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Dans le contexte québécois, le développement entrepreneurial a été mis en avant en tant que stratégie en vue de favoriser l’autonomisation économique des femmes (Huarng, Mas-Tur et Yu 2012; Safarik 2003). Afin de comprendre plus précisément la réalité de l’entrepreneuriat féminin au Québec, il est important de rappeler que ce phénomène est relativement récent. Celui-ci s’est développé successivement avec l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail rémunéré au début des années 70, soit après la modification du Code civil du Bas Canada qui a considéré les femmes mariées juridiquement aptes à administrer leurs biens personnels (Légaré et St-Cyr 2000). Cependant, l’entrepreneuriat féminin est un objet de réflexion qui demeure encore sous-exploré, particulièrement en milieu autochtone.

Les contributions des entrepreneures demeurent sous-estimées dans la littérature scientifique puisqu’une grande partie de la recherche en entrepreneuriat a eu tendance à se concentrer exclusivement sur les entrepreneurs et à soutenir qu’il n’y a pas de différences basées sur le genre dans le développement d’une entreprise (voir notamment Bardasi, Sabarwal et Terrell (2011), Brush (1992), Colletah (2000), Datta et Gailey (2012) ainsi que Gupta et autres (2009)). Reconnaissant cette lacune et afin de comprendre ce phénomène émergent depuis une réflexion intégrant les rapports sociaux de sexes, diverses études ont été réalisées sur l’entrepreneuriat féminin (Ahl et Marlow 2012; Al-Dajani et Marlow 2013; Bonte et Piegeler 2013; Calás, Smircich et Bourne 2009; Carrier, Jennings et Brush 2013; Julien et Menvielle 2006; Knight 2014; Pathak, Goltz et Buche 2013; Rouse, Treanor et Fleck 2013; Welter, Brush et de Bruin 2014). Celles-ci s’inscrivent dans des perspectives théoriques distinctes (Calás, Smircich et Bourne 2009). Alors que la première, qualifiée de traditionnelle, est limitée par la non-considération des différences induites par les rapports sociaux de sexes dans le parcours entrepreneurial des hommes et des femmes, la perspective libérale et la perspective féministe, poststructuraliste et transnationale cherchent à pallier cette lacune.

Les études se situant dans la perspective libérale, bien qu’elles reconnaissent les différences genrées (Braidford, Stone et Tesfaye 2013), se limitent généralement à une analyse comparative s’appuyant sur l’entrepreneuriat masculin en tant que norme universelle (Busenitz et autres 2003). Reconnaissant les spécificités des parcours des femmes et l’importance d’analyser ceux-ci à l’aune des systèmes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent, différentes études remettent en question le modèle élaboré, tout en reproduisant quand même les normes androcentrées, hétéronormatives et ethnocentriques (Calás, Smircich et Bourne 2009; Derera et autres 2014; Kwong, Jones-Evans et Thompson 2012; Lee-Gosselin, Housieaux et Villeneuve 2010; Smith-Hunter, Kapp et Manimoy 2010; Yao et Shen 2011).

À la lumière de ces constats, même si l’entrepreneuriat autochtone constitue, depuis un certain nombre d’années, un objet de recherche à part entière défini « as the creation, management and development of new ventures by Indigenous people for the benefit of Indigenous people » (Hindle et Lansdowne 2005 : 132), l’analyse genrée et contextualisée de l’entrepreneuriat féminin autochtone reste à approfondir. Contrairement au reste du Canada, aux États-Unis ou à l’Australie, les recherches scientifiques s’intéressant aux entrepreneures autochtones au Québec sont quasi inexistantes (Lituchy et autres 2006; Stout et Kipling 1998). Dans ce contexte, le réflexe de non-prise en considération des particularités découlant du processus colonial et celui du jumelage de la réalité des hommes et des femmes autochtones est grand, tout comme celui de vouloir les appuyer en suivant les mêmes perspectives, soit traditionnelle et libérale. C’est pourquoi le besoin de développer une réflexion intégrant l’analyse des différents systèmes et structures de discriminations systémiques dans une approche contextualisée, endogène et genrée s’avère central pour mieux rendre compte de la réalité autochtone.

