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L’analyse juridique des décisions de justice s’appuie généralement sur des faits considérés comme établis. Le juriste qui étudie et commente ces décisions s’intéresse principalement à la manière dont le juge applique une règle de droit à une situation de fait donnée. Lorsque les faits sont incertains, l’approche juridique classique consiste alors à s’intéresser aux mécanismes juridiques qui permettent au juge de faire face à cette incertitude, qu’il s’agisse de règles de preuve[1] ou de règles de droit substantiel[2]. La démarche méthodologique adoptée dans la présente étude se situe en amont. Elle consiste à se demander comment le juge accède à la conviction qu’un fait est prouvé ou non[3], notamment lorsque cette représentation intellectuelle passe par la médiation de la connaissance scientifique. En d’autres termes, dans les espèces qui nécessitent d’avoir recours à une analyse scientifique de la situation de fait, nous nous interrogerons sur la manière dont le juge appréhende cette connaissance, ce qui lui permet de porter un jugement sur l’existence ou l’inexistence d’un fait. Plus précisément, notre recherche sera consacrée au traitement judiciaire de la preuve scientifique en droit de la responsabilité civile en présence d’incertitude ou de débats et, ainsi, elle se focalisera sur le rapport des juges à la connaissance scientifique.

En observant la façon dont les faits scientifiques apparaissent dans le procès, on prend conscience que ceux-ci constituent un ensemble composé de faits bruts (statistiques), de faits interprétés (opinion d’un expert) et de raisonnements scientifiques. Ce dernier élément est important, car le juge opère lui aussi, dans l’appréciation des preuves qui lui sont présentées, un raisonnement qui peut soit rester juridique, soit s’apparenter au raisonnement scientifique. Notre étude cherche ainsi à mieux comprendre les relations entre le raisonnement du juge dans l’appréciation des preuves et le raisonnement scientifique : ces deux raisonnements sont-ils distincts, confondus ou imbriqués ?

Après avoir placé en contexte la problématique et expliqué notre démarche méthodologique (partie 1), nous aborderons le raisonnement judiciaire français et québécois dans le domaine de la responsabilité médicale au moyen de cinq modèles de réaction judiciaire à l’expertise scientifique (partie 2).

1 Le contexte de la problématique et la démarche méthodologique retenue

1.1 Le contexte de la problématique

La problématique qui nous occupe s’inscrit dans un débat plus large sur les rapports entre le juge et l’expert ainsi que sur les relations entre l’univers scientifique et l’univers judiciaire. En France, on peut faire allusion en particulier aux thèses qui défendent l’idée que le juge ne serait pas en mesure de recevoir et de s’approprier la connaissance scientifique, notamment lorsqu’elle sollicite le recours à l’expertise. D’un côté, certains auteurs soulignent la dépendance du juge[4] relativement à la décision de l’expert fournie « clef en main[5] ». D’un autre côté, certaines thèses suggèrent l’idée qu’il existerait un fossé entre le savoir scientifique et la vérité judiciaire, de sorte que les univers scientifique et judiciaire seraient dans l’incapacité d’établir un dialogue sur la représentation qu’ils ont d’un fait utile à la résolution d’un litige. Cette approche s’intègre dans le débat sur les rapports qu’entretiennent vérité scientifique et vérité judiciaire. En faisant référence à un « cas de no-bridge », un universitaire-expert souligne ainsi le fossé existant entre ces deux concepts[6]. La vérité scientifique serait ainsi relative, collective, probabiliste, validée par les pairs, et basée sur l’observation du réel. À l’inverse, la vérité judiciaire serait absolue, individuelle et binaire, prononcée par un tiers qui tient son autorité de l’État, et elle pourrait être déconnectée du réel par l’usage de présomption ou de fictions. En filigrane se profile l’idée que le juge n’est pas en mesure d’accéder directement à la connaissance scientifique pour en faire l’instrument de sa propre décision.

Ce discours n’est pas étranger au droit québécois[7], bien que l’on y ait parfois plutôt insisté sur le fait que l’expert scientifique ne serait pas en mesure de bien saisir les standards de preuve juridiques, ce qui justifierait l’indépendance du juge par rapport à ses conclusions[8]. En fait, le juge de première instance est généralement souverain dans l’appréciation de la valeur probante de la preuve scientifique[9] et il n’est pas lié par l’opinion de l’expert[10]. Malgré cette discrétion, certains auteurs et juges croient que le tribunal devrait accorder une plus grande importance au témoignage d’expert par rapport à celui d’un témoin ordinaire[11] ou à la preuve profane en général[12]. Cela est sans doute dû, comme le souligne Daniel Jutras, à l’image d’objectivité et de certitude projetée par la science qui tend à rehausser l’autorité des conclusions des parties et des juges[13]. D’autres militent en faveur de l’autonomie du juge et rappellent notamment l’absence de neutralité des experts scientifiques : « Le monde scientifique est un monde divisé, plein d’écoles de pensée et de factions[14] ».

Notre étude consiste donc à vérifier la validité de ces thèses et plus généralement à nous interroger sur les relations qui s’établissent entre l’univers des sciences et celui des décisions de justice. Pour ce faire, nous nous sommes penchés sur le traitement de la preuve scientifique par le juge et sur l’intégration de cette dernière dans le raisonnement judiciaire, et ce, dans les décisions françaises et québécoises.

1.2 La démarche méthodologique de droit comparé France-Québec

Notre étude repose sur la comparaison de décisions de justice rendues par des juges français et québécois, justifiée par le contexte juridico-culturel similaire dans lequel sont plongés ces deux systèmes. Pourtant, la place occupée par l’expert en justice et le rôle qui lui est confié varient sensiblement d’un système à l’autre. L’utilisation que le juge fait de la preuve fournie par l’expert peut aussi subir l’influence de différences dans le mode de nomination du juge, quant à ses antécédents professionnels et relativement aux aspects procéduraux encadrant sa fonction.

En France, la conception de la vérité est unitaire. Elle est dominée par l’idée qu’il existe, dans le procès, une et une seule vérité[15] que le juge est chargé de découvrir. L’expert a pour fonction de dévoiler cette vérité — ou une partie de cette vérité — au juge. C’est pour cette raison que la pratique de l’expertise unique y est très développée. La qualité scientifique de l’expert judiciaire se déduit de l’inscription sur une liste. La compétence de l’expert est donc contrôlée en amont du procès, puisque la liste des experts judiciaires est établie conjointement par les compagnies d’experts et les juridictions. La place de l’expert dans la procédure est aussi différente de celle des témoins, de sorte que le concept d’expert-témoin est inexistant en droit français. Le processus de désignation de l’expert a lieu en l’absence des parties lorsqu’une expertise judiciaire est demandée par une partie : c’est alors le juge qui choisit, nomme et interroge l’expert[16]. En pratique, ce choix s’avère très important, car le juge peut désigner un expert pour des raisons autres que celles qui sont liées à sa compétence scientifique. Par exemple, la pédagogie de l’expert peut être prise en considération par le juge au moment de la désignation. Le Code de procédure civile français permet aux parties de contester l’expertise, mais celles-ci ne peuvent pas le faire par un contre-interrogatoire. Elles peuvent simplement formuler par écrit des observations ou des réclamations auxquelles l’expert répond aussi par écrit[17]. Les parties peuvent également produire des pièces ou, dans de rares cas, solliciter une contre-expertise. En définitive, l’influence de l’expert judiciaire sur la décision de justice est très grande. En théorie, le juge français est libre d’apprécier la force probante de l’expertise, mais en pratique l’opinion de l’expert se révèle souvent déterminante dans la décision.

