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Voici un livre dont l’intérêt déborde largement ce qui est énoncé par son titre : bien au-delà de ce que serait une histoire de l’art au féminin, il s’agit d’un ouvrage de sociohistoire féministe sur les rapports sociaux de sexe dans le monde professionnel des artistes peintres aux xviiie et xixe siècles. Séverine Sofio réalise ici une étude à plusieurs entrées de l’espace social des beaux-arts : apprentissage, carrière, conditions de travail, pour ce qui est des artistes; institutions, pouvoir, réglementation pour ce qui est des académies. S’il dépasse le projet énoncé de donner à voir ce qu’était la vie des femmes artistes peintres et de montrer en quoi et comment elles ont été, au cours d’une brève « parenthèse enchantée », mieux traitées qu’habituellement dans ce monde où le pouvoir politique, culturel et financier est totalement masculin, c’est que l’auteure y a trouvé prétexte à une analyse macrosociologique des rapports de pouvoir qui structurent les institutions gérant, en l’occurrence, les rapports des artistes, hommes et femmes, à l’État.

Le livre est structuré en deux parties qui s’appuient l’une et l’autre sur l’analyse d’archives variées : courriers des artistes ou de leur famille aux responsables des institutions des beaux-arts; listes des oeuvres sélectionnées lors des expositions officielles; ou encore débats de la critique dans la presse spécialisée des époques étudiées. À partir de ces documents, l’auteure a su produire des données statistiques originales qui permettent d’objectiver la place donnée respectivement aux hommes et aux femmes peintres au fil du temps et de justifier l’idée d’une brève embellie pour l’accès des femmes aux moyens matériels et symboliques leur permettant d’exercer leur art et éventuellement d’en vivre.

La première partie de l’ouvrage décortique les processus de réforme des institutions et montre comment une féminisation de la profession d’artiste s’opère peu à peu, dès avant la Révolution française, pour quelques années seulement et dans des limites extrêmement contingentées. Ici le quota n’est pas une affaire d’égalité, mais au contraire de précaution par la limitation du nombre de femmes potentiellement admises dans l’Académie royale : pas plus de quatre plasticiennes à la fois dans ce cénacle qui, depuis le milieu du xviie siècle, n’a laissé place qu’à une quinzaine de femmes sur l’ensemble des 450 artistes qui y ont été élus. Il s’agit, pour le pouvoir masculin, de se préserver de trop de talents féminins (et de concurrence), en recourant à des arguments naturalistes et moraux à propos de ce qu’une femme est supposée pouvoir regarder et représenter, notamment de la morphologie humaine et, par conséquent, des activités humaines comme la guerre ou l’exercice du pouvoir politique.

Cependant, c’est aussi une règle sans risque pour les hommes peintres : l’entrée de quelques femmes à l’Académie ne fait jamais que consacrer des talents d’artistes déjà reconnues de façon indiscutable dans le milieu et par la critique, tandis que l’élection d’un homme peut ne pas faire consensus et, au contraire, ouvrir sur un débat artistique beaucoup plus vif. Bref, quand elles accèdent à cette institution centrale du monde des beaux-arts, les femmes ont déjà depuis longtemps fait leurs preuves de plasticiennes, ce qui n’est pas forcément requis au même degré de la part des hommes. De fait, dès la période prérévolutionnaire, la question de la place à accorder aux femmes tient « un rôle majeur de catalyseur politique » (p. 110) autour de la fonction d’artiste, débat qui s’appuie en particulier sur la division du travail artistique. Celle-ci s’organise principalement autour de la question de la peinture d’histoire, qui requiert le travail sur le corps humain. Pour préserver leur honneur et donc représenter en toute décence l’État et le pouvoir royal, les femmes ne sauraient s’adonner à la représentation de modèles vivants ni s’exercer à peindre des nus. Ce qui, de fait, leur interdit l’art majeur de la peinture d’histoire et les confine à la peinture de fleurs ou au portrait sur miniature. À partir de 1795 et de la Convention, l’Institut des beaux-arts et des lettres est mis en place et les artistes qui n’y sont pas nommés perdent tout pouvoir d’intervention dans la politique artistique de l’État. Le peintre David, spécialiste par excellence de la peinture d’histoire, y tient une place essentielle de représentant de l’École nationale, tandis que les peintres des genres mineurs, dans lesquels les artistes femmes sont cantonnées, n’entrent pas à l’Institut. Cependant, souligne Sofio, plutôt que d’être volontairement exclues, elles sont plutôt non incluses du fait de la division sexuelle du travail artistique. La place des femmes est ainsi un « impensé », dit-elle, un « non-problème » (p. 147). Et d’ailleurs, dans un souci de précision, l’auteure relativise cette non-inclusion : beaucoup d’hommes artistes ne connaissent-ils pas le même sort, manquant eux aussi des capitaux, relationnels, familiaux, culturels, techniques qu’il faut détenir pour avoir une chance d’être élus à l’Institut et bientôt à la nouvelle Académie des beaux-arts? La structure du champ professionnel de la peinture artistique est donc le soubassement de l’infériorisation du travail des femmes artistes et de leurs oeuvres.