Notre article[1] a comme objectif d’alimenter la réflexion émergente sur l’entrepreneuriat autochtone féminin et les enjeux propres aux entrepreneures autochtones en s’inscrivant dans une perspective critique et féministe qui reconnaît les impacts du contexte patriarcal et colonial. Il s’appuie sur une recension diversifiée d’études primaires et secondaires (bases de données répertoriant articles et ouvrages scientifiques sur l’entrepreneuriat féminin ‒ dans des domaines divers tels que l’administration et les études féministes ‒ rapports d’organismes gouvernementaux, résultats d’enquêtes terrain et documents ou sites Web des principaux organismes d’appui à l’entrepreneuriat féminin et autochtone). Le double objet de notre article est de dégager des constats relatifs à la situation des entrepreneures, principalement les obstacles qu’elles rencontrent, et de poser un regard sur les mesures de soutien qui leur sont offertes. Nous voulons plus précisément répondre à la question suivante : compte tenu des éléments spécifiques liés à leur réalité, les entrepreneures autochtones sont-elles soutenues de manière appropriée? Une analyse des limites induites par la reproduction des modèles androcentriques et ethnocentriques dans le domaine de l’entrepreneuriat féminin autochtone est ainsi menée. Dans cette optique, nous visons non seulement à remettre en question les mesures existantes, mais également à formuler des propositions de stratégies novatrices et mobilisatrices, et qui répondront aux besoins émergeant du contexte particulier dans lequel les femmes autochtones développent leur entreprise.

Le cadre théorique

La perspective analytique retenue permet de considérer l’entrepreneuriat en tant que processus social qui subit l’influence des systèmes de domination que sont le patriarcat, le colonialisme, le capitalisme et le néolibéralisme. Ces systèmes favorisent l’émergence de disparités sociales basées, notamment, sur le genre, l’appartenance ethnique, la classe sociale et l’âge. L’articulation de ces rapports discriminants n’est pas sans influer sur les choix, les occasions, les difficultés et les activités des femmes, y compris leurs activités entrepreneuriales.

La perspective féministe, poststructuraliste et transnationale de l’entrepreneuriat (Calás, Smircich et Bourne 2009) démontre l’importance d’aller au-delà de l’étude des trajectoires individuelles des femmes pour comprendre les facteurs systémiques en jeu quant à leurs choix et analyser ces derniers en les contextualisant globalement et localement (Ekinsmyth 2013; Welter, Brush et de Bruin 2014). Selon Pathak, Goltz et Buche (2013), les recherches sur l’entrepreneuriat féminin ont parfois sous-estimé les facteurs spécifiques qui pourraient expliquer la variabilité des taux d’activités entrepreneuriales des femmes à travers les nations. Non seulement l’analyse contextuelle est au centre de la compréhension des éléments spécifiques et de la diversité des entrepreneures, mais elle s’avère aussi essentielle pour analyser la manière dont ces contextes sont genrés (Bourne et Calás 2013; Knight 2014; Marlow et McAdam 2013) et subissent l’influence des systèmes androcentriques patriarcal et colonialiste.

S’appuyant sur les travaux de Welter (2011) et sur des analyses féministes de l’entrepreneuriat (notamment celles qui ont été menées par Ahl et Marlow (2012), Calás, Smircich et Bourne (2009), ainsi que Marlow et McAdam (2013)), la figure qui suit illustre l’analyse simultanée et genrée de l’interinfluence de trois dimensions : le contexte, les obstacles et les mesures de soutien. Cette figure présente un processus dynamique et repose sur trois principes de base : le portrait et la réalité des entrepreneures dans leur diversité[2]; la nécessaire prise en considération des obstacles individuels, socioculturels et structurels; et le fait que ces éléments contextuels et systémiques doivent orienter le soutien offert aux entrepreneures. Ce cadre alimente la réflexion sur l’entrepreneuriat féminin autochtone au Québec depuis une perspective féministe.

Cadre conceptuel contextualisé et genré pour l’étude des entrepreneures

Cadre conceptuel contextualisé et genré pour l’étude des entrepreneures

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L’entrepreneuriat comme processus social contextualisé et genré