Au Québec, l’influence de la tradition de common law sur le fonctionnement de la justice est très prégnante. Elle est dominée par l’idée que plusieurs vérités s’affrontent et que l’autonomie du juge par rapport à cet affrontement varie selon la question qui est posée[18] et l’angle d’analyse. L’expert émet une opinion et son rôle procédural est celui d’un témoin qui a le même statut que le témoin de fait ordinaire. Le juge, de son côté, est libre d’accepter cette opinion, en théorie, bien que, comme on le verra, cette liberté soit circonscrite au moment de l’évaluation des standards de pratique professionnelle. La vérité de l’expert n’est donc pas nécessairement la vérité du juge. Bien que ce dernier ait la possibilité de nommer un expert judiciaire[19], dans l’échantillon que nous avons étudié — qui précède la réforme du Code de procédure civile de 2016 —, les experts québécois sont normalement choisis par les parties et défendent une thèse qui peut être soumise à un contre-interrogatoire. Contrairement au droit français, l’expert n’est pas désigné au Québec par le juge, mais par la partie qui l’emploie ; cependant, il a des obligations strictes d’objectivité et d’impartialité et son devoir premier est à l’égard du tribunal[20]. Par ailleurs, la compétence scientifique de l’expert et la force probante de son opinion ne sont pas acquises et sont traditionnellement[21] débattues par les parties et évaluées par le juge[22]. Cette force probante peut varier selon plusieurs critères, dont la compétence de l’expert, son objectivité, la clarté de son opinion et sa pertinence ou encore l’appui qu’il tire de la littérature scientifique. Le juge peut donc exclure une expertise ou une partie d’expertise pour des raisons indépendantes du contenu substantiel de celle-ci (validité scientifique), mais plutôt liées aux règles d’admissibilité de la preuve d’expert et aux critères d’évaluation de la force probante de l’expertise[23].

Quant à la preuve des faits que l’opinion cherche à établir, elle s’évalue selon la prépondérance de preuve, le standard de preuve hérité du droit britannique[24]. Ce standard admet qu’il peut exister une certaine part d’incertitude quant aux faits à la base de la décision judiciaire et ne se formalise pas de cette incertitude. Bien sûr, lorsque les faits en question sont complexes ou de nature scientifique, et qu’ils sont exposés par des acteurs scientifiques qui font reposer la vérité sur la certitude ou un standard s’en rapprochant, l’analyse se complique et l’on peut légitimement se demander si le juge ne tend pas parfois à exiger plus que la prépondérance de preuve.

Le mode de nomination et les antécédents du décideur judiciaire doivent aussi être pris en considération dans notre analyse de droit comparé. Au Québec, les juges sont d’anciens avocats ou professeurs qui sont inscrits depuis au moins dix années au Tableau de l’Ordre du Barreau du Québec[25]. Ils cumulent donc une longue expérience et une réputation sur le plan professionnel, signent leurs jugements qui, dans certains cas, peuvent révéler leurs inclinaisons juridiques personnelles. Ils jugent un contentieux qui est moins important que celui sur lequel doivent se pencher les juges français. Bien qu’au Québec la longueur même des jugements varie, ils ont tendance en général à être plus longs, détaillés et analytiques que ceux qui sont rédigés par les juges français. Cela est particulièrement vrai dans les affaires de première instance nécessitant l’analyse d’une preuve d’expert. La procédure est en partie orale et la longueur de l’audience varie, notamment selon la complexité de l’affaire de même que le nombre d’experts et de témoins à entendre et à contre-interroger. Typiquement, dans les affaires soulevant des questions scientifiques complexes, outre le dépôt de leur rapport écrit au dossier, les experts seront entendus à l’audience et leur opinion fera souvent l’objet d’un débat. Notons toutefois que le système contradictoire traditionnel hérité au Québec du droit britannique a subi, au cours des dernières années, des transformations en vue de le rendre plus conciliatoire et coopératif, et d’accorder un rôle plus actif au juge dans la gestion de l’instance[26]. Enfin, le jugement québécois de première instance qui inclut l’analyse d’une preuve d’expert complexe est long, car le juge fait typiquement la revue du contenu des expertises et de leur valeur probatoire, ainsi que celle de la preuve scientifique prenant une autre forme, avant d’intégrer cette recension à sa décision. Le style de rédaction ne suit pas un modèle préconçu et n’emploie pas un langage uniforme. Chaque juge a son style, son degré de clarté. L’influence de la preuve d’expert est parfois évidente et explicite, parfois ambiguë.

En France, le recrutement des juges s’avère homogène. Il existe trois concours d’accès à la magistrature, ouverts aux étudiants, aux fonctionnaires ou aux employés du secteur privé. Dans leur grande majorité, les magistrats sont recrutés à l’issue de leurs études[27]. Très jeunes et sans expérience professionnelle, les magistrats qui réussissent le concours suivent tous une formation commune durant plus de deux années. À noter que les juges français sont aux prises avec un contentieux de masse. En matière civile, les juridictions sont saisies de 2 600 000 affaires chaque année[28]. L’importance du contentieux a de nombreuses conséquences sur le jugement des affaires. Par exemple, les audiences sont très courtes (de quelques minutes à quelques heures). Les juges travaillent essentiellement sur les pièces écrites du dossier. Pour leur part, les témoins et les experts sont très rarement interrogés par les juges ou par les parties. Par conséquent, les juridictions françaises rendent des décisions selon un protocole plutôt uniforme. En outre, les jugements ne sont pas personnifiés. Il en résulte qu’une décision de justice est toujours rendue au nom d’une juridiction (un tribunal, une cour d’appel). Les noms des juges figurent dans la décision certes, mais dans la pratique la juridiction qui rend le jugement fait écran. Ainsi, l’identité des juges est rarement associée à leurs décisions.

Ces quelques distinctions entre les systèmes à l’étude se révèlent importantes, car elles tendent à expliquer certaines observations que nous faisons dans le contexte de notre projet. Notons que notre échantillon ne contient que des décisions rendues avant la réforme de 2016 de la procédure civile québécoise. Le Code favorise désormais l’expertise commune aux parties[29], ce qui, à notre avis, sera difficilement applicable dans le genre d’affaires qui nous occupent ici, soit celles où la preuve des faits est scientifiquement complexe, limitée par de l’incertitude ou peut être soumise à un débat. Il est donc à prévoir que l’on y fera exception en faveur du maintien de l’expertise contradictoire dans ces affaires[30].

1.3 La méthode analytique et l’échantillon

La démarche méthodologique de notre étude repose sur une analyse qualitative de décisions rendues par des juridictions de premier ou de deuxième degré en France, et par les juges de première instance au Québec. En effet, puisque nous souhaitions nous attacher au traitement de la preuve scientifique par le juge, nous nous devions de centrer l’analyse sur les décisions des juges des faits, soit le juge du Tribunal de grande instance et de la Cour d’appel en France[31] ainsi que le juge de la Cour supérieure au Québec[32]. Dans les deux ressorts, le contentieux visé portait sur la responsabilité dans le domaine de la santé.

Pour effectuer cette comparaison, nous avons sélectionné une période d’observation allant de 2008 à 2013. Le choix de la date butoir de 2013 s’explique par la date de présentation initiale de nos résultats de recherche, quoiqu’en janvier 2015 une recherche complémentaire nous ait permis d’y ajouter 3 décisions québécoises. N’ayant pas noté de tournant majeur dans le traitement de la preuve depuis 2013, nous considérons donc que notre échantillon nous permet de tirer des conclusions valides pour la période actuelle. Toutefois, il faudra s’interroger dans quelques années sur les effets de la réforme québécoise de 2016 du Code de procédure civile qui pourraient venir modifier les conclusions de notre étude.

Pour la période choisie, nous avons consulté les bases de données de jurisprudence à l’aide de mots clés. En France, l’interrogation a porté sur la base de données Juris-Data de l’éditeur LexisNexis. Pour accomplir ce travail, nous avons choisi de croiser deux listes de mots clés. La première contenait trois expressions : « état des connaissances », « état actuel de la science » et « état des études ». La seconde comportait les mots « certain », « certitude », « incertain » et « incertitude ». Tous les arrêts sélectionnés par le moteur de recherche ont été lus, et nous avons retenu uniquement ceux qui présentaient un intérêt au regard de la problématique de notre étude. En définitive, la sélection que nous avons retenue compte 41 décisions de justice. La nature du contentieux porte essentiellement sur des cas de responsabilité civile médicale ou environnementale[33]. Au Québec, nous avons interrogé la base de données d’Azimut-Soquij à l’aide des mots clés suivants : « responsabilité et médicale ou santé ou médecin », « environnement et responsabilité », « responsabilité et voisinage » et « responsabilité et produit ou fabricant » dans le champ « Indexation ». Ces mots clés ont été employés à tour de rôle avec les mots-clés « preuve et expert ou scientifique » dans le champ « Texte intégral ». Cette recherche nous a permis de repérer 43 décisions pertinentes[34]. Le choix de mots clés différents dans les deux systèmes juridiques correspond au langage judiciaire habituellement observé dans chacun. Ainsi, nous avons constaté que les mots clés choisis permettaient d’aboutir, en France et au Québec, à des contentieux similaires portant sur le même objet de recherche : le traitement judiciaire de la preuve scientifique.