La seconde partie du livre constitue à elle seule une remarquable étude sociologique qui permet de comprendre l’importance de la sélection des artistes par les organisateurs du Salon officiel. Porte d’accès à la reconnaissance et à la visibilité, le Salon est aussi l’interface entre la production des oeuvres et leur valorisation financière par la vente. En cela, il est « le pivot » (p. 150) de l’espace social des beaux-arts. Toutefois, la compréhension de ce mode de structuration oblige à poser plusieurs questions. Quelle formation permet d’avoir quelque espoir de figurer un jour sur la liste des oeuvres sélectionnées? Comment les jurys reproduisent-ils les normes artistiques, mais aussi sociales, qui viennent canaliser l’expression artistique du moment? Et par quel parcours professionnel, artistique, mais aussi familial ou conjugal en vient-on à prétendre pouvoir gagner sa place sur les murs d’un Salon?

Comme cela se vérifie dans l’histoire de toutes les professions, les normes sexuées concernant leur exercice imprègnent les règles explicites et implicites d’accès à l’enseignement et à la formation des artistes. De l’interdiction d’apprendre l’anatomie du corps humain à celle de travailler dans des ateliers mixtes, c’est dès l’apprentissage que les talents des femmes sont jugulés et canalisés vers des genres mineurs. Mais les modes changent… et bientôt, au cours de la première moitié du xixe siècle, les fils de l’élite laissent la place aux filles dans le domaine des arts picturaux. Par ce « retournement total par rapport à la fin du XVIIIème siècle » (p. 193), la peinture devient un moindre talent que l’on regarde maintenant comme une disposition féminine, et même une rare occasion pour les femmes d’avoir un métier et d’exercer « l’activité la plus prestigieuse qui leur soit accessible » (p. 219), à condition toutefois d’avoir un père suffisamment doté en capitaux sociaux ou économiques et malgré une sélection qui reste plus sévère pour les femmes lors des candidatures au Salon. Bien plus que les hommes, elles doivent respecter règles et critères académiques.

Le livre éclaire un point souvent mal interprété dans les représentations du travail d’artiste peintre. La commande étatique passe souvent par une demande de copies d’oeuvres plus anciennes, afin de meubler et de décorer les bâtiments publics. Ce marché de la commande est un enjeu économique crucial non seulement pour survivre dans le métier, mais aussi pour se former et développer son talent. Une « activité […] extrêmement honorable » (p. 322) qui fait l’objet de rivalités entre les artistes des deux sexes. Sofio montre de façon très vivante les conditions matérielles du travail des copistes et les relations hiérarchiques, symboliques ou non, entre ces peintres qui vont devoir jouer de diverses influences pour avoir accès aux oeuvres conservées dans les musées. La journée de travail est lourde et les conditions de vie très précaires. On voit ainsi Rosa Bonheur requérir l’autorisation paternelle pour aller faire une séance de copie toute la journée au Louvre, munie d’un morceau de pain et de quelque monnaie pour acheter un frugal repas à côté du musée. Cependant, c’est souvent au détour de la biographie d’un artiste masculin connu que la chercheuse a découvert une fille, une épouse, elle-même peintre.

Et, plus généralement, c’est en ayant pris d’emblée le parti d’étudier la place respective des hommes et des femmes dans ce monde des beaux-arts que Sofio a pu restituer l’« espace des possibles » (p. 14) dans lequel la parenthèse enchantée s’est ouverte puis refermée. Elle réussit ainsi son pari de « sortir l’art de sa gangue de mythes et d’éviter de le percevoir au miroir déformant du génie et de l’exceptionnalité » (ibid.). Le livre permet aussi de comprendre, à partir de l’exemple d’une période historique et d’un dispositif institutionnel, que l’oeuvre d’art est conditionnée par les ressources et les opportunités qui dessinent le contexte de sa production.

Ce livre restitue une enquête passionnante. D’une part, parce qu’elle est un exemple d’analyse dynamique des rapports sociaux de sexe que l’on pourrait tout à fait utiliser en en transposant la démarche dans un autre domaine professionnel. D’autre part, parce qu’elle donne à voir les combats que mènent les femmes artistes pour se faire une place dans un monde qui ne fait jamais que leur entrouvrir une porte. L’enchantement se révèle de courte durée, et, à dire vrai, semblable à une tolérance plus accidentelle que réellement admise. Il sonne comme un rappel que, pour les femmes, un acquis est toujours réversible et que les structures sociales, notamment les institutions, sont les moyens par lesquels les hommes luttent très concrètement pour préserver leurs intérêts.