Plusieurs spécialistes[3] s’entendent sur la nécessité de mieux appuyer les entrepreneures et soulignent l’importance du soutien institutionnel dans la création d’un cadre légal et d’un environnement permettant à celles-ci d’avoir accès aux ressources nécessaires à leur développement entrepreneurial. Ce cadre doit tenir compte des éléments conjoncturels et spécifiques liés à la réalité des entrepreneures. En matière de soutien à l’entrepreneuriat, ces éléments contextuels sont trop souvent évacués et les modèles utilisés demeurent génériques, androcentriques et ethnocentriques. En effet, les systèmes patriarcal et colonialiste favorisent le maintien d’une structure dichotomisante, laquelle hiérarchise les performances des femmes et des hommes sur la base de normes et de critères masculins et allochtones (quoiqu’ils soient perçus comme universels). Devant cette situation, l’adoption d’une perspective critique et contextualisée dans l’analyse des parcours entrepreneuriaux ainsi que dans le développement et la mise en oeuvre de stratégies de soutien adaptées aux besoins différenciés doit être priorisée (Botha, Niemann et Van Vuuren 2007; Pettersson 2012). Devant le manque de solutions de rechange, les organisations se rabattent généralement sur des approches standardisées ou des modèles mis au point pour des contextes qui diffèrent du leur. En ce sens, le cadre d’analyse élaboré permet de mettre l’accent sur le contexte et le processus entrepreneurial comme un construit et un processus de changement social sensible au genre (Ahl et Marlow 2012; Calás, Smircich et Bourne 2009; Knight 2014; O’Hagan 2014).

Le portrait hétérogène des entrepreneures autochtones

Les contextes dans lesquels se développent les initiatives entrepreneuriales autochtones doivent être situés géographiquement et historiquement. Cette contextualisation permet de mener une analyse plus fine des effets interreliés du colonialisme et du patriarcat sur les Premières Nations de façon générale et sur les femmes autochtones de façon spécifique. C’est ce que précise Légaré (2013 : 18) :

La réalité des femmes autochtones vivant à Wendake n’est pas la même que celle des résidantes de Lac-Simon, et la situation des communautés cries ressemble peu à celle des Innus. Tout comme La femme et La féministe n’existent pas, les femmes autochtones sont diverses tant par leur vécu personnel et leur culture que dans leur vision du féminisme et leurs aspirations.

En outre, il est important de reconnaître que les rapports sociaux de sexes et le système patriarcal ne se déclinent pas de la même façon dans les populations allochtones ou dans les différentes communautés autochtones. Les politiques coloniales ont participé, en effet, à l’imposition d’une structure patriarcale au sein des communautés autochtones. Smith (2005 : 124) précise d’ailleurs que les deux systèmes d’oppression sont intimement liés et que c’est par l’entremise des violences sexuelles et l’imposition de relations calquées sur le modèle européen que les pays colonisateurs ont été en mesure de mener à terme le processus colonial. Dans cette optique, et à l’instar de Perreault (2015 : 45), nous tenons à souligner les « transformations durables qui s’observent sur le plan aussi bien social que psychologique, émotif, physique ou spirituel ». Aujourd’hui encore, les politiques néolibérales ont pour effet la paupérisation des femmes autochtones en participant au démantèlement des structures, des institutions et des services (Kuokkanen 2011 : 288).

Pour comprendre les parcours individuels, ici les expériences entrepreneuriales, il est important de les contextualiser plus largement. Dans le cas des populations autochtones, les discriminations systémiques et ancrées dans l’histoire coloniale doivent être reconnues en vue d’analyser la complexité du contexte actuel. Une étude publiée en 2016 par le Conseil du statut de la femme (CSF) et Femmes Autochtones du Québec (FAQ) sur les femmes autochtones au Québec a permis de constater les défis et les enjeux qui caractérisent la réalité de ces dernières[4]. Outre qu’elles se trouvent dans des conditions plus précaires que le reste de la population et ont une espérance de vie inférieure à celle des Québécoises, les femmes autochtones « vivent des discriminations en tant que femmes et en tant qu’autochtones. Elles font face à des obstacles en matière d’emploi et d’éducation, sans compter les hauts taux de violence qu’elles subissent. Les préjugés à leur égard sont tenaces » (CSF et FAQ 2016 : 8).