Dans les deux ressorts, les débats scientifiques présents dans le contentieux étudié portent essentiellement sur deux problèmes juridiques principaux, soit la preuve du fait générateur de responsabilité et celle du lien de causalité. L’analyse des décisions retenues laisse voir que les juges adoptent des attitudes diverses devant un problème qui nécessite, pour être résolu, d’avoir recours à la connaissance scientifique. Ces différents types de réactions du juge ont été modélisés dans le tableau ci-dessous qui comporte cinq niveaux.

Attitudes judiciaires face à la preuve scientifique

Attitudes judiciaires face à la preuve scientifique

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La modélisation que nous proposons ici est graduelle. Au premier niveau, le juge est entièrement passif devant la connaissance scientifique, alors qu’au cinquième niveau son immixtion dans le domaine scientifique est totale. Notre modélisation a pour objet de montrer la diversité des réactions des juges devant une question qui relève de la connaissance scientifique. Toutefois, elle ne permet pas de dire quel type de juge correspond à tel ou tel modèle. Plus encore, dans certaines décisions, on observe qu’un juge peut changer d’attitude, en mêlant un raisonnement de troisième niveau avec un autre de deuxième ou de quatrième niveau. Dans les développements qui suivent, chaque modèle est décrit et commenté dans chacun des systèmes juridiques.

2 L’attitude du juge français et du juge québécois face à la preuve scientifique

2.1 Premier niveau : Le refus d’immixtion

Au premier niveau, nous avons classé les cas dans lesquels le juge fait face à un débat ou à une controverse scientifique et refuse de s’y immiscer. Cela peut l’amener à conclure à l’absence de preuve du fait contesté ou inconnu, et ce, même si un certain pan de la controverse serait favorable à sa reconnaissance. Le refus d’immixtion du juge dans une question qui relève de la connaissance scientifique semble constituer une attitude classique si l’on s’en tient à une stricte division des rôles entre le juge et l’expert. Il reviendrait ainsi à l’expert de dire le fait qui relève d’une connaissance scientifique spécifique et au juge d’en déduire une solution judiciaire en se fondant sur un raisonnement syllogistique qui allie le fait et le droit. Il s’agit donc d’une césure radicale entre le raisonnement judiciaire et le raisonnement scientifique.

Cette situation se présente fréquemment en droit québécois lorsque sont en cause des débats scientifiques ou techniques sur les standards raisonnables de pratique (la faute). En effet, les enseignements de la Cour suprême du Canada — exprimés en matière médicale — impliquent que le juge de première instance doit faire preuve de déférence à l’égard des standards de pratique considérés comme raisonnables par une profession dans son ensemble. Les juges québécois de première instance refusent donc de s’immiscer dans les débats scientifiques concernant les standards de pratique[35]. Pour justifier leur décision, les juges invoquent leur manque d’expertise, le respect dû à l’expérience accumulée des spécialistes et leur refus de choisir entre différentes écoles de pensée scientifique : « le corps médical dans son ensemble est censé avoir adopté les méthodes qui sont les plus avantageuses pour les patients et qui ne sont pas négligentes en soi[36] ». Bref, cette situation est très fréquente en droit québécois lorsque la recherche de la faute nécessite de s’intéresser à des standards de pratique techniques ou scientifiques. Par exemple, dans l’affaire Leduc c. Soccio[37], la Cour d’appel du Québec justifie la déférence judiciaire due aux conclusions des experts en notant l’absence de connaissances personnelles du juge quant aux règles de l’art médical et ajoute : « En matière de traitement médical, pour décider s’il y a eu faute, un juge ne saurait se fonder sur son opinion personnelle à l’encontre de celle des experts. Le juge doit plutôt se demander si l’acte est conforme à la pratique médicale actuelle[38]. »

Les exemples de premier niveau sont très nombreux en droit québécois. Ils incluent notamment l’affaire Fillion c. Cantin, une décision de la Cour supérieure de 2012[39] concernant une allégation de faute dans le choix de traiter une leucémie par irradiation crânienne. Un expert et la documentation produite en preuve soulignaient l’existence d’une incertitude dans la littérature médicale de l’époque : « les experts diffèrent d’opinion quant à ceux administrés après, plus particulièrement au regard de l’irradiation crânienne[40] ». La Cour supérieure conclut alors à l’absence de faute des défendeurs, hématooncologue et radiooncologues, en particulier en raison de la rareté et de l’imprévisibilité de la complication subie. Ce faisant, elle rappelle que le tribunal n’a pas à trancher le différend entre les experts en présence d’opinions scientifiques divergentes sur le choix d’un traitement, pourvu que le traitement donné corresponde « à celui reconnu par la science médicale à l’époque contemporaine[41] ».

Dans l’affaire Masson c. CSSS de St-Jérôme[42], la Cour supérieure évaluait une allégation de faute du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) et de la compagnie pharmaceutique Pfizer en rapport avec la prescription de Premarin (oestrogènes utilisés chez les femmes en ménopause), dont la prise par la patiente a été suivie de son décès par embolie pulmonaire et néoplasie rénale. La Cour supérieure conclut à l’absence de faute, car aucune preuve n’avait été présentée quant aux standards de pratique applicables, la demanderesse (la mère de la défunte) se représentant elle-même. La juge souligne qu’elle doit se fonder sur le témoignage d’experts pour établir la norme de pratique en vigueur et ne doit pas y substituer son opinion personnelle. Dans la ligne droite des opinions rapportées précédemment, elle ajoute qu’il ne « revient pas au Tribunal d’arbitrer entre les choix diagnostiques et thérapeutiques qui se situent à l’intérieur de la bonne pratique médicale[43] ».

Un autre exemple d’intérêt est l’affaire M.G. c. Pinsonneault[44] qui portait notamment sur une allégation de faute dans le suivi d’un accouchement difficile, dans le choix de recourir à un accouchement par forceps moyens, plutôt que de procéder à une césarienne, et dans l’exécution de cette technique. Évaluant la technique d’accouchement choisie et son exécution, le tribunal conclut qu’aucune faute n’est commise même si des choix différents auraient pu raisonnablement être faits selon la preuve fournie par les experts :

Les témoignages des experts ont révélé des modes de pratique différents selon les milieux, les préférences professionnelles, les opinions personnelles, les écoles de pensée scientifique […].

Il y a là us et coutumes professionnels à l’abri du regard des tribunaux si l’obligation générale de prudence est respectée. Le fait d’adhérer à une école de pensée plutôt qu’à une autre n’est pas constitutif de faute dans la mesure où l’école de pensée est conforme à la bonne pratique médicale et aux données acquises de la science, tout en respectant la norme générale de prudence[45].

En France, en revanche, le refus d’immixtion du juge dans le débat scientifique se présente rarement. Dans notre échantillon, un seul arrêt permet d’illustrer ce phénomène. Il s’agit d’une décision rendue par la Cour d’appel de Lyon dans le contentieux des antennes-relais. Affirmant qu’il « n’appartient pas au juge d’arbitrer des controverses et des débats rendus nécessaires par le progrès scientifique », la Cour d’appel conclut à l’absence de troubles anormaux de voisinage en raison de l’« indétermination » quant au danger que présente une antenne-relais de téléphonie[46]. Cette affirmation est une illustration de l’attitude d’un juge qui refuse de s’immiscer dans la sphère de la connaissance scientifique. Tout en prenant acte de l’existence d’une controverse, le juge refuse de se forger une opinion et constate simplement que le danger allégué n’est pas suffisamment prouvé.

