinque du Manitoba et de la Saskatchewan met en scène une « voltige entre accommodement et résistance » (p. 53) qui fait rire, réfléchir et réagir.

Fondé sur l’oeuvre d’André Paiement, le théâtre en Ontario français comporte encore, selon l’auteure, de multiples contradictions. Si, par exemple, l’oeuvre de Paiement se trouve ancrée dans le réalisme social, empreinte de tragique et marquée par une ironie comique, le théâtre de Patrick Leroux effectue une rupture ludique au cours des années 1990 (p. 117). L’auteure signale aussi les contradictions géographiques, car, situé à proximité de Toronto et de Montréal, ce théâtre connaît une circulation, et donc une réception, fort distinctes de celui du théâtre de l’ouest. De plus, le « réseau triangulaire » (p. 118) entre Sudbury, Toronto et Ottawa, villes en partie francophones ou francophiles qui participent à la circulation et aux coproductions, « assure une certaine autonomie au milieu théâtral en Ontario français » (p. 118) quoique Montréal reste, d’une façon contradictoire, une première métropole pour le théâtre franco-ontarien. Ces contradictions s’approfondissent grâce aux traductions au Festival de Stratford, ou en sous-titre et au Théâtre français de Toronto, qui, tout en élargissant le public, compliquent, sinon compromettent, les jeux de langage et l’hétérolinguisme ludique de ce théâtre.

Nolette trace le bilan du théâtre fondateur, le Théâtre du Nouvel-Ontario, de Paiement et de sa coopérative, CANO, aux spectacles hétérolingues plus récents, y compris L’homme invisible/ The Invisible Man ou The Invisible Man/L’homme invisible, selon le contexte, l’adaptation du texte emblématique de Patrice Desbiens, Le beau prince d’Orange, pièce marquée par la stratégie délibérée et provocatrice d’une inflation langagière » (p. 133) et Le rêve totalitaire de dieu l’amibe de Patrick Leroux, Le Projet Rideau Project, spectacle « colingue » (p. 76) monté par le Théâtre de la Catapulte et Swimming in the Shadows de Joël Beddows dans lequel les comédiens francophones jouent en anglais. Le théâtre franco-ontarien se caractérise par la diversité de son public. Ses stratégies d’hétérolinguisme ludique s’étalant de « la schizophrénie linguistique » (p. 121) chez Paiement, au « bilinguisme soustractif » (p. 129) de Dalpé, à « la “notion périmée de la langue” babélisée et théâtralisée » (p. 136) chez Leroux et « aux clignotements anglo-ontariens et montréalais » (p. 170).

Si le théâtre franco-ontarien s’est fondé sur l’oeuvre de Paiement et, en quelque sorte et de différentes manières la prolonge, le théâtre acadien s’est trouvé à un certain point dans l’ombre de La Sagouine. C’est au tour des dramaturges tels Rino Morin Rossignol, Herménégilde Chiasson et, plus récemment, Paul Bossé, Christian Essiambre et Philippe de Soldevila de pousser plus loin « le jeu théâtral au coeur du grouillement linguistique acadien » (p. 179). Comme le précise Chiasson, « on n’arrive pas à se brancher sur un langage, sur une particularité, et ça, c’est dur. Pour rendre compte de l’Acadie, il faudrait écrire en français, en chiac, en anglais, bref, il faudrait écrire sur toute une aliénation » (p. 188). Si Antonine Maillet avec La Sagouine et les textes consécutifs, et Laval Goupil, avec Tête d’eau, ont su « fixer une langue orale » (p. 182), elle ne représente, comme le démontre Nolette, qu’une partie de cette parole multiple qu’est l’Acadie. De Rossignol qui « invite tous les stéréotypes des régionalismes acadiens dans Le pique-nique (p. 187), à Chiasson chez qui les dialectes des personnages transmettent sur scène leur attachement à l’Acadie ainsi que leur engagement social et politique (p. 189), à une dramatisation du texte de France Daigle qui s’intitule Moncton-Sable, à 2001 : A Space Odyssey, une pseudo-traduction signée Bossé, jusqu’aux Trois exils de Christian E (exil linguistique, exil géographique, exil théâtral) d’Essiambre et de Soldevila, le « grouillement linguistique » acadien se transforme en jeu théâtral. La circulation de cette dernière pièce qui a connu un grand succès d’abord à Ottawa et par la suite dans d’autres théâtres franco-canadiens, y compris ceux au Québec, les collaborations avec d’autres compagnies comme le TTF, ainsi que les traductions de Glen Nichols, y compris Traces, la traduction d’Empreintes, mettent en évidence l’intérêt de ce théâtre au-delà de l’image folklorique de La Sagouine et « la construction de ces communautés hybrides sans frontières par le jeu et par l’humour » (p. 244).

Comme Nolette le précise dans sa conclusion, cette étude de la place de l’hétérolinguisme ou de l’inscription de la variabilité linguistique et de la traduction ludique dans le théâtre franco-canadien à l’extérieur du Québec invite les comparaisons entre la traduction ludique comme stratégie créatrice entre les trois zones, de l’ouest, de l’Ontario et de l’Acadie. Mais elle incite surtout à poser de nouveaux regards sur, par exemple, la division traditionnelle entre le spectacle vivant et la littérarité du texte ou, d’un aspect plutôt théorique, sur la traduction comme activité entre deux langues et deux cultures (p. 251). Il s’agit plutôt, et souvent, d’un jeu à l’intérieur d’une même langue hybride. Nolette nous propose donc non seulement une analyse fascinante et compréhensive des théâtres à la fois semblables et distincts, mais un élargissement des théories de la traduction, car selon elle, « la traduction ludique, c’est un véritable dialogue entre le domaine de la traductologie et celui des littératures franco-canadiennes, un dialogue qui les renouvelle tous les deux » (p. 251). Stimulant modèle que celui de Nolette.