Bien que les femmes autochtones soient plus nombreuses que les hommes de leur communauté à obtenir un diplôme d’études postsecondaires, les discriminations genrées et liées à leur identité viennent complexifier leur processus de scolarisation. Les femmes autochtones mentionnent la grossesse ou le désir de s’occuper de leurs enfants comme la principale raison les menant à arrêter leurs études, alors que, pour les hommes de leurs communautés, ce sont plutôt le désir de travailler (pour les membres des Premières Nations et la population métisse) ainsi que les problèmes à l’école (dans le cas de la population inuite) qui sont indiqués (Bougie, Kelly-Scott et Arriagada 2013). Toutefois, malgré les difficultés qu’elles éprouvent, les décrocheuses autochtones « sont proportionnellement plus nombreuses à reprendre leurs études ultérieurement que les hommes autochtones et les autres femmes » (Arnaud 2011 : 81). Le nombre d’Autochtones canadiennes titulaires d’un diplôme d’études postsecondaires s’élevait à 51 % en 2011, soit 14 % de moins que les non-Autochtones. Bien que le taux de diplomation universitaire des femmes autochtones soit plus élevé que celui des hommes autochtones, il demeure beaucoup plus bas que chez les non-Autochtones, peu importe le sexe (CSF et FAQ 2016 : 21).

Les avancées relatives en termes d’accès à l’éducation ne sont pas garantes d’une situation économique favorable. S’appuyant sur les propos du rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones réalisé en 2013, le CSF et FAQ (2016 : 31) mentionnent que, « [c]hez les Autochtones, la pauvreté se manifeste plus fortement chez les femmes que chez les hommes. Cette situation est en partie due aux faits qu’elles occupent de moins bons emplois et qu’elles trouvent moins facilement un emploi que les femmes non autochtones et que les hommes autochtones ». Comme les femmes autochtones sont souvent aux prises avec des problèmes d’insertion professionnelle et le manque d’emplois (Wood et Davidson 2011), elles sont motivées par le fait de créer des emplois dans leurs communautés (Pearson et Daff 2014; Todd 2012; Moyle et Dollard 2008; Wood et Davidson 2011). L’entrepreneuriat devient alors une option qui peut être privilégiée.

Le rapport de l’enquête sur la population active de Statistique Canada (Bougie, Kelly-Scott et Arriagada 2013) fait mention de 950 000 entrepreneures au Canada, soit 35,6 % de la population totale des entrepreneurs. Les intentions entrepreneuriales des femmes au Canada sont plus faibles que celles des hommes (12,5 % contre 21 %) et le taux d’activité entrepreneuriale se situe à 10 % chez les femmes comparativement à 16,5 % chez les hommes (Kelley et autres 2015). Alors qu’en 2011 deux fois plus d’Autochtones que de Québécoises ou de Québécois envisagent une carrière entrepreneuriale (14,3 % en comparaison de 7,0 %), seulement 10,3 % des femmes autochtones par rapport à 18,2 % des hommes autochtones ont l’intention de créer leur entreprise (Centre de vigie et de recherche sur la culture entrepreneuriale de la Fondation de l’entrepreneurship 2011). De ce nombre, seulement 5,3 % des femmes autochtones par rapport à 14,5 % des hommes autochtones passent de l’intention entrepreneuriale à la démarche de création d’une entreprise.

Ce développement entrepreneurial des femmes autochtones a d’ailleurs été reconnu comme une stratégie à privilégier pour aider les communautés autochtones à se sortir de la pauvreté (Pearson et Helms 2010). Toutefois, considérant le phénomène migratoire des Autochtones dans les villes, ces études montrent davantage les réalités des entrepreneures autochtones en milieu urbain (Pearson et Daff 2014; Todd 2012). La corrélation entre activité entrepreneuriale et développement communautaire s’appuie notamment sur la motivation qu’ont les entrepreneures et les entrepreneurs autochtones à trouver une solution endogène à leur développement économique et à promouvoir le bien-être social de leur communauté d’appartenance (Lituchy et autres 2006). Pour leur part, les femmes autochtones expriment le besoin d’être économiquement et psychologiquement indépendantes des hommes et de l’aide gouvernementale (Moyle et Dollard 2008; Todd 2012; Wood et Davidson 2011). Et les entrepreneures autochtones sont motivées par la création d’une nouvelle économie basée sur le partage de la culture autochtone et de leurs valeurs communautaires (Pearson et Daff 2014). La création d’une entreprise est donc perçue, dans ce contexte, comme un moyen d’émancipation par rapport à la communauté non autochtone (Lituchy et autres 2006; Moyle et Dollard 2008; Wood et Davidson 2011).