Alors que le refus d’immixtion reste rare en France, il est très fréquent en droit québécois et constitue en réalité une règle de droit imposée par la Cour suprême du Canada lorsque le juge évalue le caractère raisonnable des standards de pratique scientifiques. Pourtant, les raisons pour lesquelles ce refus d’immixtion reste rare en France sont basées sur des principes aussi acceptés en droit québécois, soit la règle voulant que l’appréciation des faits et leur qualification juridique relèvent du pouvoir du juge. Cela est-il le résultat de la tendance plus grande du droit québécois à faire reposer son appréciation des standards de comportement raisonnable dans les matières spécialisées beaucoup plus sur les choix effectués par la communauté scientifique que ce n’est le cas en France ? La question est posée.

2.2 Deuxième niveau : Le fait scientifique évident

Le fait scientifique évident, objet de notre deuxième niveau, correspond à une situation qui est passée d’une connaissance scientifique spécialisée à une connaissance de sens commun. Le débat scientifique est souvent ancien. Il peut être connu du grand public. Dans ce cas, le juge ne requiert parfois pas de preuve particulière de l’existence du fait. À la limite, il en prend connaissance d’office.

En France, le juge peut avoir recours à des formules de style, telles que « il est constant que », pour signifier que le fait n’est pas contesté ou ne peut pas l’être. On en trouve une illustration dans le domaine de l’amiante dans une décision de la Cour d’appel de Dijon, selon laquelle « il est constant qu’en l’état des connaissances médicales, il n’est pas avéré que les plaques pleurales qui constituent la forme la plus bénigne des pathologies liées à l’amiante comportent un risque d’évolution vers les formes cancéreuses de ces pathologies[47] ». Dans cette décision, la Cour d’appel ne cite aucune source de nature scientifique. Dans le raisonnement du juge, tout se passe comme si le fait, admis de tous, ne relevait pas d’un champ de connaissance spécialisée. Dans le même esprit, on trouve une décision venant d’une cour d’appel dans laquelle le pouvoir cancérigène d’une molécule est qualifié de « notoire[48] ». Les juges peuvent motiver plus longuement leur analyse tout en gardant la même attitude. La Cour d’appel de Rennes affirme ainsi « qu’en l’état des connaissances l’origine et le danger de l’amiante pour la santé de l’homme était parfaitement identifié et connu[49] ». Une nouvelle fois, dans cette décision, les juges ne se fondent sur aucun document ni aucune opinion scientifique pour étayer leur analyse. Le tribunal les traite comme s’il s’agissait d’évidences ou de faits appartenant au sens commun.

En droit québécois, ce phénomène est rare, voire inexistant. Toutefois, on peut se demander si les conclusions de la Cour supérieure dans l’affaire Spieser c. Canada (P.-G.)[50] ne s’en rapprochent pas, sans le vouloir. Dans cette action collective, le juge de première instance devait déterminer si la contamination d’une nappe phréatique au trichloréthylène (TCE) avait causé des cancers chez les demandeurs. Rejetant l’existence d’un tel lien, il affirme que le « consensus scientifique » à ce jour, sans être concluant, suggère la « possibilité sans plus » d’un lien entre la contamination au TCE et le cancer du foie et le lymphome non hodgkinien dont l’observation parmi les résidents de la municipalité de Shannon ne démontre pas d’excès par rapport à l’ensemble de la population canadienne[51]. La Cour supérieure affirme pourtant que le litige ne doit pas se décider en fonction d’un consensus scientifique, mais plutôt sur la prépondérance de probabilités qui exige plus qu’une simple possibilité[52]. À la suite d’une revue exhaustive de la preuve scientifique, le tribunal conclut à la non-démonstration de la causalité sans revenir à la norme de preuve juridique qui doit, à son avis, lui servir de guide. Ce faisant, il traite le « consensus scientifique » comme concluant en lui-même. Il faut noter que, à la différence des affaires françaises rapportées, la preuve scientifique était substantielle dans ce cas (23 experts) et que le juge s’y réfère. Malgré cela, cette absence de transfert critique de la science vers la décision du juge en fonction des standards de preuve distincts de ces deux disciplines semble traiter l’adéquation entre preuve scientifique et preuve juridique comme évidente en soi alors qu’elle devrait faire l’objet d’un jugement critique. L’affaire est actuellement devant la Cour d’appel.

En définitive, alors que le passage d’une connaissance scientifique à une connaissance de sens commun s’observe en France dans les contentieux dans lesquels le débat scientifique est ancien ou les données sont connues du grand public, il est quasiment inexistant au Québec. Cependant, ce type de constat pourrait jouer un rôle « extrajudiciaire » : lorsque le fait scientifique dont dépend l’issue du litige est si évident qu’il tombe sous le sens commun, les litiges au Québec font probablement soit l’objet d’une transaction, soit d’un abandon de poursuite par le demandeur selon le côté vers lequel le « fait scientifique commun » fait pencher la balance.

2.3 Troisième niveau : L’adhésion à une opinion expertale

Le troisième niveau de notre modélisation présente une forme de rupture avec le précédent, dans le sens où la connaissance scientifique est reconnue pour sa spécificité. Dans ce modèle, le juge se réfère expressément aux conclusions d’un expert et il marque son adhésion aux opinions qui sont exprimées par le scientifique. Ce processus nécessite que le juge comprenne l’analyse scientifique et qu’il opine dans le même sens. L’adhésion à l’opinion de l’expert prend des formes variées selon que la tradition de l’expertise repose sur une opinion unique ou sur un processus d’opposition. Les exemples ci-dessous montrent que le juge français adhère à une vérité scientifique présentée par une expertise conçue comme uniforme, alors que le juge québécois opte, dans un contexte d’expertises multiples, pour l’opinion de l’expert d’une partie et rejette, par voie de conséquence, l’opinion présentée par l’expert de la partie adverse. Dans le modèle québécois, la notion de « choix » — par rapport à celle d’« adoption » ou d’« approbation » de l’opinion de l’expert en vertu du modèle français — est centrale. Il revient aux parties de prouver, et au juge de soupeser, la force probante des multiples expertises et de la preuve scientifique qui est soumise : bref, le juge « choisit » les expertises probantes et rejette celles qui ne le sont pas, mais sans nécessairement porter un jugement sur la substance de ces dernières, sous réserve des règles de preuve de la causalité dont nous ferons état plus loin. L’opposition entre ces deux modèles doit être relativisée, puisque le droit québécois admet la pratique de l’expertise unique (commune), qui tend à devenir la norme depuis la réforme du Code de procédure civile, tandis que le juge français peut désigner plusieurs experts dont les opinions peuvent être concordantes ou discordantes. Dans tous les cas, le raisonnement du juge est le même. Il consiste à assimiler la connaissance scientifique et à se l’approprier.

L’échantillon de décisions rendues en France fournit de nombreux exemples de ce type de raisonnement. Ainsi, dans le contentieux des antennes-relais, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence[53] s’est appuyée sur un grand nombre de rapports d’expertise publique pour rejeter l’hypothèse d’un trouble généré par la proximité de ces antennes avec des populations. À cet égard, les juges ont pris soin de citer et de résumer l’apport de chacun de ces documents scientifiques. Par exemple, « la commission de la sécurité des consommateurs est d’avis qu’aucun risque pour la santé publique ne peut être mis en évidence[54] » ou encore « l’académie nationale de médecine rappelle qu’on ne connaît aucun mécanisme par lequel les champs électromagnétiques dans cette gamme d’énergie et de fréquence pourraient avoir un effet négatif sur la santé[55] ». Dans un contexte très différent, un arrêt de la Cour d’appel de Toulouse[56] montre de quelle manière le juge s’approprie les conclusions de l’expert en paraphrasant le rapport réalisé par ce scientifique pour lui faire produire une conséquence juridique. Dans cette espèce, le tribunal cherchait à savoir si un accident avait provoqué des troubles auditifs dont le demandeur se prétendait victime. Dans un premier temps, le juge décrit fidèlement le contenu du rapport en énonçant que « [l]e professeur [X], expert commis par la cour par l’arrêt du 26 janvier 2010, conclut dans son rapport que les différents examens réalisés le 24 mars 2010 lors de l’expertise — audiométries tonale et vocale, tympanogramme, potentiels évoqués auditifs et vidéonygstamographique — ne permettent pas de retrouver de trouble auditif ou de trouble vestibulaire chez [le demandeur][57] ».

Dans un second temps, le juge traduit le sens du rapport d’expertise en affirmant que « l’absence de lien physiopathologique direct, la notion d’un intervalle libre entre la date de l’accident et la découverte de la surdité, l’absence d’allégation spontanée de la surdité gauche, le fait que Mme [Y] ne supporte pas l’appareillage auditif, vont dans le sens de l’absence de trouble auditif et de l’absence d’imputabilité de ces troubles à l’accident[58] ».

L’analyse scientifique a donc été assimilée par le juge, et celui-ci lui donne une traduction juridique en constatant l’absence de dommage et de lien de causalité. Un dernier exemple d’adhésion du juge à l’opinion de l’expert peut être fourni par un cas de responsabilité médicale. Dans une espèce tranchée par la Cour d’appel de Nancy[59], les juges recherchaient le lien entre l’erreur de diagnostic médical sur un prélèvement et le développement d’un mélanome métastatique. Les juges ont examiné plusieurs rapports de médecins et ils s’y réfèrent dans leur arrêt de différentes manières. Ils énoncent par exemple « qu’il ressort du rapport d’expertise de Monsieur [Z] que » ou encore « que le docteur C. indique quant à lui dans son rapport privé […] que ». En définitive, les juges du fond en déduisent que « force est finalement de constater que les appelants n’établissent pas de manière certaine que l’évolution métastatique ayant finalement abouti au décès de Monsieur R. trouve, partiellement ou totalement, sa cause dans la lésion retirée en 2004[60] ». L’arrêt d’appel ayant fait l’objet d’un recours en cassation, la haute juridiction décrit alors l’attitude de la Cour d’appel devant l’expertise judiciaire de la façon suivante : « la cour d’appel, faisant siennes les conclusions de l’expert, a relevé que[61] ». La formule montre ici le processus d’adhésion du juge à l’opinion de l’expert.

En droit québécois, l’assimilation de l’analyse scientifique par le juge est la norme. Parce que les expertises scientifiques sont souvent multiples, un choix doit nécessairement s’opérer. Il se fera fréquemment sur le fondement de la force probante relative des expertises. En outre, un choix pourra avoir lieu en fonction de la substance de l’opinion produite, lorsque la question en jeu porte sur la causalité. Les exemples de ces deux phénomènes sont extrêmement nombreux. À ceux-ci s’ajoutent quelques analyses de troisième niveau « à la française » dans lesquelles le juge québécois adhère, sans les soupeser, aux opinions d’experts parce qu’elles sont soit fermes, soit non contredites.

Dans un premier temps, le geste de choisir entre les multiples expertises sur le fondement de leur force probante relève de l’oeuvre quotidienne du juge de première instance québécois. La Cour d’appel du Québec le rappelle en 2008 dans l’affaire Ferland c. Ghosn en précisant que « c’est précisément le rôle du juge des faits d’apprécier la crédibilité d’un témoin, la vraisemblance et le poids relatif de son témoignage[62] ». Elle le répète en 2010 dans l’affaire P.L. c. Benchetrit : « les deux témoins se contredisent ; je dirais même qu’ils se contredisent avec conviction. À ce stade […] le juge de première instance “était libre de croire tel expert plutôt que tel autre, puisqu’il a le privilège de les avoir vus et entendus et donc de pouvoir leur attribuer la crédibilité qui s’impose”[63]. »

Notons toutefois que le juge québécois peut toujours préférer une expertise plutôt qu’une autre sur le fondement de leur valeur probante. Ce pouvoir ne tire pas sa justification du fait que les experts se contredisent. De plus, le juge doit être vigilant et éviter de s’immiscer dans une évaluation du caractère raisonnable du standard de pratique sous le couvert d’une évaluation de la force probante de l’opinion d’expert.

L’affaire E.S. c. Ferenczy est d’intérêt sur ce point. Cette décision de 2012 de la Cour supérieure se penchait sur une allégation de diagnostic fautif de cancer alors que la patiente n’avait qu’un lymphome. Le juge écarte plusieurs experts de la défense invoquant des motifs portant sur leur force probante. Un témoignage est exclu, car l’opinion de l’expert est la marque d’une époque révolue et son opinion écrite n’est « guère plus convaincant[e][64] » ; un autre, en raison de l’absence d’expertise en cytologie de l’expert[65] ; puis un autre parce que l’expert n’a pas produit de littérature scientifique et parce qu’il a été « partial, biaisé, tant par le ton, la démarche et la présentation[66] ». Enfin, le témoignage d’un dernier expert subit le même sort, car la littérature à laquelle il se réfère est « nettement antérieure à 2005 et donc pas actuelle[67] ». Quant à l’opinion de l’expert de la demanderesse, elle est décrite comme « nettement plus objective, vraisemblable et bien fondée[68] ». Inutile de préciser que le pneumologue défendeur est trouvé fautif à l’issue de cet exercice. Bref, en l’espèce, des doutes sont exprimés quant aux expertises de la défense sur des fondements qui ont à voir avec les conditions d’admissibilité de la preuve d’expert, mais également, à certains égards, avec la substance scientifique de l’expertise (manque d’actualité, manque d’appui sur la littérature). Bien que cet exemple soit particulier compte tenu du nombre d’opinions d’experts qui se voient exclues par la Cour, les exemples de rétention et de mise à l’écart de la preuve scientifique pour des raisons de variations dans leur force probante sont multiples[69]. Ce type d’évaluation fait partie de la fonction judiciaire de première instance vu les nombreux experts habituellement présentés par les parties dans la tradition judiciaire britannique adoptée au Québec. En sera-t-il autrement en vertu du Code de procédure civile entré en vigueur le 1er janvier 2016 qui met en avant l’expertise commune comme méthode de présentation par défaut de la preuve technique ? Parions que, en présence de controverses scientifiques et d’écoles de pensée multiples, les juges de première instance préféreront continuer à entendre des expertises issues des deux parties et à opérer l’appréciation probatoire qui relève de leurs fonctions afin d’avoir l’éclairage scientifique le plus complet possible pour prendre leur décision[70].

Quant au choix d’adhérer ou non à une expertise en fonction de la substance de l’opinion produite, il sera permissif à des degrés distincts selon que la preuve concerne la faute ou le lien de causalité. Vu les limites dans la discrétion judiciaire au moment de l’évaluation d’une faute, ce sont surtout les analyses portant sur la causalité qui illustrent ce phénomène. En effet, l’adhésion ou le rejet de l’opinion scientifique est l’attitude judiciaire typique dans tout litige où une preuve d’expert est présentée quant à la causalité. Cette attitude reçoit la bénédiction de la Cour suprême du Canada, voire résulte d’une injonction de sa part. Celle-ci a établi dans l’affaire St-Jean c. Mercier[71] que le juge de première instance doit choisir entre les hypothèses contradictoires sur la causalité celle qui apparaît probable au vu de l’ensemble de la preuve, ajoutant qu’il s’agit d’une erreur de droit pour un juge de première instance de conclure qu’il ne lui appartient pas de rendre une décision en présence de théories opposées. S’inquiétant du fait que ne pas arriver à une conclusion définitive selon la prépondérance des probabilités puisse conférer un avantage indu au défendeur en lui permettant de simplement présenter une théorie scientifique contraire plausible, la Cour suprême ajoute que, alors que le principe de la neutralité judiciaire a sa place dans l’analyse de la faute[72], cette neutralité ne doit pas être invoquée en ce qui a trait à la causalité. Les juges de première instance ont pris acte de cette décision. Par exemple, dans l’affaire C.L. c. St-Arnaud, la Cour supérieure réfléchit sur son propre rôle en ces termes :

Le rôle du Tribunal n’est pas d’écrire un traité de médecine ni d’émettre une opinion scientifique, mais de juger une situation complexe en fonction de toute la preuve et du droit. Le Tribunal ne recherche pas la certitude scientifique mais la vérité juridique. Il tire, ou ne tire pas, des conclusions factuelles selon la prépondérance des probabilités. Ce que la science verrait comme un lien de causalité incertain pourrait cependant être suffisamment probable pour atteindre le degré de conclusion juridique.

Cela tient également du rôle du décideur qui ne peut pas se réfugier derrière une incertitude pour ne pas juger[73].