Les obstacles individuels, socioculturels et structurels que vivent les entrepreneures autochtones

Le fait est connu : les femmes doivent faire face à une multitude d’obstacles dans leur parcours entrepreneurial (Bardasi, Sabarwal et Terrell 2011; Datta et Gailey 2012; Estrin et Mickiewicz 2011; Pilaeva et Julien 2011; Rutashobya, Allan et Nilsson 2009; Spring 2009; St-Pierre, Zeidan et Bahrami 2011). Le tableau ci-dessous présente, selon les paramètres du cadre conceptuel contextualisé et genré pour l’étude des entrepreneures (voir la figure plus haut), les obstacles spécifiques répertoriés pour les femmes autochtones au sein de la littérature.

Obstacles rencontrés par les entrepreneures autochtones

Obstacles rencontrés par les entrepreneures autochtones

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Reconnaissant que tous les facteurs s’inscrivent dans un contexte marqué par les systèmes patriarcal et colonialiste, on trouve parmi les obstacles individuels à la fois des facteurs sociodémographiques (sexe, âge, appartenance ethnique, localisation, etc.), des facteurs psychologiques (liés à l’attitude entrepreneuriale) et de facteurs rattachés aux compétences (formation, expérience de gestion, expériences professionnelles). Ces facteurs s’intègrent dans les construits genrés qui participent à la mise en place de structures s’appuyant notamment sur la division sexuelle du travail qui instaure un partage inégal des tâches et une responsabilisation quasi exclusivement féminine des activités domestiques et de soins.

Les entrepreneures autochtones vivant dans les réserves sont aussi aux prises avec l’isolement et les problèmes de transport (Moyle et Dollard 2008; Pearson et Daff 2014; Wood et Davidson 2011), ce qui influe fortement sur l’activité et la réussite de leurs entreprises. À cette difficulté s’ajoute le manque de formation et d’expérience en gestion des femmes autochtones (Lituchy et autres 2006; Moyle et Dollard 2008; Pearson et Daff 2014; Todd 2012; Wood et Davidson 2011). Dans la gestion du projet entrepreneurial, elles ont des connaissances limitées quant au repérage des occasions d’affaires au sein du marché et la préparation du plan d’affaires (Pearson et Daff 2014; Todd 2012).

La littérature montre également que les motivations des femmes à se lancer en affaires sont très variées : accomplissement personnel, réalisation professionnelle, insatisfaction au travail, absence d’emploi, quête d’autonomie, etc. (Díaz-García et Brush 2012; Légaré et St-Cyr 2000; Robichaud, Lebrasseur et Nagarajan 2010). Pour la plupart d’entre elles, leurs motivations entrepreneuriales sont principalement liées aux facteurs endogènes, par exemple le besoin d’indépendance et la possibilité de prendre des décisions, la réalisation de soi, la concrétisation d’un rêve, la flexibilité dans la vie professionnelle et familiale ainsi que l’occasion d’aider sa communauté (Akehurst, Simarro et Mas‐Tur 2012). L’entrepreneuriat autochtone féminin se caractérise également par le besoin de s’arrimer aux valeurs et aux normes sociales de la communauté d’origine.

Les rapports sociaux inégalitaires induisent des obstacles également au niveau socioculturel. La faible propension des femmes autochtones ou non autochtones à entrer dans certains secteurs à forte croissance est mentionnée dans plusieurs études (Calás, Smircich et Bourne 2009; Jennings et Brush 2013; Piacentini 2013; Ronsen 2014). Il existe toujours une ségrégation marquée entre les sexes sur le marché du travail, de même que sur le plan de la scolarisation (Akehurst, Simarro et Mas-Tur 2012; Braidford, Stone et Tesfaye 2013; Calás, Smircich et Bourne 2009; Ronsen 2014). Les femmes demeurent encore sous-représentées dans certains secteurs à tradition masculine, comme le secteur manufacturier ou le secteur industriel (Akehurst, Simarro et Mas-Tur 2012; Ronsen 2014). Braidford, Stone et Tesfaye (2013) soulignent le manque de communication et de sensibilisation autour des modèles de gestion féminins puisque, tout en reconnaissant la spécificité des différents modèles androcentrés, la figure de l’« homme entrepreneur » demeure prépondérante dans la majorité des contextes. Le réseautage serait également désavantageux pour les femmes, notamment parce que les réseaux utiles au développement des affaires ne leur sont pas toujours accessibles (Piacentini 2013). À vrai dire, les femmes participent généralement aux réseaux composés exclusivement de femmes, ce qui limite les possibilités d’affaires et de financement (Piacentini 2013).