La même affaire procure un bon exemple de cette « obligation de choisir » l’explication causale probable. Le juge de première instance, dont la décision sera par la suite confirmée par la Cour d’appel, devait évaluer une allégation de faute dans le suivi d’un accouchement prématuré, et le lien de causalité entre cette faute et des complications subies par l’enfant. Le juge retient l’opinion de l’expert du demandeur qu’il juge être « la plus probable et la plus en harmonie avec l’ensemble du tableau clinique[74] ». Le juge de première instance ne se contente pas de cette seule affirmation : il liste à l’appui les faits scientifiques mis en preuve avec lesquelles ladite opinion est en harmonie selon lui[75]. Le juge en question, ancien universitaire expert de la responsabilité médicale, explore d’ailleurs cette preuve de manière particulièrement habile, beaucoup mieux qu’aucun autre jugement pertinent de la période étudiée ne le fait.

Malgré les enseignements de la Cour suprême du Canada et l’habileté démontrée par certains juges à répondre à son appel — et sans doute parce que la preuve scientifique sur la causalité se révèle souvent d’une grande complexité —, les juges de première instance tendent à effectuer le choix de l’explication scientifique probable… par l’opération des règles du droit de la preuve. Ainsi, le juge retiendra la preuve scientifique qui provient de l’expert qui s’est le mieux conformé non pas à une logique scientifique et factuelle inhérente, mais bien aux règles gérant la force probante de la preuve. Bien entendu, l’évaluation de la force probante des rapports et des témoignages d’expert relève du juge de première instance et est un passage obligé que l’expertise soit unique ou multiple. Cette évaluation devrait être suivie normalement d’une analyse de la probabilité de cette preuve en tant qu’explication scientifique des faits causals. Cependant, une force probante confirmée mènera presque automatiquement à retenir l’explication scientifique comme probable.

Enfin, remarquons l’existence de certaines affaires adoptant une analyse de troisième niveau « à la française », c’est-à-dire que le tribunal adhère, sans analyse, à une opinion scientifique. Bien que cette approche ait été rarement constatée durant la période étudiée, notre étude l’identifie dans des cas où la preuve est ferme ou non contredite. D’abord, dans l’affaire E.S. c. Ferenczy déjà commentée, le juge du fond évalue ce qui aurait dû être le traitement approprié pour un lymphome dans le contexte de son étude du lien de causalité entre le préjudice qu’a subi la demanderesse et la faute consistant en un diagnostic erroné de cancer et une chirurgie non indiquée. Comparant les degrés divers de conviction dont font preuve les experts, le juge se rallie à l’opinion la plus ferme : les trois experts de la demande ayant déclaré sans hésitation que le traitement approprié dans le cas d’un lymphome du poumon était la chimiothérapie, leur opinion est retenue[76]. À l’opposé, chez les experts de la défense, l’un aurait consulté avant d’opérer un lymphome, l’autre est plutôt ambivalent, tandis que les deux derniers experts, quant à eux, sont demeurés silencieux à cet égard. Dans une autre affaire, A.Q. c. Hôpital Fleury, le juge énonce que « [l]e Tribunal n’a aucune hésitation à préférer » la version des faits présentée par les experts de la défense, car aucune opinion professionnelle à l’effet contraire n’avait été avancée[77] sans discuter de la probabilité de cette opinion non contredite.

En définitive, on pourrait croire, à première vue, que l’approche de troisième niveau des juges québécois diffère sensiblement de l’approche française. Au Québec, le juge qui fait face à des expertises multiples et contradictoires doit justifier son choix, notamment en expliquant pourquoi il rejette une expertise, mais en admet une autre. Cette explication donne lieu à une motivation souvent élaborée sur la force probante de telle ou telle expertise dans les jugements québécois, alors qu’en France le juge se contente de s’en référer à l’opinion d’un expert sans préciser la raison pour laquelle il trouve l’expertise probante. En réalité, derrière cette apparente opposition, nous voyons des similarités dans le traitement de la preuve scientifique. Dans chacun des systèmes judiciaires, nous observons un processus d’assimilation de la connaissance scientifique par le juge. Lorsque ce dernier adopte l’opinion d’un expert, cela signifie qu’il comprend cette opinion, qu’il est capable de la décrire, puis d’en tirer des conséquences dans son raisonnement. On peut parler d’un phénomène d’appropriation du savoir scientifique par le juge et ce phénomène passe par la médiation de l’expert. Là où le juge québécois se distingue du juge français, c’est qu’il doit s’expliquer plus en détail sur les raisons qui le conduisent à préférer une opinion expertale plutôt qu’une autre. Une autre distinction observée concerne la preuve d’expert portant sur la causalité qui est susceptible de faire l’objet en droit québécois d’un choix strictement fondé sur les règles du droit de la preuve (pertinence, objectivité, etc.), et d’un autre plus centré sur la substance de l’opinion et basé sur le degré de probabilité de la théorie scientifique présentée à la lumière de l’ensemble des faits mis en preuve. Il faut rappeler que le phénomène d’appréciation de la force probante de l’opinion expertale est appelé à être modifié par l’adoption de l’expert commun dont le dépôt du rapport tient lieu de son témoignage, mais nous doutons, comme nous l’avons déjà mentionné, que celle-ci devienne la norme dans les affaires scientifiquement analogues à celles que nous avons étudiées.

2.4 Quatrième niveau : L’émancipation du juge

L’émancipation du juge, qui correspond à notre quatrième niveau, décrit la situation dans laquelle celui-ci se détache de l’analyse de l’expert pour examiner les données scientifiques du dossier. Le juge s’accorde alors une certaine autonomie dans la mesure où il entre en contact directement avec les faits scientifiques. Il semble que cette attitude soit propre au juge français. Pour sa part, le juge québécois n’aborde pas la preuve scientifique indépendamment de l’opinion de l’expert. Dans ses jugements, il fera parfois référence directement à la littérature scientifique au dossier sans passer par l’analyse de l’expert, mais on peut supposer que cette littérature lui a été présentée, et a été analysée, par cet expert. Dans certains cas, toutefois, cela ne ressort pas clairement des jugements. Cette attitude est en conformité avec le Code de procédure civile. Selon ce dernier, ce sont les parties qui décident de l’utilisation d’une preuve scientifique[78]. Enfin, bien que l’expertise judiciaire soit permise[79], elle est rarement utilisée par le juge québécois.

À l’inverse, dans leur manière de rédiger leurs arrêts, les juges français semblent s’émanciper plus facilement de l’opinion de l’expert. Ils s’approprient alors les données brutes du cas qui leur est soumis. Ils peuvent trouver ces données dans le rapport de l’expert nommé, dans le dossier médical du patient ou dans la littérature scientifique produite par les parties. Par exemple, dans un arrêt de la Cour d’appel de Montpellier[80], les juges ont recherché si un médecin avait commis une faute en administrant un traitement trop puissant à une patiente, ce qui a provoqué ainsi la perte de l’audition. La Cour d’appel se réfère d’abord aux expertises médicales ordonnées, puis elle ajoute : « il ressort également de façon concordante de l’ensemble des éléments d’appréciation au dossier […] que la dose administrée […] a été de 1 gramme par jour […], soit au total 150 grammes ; […] que cette dose de streptomycine était importante, les doses recommandées à l’époque ne dépassant pas les 100 grammes et étant en général limitées à 30 grammes[81] ».

L’émancipation se manifeste ici de deux façons différentes. D’une part, le juge se réfère à l’ensemble des éléments du dossier, pour corroborer l’opinion des experts. Il se hisse donc au même niveau d’analyse des éléments de preuve scientifiques. Ensuite, le juge décrit les standards scientifiques relatifs aux doses recommandées, comme s’il était lui-même expert. Il conclut son raisonnement en affirmant que les audiométries effectuées « sont insuffisantes à constituer une surveillance suffisante de la part du médecin[82] ». Jouant une nouvelle fois un rôle d’expert, le juge qualifie le comportement du médecin au regard des standards de la médecine. On trouve une illustration très similaire de ce modèle de raisonnement dans un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence[83] à propos d’un cas de faute médicale dans l’utilisation d’un test de tuberculose suivi de l’administration du vaccin billé de Calmette et Guérin (BCG). La patiente ayant subi des effets secondaires, les juges ont cherché à savoir si le médecin avait agi conformément aux standards scientifiques. Or, l’arrêt constate que, en application d’un arrêté ministériel, le test administré devait être réservé aux enfants de moins de 3 ans. Les juges ont alors considéré que le médecin n’avait « pas suivi la procédure prévue par les dispositions du Code de la santé publique » et qu’il avait donc commis « une faute en effectuant un test tuberculinique non conforme à la réglementation en vigueur[84] ». Cette décision éclaire la relation entre les univers juridique et scientifique sous un angle nouveau. En effet, dans cette espèce, les bonnes pratiques médicales de vaccination étaient décrites non pas dans la littérature scientifique, mais dans des textes juridiques (arrêté ministériel, Code de la santé publique). Le juge adoptait donc un raisonnement scientifique, tout en se contentant d’appliquer des normes juridiques. L’exemple est intéressant, car il signale ici la confusion possible entre les deux univers et il contredit la thèse d’une séparation étanche entre le champ de la connaissance scientifique et celui de la norme juridique.

Une dernière illustration de l’émancipation du juge peut être trouvée dans un arrêt de la Cour d’appel de Versailles[85], portant sur la question du lien entre l’exposition d’une personne in utero avec une molécule (diéthylstilbestrol ou DES) et le développement des pathologies chez cette personne (grossesse extra-utérine et état final d’infertilité). Les éléments de preuve présents dans le dossier étaient de nature très diverse : expertise ordonnée par le juge, avis médicaux produits par les parties, publications médicales, dossier médical de la demanderesse. Les juges ont alors combiné l’ensemble de ces éléments sans se sentir liés à l’expertise qu’ils avaient ordonnée. Ils se sont référés directement à ces éléments de preuve sans suivre le raisonnement des experts et ont fait reposer directement leur analyse sur :

  • les antécédents médicaux et un certificat d’un service hospitalier démontrant l’existence de plusieurs infections génitales et séquelles associées ;

  • des études françaises et étrangères établissant que ces infections augmentent le risque de grossesse extra-utérine et d’infertilité comme conséquences de lésions tubaires ; et

  • l’état actuel des études qui n’établit pas en présence d’infections génitales le lien direct entre l’exposition in utero au DES et la présence d’un lien même indirect tenant à l’augmentation de risque, créée par l’exposition in utero au DES.

La Cour ajoute à l’issue de cette énumération : « Considérant qu’eu égard aux nombreuses infections génitales graves dont, selon les éléments médicaux présents au débat, madame A. a été atteinte notamment par chlamydiae […] la seule présence de l’exposition in utero au DES, ne peut dans cette mesure être retenue comme élément causal des événements gynécologiques, et ce même à titre de présomption[86]. »

Cet arrêt illustre bien la capacité qu’ont certains juges à se détacher de l’expertise pour proposer leur propre analyse des éléments scientifiques présents dans le dossier. En filigrane, on imagine que ce raisonnement a subi l’influence des expertises. Toutefois, l’arrêt est rédigé de telle sorte que le juge produit son propre raisonnement à partir d’éléments de preuve de nature scientifique. Le juge décrit alors les faits de la même manière qu’un scientifique le ferait. La frontière entre l’univers du juge et le monde scientifique se révèle ici très ténue, phénomène que nous n’avons pas observé en jurisprudence québécoise.

2.5 Cinquième niveau : Le transformation du juge en scientifique

L’autonomie du juge peut atteindre son plus haut niveau lorsque ce dernier s’implique dans une controverse scientifique, ce qui équivaut à notre cinquième niveau. Non seulement le juge analyse les faits de façon autonome[87], mais de surcroît il produit un raisonnement qui l’amène à émettre une opinion de nature scientifique. De la même manière qu’il existe des controverses scientifiques, on assiste alors à des controverses judiciaires qui conduisent parfois les juges à formuler des raisonnements opposés face à des situations de fait similaires. Ces controverses apparaissent généralement dans des domaines dominés par l’incertitude scientifique.

En France, les arrêts qui illustrent ce phénomène dans notre échantillon ont tous été rendus à propos du contentieux sur le lien entre la vaccination contre l’hépatite B et l’apparition postérieure de la sclérose en plaques chez les personnes vaccinées. Les décisions rendues dans ce domaine sont nombreuses et les juges sont systématiquement aux prises avec le même problème : la communauté scientifique n’a pas établi de lien certain entre la vaccination et le fait de contracter la maladie. Autrement dit, les études épidémiologiques ne permettent pas d’affirmer de façon générale que le vaccin contre l’hépatite B est susceptible de provoquer chez certains patients la sclérose en plaques. Les juridictions du fond sont ainsi amenées à trancher ces litiges en s’appuyant sur des présomptions de fait qui doivent être « graves, précises et concordantes[88] ». À cette fin, les juges doivent constater qu’il existe suffisamment d’indices pour conclure à l’existence d’une relation causale entre la vaccination et la maladie. C’est dans la description de cette relation causale que les juges se livrent à des raisonnements de nature scientifique. Par exemple, la Cour d’appel de Lyon[89] a affirmé que le lien entre la vaccination de la demanderesse et sa maladie était établi en relevant la conjonction de plusieurs faits : la victime ne souffrait pas d’antécédents neurologiques ; aucun cas de sclérose en plaques n’avait été révélé dans sa famille ; les premières manifestations de cette maladie ont eu lieu moins de deux mois après la dernière injection du produit ; et, enfin, le défendeur ne soutenait pas que la maladie de la victime soit imputable en l’espèce à une autre cause. La technique utilisée dans cet arrêt est inspirée du raisonnement « par l’absurde », qui est une forme de raisonnement scientifique. En écartant toutes les causes envisageables (les antécédents, les prédispositions), le juge en déduit que la vaccination est la seule cause possible de la maladie.

Devant des éléments de preuve similaires, d’autres cours d’appel ont rejeté l’hypothèse de la relation causale entre vaccination et maladie. Par exemple, la Cour d’appel d’Orléans a jugé que l’absence de manifestations de la maladie antérieure à la vaccination, ainsi que l’absence de toute autre cause possible envisageable, « était elle-même de faible valeur probante, la preuve ne pouvant être rapportée par ces faits négatifs[90] ». Dans cette décision, le raisonnement par l’absurde est écarté par les juges, car il est considéré comme « de faible valeur probante ». On trouve une attitude similaire dans un autre arrêt, rendu par la Cour d’appel de Paris[91]. Les juges y affirment que « l’ignorance de l’étiologie de la sclérose en plaques empêche d’écarter les éventuelles autres causes de la maladie ». De fait, la manière dont certains juges utilisent le raisonnement par l’absurde dans ce contentieux est biaisée. En effet, ce raisonnement par l’absurde nécessite que toutes les hypothèses soient connues et que toutes, sauf une, aient été écartées, de sorte qu’il n’existe plus qu’une seule hypothèse explicative. Le raisonnement en question est donc impossible à tenir si les causes de la maladie ne sont pas connues en science. On mesure ici que le débat entre les cours d’appel repose implicitement sur la confrontation de deux techniques de raisonnement à propos de faits similaires. L’une conduit à admettre la demande en raison de l’existence de présomptions de fait, alors que l’autre mène à son rejet à cause de l’insuffisance de preuves. Les juges s’impliquent alors dans une controverse qui prend la dimension d’une controverse scientifique.

Au Québec, un certain conservatisme dans l’évaluation du lien causal a empêché l’émergence d’un tel raisonnement. Certes, le juge de première instance a la possibilité d’avoir recours aux présomptions de fait pour conclure à l’existence d’un lien causal, outil d’une utilité certaine en présence d’incertitude. Toutefois, il n’ira pas jusqu’à présumer à l’encontre d’une preuve d’expert voulant que le lien n’est pas concluant. Cela peut étonner de prime abord, sachant que les standards de preuve scientifiques sont beaucoup plus élevés que les standards de preuve juridiques, mais le fait est que l’absence de preuve scientifique concluante sonne souvent le glas des réclamations en présence d’incertitude[92].