Le difficile accès au financement (Lituchy et autres 2006; McDonnell 1999; Moyle et Dollard 2008; Todd 2012; Wood et Davidson 2011) et le manque de modèles adaptés pour le financement autochtone (McDonnell 1999; Pearson et Daff 2014; Todd 2012) sont également des obstacles majeurs. Cette situation peut avoir comme conséquence que les femmes autochtones utilisent leurs propres ressources financières pour le démarrage de l’entreprise (McDonnell 1999; Moyle et Dollard 2008; Pearson et Daff 2014; Todd 2012). Bien que cette mise de fonds puisse constituer un bon point de départ, ces ressources se révèlent souvent insuffisantes pour assurer le développement de l’entreprise à plus long terme. De plus, dans le cas de difficultés liées au démarrage, une telle stratégie peut mettre en péril la situation financière personnelle et familiale (Lituchy et autres 2006). Le fait que les femmes sont sujettes à des traitements discriminants, alors qu’on leur demande souvent des garanties additionnelles et des taux d’intérêt plus élevés (capital de risque) (Akehurst, Simarro et Mas-Tur 2012), témoigne de l’existence et de la persistance des comportements sexistes et des normes à prévalence masculine.

Le statut et le pouvoir de certains membres de la communauté peuvent aussi défavoriser l’activité entrepreneuriale des femmes autochtones (McDonnell 1999; Pearson et Daff 2014; Wood et Davidson 2011). Elles ont ainsi de la difficulté à concilier les exigences de l’activité commerciale et les attentes de la communauté concernant leur rôle familial. Les attentes familiales sur le partage du projet entrepreneurial avec le conjoint posent problème également (Moyle et Dollard 2008; Pearson et Daff 2014). À cela s’ajoutent les différentes problématiques sociales auxquelles les femmes autochtones doivent faire face, telles que les abus, la violence et le racisme (Moyle et Dollard 2008; Wood et Davidson 2011). Ces difficultés s’inscrivent dans le contexte plus large des discriminations systémiques.

En plus de la prévalence du modèle androcentré, les obstacles structurels s’appuient sur le système de domination colonialiste. La littérature souligne qu’alors que les entrepreneures allochtones agissent davantage dans une logique d’intégration au sein de l’économie dominante en proposant des activités entrepreneuriales tendant vers l’assimilation aux normes et aux paradigmes économiques dominants, les entrepreneures autochtones développeraient leurs activités entrepreneuriales dans une logique de nation-statut mettant en avant l’identité autochtone et l’appartenance communautaire par opposition à la culture et à l’identité québécoise (Peredo et autres 2004). En ce sens, le projet entrepreneurial s’inscrit généralement dans un attachement au mode de vie communautaire qui n’est pas toujours conforme à l’esprit entrepreneurial et à la logique économique capitaliste (Pearson et Daff 2014; Wood et Davidson 2011).

L’entrepreneuriat autochtone féminin étant tout d’abord caractérisé par le besoin de se conformer aux valeurs et aux normes sociales de la communauté d’origine et à l’esprit communautaire (Lituchy et autres 2006), les femmes autochtones auraient besoin d’exemples et de modèles de succès entrepreneurial autochtone, tout comme de mesures d’accompagnement et d’appui qui ne s’harmonisent pas uniquement avec les modèles androcentrés et ethnocentrés actuels.

Des mesures de soutien peu présentes et décontextualisées

Devant cette situation, il s’avère pertinent de s’interroger à savoir si les principales mesures de soutien, précisément celles qui sont destinées aux entrepreneures autochtones, facilitent ou non leur accès à l’entrepreneuriat et la réussite de leurs projets.

Dans un premier temps, concernant le soutien à l’entrepreneuriat de façon générale, il importe de mentionner que les produits et les services offerts se situent majoritairement dans la dimension individuelle. Certains services spécifiques sont offerts tels que le mentorat, les services conseil et les programmes de formation à l’entrepreneuriat. Les quelques initiatives prenant en considération les obstacles de nature socioculturelle suggèrent des activités de sensibilisation générales à l’entrepreneuriat et de façon moins importante du réseautage. Des organisations proposent des services de financement, mais l’analyse des mesures existantes montre en revanche que celles-ci sont présentées dans une perspective traditionnelle ou libérale, faisant peu appel à la réalité et aux besoins des femmes. Seulement une organisation accorde du financement dans tout le Québec, soit Femmessor, organisation qui a par ailleurs vu son propre budget réduit tout récemment. Au Canada, le programme Réseau d’entrepreneuriat des femmes d’affaires autochtones (REFAA), de l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), représente une initiative pertinente dans ce contexte. Ce programme est une invitation aux entrepreneures établies à offrir leurs services, à titre de mentores, à des femmes autochtones (Métisses et femmes des Premières Nations, avec ou sans statut d’« Indien inscrit ») désireuses de se lancer en affaires (AFAC 2015).