Pourtant, la Cour d’appel du Québec a reproché récemment à une juge de première instance de ne pas avoir utilisé un raisonnement qui se rapproche de celui des décisions françaises décrites ci-dessus dans une affaire de diagnostic manqué[93]. La Cour d’appel était d’avis que, puisque les faits reposaient sur une incertitude scientifique causée par la faute des défendeurs, la juge de première instance aurait dû tirer une « inférence défavorable » de causalité à l’encontre des défendeurs. Ces derniers avaient omis d’effectuer des tests qui auraient pu permettre de diagnostiquer un cancer pulmonaire : cette absence de test empêchait donc de déterminer les chances de survie du patient au moment de cette omission, ce qui rendait impossible la preuve directe de la causalité[94]. La Cour suprême du Canada a infirmé cette décision et a même insisté sur le point voulant que la preuve par présomption de fait est du domaine du juge de première instance et que la Cour d’appel doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard des conclusions de ce dernier[95]. Enfin, la Cour suprême a critiqué la Cour d’appel pour avoir, selon elle, créé une présomption légale[96]. Cette décision de la Cour suprême aura sans doute comme conséquence qu’un raisonnement analogue à ceux des affaires françaises mentionnées ci-dessus restera rare ou inexistant en droit québécois.

Notons toutefois deux cas québécois répertoriés dans la période à l’étude, cas dans lesquels le juge se mue véritablement en scientifique. Ces cas sont isolés, voire anecdotiques, et leur existence ne démontre aucune tendance, mais ils sont tout de même intéressants. Le premier est l’affaire S.T. c. Dubois[97] qui portait sur une allégation de faute dans l’analyse d’un test de clarté nucale effectué en 1999. Lors du test, la gynécologue défenderesse n’aurait pas détecté un pli nucal qui l’aurait menée à recommander une amniocentèse ; la naissance de l’enfant a révélé que celui-ci avait la trisomie 21. La juge a conclu à l’absence de faute en se fondant principalement sur l’existence d’une controverse scientifique quant aux techniques de dépistage génétique à l’époque. En ce sens, le raisonnement appartient principalement à notre premier niveau d’analyse (refus d’immixtion). Toutefois, le poids relatif des expertises est jugé par référence au milieu et au contexte de la pratique des experts dans un grand centre universitaire spécialisé par rapport au centre hospitalier défendeur. En effet, plusieurs experts entendus dans cette affaire pratiquaient au CHU Sainte-Justine, grand centre universitaire spécialisé mère-enfant de Montréal, et ce fait sert à relativiser le poids de leur opinion. Faisant la revue de leurs expertises, la Cour supérieure partage son appréciation de la qualité de la pratique médicale et des ressources de ce centre hospitalier : selon elle, ces experts seraient « animés par un souci exemplaire de perfectionnement et de progrès scientifique par la recherche et l’usage de toutes les nouvelles approches et techniques » et ils bénéficieraient de « ressources et de moyens techniques et scientifiques que l’on ne retrouve que dans les grands hôpitaux universitaires[98] ». Aucune opinion d’expert n’est citée pour appuyer cette prise de position. Est-ce parce que le perfectionnement supérieur des médecins du CHU Sainte-Justine est connu d’office ? Bien que l’on puisse présumer du haut degré d’expertise des médecins qui travaillent dans les centres spécialisés, lorsque la Cour conclut d’office que cette expertise est supérieure à celle qui existe chez la défenderesse sans prendre appui sur une quelconque preuve, cela nous apparaît constituer un jugement scientifique et professionnel qui ne relève pas du tribunal.

Le second exemple provient de l’affaire M.G. c. Pinsonneault[99] déjà mentionnée[100]. Le juge de première instance inclut dans son jugement une section intitulée « Obstétrique 101 » dans laquelle il se réfère certes aux experts et à la documentation scientifique produite, mais où il n’est pas toujours clair d’où viennent les données citées. De plus, le juge emploie un langage fort technique tout au long du jugement. Rappelons ici que ce juge a fait carrière comme professeur, chercheur et auteur en matière de responsabilité médicale avant d’être nommé à la Cour supérieure.

De façon synthétique, on observe que le phénomène par lequel le juge se mue en scientifique est observé en France, mais qu’il demeure quasi inexistant en droit québécois. L’observateur québécois peut légitimement se demander si le phénomène constaté dans la jurisprudence française n’est pas la manifestation d’un désir non avoué d’atteindre des objectifs de politique judiciaire et, en fait, de passer outre l’incertitude scientifique résultant de la méthode scientifique, que ce soit en « modifiant » en quelque sorte cette dernière ou en créant une méthode parallèle — fondée sur la proximité temporelle et l’absence d’autres explications, par exemple — pour en arriver à la décision équitable et juste dans les circonstances en cause. En ce sens, le juge français est plus avant-gardiste — certains diront téméraire — que son homologue québécois qui n’accepte pas encore explicitement que la causalité puisse s’évaluer en tenant compte d’objectifs normatifs[101].

Conclusion

La modélisation des réactions des juges face aux éléments de preuve de nature scientifique donne à la fois une impression de dispersion et de complexité. Si nous dépassons la diversité observée, nous pouvons tirer une conclusion générale et des variations quant à notre sujet d’étude.

Alors que les décisions judiciaires françaises offrent des exemples des cinq niveaux d’analyse nous ayant servi de cadre théorique, les décisions québécoises adoptent essentiellement les premiers et troisième niveaux selon qu’elles analysent, respectivement, la faute ou la causalité. Le cinquième niveau est constaté dans deux jugements. La conclusion générale concernant l’expérience française réside dans le fait que l’hypothèse de l’existence d’un fossé entre le juge et l’univers scientifique nous paraît devoir être infirmée. Les décisions de justice que nous avons étudiées montrent que le juge comprend les faits scientifiques. Il est capable de les décrire et de se les approprier. Il parvient même, dans certaines circonstances, à raisonner en suivant le modèle d’un raisonnement scientifique. Loin de se tenir à distance de la science, le juge s’immerge dans l’univers scientifique et s’y comporte parfois comme un acteur. Cette dernière attitude (que révèle le modèle du cinquième niveau dans notre étude) tend à corroborer l’hypothèse selon laquelle le raisonnement du juge français sur la preuve rejoindrait, dans certains cas, les formes de raisonnement scientifique.

Cette conclusion générale comprend des variations. Dans le modèle français, l’émancipation du juge, selon nos quatrième et cinquième niveaux, pourrait être perçue comme formelle. En ce sens, la rédaction des décisions laisse apparaître une appropriation du raisonnement scientifique par le juge, mais on peut imaginer que sa plume est guidée par celle de l’expert, sans que la décision de justice le montre expressément. Le lien qui s’établit entre le juge et l’expert ainsi que la médiation que l’expert opère entre les univers ne sont donc pas remis en cause. L’idée que le juge est apte à produire un raisonnement scientifique ne signifie pas qu’il est en mesure de mener cette tâche de façon parfaitement autonome.

Pour ce qui est du modèle québécois, on constate une variabilité de la relation entre le juge des faits et la science. D’un côté, le juge fait preuve de distance et de respect lorsqu’il refuse de s’immiscer dans les débats scientifiques concernant les standards de pratique scientifiques, lorsqu’il ne se prononce pas à l’encontre d’un fait scientifique clair et lorsqu’il parle de science à travers les experts (sauf rares exceptions). De l’autre, il préserve son autonomie lorsqu’il se montre prêt à mettre de côté les opinions scientifiques des experts en utilisant sa liberté d’évaluer leur force probante qui peut dépendre de facteurs d’admissibilité de la preuve, de facteurs scientifiques (actualité, appui sur la littérature, etc.) ou du degré de conviction affiché par l’expert. La causalité à cet égard se détache du lot. La Cour suprême du Canada exhorte le juge de première instance à choisir l’hypothèse causale probable en cas de preuve contradictoire et protège ses décisions factuelles de l’intervention des cours d’appel[102]. En réalité, même si la Cour suprême exige du juge de première instance qu’il prenne position parmi des théories causales différentes, les débats d’experts seront souvent réglés par l’appréciation de la force probante des opinions d’experts, le juge quittant ainsi la sphère scientifique pour réintégrer celle, qui lui est familière, du droit.