Pour le soutien à l’entrepreneuriat autochtone, le principal service offert concerne le financement, celui du Secrétariat aux affaires autochtones. Seulement deux initiatives de soutien ont été répertoriées et elles touchent également le soutien individuel (services conseil), notamment une initiative pour les jeunes. Les femmes autochtones ont peu accès à des réseaux d’accompagnement entrepreneurial (Moyle et Dollard 2008) et à du mentorat autochtone dont elles pourraient s’inspirer (Wood et Davidson 2011). Sur le plan structurel, une seule initiative a été répertoriée au Québec, soit des services conseil offerts par le projet Femmes d’affaires de la Commission du développement économique des Premières Nations du Québec et du Labrador (CDEPNL).

Les constats sur les initiatives de soutien existantes montrent que celles-ci ne répondent que partiellement aux besoins des entrepreneures. En effet, aucun service ne concerne précisément les jeunes femmes, alors que nous savons que les entrepreneures sont généralement jeunes et moins expérimentées (Ruth 2013; Légaré et St-Cyr 2000). Dans les services de soutien sur le plan de la dimension socioculturelle, peu de thèmes propres aux femmes sont abordés dans les activités de sensibilisation tels que l’isolement, l’interface famille/travail, le sexisme, le racisme et l’âgisme dans le milieu professionnel et culturel. Un petit nombre de mesures ont pour objet de soutenir les jeunes entrepreneures : elles permettent tout de même de travailler en amont leur sous-représentation dans les formations scientifiques (secteur de croissance), pour les entrepreneures, ou les formations de base, pour les femmes autochtones. Il a été constaté également qu’à peine quelques activités de sensibilisation présentent des modèles diversifiés pour les entrepreneures; la situation est encore plus désolante chez les femmes autochtones pour qui les activités de sensibilisation sont quasi absentes de l’offre de service. Reconnaissant qu’un des obstacles importants est le manque d’occasions de réseautage, quelques organismes proposent des activités de ce type pour les entrepreneures, mais celles-ci ne sont pas adaptées à la réalité des femmes autochtones.

Conclusion

Notre analyse présentant le portrait, les obstacles et le peu de mesures de soutien en matière d’entrepreneuriat autochtone met en lumière la nécessité de se pencher plus précisément sur la réalité des entrepreneures autochtones en considérant l’influence des systèmes patriarcal et colonial. Reconnaissant l’importance du contexte dans le développement entrepreneurial et dans l’accès aux ressources et considérant que les Autochtones appartiennent à des nations et à des communautés diverses issues de milieux, de territoires et de cultures différenciés, nous voulons souligner que le manque d’études spécifiques et contextualisées sur l’entrepreneuriat féminin autochtone représente une lacune sérieuse. En ce sens, les pistes d’analyse que nous proposons s’inscrivent dans la mise en évidence de la nécessité d’un processus de recherche plus large permettant de documenter et de comprendre les dynamiques des femmes autochtones de même que les interactions entre les différentes composantes de l’écosystème autochtone. À cet égard, nous tenions à alimenter la réflexion tant du point de la recherche que de l’intervention sur le terrain.

À cet effet, il est primordial de poursuivre la réalisation d’études sur le sujet, notamment des études qualitatives auprès d’entrepreneures autochtones afin de mieux documenter leur parcours sur le plan individuel, organisationnel et contextuel. Ces recherches permettraient de mieux connaître les réalités spécifiques de ces femmes et leurs entreprises, et ainsi de déceler les mesures pertinentes en matière de soutien, tout comme l’absolue nécessité de mettre en avant des modèles diversifiés et inspirants.

Nous croyons indispensable de mettre en lumière et de développer, de façon contextualisée, les mesures les plus pertinentes pour soutenir l’activité économique des femmes autochtones, notamment par l’entrepreneuriat. La recension des mesures de soutien actuelles nous a permis de montrer la généralité des stratégies alors qu’une analyse contextuelle devrait être intégrée afin qu’elles répondent davantage aux réalités du milieu et qu’elles prennent en considération la volonté des femmes autochtones de lancer leur entreprise au sein de leur communauté d’origine. À cet effet, il est proposé de mieux appuyer les organismes de soutien déjà en place, voire d’en créer d’autres, pour les sensibiliser à la réalité des femmes autochtones et à l’adaptation des mesures existantes ou à venir. Un premier pas en ce sens serait de revoir les stratégies de communication qui n’interpellent pas directement les femmes autochtones et de proposer de nouvelles mesures de soutien différenciées répondant davantage aux besoins de celles-ci. Des activités communes (par exemple, des tables rondes) et des activités spécifiques pourraient être organisées auprès de ces organismes pour amorcer les changements en question.

Considérant la présence importante d’obstacles de nature socioculturelle (sexisme, racisme, stéréotypes, contexte familial, etc.), des initiatives en vue de modifier les attitudes et les perceptions tant des femmes que des acteurs au sein de leur milieu de vie permettraient à ces dernières de considérer davantage la carrière entrepreneuriale comme choix de vie et professionnel. Pour développer l’entrepreneuriat chez les femmes autochtones, il est également nécessaire de comprendre les dynamiques politiques, éducationnelles et culturelles. Au-delà des projets à court terme, comme la mise en place des réseaux d’accompagnement liés au projet entrepreneurial, la création d’espaces éducatifs et le renforcement d’activités destinées à la sensibilisation entrepreneuriale chez les jeunes femmes représentent une avenue pertinente à plus long terme. Des activités sur l’entrepreneuriat dans les écoles et la production d’information, sous forme écrite ou numérique, pourraient ainsi être multipliées pour mieux préparer sur le plan individuel et collectif leur projet entrepreneurial.

Comme les dimensions individuelles ont un impact sur la réussite entrepreneuriale, la présence plus significative de « modèles » et d’expériences entrepreneuriales diversifiées de femmes autochtones est, en ce sens, une avenue prometteuse. Il serait donc très approprié de réaliser divers portraits d’entrepreneures autochtones afin d’inspirer les femmes autochtones et leur milieu. La mise en valeur des expériences vécues par ces femmes, plus près de la réalité des communautés et reconnaissant l’impact des rapports sociaux inégalitaires, permettrait de participer à la déconstruction de ceux-ci. Outre le fait de documenter les parcours décrivant les modèles inspirants, certaines des entrepreneures actuelles pourraient agir en tant que mentores. À cet effet, le travail du REFAA de l’AFAC est un exemple inspirant. Le suivi concernant la mise en oeuvre de ce programme mériterait une attention particulière et représente une avenue intéressante de recherche pour mieux documenter les initiatives spécifiques des entrepreneures autochtones.

Enfin, une révision des services offerts par les organisations d’appui semble nécessaire dans la mesure où l’offre actuelle ne paraît pas harmonisée avec les besoins réels des femmes et avec les obstacles qu’elles rencontrent. La recension des initiatives en place montre de nombreuses mesures ayant pour objet l’accès au financement, mais bien peu qui soutiennent les dimensions individuelles et socioculturelles, pourtant fort importantes. Une approche qui intégrerait ces trois dimensions s’impose et se concrétiserait notamment par la mise au point de mécanismes locaux permettant de réaliser des projets porteurs pour le milieu. Le développement endogène et local par l’entrepreneuriat à travers une approche collective favorise habituellement l’appropriation du développement socioéconomique par les territoires et leurs populations (Tremblay 2014). Ces actions peuvent prendre la forme de tables de concertation et de comités de travail créés en vue de réaliser une démarche collective pour reconnaître des occasions d’affaires ralliant les préoccupations des acteurs et des actrices du milieu, de dégager un consensus auprès de différentes personnes visées sur les priorités et de désigner des responsables de projets. Ces activités permettraient ainsi aux femmes de disposer de projets entrepreneuriaux mieux contextualisés et pour lesquels les facteurs facilitants et les obstacles pressentis auraient été davantage pris en considération. À notre avis, cette approche s’inscrit dans le contexte où les Premières Nations doivent pouvoir développer elles-mêmes, avec le soutien des allochtones et dans une perspective non colonialiste et non patriarcale, les ressources nécessaires à l’autonomisation économique des femmes autochtones.